Title: Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties. Sçavoir la liberté, la science, et l'autorité... Avec un petit traité de la foiblesse, de la legereté, & de l'inconstance qu'on leur attribuë mal à propos Author: Suchon, Gabrielle (1632-1703) Date of publication: 1693 Edition transcribed: (Lyon: B. Vignieu & Jean Certe, 1693) Source of edition: Google Books. Transcribed by: Charlotte Sabourin & Yanicka Poirier, McGill University, 2015. Transcription conventions: Page numbers in roman numerals have been supplied by transcribers. Status: Not yet proofread, version 0, October 2016.       Produced as part of Equality and superiority in Renaissance and Early Modern pro-woman treatises, a project funded by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada.     TEXT BEGINS FOLLOWING THIS LINE [i] TROISIÉME PARTIE DE L’AUTORITÉ. LES FEMMES EN PEUVENT ESTRE participantes sans s’éloigner de la soumission qu’elles doivent à ceux du premier Sexe. AVANT-PROPOS LA Puissance & l’Autorité étant les plus grands avantages que l’on peut posseder dans les Etats & dans la Politique ; il est facile de juger, que la privation qu’en souffrent les personnes du Sexe, est un abaissement d’autãt plus fâcheux, qu’elles se trouvent par là, non seulement sans honneur & sans pouvoir selon le monde, mais encore privées des moyens de faire une infinité de bonnes actions, par lesquelles elles pourroient rendre de grands services à Dieu & procurer beaucoup d’utilité au prochain. Puisque la contrainte les prive de l’usage d’une entiere liberté, qui est le plus grand & le plus naturel bien-fait qu’elles ont receu de Dieu, & que par l’ignorance où elles sont élevées on leur ôte les moyens de se guerir de cette grande playe que le peché a fait dans la nature humaine : il ne restoit [ii] plus qu’à les empecher d’avoir part dans le Gouvernement & dans la conduite, qui sont les endroits par lesquels les hommes se font considerer, craindre & rechercher, parce que c’est dans ces emplois où ils donnent à connoître leur capacité & leur pouvoir, & se font apprehẽder des uns, respecter des autres, à cause qu’ils peuvent faire du bien & du mal à ceux qu’ils veulẽt. Pour montrer clairement la grandeur de cette privation, je suis obligée de faire voir que le gouvernement & la puissance de commander dans leur source originaire & primitive, viennent tellement de Dieu, que l’on ne sçauroit jamais douter qu’il n’en soit le premier & le souverain Auteur, ensuite je fais le détail des diffèrentes espèces & relations de l’autorité, & je montre que les Loix en sont les filles naturelles & qu’elles sont si necessaires pour le bon ordre & le soûtien de la Police, que sans elles l’Etat politique ne pourroit jamais subsister : & que par les coûtumes qui sont introduites, les femmes n’ont point de part à tous ces avantages, non plus qu’à ceux que tirent les hommes de procurer la paix aux peuples, de maintenir les Villes dans la concorde & dans la societe, & d’introduire la facilité du commerce pour l’entretien de la vie humaine. Je traite toutes ces choses de maniere qu’en expliquant les grands biens qui en reviennent & le tort que l’on fait aux personnes du Sexe de les en priver, je ne laisse pas de faire voir qu’elles ne manquent ni de prudence, ni de conseil, ni de force pour gouverner, regler & conduire les Etats & les Republiques. Ce que je prouve plus amplement dans les chapitres treize & quatorze, où je ne parle que des grandes qualitez de plusieurs genereuses femmes qui ont paru en tous les Siecles, & ont laissé des exemples remarquables de la solidité de leur conduite. Si la privation d’Autorité n’avoit pas d’autre peine, que celle de ne point dominer sur les autres ; le Sexe pourroit facilement [iii] trouver des raisons pour s’en consoler : mais comme la dépendance lui est inséparablement attachée, je ne peux éviter, aprés en avoir fait la description, de montrer en combien de manieres différentes les femmes sont sujettes & soumises. Pour ne pas tomber dans la confusion, je les reduits à trois sortes de dépendances, que je nomme Spirituelles, Politique & Domestique. La premiére comprend l’instruction, la direction & la confession ; la seconde renferme l’obeïssance que l’on doit aux Puissances Souveraines, à celles qui sont envoyées & subdeleguées de leur part, & aux Magistrats & Maîtres de la Police ; & la troisiéme reduit les femmes dans le plus bas état de la Politique, parce qu’elle les rend sujettes dans leur propre maison. Comme l’on ne sçauroit jamais trouver aucune dignité, quelque éclatante qu’elle soit, où l’on ne puisse remarquer le contrepoids de quelque peine : je forme trois Objections pour satisfaire à tout ce que l’on me peut opposer. Et en méme-tems que je fais voir que le Gouvernement est une charge de conscience, accompagnée d’une difficulté presque insurmontable, pour contenter ceux que l’on conduit, & qu’il est trés-mal-aisé de posséder toutes les qualitez requises, pour remplir son devoir : je montre aussi que les avantages de l’Autorité en son plus grands, bien loin d’en recevoir du detriment & du préjudice, & que toutes des prétenduës raisons ne sont d’aucune valeur pour prouver que ce n’est pas un abaissement aux personnes du Sexe d’en être privées & quelque chose que l’on puisse dire, pour leur faire entendre qu’on leur donne le meilleur parti de ne les point mettre dans les emplois & dans les grandes affaires ; ce ne sont que des idées specieuses qu’on leur propose pour les rendre plus soûmises. Avec toutes les raisons que je produis en faveur des femmes, ce n’est pas mon dessein de leur persuader, qu’elles pourroient bien prétendre au Gouvernement & aux dignitez, dont les hommes sont [iv] en possession ; car ce seroit une foible pensée pour ne pas dire une folie. C’est seulement pour les porter à relever leur courage ; en sorte qu’elles ne regardent que Dieu en toutes leurs dépendances, suivant la Doctrine du Prince des Apôtres Saint Pierre, qui nous enseigne, d’être soûmis à tout homme qui a du pouvoir sur nous [1. Epist. De S.Pierre, ch.2.]. Et comme j’ay dis en la premiere Partie, qu’elles ne doivent aucunement penser à ces libertez criminelles & hardies, qui se pratiquent parmi les hommes, mais à une haute & sureminente liberté d’esprit, de cœur, & de conscience : & que dans la Seconde, j’ay fait voir qu’elles ne doivent jamais rechercher la Science par des voyes qui ne sont pas justes & licites, mais seulement par celles qui sont conformes à la raison : je me sers außi de cette Troisiéme partie pour les avertir que leur dépendance doit être toute Sainte & Chrétienne, & non pas humaine & remplie de foiblesse. Que les Censeurs & les Critiques n’entreprennent donc pas de m’imposer des pensées & des sentimens bizarres, & contre le commun usage qui se voit dans le monde ; puisqu’il faut supporter & dissimuler les anciennes coûtumes, sois justes ou injustes, soit raisonnables ou trop onéreuses : & le bon sens veut que l’on s’y soûmette autant qu’on le peut & qu’on le doit. Ce ne sont pas les femmes de ce tems qui entreprendront jamais de deposseder les hommes de leur puissance & Autorité, parce que ce seroit un égarement d’esprit de pretendre à des choses moralement impossibles. Bien que d’autres ayent reüssis en de pareilles entreprises, comme les anciennes Amazonnes, & que la Providence Divine ait fait plusieurs semblables merveilles : je ne prens pas ici les choses dans cette conduite extraordinaire de Dieu, qui ne fait que des miracles & des prodiges ; mais dans celle qui paroit tous les jours, & dont les soins sont continuels sur les enfans des hommes. Car il peut élever le pauvre de la terre & le mettre au rang des Princes de son peuple, pour lui donner le siége de gloire & le faire participant de son heritage [Psal.112.]. PRIVATION D’AUTORITÉ TROISÉME PARTIE [1] *** CHAPITRE PREMIER. Le gouvernement est établi de Dieu. LOrs que Dieu se voulut donner à connoître à son serviteur Moïse & se rendre Legislateur & Maître de son Peuple, il ne prit point d’autre Nom, que de s’appeller celui qui est ; parce qu’auprés de lui toutes choses sont comme si elles n’étoient pas. Elles se rapportent à l’Etre Souverain, non seulement comme creatures, qui dependent de leur Createur ; mais encore par des regards differents, selon les graces qu’il leur donne, & selon les emplois où il les destine. C’est pourquoy en divers endroits de l’Ecriture, Dieu est nommé le Roy des Roys, le Seigneur des Seigneurs, le Prince des armées, & le Dieu des batailles ; afin de vous faire entendre qu’il est l’Auteur & le Singulier Protecteur de toutes les Puissances de la Terre : parce que si elles ne reconnoissent point d’autre source de leur établissement que son Divin pouvoir, elles n’ont aussi d’autre soûtien que sa Providence, qui les défend & les conserve, & ne sont éclairées & conduites que par une sagesse suprême, qui leur sert de regle & de conseil. Que les Monarchies & Souverainetez du Monde soient des [2] Ouvrages de l’institution Divine, la raison & l’autorité du sacré Texte nous apprennent cette verité. Il étoit absolument necessaire qu’il y eût sur la terre des Puissances visibles, pour representer celles du Ciel. Comme dans le corps humain la tête commande à tout le reste, & que l’homme est le chef de tous les animaux : il a aussi fallu qu’entre les hommes il y en eût de destinez pour gouverner les autres. Car de même que Dieu donnant la forme aux choses naturelles, leur fait part en même-tems de tout ce qui la doit suivre, cela étant necessaire à leur perfection : il en fait autant dans la politique, & comme il veut qu’il y ait une relation & dépendance des hommes les uns aux autres ; il en choisit de particuliers ausquels il communique son autorité, pour commander à ceux qu’il veut dans la soûmission. C’est ce que nous enseigne le grand Apôtre, quand il dit, que ceux qui s’opposent aux Puissances de la terre resistent à l’ordre de Dieu, & attirent la condamnation sur eux-mêmes ; parce que les Princes ne sont pas à craindre, lors qu’on ne fait que de bonnes actions, mais seulement lors qu’on en fait de mauvaises [Rom. ch.13. v.2.& 3.]. Car comme dit trés-bien saint Bernard, il n’y a point de Puissance qui ne vienne de Dieu, & expliquant ces paroles de JESUS-CHRIST, les Scribes & les Pharisiens sont aßis en la Chaire de Moïse, il remarque que ce terme pluriel nous denote tous ceux qui sont en Autorité, que l’on doit considérer & non par les personnes [Iour de S.André, ser.3]. Quoy que dans le commencement du monde il n’y eut point de Roys, de Gouverneurs, ni de Magistrats ; comme ils ont été établis en la Loy écrite, & depuis la venuë de JESUS-CHRIST : il ne laissoit pas d’y avoir une espece de Gouvernement, parce que les uns impatiens de l’egalité entreprirent de commander aux autres qu’ils surpassoient en force & en valeur. Et de plus les Chefs de familles disposoient de ceux, dont elles étoient composées, & par une autorité naturelle les âgez gouvernoient les plus jeunes : pendant que Dieu par une conduite speciale donnoit lui-même à connoître ses volontez à ses plus Fidéles serviteurs, comme Noé, Abraham, Jacob & autres Saints Patriarches. Mais si-tôt que le tems fut arrivé, qu’il vouloit que les hommes fussent gouvernez par une puissance plus exacte & plus reguliere, il choisit Moïse pour être le conducteur de son Peuple, & l’assura de son élection par ces auten-[3]thiques paroles, je vous ay étably Dieu de Pharaon, & vous direz à Aaron tout ce que je vous ordonne de dire, & Aaron parlera à Pharaon, afin qu’il permette aux Enfans d’Israël de sortir de son païs [Exode. ch,7. v.1. &c.]. Et lors qu’ils furent delivrez de cette rude captivité, le Seigneur commanda à ce nouveau Gouverneur de ne point donner de Roy à ce peuple que celui qu’il auroit choisi [Deuter. ch. 17.], de sorte que Samuël voulant satisfaire les Israëlites qui lui en demandoient un avec beaucoup d’importunité, c’est par le commandement de Dieu qu’il fit choix de Saül qui étoit d’une famille peu considérable, & dans un tems qu’il avoit un employ trés-vil & trés-abjet [P. Li. des Roys. ch.9.] Cette puissance divine qui donne & ôte comme bon lui plaît les Royaumes & les dignitez de la terre, paroit d’une façon prodigieuse dans la punition & dans le rétablissement de Nabuchodonosor ; auquel il fut dit, que son habitation seroit avec les bêtes sauvages durant le cours de sept années, jusqu’au tems qu’il reconnut que le tres-haut tient en sa Domination les Royaumes des hommes, ausquels il donne selon les dispositions de son adorable Providence [Daniel. ch. 4.]. Sa puissance étant tellement absoluë que tout se fait selon sa volonté tant au Ciel que sur la terre. Personne n’ayant droit de lui dire, Seigneur pourquoy disposez vous ainsi des choses. JESUS-CHRIST non seulement a voulu approuver ces puissances temporelles en la personne des Empereurs & des Monarques de la Terre ; mais encore il s’est soumis à leur obeïr, comme il le fit voir lors qu’il commanda à saint Pierre de payer le tribut que demandoient les Officiers de Cesar [S.Math. ch.17.], bien qu’il en fût exemt parce que ce Prince ne tenoit sa puissance que de lui seul, ce qu’il fit seulement pour nous servir d’exemple. Aussi ce divin Sauveur lors que Pilate lui dit qu’il avoit pouvoir de le delivrer ou de le faire mourir, nous apprend par sa réponse que Pilate n’en avoit aucun que celui qu’il avoit receu d’en haut [S.Iean. ch.19.] Pour l’autorité & puissance Ecclesiastique que JESUS-CHRIST, en est tellement l’Auteur que l’on ne sçauroit revoquer en doute qu’elle ne soit d’institution divine, puisque lui-même établit saint Pierre pour être le Prince de son Eglise & son veritable successeur, & tous les autres Apôtres pour en être les pierres vives & fondamentalles. Il faudroit être privé de bon sens & tout à fait dépourveu de raison, pour contester ces grandes veritez, il se peut néanmoins [4] faire que quelques-uns voyant le cours des choses humaines, où les uns sont Roys par naissance, les autres par conqueste, & les autres par usurpation ; que ceux-cy entrent dans les charges par faveur, ambition, avarice & autres voyes illicites, & ceux là par les bienfaits de la fortune, penseront que les Dominations d’àpresent ne sont plus les ouvrages de Dieu ni les effets de ses ordonnances ; mais que ce sont plûtôt ceux des pechez & du desordre des hommes. Il est facile de répondre à cela qu’il faut toûjours separer l’autorité divine de la malice du cœur humain, & reconnoître que la Providence ne laisse pas d’agir & de présider à tout ce qui se fait sur la terre. C’est ce que le Sage veut dire par ces paroles, que le bonheur de l’homme est dans la main du Seigneur & que c’est luy qui met en la personne du Sage les marques d’honneur qui luy appartiennent. [Eccles. ch.10 v.15] Ezechiel nous explique cette conduite & disposition secrette en des termes tout admirables, le Seigneur, dit-il, abaisse les arbres hauts & elevez, & exalte ceux qui sont petits & rempans sur la terre, il fait secher les bois verds, & donne à ceux qui sont secs une agreable verdure. [ch.17. v.24.] L’on remarque en tous les siecles & en toutes les histoires, une infinité de personnes qui sont parvenues aux charges & aux plus grandes dignitez du monde par des voyes si cachées & tellement impreveues, que l’on est contraint d’avouër qu’une providence souveraine les a fait monter au faiste des grandeurs. N’a t’on pas veu sur le trône de saint Pierre des Papes d’une naissance obscure & ravalée, leurs Peres ayant été d’une profession trés-mecanique. Combien de Cardinaux, d’Archevêques, d’Evêques & autres grands Prelats de l’Eglise sont parvenus à ces hautes dignitez par une disposition de Dieu trés-speciale, sans avoir aucuns de ces acheminements que le monde considere. L’on peut dire la même chose d’un trés-grand nombre de Princes & de Monarques Souverains. C’est l’opinion commune que Cyrus étoit Pasteur devant que d’être Roy des Perses, quelques-uns mettent en doute si les Ancestres d’Auguste Cesar étoient d’une illustre famille, il est certain que celle de Vespasian n’étoit pas des plus considerables, bien qu’il ait été fort renommé. Numa Pompilius étoient d’une trés-basse extraction & Romulus qui fut Fondateur de Rome n’avoit point de Pere certain, & même il fut exposé à la mercy des bêtes sauvages. Severe, Maximin, Dio-[5]cletian, Maximian, Maxime & autres, que cette Capitale de l’Univers a reconnu pour ses Empereurs & pour ses Maîtres, étoient de maison servile & honteuse, jusqu’à sept fois elle a eu pour Consul Marius qui avoit été Laboureur, & Ciceron le plus grand de ses Orateurs, étoit d’une famille peu accommodée des biens de la fortune. Tous ces exemples sont des preuves sensibles que la pauvre naissance n’empêche pas la destinée des hommes, qui se peuvent élever sur la terre de tous les côtez, de même que l’on peut monter au Ciel de tous les endroits du monde : parce que Dieu n’a pas besoin de la pourpre des grands ni de l’êclat des richesses, pour faire des Heros & des Monarques. Dieu ne fait pas moins paroître sa sagesse à regler & conduire les Etats, que son pouvoir & sa providence a les établir & à les conserver. L’esprit des Souverains est en sa disposition, & il nous apprend par le plus sage & le plus magnifique de tous les Roys. Que l’êquité, les conseils, la prudence & la force viennent de lui, & que les Princes ne commandent qu’à cause qu’il leur en donne le pouvoir, n’étant pas méme capables de rendre la justice s’il ne leur en fait la grace. [Prov. ch.8.] C’est une chose trés-veritable que tous les preceptes des hommes ne sçauroient jamais former les Monarchies & les Monarques, si Dieu ne travaille, c’est par lui seul qu’ils peuvent être équitables, & posseder cette prudence & discretion, qui peut maintenir les petits & les grands, les Superieurs, les egaux & les inferieurs dans leur devoir. Dieu ayant fait en poids, nombre & mesure tout ce qui est dans l’ordre de la nature & dans celui de la grace, il n’est pas moins admirable dans le gouvernement & dans la conduite qui s’exercent dans le monde, que l’on peut appeller le chef d’œuvre de la morale ; à cause qu’elle ne sçauroit rien produire de plus parfait ni de plus éclatant, puisqu’au sentiment du divin Platon, l’on peut appeller Sauveurs & Libérateurs des peuples ceux qui gouvernent les Citez. [Li.6. de sa repu.] Et un autre Philosophe de trés-grande consideration [Plutarque.] nous assure, que de tant de bien faits, que les Dieux font aux hommes, il n’y a pas moyen d’en user avec droiture sans Loy, sans Iustice, sans Prince & sans Magistrats. Samuël ayant par le commandement de Dieu fait venir devant lui tous les fils d’Isaï Bethlemite, comme le plus jeune ne s’y trouvra point, il lui fit connoître que ce n’etoit point ceux [6] qui étoient presens qu’il avoit choisi pour être Roy d’Israël, parce, dit le Seigneur, que je ne juge pas des choses comme les hommes les voyent ; car l’homme ne voit que ce qui paroit au dehors, mais je regarde le fond du cœur. [p.li. des Roys. ch.16] C’est pour cette raison qu’il tira le petit David de la bergerie pour le mettre sur le trone. Cette élection ne pouvoit venir que d’une sagesse infinie, celle des hommes étant trop basse & trop aveugle pour faire de si grands discernemens : dautant qu’elle ne s’arréte qu’à ce qui est de moins considérable, c’est-à dire au dehors & à l’exterieur, pendant que Dieu penétre tout ce qui est de plus caché dans l’esprit humain [Plut. en sa vie.]. La splendeur & la magnificence où les Grands du monde passent leur vie, n’est qu’une legere apparence de la protection & des soins que Dieu prend, parce qu’il les considere comme ses images vivantes & expressions de ses grandeurs. Leur conservation lui est si chere que c’est l’opinion commune aussi-bien que la verité, qu’il donne le soin de leurs personnes à des Anges d’un plus excellent degré, que ceux qui servent à la conduite des hommes ordinaires. C’est de là que peut venir cette Majesté extérieure qui paroit dans les Souverains, autant & plus que de l’éclat de leur naissance. C’est la raison que donnerent les Sages d’Egypte aux plaintes que faisoit Marc-Antoine, de ce qu’il n’avoit point de bonheur en toutes les entreprises qu’il faisoit contre Auguste, c’est à cause, lui dirent-ils, que le genie qui est commis à sa conduite est plus fort que celui qui vous garde. Personne ne sçauroit nier que la sagesse divine ne paroisse admirable dans l’autorité & la conduite qui s’observent dans le monde, puisque sans cela il seroit dans un continuel desordre, à cause que les Loix ne seroient pas gardées, l’innocence & la vertu n’auroient aucun support, les crimes demeureroient impunis, les vices & le libertinage auroient leur regne, à cause que l’impunité seroit sur la terre. Et s’il arrive que ceux qui gouvernent soient méchans & pervers ainsi que nous en voyons une infinité d’exemples dans le Livre de Dieu, & dans des histoires profanes, cela ne dispense pas les sujets de leur devoir. Car soit que l’autorité s’exerce par les Souverains, soit qu’elle se fasse sentir par les Superieurs locaux & subalternes, elle merite du respect & de la soumission, à cause que tout se fait par un ordre divin, auquel jamais il ne faut resister. Il est dit dans l’Ecriture, que [7] fait regner l’homme hypocrite, à cause des pechez du peuple. [Iob, ch.34.] Ce qui arrive par un jugement trés-équitable, qui n’a pas d’autre fin que de punir & corriger les sujets par le moyen des Maîtres. Le Roy Prophete nous explique fort bien cette verité, quand il dit, qu’ils seront brisez comme des vases de terre ; & qu’ils seront conduis avec une verge de fer. [Psal. 2?. v.9.] C’est ce qui fait dire à saint Augustin, que par une même justice droite & équitable les bons sont gouvernez & les méchans brisez ; ce qui ne se pourroit faire sans cette primauté & puissance que Dieu donne aux uns pour dominer & assujetir les autres. [Centre Petiliã Donatiste, ch.8.] Si l’on ne jugeoit de l’avantage que l’on peut tirer de gouverner les autres, que par l’ambition & les recherches des hommes, la consequence que je prétens tirer seroit trés-foible dans l’esprit des Sages. Mais si l’on vient à considérer, que Dieu même est l’Auteur de cette Hierarchie Ecclesiastique & seculiere, qui est comprise dans le gouvernement : l’on ne sçauroit jamais douter que l’autorité ne soit un bien & un honneur tout ensemble, & que tous ceux qui en sont pourveus ne soient plus sensiblement les images de la puissance Divine que le reste des hommes. C’est pourquoy les femmes & les filles qui en sont privées ne peuvent prendre cette privation, que comme desavantageuse à leur Sexe. Ce n’est pas que si nous considérons la conduite de Dieu dés le commencement du Monde ; nous trouverons qu’elle leur a toûjours été beaucoup plus favorable que les hommes ne prétendent, & qu’une partie de pouvoir qu’ils exercent à leur égard est quelquefois plûtôt usurpée que legitime, la coûtume ayant plus de force que l’équité dans la maniére d ont [sic] elles ont traitées : d’autant qu’aprés que Dieu eut formé l’homme & la femme à son image & ressemblance, il leur donna conjointement la puissance & la domination sur les animaux de la Terre, sur les poissons de la Mer & sur tout ce qui est sous le Ciel, dont il les rendit l’un & l’autre également les Maîtres. Et son commandement de remplir la terre & de l’assujettir, fut pour Eve aussi-bien que pour Adam, à qui le Seigneur donna une compagne & une associée, & non pas une servante ni une esclave, parce que la différence n’est qu’aux Sexes & non pas aux Esprits, qui sont un & le même en nôtre Seigneur, comme nous l’apprend le grand Apôtre [Genese, ch.1.v.2, &c.]. *** [8] CHAPITRE II. Definiton & proprietez du Gouvernement. S’Il est vray, selon saint Thomas, que l’Autorité est un éfet du hazard & de la fortune, attachée aux caprices des tems, des lieux, & d’une infinité de causes étrangeres, qui sont sujettes au changement : l’on peut trouver de la contrarieté en ce que nous avons dit au Chapitre précedent, où l’ayant considerée dans sa source originaire & primitive, qui est Dieu, nous la trouvons toûjours uniforme & sans aucune variété. Mais à present qu’il la faut observer, exercer & pratiquer parmi les hommes, qui sont tout ensemble ses causes secondes, & les sujets qui servent d’instrumens à la production de ses Actes : nous pouvons facilement comprendre, que la definition de ce saint Docteur est trés-juste & reguliere : puisque nous voyons tous les jours, que les uns sont Roys & Souverains par naissance ou par élection ; que les autres possedent les Charges aprés les avoir acquises & recherchées, ou pour mieux dire aprés les avoir achetées. Il s’en trouve qui en sont privez par disgrace & infortune, & d’autres les quittent par la mort, & tous en général sont exposez à de continuelles vicissitudes & changemens. Pour definir encore le gouvernement nous pouvons dire que c’est un pouvoir que possedent certaines personnes, pour conduire & diriger celles qui leur sont inférieures & sujettes. La puissance de commander suppose necessairement des sujets qui doivent obeïr, & nous pouvons appeller cette autorité imperative, une qualité honorable & illustre, qui rend ses possesseurs venerables aux autres hommes. Ce n’est pas sans raison que l’on a de la crainte & du respect pour eux, puisqu’ils peuvent établir des Loix, faire des Ordonnances, contrarier les desseins des uns, rompre les mesures des autres, & punir les fautes de ceux qui ne vivent pas bien. L’autorité est propre & naturelle à l’homme, parce qu’il est né pour la société civile & pour soûtenir les Loix & la justice. Aussi Plutarque dit fort bien à ce pro-[9]pos, que la nature a mis l’homme au monde, non seulement pour servir & honorer les Dieux ; mais encore pour fonder, établir & gouverner les Citez & pratiquer tous les Offices, de douceur & de superiorité : d’autant qu’il est doüé de beaux & généreux sentimens, qui sont l’amour & la dilection envers ses semblables. [Tr. de l’amitié frater.] Et le Prince des Philosophes parlant de la Justice, entant qu’elle sert à gouverner équitablement les Peuples, dit, que d’elle-même ce n’est pas une vertu parfaite, mais seulement par relation à l’utilité qu’elle procure à toutes sortes de personnes. [Aristote m.l.5. c.7.] Et en ce cas l’on peut dire qu’elle est la plus éminente des vertus : plus admirable mille fois que cette belle étoile qui ferme les portes du jour, & plus brillante encore que celle-qui les ouvre. Le gouvernement est une choses si grande qu’enciennement ce n’etoit que les Sages qui avoient l’administration des Etats. C’est ce qui faisoit la fecilité des Peuples, pas un ne pouvant être le plus puissant, s’il n’étoit le plus parfait, dit Seneque. [Epi.5?] Ces Sages qui avoient la puissance en main défendoient les petits contre la force des grands : par leur prudence ils prenoient garde que les Citoyens n’eussent besoin d’aucune chose, par leur valeur ils repoussoient les dangers qui pouvoient causer du mal à la Republique, & par leur liberalité ils enrichissoient leurs sujets. C’est ce qui fait dire à un sage de la Grece, que la Principauté & Magistrature mettent les hommes en évidence ; car il n’appartient qu’aux prudens & judicieux de mettre un si bon ordre en toutes choses qu’ils empêchent les maux qui pourroient arriver dans la Republique ; ou s’ils n’y peuvent apporter de remede, ils se rendent magnanimes & de grand cœur pour les supporter & soulager leur peuple. Les Souverains & ceux qu’ils mettent dans les Charges & dans les Dignitez, étant proprement les Peres de la Patrie & les défenseurs de tous les particuliers. Un ancien Auteur [Iustin.] a eu raison de dire, que dans le tems que le gouvernement des Nations étoit entre les mains de ceux qui n’étoient point parvenus à ce haut Poinct de gloire, par la fortune, ni par une ambition trop humaine, mais par une modération & tempérance éprouvée entre les gens de bien : ils travailloient plus à soûtenir & défendre les bornes de leurs Etats, qu’à les étendre plus loin en augmentant leurs Conquê-[10]tes, parce que le bonheur & le repos de leurs sujets, leur étoit aussi cher que leur propre grandeur. Voilà ce que doit être l’autorité, selon les desseins du Souverain Maître, qui en est le premier Auteur ; l’ayant établie, selon l’ordre de cette droiture naturelle, qui conduit les hommes à la pratique du bien, en faisant à leurs semblables les mêmes traitemens qu’ils en voudroient recevoir. Mais à prendre le gouvernement dans cette générale corruption & ordinaire maniere d’agir des hommes ; l’on peut dire qu’il y a beaucoup d’engagement & de charges de conscience pour ceux qui conduisent, aussi-bien que de peine & de travaux pour ceux qui sont sujets. C’est ce que nous pouvons facilement remarquer par les menaces que Dieu fit autrefois à son peuple d’Israël, qui lui demandoit un Roy contre sa volonté : parce que le pouvoir & les droits des puissances de la terre y sont parfaitement representez ; & les proprietez du gouvernement y paroissent en évidence. Ils disposent à leur volonté de tous leurs sujets, dit l’Ecriture, ordonnant les uns pour être juges des différens du peuple, les autres pour suivre la Milice & soûtenir les armées ; ceux-ci pour travailler à l’édification des Citez & au trafic du commerce, & ceux-là au labourage & autres choses necessaires à la conservation de la vie humaine. [?. li. des Roys, ch.8.] Si les Grands de la terre ont la puissance de disposer de la personne de leurs Sujets ; ils peuvent encore plus facilement disposer de leurs biens temporels, parce qu’il est en leur pouvoir de mettre des tributs & des impôts sur tout ce qu’ils possedent. La fortune & les disgraces des peuples sont entre leurs mains, parce qu’ils en ordonnent comme il leur plaît. Ils sont les Dominateurs de la terre, la vie & la mort dépendant de leur volonté, tout se fait par leur ordre & sous leur Nom. Bien que selon les regles communes & generales les Loix qu’inspirent la nature doivent être uniformes en toutes les Nations du monde ; neanmoins les coûtumes particulieres sont en la disposition de ceux qui gouvernent : parce qu’ils en ordonnent comme ils veulent & changent quand ils le jugent à propos. Ce sont là les avantages & les privileges de ces Puissances humaines qui conduisent les autres hommes, étant passez des Roys de la Judée à tous ceux de la terre & n’auront point d’autre fin que celle des siecles. [11] Comme la gloire des Souverains est en la multitude de leurs Sujets ; de même le bonheur & la felicité de ceux-ci est toûjours attachée à la debonnaireté, douceur & modération des Princes & autres personnes qui les gouvernent. Roboam fils de Solomon, au lieu d’adoucir les charges & diminuër les subsides que son Pere avoit imposez au peuple les augmenta beaucoup par le conseil des jeunes gens de son âge au mepris de celui des anciens & des sages, dont il s’attira tellement la haine, que presque tous les enfans d’Israël se revolterent contre lui, & par sa trop grande sévérité il causa cette division, qui fut la source des guerres continuelles que les Roys de Juda & ceux d’Israël eurent ensemble [3.li. des Roys, ch.12]. Aussi Romulus aprés avoir édifié la capitale du Monde, considérant qu’elle ne pouvoit subsister sans gouvernement & bonne conduite, & que pour cét éfet il falloit la munir de prudence & de conseil, il institua cette grande Assemblée de cent des premiers Citoyens, qu’il nomma Peres, en signe d’honneur & de vénération : tous leurs descendans qui composerent les plus Grandes & Nobles Familles de l’Empire Romain se sont toûjours appellez les Patrices, & à cause de la maturité de leur âge, il les nomma Senateurs, c’est à dire Sages & Anciens. La solitité du jugement, la force, la clemence & la générosité doivent être tellement inséparables de ceux qui gouvernent, que saint Bernard compare avec beaucoup de raison, les personnes qui sont élevées dans les Dignitez & dans les Grandeurs, au Cedre du Liban, qui est d’un bois incorruptible, à cause qu’ils doivent surpasser en esprit & autres bonnes qualitez les hommes qui leur sont inferieurs. [Ser.46. sur le Can.] Les femmes que l’on éleve dans la contrainte & dans l’ignorance en les privant d’une juste liberté, & des moyens d’acquerir les Sciences, ne sont pas plus heureuses au sujet de l’Autorité & du Gouvernement. L’on peut dire au contraire que cette privation, non seulement est aussi grande que les deux autres, mais encore qu’elle leur sert de cause & de principe : parce que les hommes ne privent les personnes du beau Sexe, des deux premiers avantages, que pour les empêcher de prétendre au troisiéme. Cette maniére franche & libre qu’ils retiennent pour eux, & l’empire des Lettres qu’ils s’approprient entiérement, n’étant que pour dominer plus facilement à l’exclusion des [12] femmes, que l’on veut toûjours dans la dependance, parce que l’on prétend que cét état leur est naturel, qu’en tous les siecles elles n’ont jamais fait d’autres figures que celle de soumises & d’obeissantes. Et que ce procedé est si exemt d’erreur ; que dans toutes les réformations & changemens de coutumes qui sont arrivées dans les Etats des diverses nations du monde, l’on n’a jamais derogé à cette sujettion dans laquelle elles ont toûjours passé leur vie. La réponse est tellement promte & naturelle qu’il est impossible de la pouvoir contester, les hommes sont juges & parties en cét article, comme en tous les autres qui regardent la conduite des femmes, & quelques injustes que soient leur causes ils n’ont garde de se condamner eux-mêmes. Et quoy qu’ils reconnoissent souvent dans plusieurs du Sexe des qualitez assez grandes pour gouverner les villes, les Provinces & les Royaumes, pour rendre des Arrêts justes & équitables & pour faire toutes les fonctions de Dominantes & de Souveraines, ils n’ont garde d’en tomber d’accord, l’équité en ce rencontre passeroit pour ridicule. Mais quoy que l’on puisse dire, il est constant que la disposition pour commander peut-être aussi grande dans les femmes que dans les hommes, je n’entens pas de cette disposition ambitieuse dont elles sont accusées, mais de celle qui fait la capacité naturelle des esprits, de la raison, & du bon sens. C’est ce que nous pouvons appeller la plus forte, la plus juste & la plus belle de toutes les autoritez : car pour être privées de celles qui sont exterieures, l’on ne sçauroit jamais les dépoüiller de ces lumieres spirituelles, qui les rendent propres à gouverner les autres, & à se conduire elles-mêmes. Elle ne laissent pas néanmoins de céder à la force de la coutume, par la soumission qu’elles rendent à leurs Maîtres. Ce qui est dautant plus considérable, que ne reconnoissant intérieurement que Dieu & la raison au dessus d’elles, c’est par ce genereux motif & par cette regle de la sagesse qu’elles portent tant de respect à ceux du Premier Sexe. *** [13] CHAPITRE III. Differentes sortes de Gouvernement. CEux qui entreprendroient d’expliquer toutes les differentes manieres d’autoritez & de conduites qui se voyent dans le monde, se jetteroient dans un labirinthe dont ils ne pourroient sortir que par un travail qui demande beaucoup de peine, de capacité, & de tems. Parce que sans ces trois choses il est impossible de deméler cette grande diversité de relations qui se trouvent dans le gouvernement & dans la superiorité qui regne entre les hommes. C’est pourquoy sans m’engager dans une entreprise si penible, je diray seulement que toutes les puissances qui dominent sur la terre, étant Ecclesiastiques ou seculieres, leur conduite regarde le spirituel des ames & des consciences ou le temporel des biens & de la politique. Celle-cy appartient aux Princes, & aux Magistrats Seculiers, & celle-là aux Prelats & Supérieurs Ecclesiastiques. Le devot saint Bernard expliquant ces paroles de l’épouse il a ordonné en moy la charité dit, [Serm.46. sur le Cant.] que cela s’est accompli lors que Dieu a établi les uns pour être Apôtres, les autres Evangelistes les uns Docteurs, les autres Predicateurs, il en a destiné pour presenter les Sacrifices, administrer les Sacremens & faire toutes les fonctions necessaires & utiles à l’instruction des Fideles. Dans les dignitez Ecclesiastiques il y a plusieurs degrez qui se rapportent les uns aux autres. Les Prêtres reconnoissent les Curés, les Chanoines leurs Doyens, chaque Eglise a son Pasteur, & tous generalement sont soumis aux Evêques, qui ont une rélation aux Archevêques, ceux-cy l’ont aux Patriarches & aux Primats, & tous reconnoissent la puissance du Souverain Pontife de l’Eglise. Cette admirable subordination fait paroître les merveilles de la Hierarchie Ecclesiastique ; dans laquelle sont compris tous les sacrez Ministres du Seigneur, qui ne veut que des personnes eleuës & choisies pour remplir son Sanctuaire. Le Sauveur du Monde étant importuné par la Mere de saint [14] Iacque & de saint Iean : afin qu’ils eussent les premieres places en son Royaume [S.Math. ch.20.], leur fit bien connoitre que ce n’étoit point par faveur & considération humaine que l’on y pouvoit arriver ; mais seulement par le choix & l’élection de son Pere celeste, qui ne considere que ceux qui sont propres à porter la Croix & à boire le Calice des persécutions, & d’une vie pénitente & séparés de celle des hommes du commun. Aussi le grand Apôtre aprés, avoir dit, que si quelqu’un souhaitte l’Episcopat, il desire une fonction & une œuvre toute sainte, il ajoute incontinent, que la sagesse, la prudence, la sobrieté, la liberalité, le soin des pauvres & des Etrangers, doivent être les exercices ordinaires des veritables Pasteurs [I. à tim. ch.3.]. Et JESUS-CHRIST nous assure que tous ceux qui n’entrent pas dans la bergerie par cette royale porte de la volonté de Dieu, sont des mercenaires qui usurpent une puissance à laquelle ils ne sont point appellez [S.Iean. ch.10.]. Le Gouvernement Ecclesiastique que l’on peut nommer un pouvoir celeste, puisqu’il vient immédiatement de Dieu, & que toutes ses fonctions regardent directement le culte divin, se doit considérer en plusieurs maniéres. JESUS-CHRIST ordonna à ses Disciples un trés-grand nombre de choses differentes, comme de remettre les pechez, de baptizer toutes les Nations de la terre en son nom, de précher l’Evangile, de consacrer le pain & le vin, & aprés avoir fait ce prodigieux changement, il leur commanda de l’offrir en Sacrafice & d’en faire la distribution aux Fideles : le Sauveur, s’est rendu lui-même l’instituteur de la vraye Eglise ; & ses Apôtres aprés avoir reçeu de lui la celeste Doctrine & l’autorité necessaire pour la bien établir ils la communiquerent à d’autres. De sorte que par une succession qui n’a jamais été interrompuë, les Prelats, les Superieurs & autre Ministres sacrez l’ayant toûjours soutenuë par leur pouvoir & par leur zele ; c’est à eux que l’on peut attribuer ces paroles de la Sagesse, vous qui gouvernez une multitude de peuples, la puissance vous est donnée du Seigneur ; mais prenez garde qu’il examinera vos œuvres & sondera le fond de vos pensées, parce que la rigueur de ses jugemens sera sur ceux qui président, s’ils ne jugent pas droitement [Sap. c.6.]. La severité de ces paroles nous fait bien voir l’excellente dignité de ceux qui sont employez à la conduite des ames, dont la direction ne peut être parfaite, si elle n’est exercée par des gens éclairez, sçavãns & vertueux. Cette puissance que JESUS-CHRIST a communiqué à saint Pierre & à ses successeurs, qui la repandent sur tous les Ministres de l’Eglise à chacun selon son degré, & cette autorité de la Chaire Apostolique, qui n’est localement qu’en un seul lieu, se trouve en pouvoir & en vertu par tous les endroits de la Terre où la Religion Catholique est établie ; parce qu’un Prelat & Supérieur pour être absent, ne laisse pas d’agir par son commandement sur tous les sujets soûmis à son obeïssance. De sorte que l’on peut admirer dans cette relation de conduite l’unité d’ordre, de rapport & de communication spirituelle, par le moyen de laquelle l’esprit du Christianisme se répand sur tous ceux qui sont dans l’adoption des enfans de Dieu. C’est par cét unique chef que tous les autres sont établis, il n’y a qu’un seul Pape dans l’Eglise Universelle, qu’un même Evêque en chaque Diocese, qu’un Pasteur dans une Paroisse, & dans toutes les maisons & societez particulieres l’on ne reconnoit qu’un Supérieur, & bien que ce grand corps soit composé de tant de parties differentes, l’on ne sçauroit pourtant lui denier une parfaite unité. Nous devons être entierement persuadez que l’autorité Ecclesiastique est un état de trés-grande considération, & un singulier bienfait que nous avons reçeu de Dieu. Et cela pour trois principales raisons. La premiere à cause que les personnes dediées à l’Eglise peuvent rendre plus de service à la Divine Majesté, la seconde parce qu’étant destinées aux charges & aux dignitez elles sont comme des Canaux par le moyen desquels les Sacremens nous sont administrés & la science du Ciel nous est communiquée, & en troisiéme lieu ceux qui sont en autorité peuvent acquerir de grands merites en donnant du secours & de l’assistance au prochain. L’on peut dire avec verité que ce sont des Villes situées sur des hautes Montagnes, & des Flambeaux ardens qui sont sur les Chandeliers de la maison du Seigneur, tous ces avantages sont grands, illustres & trés-considérable, sans parler de ceux que le monde recherche avec tant d’empressement, qui ne sont autres que les richesses, les honneurs, les premiers rangs & la preference au reste des hommes. Toutes ces choses étant des faveurs & des presens de la fortune, il semble qu’elles soient de concert avec le Ciel pour combler de biens les personnes de cette haute & eminente condition. [16] Toutes ces choses bien considérées, l’on ne sçauroit jamais douter que les Charges, les Dignitez & les Prelatures de l’Eglise ne soient des bienfaits de Dieu, & des privileges selon le monde ? de sorte qu’il est facile de conclure que leur possession étant un avantage, leur privation ne peut être qu’un mal, non pas de coulpe, mais comme une peine causée par l’absence d’un bien desirable. Il ne faut donc pas s’étonner si je mets au rang des plus grandes privations qu’endurent les personnes du Sexe, l’impuissance où elles sont reduites de pouvoir jamais posseder aucune charge ni dignité dans l’Eglise ; puisqu’elles en sont excluses, non seulement par la Coûtume, par les Canons & par les Ordonnances, mais encore par le droit Divin. D’autant que l’on ne trouve pas dans l’Ecriture que Dieu ait jamais ordonné dans la Synagogue des femmes pour être Levites, Prêtresses & Sacrificatrices. Et dans la Loy nouvelle, où JESUS-CHRIST a établi le culte de la vraye Religion, lors qu’il a donné le pouvoir à ses Apôtres de dire la Messe, de remettre les pechez & d’administrer les Sacremens, nous ne trouvons pas que jamais les femmes y ayent été appellées : bien que le Sauveur les ait toûjours favorisées en toute autre rencontre, comme je le remarque ailleurs. Des Autoritez si puissantes donnent toute liberté aux hommes pour les éloigner entierement des Dignitez de l’Eglise, & exercer sur elles une puissance imperieuse, qui anticipe quelquefois sur l’intention du Souverain Legislateur. L’on tombe d’accord que jamais les personnes du beau Sexe n’ont été éleües à aucune dignité Ecclesiastique, quelle quelle soit, & que jamais elles n’ont été appellées dans les Conclaves, les Conciles & les Synodes. Toutes ces choses sont des veritez incontestables & si bien établies, que d’entreprendre de les disputer ce soit en même-tems passer pour ridicule, & renoncer en quelque façon à la qualité de raisonnable : Parce que les Livres sacrez, les Decrets de l’Eglise & l’experience continuelle nous confirment ces sentiments. L’on peut répondre à cela, que l’exclusion qu’on fait des femmes dans l’administration des sacrez Ministeres, & dans la possession des Dignitez Ecclesiastiques, ne se doit attribuër qu’à leur Sexe & non pas à l’incapacité de leur esprit, ni à la foiblesse de leur vertu : puis-[17]qu’il s’en est trouvé un trés-grand nombre d’Illustres qui ont rendu des services trés-considérables à l’Eglise. Sans m’arrêter à une infinité d’exemples qui pourroient bien prouver cette verité ; celui seul de l’Imperatice Irene la peut fortement soûtenir, puisque cette admirable Princesse, qui étoit doüée d’un rare esprit, d’un grand cœur, d’une singuliere beauté & d’une trés-grande vertu, employa tous ces talents, non seulement pour s’acquerir l’estime & l’amour de ses peuples, mais encore pour extirper les Heresies, rétablir la vénération des Images, que l’impiété des trois Empereurs avoit abolie : de maniére que tous les desordres que Leon Isauris, Constantin Copronyme & Leon son mary avoient causez dans l’Eglise, furent reparez par sa pieté & par son zele. Aussi les Peres du Concile de Nicée la nommerent vangeresse des interêts de Dieu, victorieuse de l’impieté & Protectrice de la foy Catholique. Le Pape Adrien & le Patriarche de Constantinople lui donnerent toute la gloire du bon succez de ce Concile. Celui de Calcedoine fit un Eloge extraordinairement honorable à la grande Pulcherie, parce que tous ces illustres Personnages, qui s’étoient assemblez par ses soins & par sa diligence, l’appellerent Imperatrice trés-Auguste, Gardienne de la Foy, trés-sainte Orthodoxe. C’est avec beaucoup de justice & de verité qu’elle receut ces honorables Titres, puisqu’elle faisoit fleurir la Religion & la Paix dans tout l’Empire d’Orient, qu’elle gouverna de longues années avec son frere Theodose le Jeune, qui lui avoit donné un pouvoir si absolu dans toutes les affaires qu’il n’agissoit que par son mouvement : l’esprit de cét Empereur ayant été formé au Gouvernement par celui de cette habile Princesse, qui fut l’admiration de tous les plus grands Hommes d’Etats de son tems, lesquels demeuroient surpris & étonnez des lumiéres de son bel esprit, de la solidité de son jugement, de la prudence de ses conseils, & de son adresse incomparable à gagner les cœurs de tout le monde, & les reduire à ce qu’elle vouloit. Et avec cela elle étoit accompagnée d’un si grand bonheur, que toutes les affaires prosperoient sous sa conduite : & son Gouvernement était comparé à celui des plus Sages, des plus Puissans & des plus heureux Monarques qui avoient paru sur la Terre depuis la creation du Monde. *** [18] CHAPITRE IV. Suite du même sujet. L’Etat Politique & Seculier est composé d’un si grand nombre de personnes & d’esprits si differens, que sa ruïne seroit inévitable, s’il n’étoit soûtenu de la conduite d’un Souverain. Cette puissance est tellement necessaire dans le monde, que les hommes ne pourroient vivre dans la societé, s’ils n’avoient cét appui. De sorte qu’il est facile de conclurre, que les Monarchies, Principautez & Republiques sont de droit naturel : parce que sans leur Protection & leur secours, l’on ne pourroit jamais se défendre des discordes & divisions que l’on a ordinairement les uns avec les autres. Cette Loy naturelle qui soumet les peuples à un Souverain est confirmée par l’Apôtre saint Pierre, qui nous enseigne, qu’il faut être soûmis au Roy come étant le Chef & le Superieur de tout l’Etat, & à ceux qui sont envoyez de sa part : pour recompenser les gens de bien, & pour punir les malfaiteurs : parce que c’est la volonté Divine qu’en faisant son devoir l’on ferme la bouche à l’ignorance des imprudens [S.Pierre ch.2.ch.10.]. Le Prince des Philosophes nous apprend qu’il y a trois maniéres de gouverner la Monarchique, l’Aristocratique, & la Democratique ou Populaire, que cette derniére est la moindre de toutes & celle d’un seul Souverain la meilleure. [Aristote m.l.8. epi.1.] Plutarque appelle la Monarchie Principauté, la domination des Seigneurs & plus Considerable d’un Etat oligarchie, & celui ou le peuple donne sa voix & son suffrage pour les affaires du Gouvernement democratique. Et Seneque soûtient que de tous ces Etats le plus heureux & le meilleur, est de vivre sous un Prince juste & vertueux [Dans les vies Orat. des 10]. L’Ange de l’écôle saint Thomas divise l’Autorité en six parties [Biens. li 2. ch.20] ; la Suprême & Royalle qui ne reconnoit qu’un Souverain en toute l’étenduë d’un Royaume, l’Aristocratique qui est soûtenuë par les plus Sages, qui doivent étre considerez comme les Principaux de la Société, l’Oligarchique qui est administrée [19] par les plus riches & les plus puissans de la communauté, la Democratique qui est le gouvernement populaire, la tyrannique qui est usurpée & n’a aucun fondement dans la justice & dans la raison, & finalement une sixiéme qui est mixte, étant composée de ces quatre premieres autoritez, qui reconnoissent l’équité pour leur principe. C’est icy la plus noble, la plus parfaite & la plus équitable de toutes les maniéres de gouvernement, à cause qu’elle est soutenuë par un seul Monarque, qui communique une partie de son pouvoir, aux grands, aux sages, aux sçavans, & aux experts & son Etat, & même à quelques-uns du peuple, lors qu’ils sont habiles & capables, selon les diverses Charges & Offices qu’il établit dans son Royaume [i.2. q.95. art.4.]. Cette autorité unique qui s’exerce par un seul maître, au nom & sous la puissance duquel, toutes les autres commandent & gouvernent, nous est une image & une expression de la Souveraineté d’un seul Dieu, auquel le Ciel, la Terre, les Enfers, & toutes les choses qu’ils contiennent sont sujettes. Cette unité de puissance se remarque dans l’economie de l’Univers, où il n’y a qu’un monde, un Soleil qui l’éclaire durant le jour, & un Astre qui lui sert de flambeau pendant la nuit. Tout ce qui est dans la nature se range de ce parti, les animaux depourveus de raison nous le font connoitre, les compagnies des bêtes sauvages ont un chef qu’elles suivent, les Abeilles ont un Roy, & les Gruës qui changent de païs selon les saisons de l’année tiennent toutes le chemin de celle qui paroit à la pointe de la figure triangulaire qu’elles forment en volant dans l’air. Cette conduite d’un seul paroit en toutes choses, & c’est ce qui fait l’harmonie de la société humaine, dans un Royaume il n’y a qu’un Roy, dans une Province qu’un Gouverneur, qu’un President dans un Senat, qu’un Generalissime dans une Armée, & qu’un seul Maître dans une maison. Il s’est trouvé quantité de Philosophe qui ont opinez en faveur des sages au sujet du gouvernement, parce qu’ils ont estimez qu’il étoit tres-juste, que ceux qui possedoient les avantages de l’esprit eussent aussi ceux de la fortune, & que c’étoit une necessité que les personnes doüées d’une raison plus forte & plus éclairée fussent en autorité sur celles qui en avoient moins. Cette pensée obligea Platon de former une Republique fameuse, [20] mais qui n’a jamais eu d’être que dans ses idées. Celles de Salon & de Lycurgue sont passées de leurs esprits dans la pratique, qu’ils en ont fait exercer à leurs peuples, de sorte que dans Athenes, dans Spartes & autres Villes de la Grece ils obeïssoient aux plus sages, aux plus habiles, & aux plus vaillans [Plut. en la vie de Solon, & en celle de Pericles.]. Et la plupart du tems l’élection de ces grands hommes se faisoit par la voix du peuple, d’autres obtenoient ces dignitez par un merite si eminent, ou par une puissance si absoluë qu’ils se soutenoient d’eux-mêmes : encore que c’étoit quelquefois malgré les Citoyens qui leur faisoient beaucoup de resistance, parce qu’ils ne connoissoient pas leur prix & leur valeur. D’autres parvenoient à ces grandes charges aprés avoir passé par de moins considerables, qui leur avoient servis de degrez pour monter au trône des grandeurs du Souverain gouvernement. Telle étoit la Cour de l’Aeropage instituée par Solon qui n’étoit composée que de ceux qui avoient été Roys des Sacrifices, Conservateurs des Loix, Maîtres des guerres, & Prevôt annuels. Et comme ils entroient par sort en tous ces Offices, lors qu’ils s’y comportoient en gens de bien & desinteressez, ils étoient reçeus au corps de l’Aeropage qui étoit Souverain & Maître dans Athenes, & dont l’integrité étoit si grande que les decisions de ceux dont il toit composé passoient pour des Oracles. Aussi Pericles qui de son tems en fut le premier Magistrat, lors qu’il prenoit sa Robe d’Audience pour se trouver dans l’assemblée se disoit à lui-même, souviens toy Pericles que tu commandes à des hommes libres, & que tu dois juger des Atheniens. Ce qui nous fait bien voir, que ces grands hommes n’avoient en recommandation que la justice & l’équité. Lacedemone ne fut pas moins illustre par le gouvernement de ses Princes & de ses Legislateurs, entre lesquels Lycurgue établit des Loix si utiles que tant qu’elles furent observées, sa Republique surmonta toutes les autres en bonheur & en prospérité, qui trouverent bien-tôt leur fin, quand la maniere de vivre qu’il avoit êtablie fut negligée. Si aprés avoir consideré ces grandes Republiques de la Grece, nous venons à observer celles des Latins, nous trouverons que Rome aprés avoir veu regner Sept Roys, fut gouvernée par des Consuls qui avoient une autorité Souveraine, qu’ils ne possedoient qu’un an. Mais il y avoit plusieurs autres puissances qui [21] commandoient au peuple. Comme le Preteur de la Ville qui étoit le Maître des Loix & jugeoit les causes particulieres des Citoyens. Il y en avoit un autre devant lequel se traitoient les affaires des Pelerins & Etrangers. Les tribuns qui étoient au nombre de quatorze avoient le pouvoir de s’opposer aux Decrets & Ordonnances du Senat, des Consuls & autres Magistrats. Les Censeurs qui étoient seulement deux, avoient soin de veiller à la conduite du peuple & de prendre garde en quoy consistoient les biens des Temples & du public. Il y avoit encore quatre Prefets, & les Trium-Virs, qui veilloient aux Incendiaires, aux Banquiers, aux Bureaux des Monnoyes, & autres affaires tant publiques que particulieres. Cette primauté de puissance & d’empire qui étoit exercée par le Senat & par les Consuls ayant pris fin quand Jule Cesar s’empara de l’autorité Souveraine sous le titre de Dictateur, & qu’aprés sa mort son Neveu Auguste commanda dans l’Empire lors qu’il eut vaincu Pompée & Marc-Antoine, n’ayant plus de Compagnon ni d’associé. [Plut. & Suetone en la vie d’Auguste.] Car bien qu’il y eu plusieurs ordres & degrés d’Offices de charges & de preseances, ils dépendoient tous d’un seul Maître, qui possedoit la domination entiere de tout le monde. Bien que l’Etat Monarchique soit le meilleur & le plus parfait non seulement à cause de son unité qui exclut toute confusion d’autorité & de puissance ; mais encore parce qu’il en fait participer les plus sages & les plus capables. L’opinion qui tient le parti de la Republique & du peuple a souvent été partagée, de sorte qu’en cette celebre assemblée des Sages de la Grece les sentimens se trouvent for divers. Thales soutenoit que la Cité la mieux ordonnée étoit celle où les hommes n’avoient pas abondance de richesse, ni une trop grande pauvreté. Pettaque assuroit que c’étoit celle où les méchans n’avoient aucun pouvoir de commander ; mais seulement les bons. La Republique bien policée, disoit Cleobule, est celle où les habitans redoutent plus le deshonneur que la Loy. Mais Bias étoit d’un sentiment contraire quand il assuroit que le gouvernement étoit trés-bon, où les Citoyens craignoient la Loy comme un cruel Tyran. [Plut. au banquet des Sages.] La diversité de ces pensées ne contrarie point la bonne forme de gouvernement ; mais seulement elle nous apprend, que la crainte de la Loy [22] & du deshonneur sert de bride au peuple pour l’empêcher de s’addonner aux vices & aux desordres : que les trop grands biens des uns sont cause de leur voluptez & débauches, comme la disette des autres l’est de leur perte & de leur desespoir : & que dans le choix des personnes qui doivent commander, l’on doit toûjours preférer la vertu & le merite à toute autre chose : puisque c’est par elle que l’on peut conduire à l’honnêteté & bienséance toute les actions de la vie & societé humaine particulierement celles qui regardent la perfection du Gouvernement. C’est une chose trés-delicate que l’Autorité des hommes sur leurs semblables, & bien qu’elle soit trés-sainte, quand elle se rapporte à la premiere de toutes les puissances qui est celle de Dieu ; le trop grand desir de commander ne laisse pas d’être un crime, lors que pour arriver aux fins qu’on se propose & contenter son ambition, l’on met en usage des moyens pernicieux & criminels, quand ceux qui sont licites & justes viennent à manquer. Nous en avons un prodigieux exemple en la personne de ce cruel Roy des Parthes [Phraates] qui fit mourir en même-tems son Pere, trente de ses freres & un fils qu’il avoit, afin que personne des siens ne pût regner avec lui ou aprés lui. Tel fut encore ce Ptomomée Roy d’Egypte, surnommé Philopater, à cause qu’il fit tuër son pere, sa mere, ses freres & sa femme pour regner à la phantaisie dans les débauches & dans la voluptéé Oreste tua sa mere Clitemnestre, & Agripine eut une pareille destinée par la cruauté de son fils Neron. [Petraque.] Thessalonice fut traitée de méme façon par le sien nommé Antipater. Et dans toutes les Histoires soit anciennes, soit modernes, à peine peut-on trouver que les peres avec les enfans, & les freres, l’un avec l’autre ayent vécu dans la paix, dans l’amour & dans l’intelligence ; quand il s’est agi de disputer les Empires, les Souverainetez & les Gouvernemens, leur haine n’ayant jamais trouvé de borne non plus que leur ambition. Ces Sçavantes Republiques, dont nous avons parlé, qui connoissent d’un côté combien la foiblesse des hommes est grande, pour se laisser emporter au desir passioné des honneurs ; & de l’autre vouloient conserver leur liberté, ne souffroient jamais qu’aucun prisse trop d’avantage sur les autres. De maniere que [23] ceux qui étoient beaucoup remarquables, soit en Noblesse, soit en Richesse, soit en Science & bonne renommée, & qui s’élevoient trop à l’égard des peuples : ils leur ordonnoient un exil où bannissement de dix années pour abaisser leur gloire & leur puissance, qui les rendoient suspects aux autres Citoyens, ausquels ils vouloient apprendre par cette conduite extraordinaire combien la superbe & le desir injuste de commander sont dangereux [Athenes. Spart?, & autres Citez de la Grece.]. L’on ne sçauroit jamais dire que les personnes du beau Sexe soient excluses par le droit Divin des Gouvernemens & Dignitez Politiques ; puisque Debora eut la conduite du peuple de Dieu quarante ans durant, que Jahel défit Sisara [Li [sic] des Iuges, ch.4 & 5.], & que Judith la trencha la tête à Holopherne & délivra sa ville de Bethulie [Judith, ch.13.]. L’on ne sçauroit aussi soûtenir qu’elles soient privées par le Droit civil ; puisque les plus grands Legistes & Interpretes des Loix, nous apprennent qu’une Princesse, qui est Souveraine par le droit de sa naissance peut bien disposer de sa personne en épousant un homme qui lui est inferieur, mais non pas se dépoüiller de son autorité & de sa puissance Royale qu’elle ne lui communique que d’une maniere dependante & dans un degré qui se rapporte toûjours à elle : & si dans l’administration & le Gouvernement public il entreprenoit quelque chose au delà de ses volontez & contre ses ordres, elle est toûjours dans le pouvoir de revoquer & annuler, comme des attentats injustes, tout ce qui aura été fait & entrepris au préjudice de ses desseins & de ses intentions. Cela s’est veu en la Serenissime Marie Stuart Reyne d’Ecosse, laquelle ayant épousé un Prince son sujet, elle étoit toûjours maîtresse dans le Gouvernement, son image son Nom, étant gravés sur toutes les monnoyes qui se fabriquoient dans ses Etats. Et quand Marie fille de Henry huitiéme Roy d’Angleterre eut épousé Philippe second fils de l’Empereur Charles cinquiéme ; tous ses sujets ne l’appelloient que le mary de la Reyne, qui retenoit toûjours le [sic] premiére & souveraine Autorité. Nous avons encore plusieurs autres exemples d’un grand nombre de Princesses, qui ont gouvernez les Etats, les Royaumes & les Empires souverainement sans être soûmises à la puissance des hommes. A toutes ces grandes veritez, ceux qui prennent à cœur l’abaissement des femmes, ne manqueront jamais de dire que c’est plûtôt par la grandeur de leur naissance qu’elles ont régné, que [24] par leur capacité & leur merite, que c’est à la fortune qu’elles ont dû leur élevation, & non pas au choix à la bonne volonté des hommes. Et si quelquefois elles ont eu part dans le Gouvernement des Monarchies, à cause de leur condition Royale, il ne s’est jamais trouvé qu’elles ayent eu de commandement dans les Etats d’Aristocratie, dont la conduite se donne aux plus sages & habiles gens, ni d’Oligarchie, où les plus riches & les plus puissans sont les Maîtres, & encore moins dans l’Etat Democratique, où le peuple donne sa voix & son suffrage. Il ne faut pas s’étonner si les personnes du beau Sexe, n’ont point été participantes de toutes ces maniéres de Gouvernement : puisqu’elles ont toûjours été instituées & soûtenuës par l’élection & par les brigues de ceux du premier. Il est pourtant trés-vray, que quelque diligence qu’ils apportent pour priver les femmes de tous les avantages de la Politique ; la sagesse, la prudence & la générosité de plusieurs grandes Princesses n’ont pas laissez de se produire à la veüe de tout le monde. La ville de Constantinople ne fut-elle pas délivrée de la tyrannie des Goths, par l’esprit & par l’adresse de l’Imperatrice Dominique, qui anima tellement le courage des habitans & des soldats par ses discours & par ses liberalitez, qu’ayant donné la bataille aux ennemis, ils remporterent une glorieuse victoire de ceux qui se promettoient d’avoir bien-tôt leurs dépoüilles. Un Roy de Sparte voulant établir la Communauté des biens en cette partie de la Grece où il commandoit, comme elle s’étoit pratiquée au tems de Lycurgue, ne trouve pas de moyen plus éficace que d’employer le secours de son ayeule & de sa mere, non tant à cause que c’étoit des Dames fort riches & fort puissantes, que parce qu’elles étoient passionnées du bien public, & tellement éprises de l’amour de la vertu, qu’elles commencerent elles-mêmes ce grand dessein : exhortant leurs amis de la favoriser, & pressant les autres femmes de prendre ce parti ; ce qu’elles sçavoient par expérience que les Lacedemoniens avoient de tout tems beaucoup deférez à leurs femmes, qui se méloient plus des affaires de la Republique, que les hommes ne faisoient de celles de leur propre maison, dont ils leur laissoient entiérement la conduite, & prenoient leurs avis dans les choses les plus importantes de l’Etat. *** [25] CHAPITRE V. Des Loix. PUisque la Loy est fille de l’Autorité, l’ouvrage des Souverains, & le premier éfet du Gouvernement, il est necessaire d’en dire quelque chose en ce Traité. Le sage aime les commandemens & recherche les justices, dit Salomon [Ecclesi. ch.33 v.9]. Et le Sauveur des hommes a eu tant de respect pour la Loy, qu’il proteste en l’Evangile qu’il n’est point venu pour la détruire, mais pour l’accomplir, d’autant, dit-il, que le Ciel & la Terre passeront plûtôt que toute la loy ne soit parfaitement accomplie, jusqu’à un seul Poinct [S. Math. ch.5. v.18. &c.]. Cét Oracle sacré est une approbation incontestable de la justice, de l’équité & de la bonté de la Loy, & saint Paul ce vaisseau d’élection, qui n’avoit point d’autres sentimens que ceux de son Maître, dit en termes formels, que la Loy est bonne, si quelqu’un en use comme on doit en user [Epist. à Tim.1. ch.1. v.8]. Aprés des Autoritez si puissantes l’on ne sçauroit jamais douter qu’on ne doive estimer les Loix & leur rendre une exacte obeïssance autant qu’on le doit & qu’on le peut. Mais comme la diversité des Loix est trés-grande & que d’en parler en general ce seroit une entreprise trop confuse & trop embarassée : il les faut renfermer en trois classes, dans l’une sont comprises celles qui obligent tous les hommes indifféremment ; dans l’autre celles qui engagent seulement ceux d’un Païs & d’une Nation particuliere ; & dans la troisiéme sont celles qui assujettissent les hommes chacun en leur Etat & condition. La Loy est la Reyne de tous les mortels, dit pertinemment Plutarque, non pas une Loy écrite en papiers & en livres : mais la raison vive & pénétrante imprimée dans le cœur humain. C’est par ce principe raisonnable, que nous concevons un profond respect pour cette Loy Divine & éternelle, qui n’est autre que la volonté souveraine de nôtre Dieu, lequel a déterminé dans l’Eternité, l’ordre des choses qui devoient être exécutées dans le tems ; & la conduite que les hommes seroient obligez de [26] garder dans le reglement de leur vie. C’est pourquoy il leur a imprimé une Loy naturelle, qui n’est autre qu’une participation de la divine, parce qu’il les veut conformer & regler à sa juste raison & Souveraine droiture. De sorte que sans nous servir d’autre science que de celle qui nous est acquise par la qualité de raisonnable qui compose l’essence de nôtre espece nous pouvons discerner le bien d’avec le mal. Cette Loy naturelle nous porte à la fuite des choses qui sont nuisibles, soit au corps soit à l’esprit, & nous fait adroitement éviter tout ce qui tend à nôtre ruine & destruction. Elle sçait fort bien tous les preceptes qui concernent l’utilité de la vie animale, comme peuvent être toutes les fonctions requises à son entretien & conservation, & n’ignorent aucun de ceux qui sont necessaires pour le reglement de la vie raisonnable & civile. C’est par cette Loy qui est écrite & gravée dans le cœur des hommes, qu’ils reconnoissent qu’il y a un être Souverain qui n’est autre que Dieu même, que nous adorons comme Createur & cause premiere de toutes choses. C’est par cette Loy qu’ils apprennent de rendre à chacun ce qui lui appartient, & de faire à leur Prochain les mêmes traitemens qu’ils en voudroient recevoir. C’est par elle qu’ils se trouvent portez sans précepte & sans instruction à la deffense de leur vie, de leur honneur & de leurs biens. C’est par cette même Loy naturelle que les anciens Patriarches & autres saints Personnages qui vivoient dans les premiers siecles, dressoient des Autels & presentoient des Sacrifices au vray Dieu, que Job parmi les Gentils a été selon son cœur. Cette lumiere ou connoissance naturelle étant un extrait & une copie de la Loy divine qui est son véritable original. Cette Loy naturelle porte encore le titre de droit des gens, parce qu’elle est commune à toutes les Nations du monde, ausquelles il ne faut point de précepteur ni de Herauts pour leur publier & leur apprendre une Loy qu’elles portent toûjours dans le sein de la raison. C’est pourquoy il n’y a ni Grecs, ni Latins, ni Barbares, ni aucun peuple sous le Ciel, qui ne joüissent de ce pretieux benefice, qu’ils ont receu de la divine Providence pour leur servir d’une regle infaillible. Le droit naturel ne se pouvant jamais méprendre ni tromper, parce qu’il est donné de Dieu même, dont la connoissance est si pénétrante que rien ne lui peut être caché. [27] Dieu par un surcroit & surabondance de bienfaits a donné aux hommes la Loy écrite, ou le droit divin, qui n’a point d’autre source que la Loy éternelle, la Souveraine sagesse l’ayant voulu proportionner à la Loy naturelle, & conformer les justes préceptes de celle là aux bonnes inclinations & sentimens de celle-cy : afin que les commandemens leur servissent d’une haye vive & bien enracinée, pour empécher la ruïne & la perte de leur ame, laquelle est comparée dans l’Ecriture à une vigne, comme le dit trés-éloquemment saint Iean Chrysostome ; & le Sauveur du monde nous apprend, que celui qui violera l’un de ses moindres commmandemens sera le dernier dans ls [sic] Royaume des Cieux, c’est à dire qu’il sera rejetté de Dieu & precipité dans l’Enfer [S.Matth.]. Le Seigneur a été si jaloux de cette Loy qu’aprés l’avoir fait graver sur des Tables de Pierre, afin que jamais elle ne pût être effacée, il voulut que non seulement l’on en fit la publication avec de grandes & extraordinaires solemnitez ; mais encore il ordonna que si-tôt que les Israëlites seroient entrez dans la terre promise les Prêtres avec les chefs des six plus nobles familles étant sur la montange de Garisim, lieu haut & élevé donneroient des benedictions à tous les observateurs de cette Loy, afin de les encourager à l’observer fidellement, & que sur le Mont Hebal les chefs des six autres familles feroient des imprécations sur ceux qui transgresseroient cette même Loy [Deuter. ch.27]. Cette montagne où l’on benissoit ceux qui garderoient les Commandemens de Dieu, fut tellement révérée des Juifs, que ceux de Samarie soutenoient fortement que c’étoit en ce lieu qu’il falloit sacrifier à Dieu plûtôt qu’en Jérusalem [S.Iean, ch.4.]. Cette Loy si sainte & si juste & si équitable, qui fut donnée dans l’ancien Testament n’a pas pris fin dans le nouveau, comme les cérémonies, sacrifices, & oblations : parce que ce n’étoit rien que des figures de ce qui s’est accompli dans la Loy de grace ; mais elle est demeurée stable & permanente, à cause qu’elle sert de regle aux mœurs & à la vie des hommes. De sorte qu’étant émanée de la Loy éternelle, & fondée dans les principes naturels de la raison, elle ne sçauroit être changeante, ni recevoir jamais aucune dispense. Ce Decalogue n’est point soumis à la censure ni aux reglemens des Souverains, & les Loix qu’ils imposent à leurs peuples les doivent porter à observer celles de [28] Dieu, dont personne ne sçauroit jamais être exemt. Car bien qu’il y ait plusieurs preceptes donnez à Moïse, touchant l’administration de la justice & autres reglemens pour la conduite exterieure, qui ne se gardent pas à present comme en ce tems-là, ils n’ont pas été ruinez & abolis ; mais plûtôt reformez & perfectionnez par la Loy de grace, qui n’est autre que la Doctrine de JESUS-CHRIST. Comme les hommes n’ont pas toûjours en veuë cette Loy Souveraine & eternelle, & que bien souvent ils negligent les lumieres naturelles qui brillent dans leur esprit, & transgressent les Loix divines tant celles du Decalogue, que celles de JESUS-CHRIST a données pendant qu’il étoit sur la terre, que les Saints Evangelistes ont ramassées dans ce Livre sacré, qui renferme la veritable science des Chrêtiens, il a été necessaire d’introduire les Loix humaines, qui se divisent en Droit Canon où [sic] Ecclesiastique, & en Droit Civil ou Seculier. Les premieres contiennent les Bulles des Papes, les Decrets & les constitutions des Conciles, qui obligent tous les Catholiques à la ferme creance des mysteres de la Religion & à tous les articles de Foy que l’Eglise enseigne à ses Enfans, qu’elle veut dans une soumission parfaite non seulement pour croire toutes ces grandes veritez ; mais encore pour recevoir & revérer les Sacremens, dont la premiere institution s’est faite par le Sauveur du monde, & afin qu’ils fussent celebrez avec plus de respect, elle fait observer une magnificence exterieure dans ses Temples, pour exciter la devotion des peuples & les avertir d’élever leur esprit à Dieu. Toutes ces choses engagent généralement & également tous les hommes qui combattent sous l’enseigne de JESUS-CHRIST, & qui reconnoissent le Pontife Romain pour son Lieutenant sur la Terre. Il y a d’autres Loix & Ordonnances de l’Eglise qui s’accommodent aux mœurs & coutumes differentes des diverses Nations qui la reconnoissent pour Mere, d’autant que par des raisons trés-justes elle ne deroge rien à leurs privileges & immunitez, dont les Princes sont extrémément jaloux, tant pour la justice de leurs interêts, que pour maintenir les peuples dans la paix & dans la tranquillité. Il seroit trés-difficile d’arriver à ces fins, s’ils étoient obligez à des choses entiérement opposées à leurs [29] humeurs, coûtumes & manieres de vivre. C’est pourquoy l’Eglise a trés-sagement ordonné des Archevêques, des Evêques & autres Prelats inférieurs, à qui elle donne & communique son pouvoir pour la direction & conduite spirituelle des Royaumes, des Provinces & des Eglises particulieres. Tous ces differens Pasteurs sont tous dans une même bergerie, & ce grand troupeau qui est repandu par tout le monde est dirigé par un même esprit, bien que sous des Loix & coûtumes differentes. Quoy que les Lois humaines retiennent le nom de civiles & de politiques, elles ne laissent pas d’être autorisées de Dieu, qui veut que l’on obeisse aux Princes de la Terre : parce qu’ils sont les images de sa puissance, & comme une extension de son pouvoir. C’est pourquoy il leur donne la sagesse & la prudence necessaire pour conduire leurs sujets, & établir des Loix qui leur servent de regles, dans leur police exterieure, dans l’administration de la justice, dans la maniere du commerce, & dans tout ce qui peut contribuer au bon ordre d’une parfaite societé. Autrefois en donnant la Couronne aux Roys de la Judée on leur mettoit en main le Livre de la Loy, pour leur apprendre qu’ils n’avoient pas seulement reçeu de Dieu l’éclat d’une si haute fortune ; mais aussi la puissance de faire des reglemens, sans toutefois rien deroger ni innover de contraire à ses divines Loix, par ce qu’ils leur devoient la soumission comme le reste des hommes : & que de plus ils en étoient les gardiens & les deffenseurs, les interêts de Dieu leur devant être plus chers que ceux de leurs Etats. Les loix des Princes ne sçauroient s’étendre plus loin que leur Domaine ; car ils ne peuvent obliger que leurs sujets naturels, & toutes leurs Ordonnances ne passent jamais les limites de leurs Empires. De là viennent les Loix particulieres à chaque Nation, & que le Droit Civile dans les divers Royaumes & Republiques est trés-different : celui qui se garde en France étant autre que ceux qui s’observent dans les païs Etrangers. Et même il se trouve des Provinces sous la domination d’un même Monarque, qui sont conduites par des reglemens particuliers, & dont les coutumes sont opposées à celles des autres. La loy est double, l’une écrite qui comprend les Ordonnances des Souverains, tant de ceux du tems passé qui vivent encore par leurs Loix, que de ceux qui regnent & gouvernent actuel-[30]lement, & selon les occasions qui se presentent & les diverses necessitez de leurs Etats font de nouvelles Ordonnances. Toutes ces Loix doivent être publiées & promulguées pour avoir lieu d’obliger. Afin que chacun en étant instruit, personne n’entreprenne de les transgresser. L’autre espece de Loy est celle que nous inspirent les coutumes introduites par les ordres des Magistrats, qui selon les occurrences ordonnent ce qu’ils jugent à propos pour le bien de la Cité. Comme les suprémes Legislateurs ne peuvent prévenir par leurs Ordonnances une infinité de choses qui arrivent continuellement, & qui demandent la presence actuelle d’un Superieur, les Empereur, les Roys, & les autres Souverains, qui ne sçauroient être qu’en un seul lieu, établissent des Gouverneurs de Province, des Iuges, & des Magistrats pour tenir leur place. Et non seulement ils leur donnent le pouvoir de punir ceux qui transgressent leurs Loix ; mais encore d’en établir eux-mêmes selon les rencontres où il est necessaire, pourveu qu’elles n’aient point d’autres fondemens que l’honnêteté & la justice, & que leur fin ne soit autre que l’utilité publique. Ces loix sont variables & ne durent qu’un tems, parce qu’elles changent selon les Magistrats, les Maîtres & les Superieurs qui ne sont pas toûjours les mêmes ; mais se succedent les uns aux autres soit par la mort, soit par l’election des peuples, soit par l’ordre des Souverains, dont les Loix sont permanentes, & passent souvent de siecle en siecle, comme il se voit dans celles de l’Empereur Justinian, qui subsistent depuis environ douze cent ans, & en celles de plusieursautres [sic] Princes, & grands Legislateurs, dont la memoire est en estime & les Ordonnances en singuliére venération. L’antiquité nous fournit des personnages trés-celebres qui ont tâché d’introduire la maniére de bien vivre en reformant par leurs Loix les desordres & les abus de leur tems. C’est ce qui fait dire à Seneque, que les vices ayant changez les Royaumes & les Republiques en tyrannie, l’on commença d’avoir besoin du soutien des Loix. Elles ont toutes été inventées par les sages, & établies par les Souverains. Solon fut l’Auteur de celles des Atheniens, Lycurgue de celles des Spartes, Seleucus & Charondas ont appris dans l’Ecole de Pythagore le Droit Civile pour l’établir dans la Sicile & dans l’Italie. Tous ces grands Hommes ont [31] voyagez par le monde, afin de connoître les mœurs & les humeurs des Nations étrangeres, pour en prendre les coûtumes les plus justes & les plus humaines, & retrancher dans leurs Republiques tout ce qu’ils voyoient dans celles des autres de pernicieux & déreglé. C’est par cette raison qu’étant survenu dans Rome quelques discordes entre le Senat & le peuple, trois ou quatre siecles aprés sa Fondation ; l’on envoya des hommes capables dans la Grece pour apprendre les Loix des Anciens & les manieres de vie des Grecs. Et ayant formé le droit civile Romain sur l’exemple de ces sages Philosophes ; ils y ajoûterent ce qu’ils crurent necessaire à la perfection de leurs loix, selon les mœurs de leur Nation [S. August. Cité, li.2. ch.16.]. Les loix sont toûjours bonnes quand elles sont faites justement, & qu’elles n’excedent point dans une trop grande rigueur : parce que leur fin principale, c’est de rendre les hommes meilleurs & plus gens de bien, ce que l’on peut connoître trés-facilement, puisqu’elles défendent les choses mauvaises, permettent les indifferentes, & commandent les bonnes. Aussi Dieu pour mettre le monde dans un bel ordre ne s’est pas contenté de donner aux humains plusieurs Loix trés-saintes & trés-justes : mais il a encore autorisé les Princes Souverains, les Gouverneurs, les Magistrats & les autres Maîtres des Royaumes, des Republiques & des Citez pour en établir selon la différence des tems & des necessitez qui se presentent. Les Loix universelles & generales sont soûtenuës & accompagnées des particulieres, qui obligent les hommes chacun selon son état : les devoirs d’un Prince Souverain étant autres que ceux de ses sujets. Les obligations d’un Senateur & d’un Juge, sont trés-différentes de celles des Guerriers & des gens de Milice ; les Loix d’un Magistrat sont autres que celles d’un homme privé qui n’a qu’une famille à conduire ; les exercices des Religieux Cloîtrez sont trés-différens de ceux des Ecclesiastiques seculiers ; les engagemens des uns étant beaucoup plus étroits & reserrez que ceux des autres. Tout le monde est persuadé que les charges de conscience sont plus grandes dans les conditions où les Loix sont plus exactes & plus penibles, & où les coûtumes, qui bien souvent prennent la force des Loix sont les plus severes & les plus rigoureuses. Chacun sçait que le peril [32] d’offenser Dieu est beaucoup plus grand dans ceux qui gouvernent, qui commandent & qui jugent des autres ; que dans ceux qui obeïseent & sont dégagez de tout employ, parce qu’ils n’ont qu’eux-mêmes à conduire, pendant que les premiers ont des occupations plus precises, plus spécieuses & éclantantes. C’est pourquoy le Sage a dit trés à propos, qu’il ne faut jamais demander d’être Iuge & Superieur des autres, parce qu’il est necessaire d’avoir une grande force pour corriger les desordres d’une Ville & pour rendre justice à chacun [Ecclesi.ch.7.]. L’on ne manquera jamais de dire en cét endroit qu’il n’y a point de Royaume, de Province, ni de Villes, quelques petites qu’elles puissent être qui soient gouvernez par les Loix des femmes : puisque l’on n’en trouve aucune dans les Archives, & les Bibliotheques qui soient de leur stile, pas une ne s’étant avisée d’en inventer & composer pour instruire & bien regler les peuples, ou pour mieux dire elles n’en ont jamais eu le pouvoir. L’on peut répondre à cela que ce n’est pas une marque d’incapacité ; mais seulement de la dépendance où les hommes les tiennent : au lieu que s’ils étoient tous aussi justes & raisonnables que le Divin Platon, qui vouloit qu’elles fussent employées à gouverner & à faire des Loix, comme ceux du premier Sexe : ils ne les mettroient pas dans l’impuissance de profiter au public, par l’établissement des Ordonnances que leur pourroient fournir les lumiéres de leur esprit. Car comme dit trés-bien ce grand Philosophe, les Citez en seroient beaucoup mieux gouvernées, à cause que les femmes se rendroient agissantes & utiles : pendant qu’elles demeurent neutres & comme percluses, pour toutes les choses du Gouvernement. Les hommes ne sçauroient jamais tant abaisser les personnes du beau Sexe, en leur ôtant la puissance de faire des Loix ; que le saint Esprit les éleve & les favorise encore davantage, lors qu’il dit, que la femme prudente a ouvert la bouche à la sagesse, & que la Loy de la clemence est sur sa langue [Prover. ch.31. v.26.]. *** [33] CHAPITRE VI. Suite du méme sujet. L’On ne sçauroit jamais douter que les Loix n’ayent quelque chose de Divin, puisque Dieu même est l’Auteur de cette Loy naturelle & raisonnable, qui commande dans le plus intime du cœur humain & celle du Decalogue, qu’il donna à Moïse immédiatement par lui-même, ou comme dit l’Angelique saint Thomas & les Theologiens aprés lui [l.2. q.98. ar.3], par le ministere des Anges, qui paroissoient sous quelque espece extérieure où se voyait une forme vénérable dans un nüage lumineux, qui representoit la gloire de Dieu. Cette grandeur des Loix est tellement imprimée dans l’esprit des hommes, que les plus profanes se sont attribuez le mouvement & l’inspiration d’une Divinité, pour établir celles qu’ils ont données à leurs peuples ; tant pour leur en imprimer l’estime, que pour les obliger d’en être les observateurs. Numa Pompilius étoit prevenu de ce sentiment, lors que pour mettre en credit ses Loix parmi les Romains, il leur persuadoit qu’il avoit un commerce tout particulier avec la Déesse Egerie [Cité, li.2. ch.16.]. Un Prince des Scythes, disoit que Vesta étoit sa bonne amie. Trimegiste assuroit les Egyptiens, que ses Loix avoient Mercure pour Auteur. Minos persuadoit à ceux de Crete qu’il avoit beaucoup de conférence avec Jupiter. Solon, & Lycurgue ont faire croire à leurs Republiques, qu’ils avoient receu leurs Loix de l’Oracle d’Apollon. Et Mahomet de son tems a donné cours à son Alcoran en assurant qu’il lui avoit été révélé par l’Archange Gabriel [Plut. Ovide, &c.]. L’autorité puissante d’une Divinité, qui met en reputation les Loix des hommes, a été secondée par une trés-grande ancienneté : puisque son commencement est celui de la naissance du monde, & qu’en même tems qu’un Adam fut creé pour le gouvernement, il reçut toute la capacité necessaire pour établir des Loix. Ses décendans ont receu le méme privilege ; ils en ont fait selon les occurrences, & tous les jours ils en inventent de nouvel-[34]les, parce que l’utilité devant être le principal motif des Loix, & que tout ce qui est sous le Ciel se trouve sujet à de perpetuels changemens : il faut necessairement qu’elles changent aussi. Je ne dis pas les Loix de Dieu parce qu’elles sont permanentes, & jamais rien ne les sçauroit alterer ; mais je parle de celles des hommes, qui peuvent pecher & se méprendre, à cause qu’il est trés-difficile qu’ils soient revétus de grandes qualitez, qui sont necessaires pour faire des Loix justes, utiles & profitables : puisqu’avec la Souveraineté, le Droit & la Puissance d’obliger ; il faut encore une connoissance claire, une équité parfaite & un desintéressement intrepide qui considere plus l’utilité des autres que son profit particulier. Toutes ces raisons rendent les Loix des hommes sujettes à de continuelles varietez, parce que leur prévoyance est fautive & peut-être surprise & trompée, à cause qu’il n’est pas en leur pouvoir de connoître une infinité de circonstances & d’evenemens, qui arrivent dans la suite des tems, soit par le caprice des hommes, soit par l’inégalité de la fortune, soit enfin par une disposition de la divine Providence, qui étant seule infaillible laisse agir les causes secondes, & permet souvent que les hommes ne reüssissent pas dans leurs Loix & dans leurs Ordonnances. De là vient qu’elles sont quelquefois changées, moderées & même entierement abolies, pour en établir de plus necessaires & de plus utiles. L’équité est tellement l’essence de la loy, que l’on peut dire que c’est elle qui la doit rendre agissante & éfective : parce que l’équité est toûjours fixe & infaillible, & sans elle les loix sont plûtôt des tyrannies que des Ordonnances legitimes. Et jamais elles ne peuvent avoir cette qualité droite & équitable, si le flambeau d’une vraye connoissance ne les accompagne continuellement. Parce que les choses obscures & embarrassées qui peuvent avoir diverses interprétations, sont quelquefois aussi favorables à l’injustice qu’à la raison, & peuvent servir à l’avantage d’une mauvaise cause, & porter préjudice à une bonne. L’équité est de tous les tems, c’est pourquoy elle veut le changement des loix : d’autant que plusieurs choses qui sont utiles dans un tems, sont dommageables & pernicieuses dans un autre. C’est la raison qui obligea ce Sage Grec de ne point rediger ses Loix par écrit ; ni en faire des coûtumes qui pussent point [35] changer : mais par une prudente prévoyance, il ordonna que l’on y pût ôter & ajoûter selon les rencontres des affaires & les dispositions des personnes : & par ce moyen il donna à connoître une verité, qui doit tenir lieu de loy à tout le monde : que l’intention du Legislateur, qui doit être l’équité même, se doit plus considérer que les termes de la loy, qui n’en font que le corps [Plut. en la vie de Lycurgue]. Et pour parler comme le grand Apôtre, c’est la lettre qui tuë, mais l’équité, l’esprit ou l’intention du Legislateur, c’est ce qui donne la vie [2. epist. aux Corinth. ch.3.]. Aussi le Sage nous apprend qu’il ne faut pas être trop juste, & par consequent l’on peut dire qu’il ne faut pas s’arrêter avec une imprudente exactitude aux paroles trop sévéres de la loy, & que celui-là peche contre elle, qui s’attache tellement à ses termes, qu’il contrarie ou neglige la volonté de celui qui l’a faite [Ecclesi. ch.7.]. Pour s’expliquer plus clairement, il faut dire que la loy est juste, mais que les choses qui peuvent arriver, les circonstances & les accidens impreveus en doivent modérer la rigueur, qui doit toûjours céder à l’équité. C’est en ce sens que s’interpretent ces paroles du Sage, l’homme prudent croit à la loy de Dieu, & la loy lui est fidelle [Ecclesi. ch.33. v.3.]. Cette fidélité de la loy ne se peut entendre que de son équité & de sa tolerance, parce qu’elle seroit cruelle & non pas juste, si elle ne souffroit de l’interprétation & de la dispense dans les occasions où les sujets ne la peuvent soûtenir, à cause qu’elle est trop rude, ou parce qu’ils sont trop foibles : ou bien encore d’autant que les évenemens de la vie presente, les obligent de changer de pratique & de dessein. Aussi le Texte sacré loüe hautement ce grand Capitaine des Juifs, de ce qu’ayant appris la défaite de ceux de sa Nation, qui furent attaquez au jour du Sabath par les Satellites du Roy Antiochus, se resolut avec les plus sages de combattre vaillamment, afin de repousser leurs ennemis, qui les pressoient que ce jour là qui étoit un jour celebre parmi eux & pour lequel ils avoient une si grande venération [Li.1. Macha. ch.2.]. Ce qu’ils firent non pas pour transgresser la loy, mais pour suivre l’équité & l’intention de la loy même : ceux qui la cherchent veritablement êtant conservez par elle. Les hommes font usage de la loy en deux manieres ; premierement par la pratique, lors qu’ils l’exécutent & se rendent [36] exacts à toutes les choses qu’elle ordonne ; suivant ces paroles de l’Apôtre, ceux qui écoutent la loy ne sont pas justes devant Dieu, mais ceux qui gardent & pratiquent la loy seront justifiez [Rom. ch.2 v.13.]. Et pour montrer que la lettre qui est proprement le corps de la loy n’est pas ce qui sanctifie, il ajoûte incontinent, que quand les Gentils qui n’ont point la loy sont naturellement les choses qu’elle contient, ils sont la loy à eux-mêmes ; parce que les choses qui sont comprises dans la loy sont écrites dans leur cœur par le témoignage de leur conscience. C’est par cette loy conscientieuse ou conscience Legislatrice, que les hommes jugent de la bonté & justice des loix, qu’ils discernent celles qui les obligent sous peine de peché d’avec les autres qui n’engagent point au for interieur duquel dépend le repos ou le trouble de leur ame. C’est encore par cette voye intime & secrette qu’ils observent & demêlent les circonstances, les occasions & les rencontres où la loy doit être moderée ou même laissée mais jamais pourtant méprisée. C’est ici le second usage que les hommes font des Loix ; quand ils en laissent le corps, c’est à dire la lettre & l’apparence extérieure, & qu’ils s’attachent à l’esprit & à l’intention des Legislateurs, qui n’est autre que l’équité & le bien de ceux qu’ils prétendent d’obliger. Car pour éclairez qu’ils soient, il est impossible qu’ils puissent jamais prévoir les choses qui arrivent dans la suite des années : & s’ils avoient pu porter la pointe de leur pénétration dans les tems à venir ; il y a mille choses qu’ils auroient ordonnées autrement qu’ils n’ont fait. De sorte que malgré la pensée & l’opinion des ignorans, il y a plusieurs choses qui ne sont pas en apparence selon la loy, & neanmoins ne lui sont pas contraires. Puisque les loix sont les plus grands ouvrages de l’esprit humain, & que tous les anciens Legislateurs sont estimez dans le monde, à cause que c’est une chose bonne & honorable tout ensemble, de regler les peuples & d’empêcher leurs desordres : l’on peut avec beaucoup de raison soûtenir, que c’est ce qui fait la plus forte partie de l’autorité des hommes, & en même-tems l’un des plus grands abaissemens des femmes, que l’on doit considérer en cét endroit de deux façons ; comme interdites de l’établissement des loix, & comme dépendantes de celles qui sont les plus severes. L’on ne voit pas que les personnes du beau [37] Sexe soient jamais appellées pour former des Reglemens, faire des Ordonnances, donner des Loix, établir des coutumes nouvelles, & pour abroger & annuller les anciennes. Leurs suffrages n’ont point de lieu dans les affaires d’Etat & de politique, non plus que dans celles de l’Eglise & qui concernent les cas de conscience. Si l’on ne trouve pas que les femmes du tems passé ayent écrit des Loix & dressé des manieres de vies extraordinaires, il y a beaucoup d’apparence que. [sic] celles d’apresent n’en mettront pas un grand nombre sous la presse & que les siecles à venir ne seront pas les admirateurs de leurs belles idées. Il est vray que quand elles en auroient d’aussi grandes & admirables que celles de ces anciens Philosophes, les hommes n’y donneroient pas leur approbation, & ils les feroient passer pour des phantaisies, & non pas pour de solides lumiéres. Si la privation du pouvoir de faire des Loix & d’introduire des coûtumes étoit les seuls articles qui tiennent les personnes du Sexe dans l’abaissement, elles s’en pourroient facilement consoler, parce que les unes ne sçavent pas seulement ce que c’est des Loix, les autres n’ont pas assez de connoissance & de penétration pour en inventer, & celles dont l’esprit est assez subtile & éclairé pour en produire de belles & bonnes se rangent prudemment à la force de la coutume, parce qu’elles sçavent trés-bien qu’il n’est pas en leur pouvoir d’y resister ; mais il faut tomber d’accord que leur peine est trés-grande, puisque tout ce que les Loix ont de rude, les Ordonnances de rigoureux, & les Reglemens de severe, fait le plus fort de leur conduite, & si nous les considerons dans la vie spirituelle & dans les termes de la conscience, tout ce que l’Evangile a de plus exact, les Canons & les Decrets de l’Eglise de plus onéreux, c’est dequoy l’on forme leurs Loix & leurs obligations singulieres. Tout ce que l’Etat & la politique ont de plus ravalé & de moins éclatant, c’est ce qui les tient dans la dependance, & dans les familles & societés particulieres ; tout ce qu’il y a de plus humble & de plus abjet leur sert d’employ & d’exercice, comme nous le verrons en son lieu. L’on peut dire sans faire tort à la verité, que si les hommes font les Loix, les femmes les observent, & c’est trés-justement que les paroles d’un Philosophe Grec leur peuvent être appliquées : les Loix, disoit agreablement ce Sage, sont comme les toiles [38] des araignées, parce qu’elles arrétent facilement les petits & les foibles, qui se laissent prendre, sans aucune resistance : mais les puissans, les riches, les forts, les heureux & les adroits passent aisement au travers pour les rompre & les annuller [Ana?arsis]. *** [38] CHAPITRE VII. Du repos & tranquillité publique. LA paix & la concorde des Etats, des Royaumes, & des Republiques sont de si grands biens que l’autorité & les Loix ne sçauroient rien produire de meilleur ni de plus utile. Car c’est le plus illustre effet de ces causes suprêmes & sureminentes, & ceux qui gouvernent les autres ne sçauroient se rendre considerables par un endroit qui les fasse paroître avec plus d’éclat, que celui de la tranquillité qu’ils procurent à leurs peuples, d’autant que par ce moyen ils les rendent doublement tributaires, & les assujettissent de nouveau en leur procurant le bonheur inestimable de la paix. Tout Royaume divisé en luy-méme sera detruit, dit le Sauveur du monde, & la ruine des maisons sera universelle [S.Luc. ch.11. v.17.]. Ces paroles qui nous font connoître le malheur & la destruction d’un Etat, nous apprennent en même tems que le trouble & la division en sont les causes plus ordinaires. C’est pourquoy l’on peut tirer une conséquence infaillible, que la tranquillité & bonne intelligence des Citoyens d’une Republique est un bien qu’on ne sçauroit assez estimer. La paix sera l’ouvrage de la justice, dit le Texte sacré, & le peuple se reposera dans des Tabernacles de confiance, en joüissant de la beauté & des richesses de la paix [Isaie. ch.12. v.17.]. Ces admirables expressions nous font bien connoitre qu’entre toutes les prospéritez, dont l’on peut joüir en cette vie mortelle, il n’y en a point de plus grande ni de plus desirable qu’un état tranquile. C’est ce qui fait dire à S. Bernard, qu’en quelque lieu & assemblé que ce soit, sans le lien de la paix, sans l’observation des Loix, sans discipline & sans conduite, toutes les societez des hommes ne se peuvent pas appeller un peuple, ni une Cité ; mais un trouble & une confusion, une Babylone [39] & non pas une Jerusalem. Et selon S. Augustin, ce que l’harmonie est dans le chant des Musiciens, la concorde & la paix le sont dans la Cité, c’est le lien trés-fort & trés-étroit qui conserve & sauve toute la Republique, & sans lequel jamais elle ne sçauroit subsister [Serm. Au jour de la Dedic.]. Car comme la nature se plait dans le bel ordre & le juste temperament des choses, de même les esprits doués de raison se contentent dans tout ce qui fait le plaisir des hommes ; qui n’est autre que la vie douce & paisible [Li, 2. ch.21. de la Cité.]. Comme il y a deux sortes de guerres l’une étrangere & l’autre domestique, il y a de même deux sortes de paix, l’une que l’on possede dans les Royaumes, dans les Provinces & dans les Villes, & l’autre avec les Etrangers. Celle-cy dépend de la volonté & bonne intelligence des Princes Souverains, qui en usent comme ils jugent à propos avec leurs voisins & leurs alliez, selon que les affaires de leurs Etats les y obligent. Mais celle là bien qu’elle soit entretenuë dans l’étenduë de leur Empire par la grandeur de leur puissance, par la justice de leurs Loix & par la sagesse de leur conduite, neanmoins l’obeïssance des peuples y contribue beaucoup, & quelque puissant, quelque équitable, & quelque sage que soit un Monarque, si les sujets sont rebelles la paix ne sçauroit être dans son Empire, parce que les troubles publiques ne s’élevent jamais que les personnes particulieres n’ayent suscitées des dissentions en secret, & tachez par l’aigreur de leurs esprits de rendre commune & généralle leur cause propre & singuliere. Quelques-uns ont pensé que la guerre étoit meilleure que la paix, parce qu’elle est Mere de la précaution aussi-bien que de l’experience. Mais ce sentiment me paroit un veritable Paradoxe, aussi bien que les paroles de Iulle Cesar qui disoit souvent, qu’il n’étoit jamais plus éloigné des dangers, que lors qu’il étoit à la tête d’une Armée. La vertu des Romains qui fut si généreuse & integre durant les guerres de Carthage, trouve sa ruine entiere dans la paix qu’ils firent avec les Affriquains : ce qui doit apprendre aux autres Villes du monde, dit un grave Auteur [Petraque.], qu’encore que la paix soit désirable, si elle devient orgueilleuse & negligente, elle est beaucoup plus dangereuse que la guerre quelque animée qu’elle soit, parce qu’elle introduit les voluptez, la débauche, la paresse & plusieurs autres vices. C’est pourquoy [40] Sage dit tres-à propos, que la crainte & l’étonnement se sont emparés de son cœur quand il a veu la haine injuste de toute une ville, l’emotion seditieuse d’un peuple, & la calomnie inventée faussement & que toutes ces choses lui ont paru plus insupportables que la mort [Eccles. ch.26.]. Le naturel des hommes est tellement inquiet & turbulent, qu’ils se tourmentent les uns les autres dans leur propre societé, lors qu’ils ne sont point exposez à la persécution des Etrangers. Entre les grandes qualitez qui rendent recommandables ceux qui possedent les charges du gouvernement, il n’en est point d’égale à la valeur de la force qu’ils font paroitre pour deffendre les peuples de leurs ennemis en prevenant leurs mauvais desseins, repoussant leurs attaques & les empéchant d’avoir aucune prise sur les sujets qui occupent les lieux de leur dependance. Ce qu’ils font pour y conserver la paix qui est le seul but de tous leurs soins, & la guerre ne se fait sur les frontieres d’un Etat, que pour conserver le reste dans le repos & dans la tranquillité. C’est ce qui fait dire au plus Sage de tous les hommes, que la où il n’y a personne pour gouverner le peuple perit, & où il y a beaucoup de conseil là est le salut [Prov. ch.11. v.14.]. Sans doute que c’est pour cette raison que saint Paul recommande à son cher Timothée, que l’on fasse des prieres & actions de graces pour les Souverains & pour ceux qui sont établis en dignité : afin que sous leur conduite l’on puisse mener une vie paisible, qui est un moyen trés-assuré pour se rendre agreable à Dieu, en pratiquant les œuvres de pieté & de vertu [A Tim.1 epi. ch.2.]. Dieu est si amateur de la paix qu’en plusieurs endroits de l’Ecriture, il se nomme Roy pacifique & Prince débonnaire. La paix cause tant de bonheur au monde, que l’on peut dire avec verité que c’est par elle que la science, les bonnes mœurs, la police, & les Arts fleurissent dans les Royaumes & dans les Republiques. C’est par la paix que l’on possede l’abondance de toutes les choses necessaires à la vie des hommes, que l’on est dans la liberté du commerce, & dans une facile communication avec tous les peuples de la terre. Quel plus grand avantage peut posseder un homme mortel, que celui de procurer tant de biens & de felicité à ceux qui lui sont sujets. C’est ce qui fait dire à Ciceron, qu’entre toutes les choses humaines, il n’y en a point de plus noble ni de plus excellente que de s’employer pour le bien commun. C’est de tout tems que l’estime & l’amour des peuples se sont montrées ardentes envers ceux qui leur ont conservé ou procuré l’inestimable bonheur de la paix. Aussi tous les plus grands hommes de l’Antiquité se sont empressez pour les mettre en possession de ce trésor. Et tous ceux qui ont preferez le bien public à leurs intérets particuliers, ont passez pour celebres & recommandables dans toutes les Histoires. C’est ce qui obligea un sage Grec de répondre à Cresus Roy de Lydie, qui lui demanda en lui montrant ses grandes richesses, s’il y avoit jamais eu au monde un homme plus heureux que lui ? qu’il s’en étoit trouvé un dans Athenes qui l’avoit surpassé en bonheur, parce qu’étant mediocrement accommodé des biens de la fortune, il avoit rendu de grands services à sa Patrie, & étoit mort pour la deffendre aprés s’être acquis la réputation d’un homme trés-sage & genéreux. Scipion l’Affriquain aprés avoir conquis un païs, dont il a retenu le nom, mourut dans une si grande pauvreté, que ses filles furent mariées au dépend de la Republique, à laquelle il avoit fait de si puissantes acquisitions. Il s’estima heureux d’enrichir une infinité de personnes, pendant qu’il laissa ses enfans pauvres, esperant que les Dieux les prendroient sous leur protection. Ces grands cœurs étoient au dessus de toutes les choses basses. Et c’est ce qui faisoit dire à l’un d’eux, lequel par une foible complaisance pouvoit être le premier de l’Empire, je cherche l’honneur de Cesar, je ne crains pas de mourir pour Pompée ; mais avec tout cela je n’ay rien de plus cher que le bien public [Ciceron. ep.14.]. Et pour montrer qu’il n’estimoit que la générosité & la grandeur du courage, & non pas ces rangs honorables & ces titres specieux qui surprennent les hommes ordinaires, il dit ces paroles, que plusieurs avoient été appellez Consuls dans les troubles & les changemens de la Republique ; mais que pas un n’avoit été veritablement Consulaire, que ceux qui avoient témoigné beaucoup de zele & de fermeté pour le bien commun [ Li. ?0. epi.5.]. Et l’Angelique saint Thomas soutient que le salut & la paix d’un Etat sont entierement préferables, à l’avancement & prosperité des particuliers. Les personnes du beau Sexe n’ont pas plus d’avantage pour procurer la paix au public, que dans tous les autres privileges du gouvernement, puisque tous les emplois par lesquels l’on se peut distinguer des autres leur sont absolument deffendus. Et pour me [42] servir des paroles d’un Auteur de ce tems, afin de mieux exprimer cette verité ; je diray aprés lui qu’il n’y a rien de plus ordinaires, que de trouver dans les Livres & d’entendre en tous les discours qu’elles ont moins d’excellence & de perfection que les hommes : mais pour en donner de solides raisons cela ne s’y remarque jamais [L’aut. de l’ega. des Sexes]. L’on se contente de nommer leur Sexe pour faire croire que l’on peut persuader avec justice, que la prudence dans les conseils, la subtilité dans les affaires, tant politiques que militaires, la solidité à les bien deliberer, & la force pour les mettre en exécution, sont tellement au dessus de leur portée, que la seule pensée d’y prétendre passeroit pour ridicule & digne de risée. L’on n’est pas encore satisfait de les priver de toutes les choses qui font connoître la grandeur de l’esprit, de la vertu & du courage : mais l’on veut absolument qu’elles croyent que c’est avec justice qu’on les traite de la sorte, à cause qu’elles n’ont que l’insuffisance au lieu des grandes qualitez que doivent avoir les personnes qui manient les affaires de la Republique. Pour soûmettre son jugement à un sentiment si bas, il faudroit que jamais les Amazonnes n’eussent été au monde, ni tant d’autres femmes habiles & genereuses, qui ont gouvernez les Etats avec tant de succez, & une tranquillité si parfaite, que les hommes les plus capables ne s’en seroient pas mieux acquittez. Il ne faudroit pas encore qu’une infinité de femmes & de filles ressentissent en elles-mêmes ce feu qui anime les bons cœurs, & cette inclination pacifique & miséricordieuse capable de procurer la paix & le repos à tous les peuples. Ces grandes dispositions leur sont si naturelles, que le saint Esprit lui-même en rend témoignage, quand il dit, que la colere n’a point été creée avec le Sexe des femmes, & que la femme vertueuse est l’ornement de sa maison [Ecclesi. ch.10. & 26. &c.]. L’on ne sçauroit nier qu’elles soient trés-utiles dans les Villes, les Royaumes & les Republiques ; puisqu’elles sont comparées dans le Texte sacré à ces hayes vives & fortes, qui conservent les heritages, sans lesquelles ils seroient perdus & endommagez. Et pour venir aux exemples l’on peut dire qu’ils sont sans nombre dans la personne de plusieurs Reynes, Princesses & Dames de haute qualité, dont la grande sagesse a bien sceu pacifier les Royaumes troublez, reünir les Couronnes [43] divisées, adoucir les Peuples revoltez & faire naître les Palmes & les Oliviers dans les terres de misere & de desolation. *** [43] CHAPITRE VIII. De la société humaine. LA société du peuple n’étant autre chose qu’une assemblée de plusieurs personnes qui vivent sous l’autorité d’un même droit, & se maintiennent en paix par la vigueur des Loix justes & raisonnables ; nous la devons considerer comme un éfet du gouvernement, où elle paroit d’une façon toute admirable [I.2. q.105. ar,2.]. Cette communication des particuliers ne peut jamais subsister sans la protection d’une puissance souveraine : parce que ce grand Tout est composé de parties si différentes, qu’il lui faut necessairement une conduite supérieure, pour conserver l’union & la société des particuliers qu’il renferme dans l’admirable œconomie des Etats & des Republiques. Cette société que nous avons définie selon la regle de saint Thomas, peut être appellée universelle & generale, à l’égard d’un autre, que l’on doit nommer particuliere, à cause qu’elle est seulement de ceux qui vivent dans une maison avec la pratique des mêmes exercices ; & forment ainsi une maniere de vie commune. C’est de ces diverses familles que les grandes Sociétez se composent : car quoy qu’elles ne soient pas égales en biens & en qualité, les moindres ne laissent pas d’être membres de la Republique. Saint Bernard nous fait bien entendre cette verité, quand il dit, que les maisons, les compagnies populaires & les assemblées des Chrêtiens font les parfaites sociétez, à cause qu’elles sont jointes & unies par les Loix & les Ordonnances des Princes, tant Ecclesiastiques que Seculiers [Sur le Cant. ser.46]. Tout le monde sçait que la perfection de la police consiste dans des demeures assurées, quant à la forme & quant au lieu ; c’est à dire que l’on habite dans des Villes, dans des Bourgs, ou dans des Villages : mais trés-peu de personnes sçavent que la concorde, la conversation & l’amitité sont les seules marques de la veritable société. [44] Comme par la priére & par la contemplation nous pouvons acquerir une vie Divine, & que par le commerce des sens nous sommes ravalez à celle des bêtes : de même par la raison qui sçait discerner les actions civiles nous avons une vie humaine & sociable. C’est par cette agreable assemblée que ceux d’une famille vivent paisiblement sans se troubler ni inquiéter les uns les autres : car quoy que la société se puisse trouver entre des personnes qui ne se frequentent point ; pourveu qu’elles se connoissent & qu’elles habitent dans une même ville : il est pourtant trés-vray, que son plus fort exercice n’appartient qu’à ceux qui conversent souvent ensemble. Il est impossible de pratiquer parfaitement la concorde sans avoir la communication les uns des autres, parce que n’étant autre chose qu’une maniere d’agir humaine & tranquille ; ce n’est pas avec ceux que l’on n’a rien à démêler que l’on peut vivre dans une bonne intelligence, sans débat, ni sans dispute. C’est en ce poinct que consiste la belle société, de conspirer unanimement pour le bien public, aussi-bien que pour le particulier : & c’est par ce moyen que l’on est utile à soy-même & bon pour les autres, homme de bien & fidele citoyen, chacun selon son pouvoir, son talent & ses emplois. Parce qu’encore que la nature ait fait tous les hommes égaux dans leur espece ; leur merite neanmoins ne laisse pas d’être fort différent, Dieu ayant mis des qualitez dans les uns, dont les autres sont entiérement privez. Aristote m’apprend qu’il n’y a rien de plus juste que les choses qui se font pour la felicité & pour la conservation de la société humaine, & que la necessité qu’ont les hommes de l’assistance les uns des autres, leur sert d’un lien trés-étroit pour les engager à une mutuelle communication [M. li.5. ch.2.]. Si nous considérons bien les choses, il sera facile de comprendre qu’humainement parlant l’on ne sçauroit se passer de cette société de communication, non seulement pour ce qui regarde le trafic & le commerce des biens qui servent aux necessitez du corps, mais aussi pour la conversation & les divertissemens de l’esprit. Il est si naturel à l’homme d’aimer l’entretien de ses semblables, que c’est l’un des plus grands éforts de la vertu de se priver de cette agreable douceur de la vie presente. Et l’on peut dire de ceux qui s’en abstiennent par un moindre motif que celui de plaire [45] à Dieu, qu’ils vivent d’une vie animale pareille à celle des bêtes sauvages, qui ne connoissent pas la société, que nous pouvons appeller l’un des plus nobles éfets du gouvernement. Ceux qui composent ce corps politique doivent contribuër à son utilité & à son embellisement, & comme il ne sçauroit être plus illustre que par les exercices de l’esprit, qui se fait connoître & distinguer dans les entretiens & dans les conservations ; c’est icy l’un des grands avantages de la société, parce que l’on se console dans les afflictions, les chagrins se dissipent, la tristesse se modere, la joye éteinte reprend une nouvelle vie, & l’on apprend toûjours quelque chose de nouveau. Il n’y a rien qui donne une plus grande renommée aux Villes & aux Citez que l’esprit, la vertu & la douceur des Citoyens qui les remplissent. Car ce n’est pas la magnificence des bâtiments, la beauté du terroir, ni l’abondance des richesses, qui sont la source des bonnes choses, dit Petraque : Rome n’étoit qu’un azyle de villageois avant que la valeur de ses citoyens l’eût renduë la Capitale de l’Univers. Et Seneque nous apprend, que la reputation des Habitans de plusieurs Villes & Provinces différentes attiroit ceux des lieux les plus éloignez ; de sorte qu’il se trouvoit des Grecs au milieu des Nations barbares ; le langage des Macedoniens avoit cours entre les Perses & les Indiens ; dans l’Asie l’on y voyoit grand nombre d’Atheniens ; l’Espagne étoit habitée par ceux de Carthage, & les peuples de la France & ceux de la Grece se trouvoient mêlez ensemble. Tant il est vray que la plus grande passion qui possede le cœur des hommes, c’est le desir qu’ils ont de se connoître & de s’associer les uns aux autres. Parce qu’en tous les endroits du monde, qui sont gouvernez par des Princes, conduits par des Magistrats, & reglez par des Loix, les Sociétez sont formées & soûtenuës par leur puissante autorité ; de maniere que ceux qui laissent un lieu bien policé & des conversations agreables sont assuré qu’ils en trouveront toûjours ailleurs, ou d’égales ou peut être de plus charmantes. L’auteur de la Secte des Stoïques soûtenoit que tous les hommes en général ne devoient point vivre divisez, ni separez les uns des autres par des Loix, Droits & Coutumes ; mais que tous universellement se devoient estimer bourgeois & citoyens, [46] parce qu’il n’y devoit avoir qu’une sorte de vie, comme il n’y avoit qu’un monde. La pensée de ce Philosophe pour étre beaucoup humaine en ce qu’elle favorise l’universelle société, n’est pourtant pas assez pénétrante ni reguliere, à cause que la différence des mœurs & des humeurs des hommes ne sçauroit se reduire à cette unité & que le plus grand agréement qui se trouve en leur vie, est que chaque Nation en a une forme particuliere. Et cette grande diversité qui fait la beauté du gouvernement, contente en même-tems la naturelle curiosité des hommes, qui ne sont jamais plus satisfaits, que lors qu’ils voyent & entendent des choses qui ne leur sont ni familieres ni usitées. Les sociétez qui sont dans la concorde & dans la mutuelle conversation des uns avec les autres, peuvent bien passer pour être civiles & politiques, mais non pas humaines, & encore moins selon les regles du Christianisme, si l’amitié ne s’y trouve. Aristote étoit si persuadé de cette verité qu’ils nous assure que c’est par elle que les Citez se tiennent dans le devoir ; les bons Legislateurs s’attachen [sic], bien plus à la conserver que la justice même : parce que la concorde qu’ils cherchent sur toutes choses, n’est guére différente de l’amitié, à cause que les Citoyens qui s’aiment sont toûjours en paix les uns avec les autres, & par consequent, ils n’ont pas besoin de la justice ; mais pour justes qu’ils soient ils ont besoin de l’amitié [M. l.8. ch.1.]. Ces paroles dignes du Prince des Philosophes nous font bien connoître que de toutes les choses necessaires pour rendre une sociéte parfaite, il n’y en a point de plus fort que l’amitié, d’autant que c’est par elle que les hommes ne tombent jamais dans les querelles & les disputes, qu’ils se rendent justice, & se donnent les uns aux autres des secours utiles & profitables. Je pourrois bien mettre ce que je viens de dire au rang de ces belles idées que ces grands esprits d’autrefois ont formez en eux-mêmes. Puisqu’il n’y a rien de si commun entre les hommes, que les haines, les dissentions & les procés, & rien de si rare que cette pretieuse amitié, qui se trouve bien peu dans leurs cœurs & dans leurs actions, quoy qu’à tout moment ils ayent dans les paroles & sur la langue. C’est ce qui fait dire à un grand Personnage qui avoit passé par toutes les épreuves fâcheuses que l’on peut expe-[46]rimenter en la vie humaine, qu’il avoit plus courut de hazard dans les villes que sur la Mer, & qu’il avoit trouvé la fureur des vagues douce à l’égal de l’inhumanité des hommes. De sorte qu’étant sur la terre il y avoit fait d’autant plus de mauvaises rencontres qu’il s’y trouve plus d’hommes que sur la mer. Ceux qui se vantent d’avoir beaucoup d’amis se trompent, dit Petraque, c’est une faveur trop rare pour espérer de l’obtenir facilement, & celui qui en toute sa vie quelque longue qu’elle puisse être, peut acquerir un seul veritable ami doit passer pour un homme aussi heureux qu’habile. Les paroles de Salomon sont capables de causer l’étonnement dans les plus forts esprits, lors qu’il dit, qu’un seul homme de bon sens fera peupler toute une ville, & qu’un païs de méchans deviendra desert, qu’il a veu de ses yeux plusieurs exemples de cette sorte, & qu’il en a entendu de ses oreilles encore de plus grands [Eccles. ch.16. v…&c.]. Cét homme de bien dont parle ce Roy de la Judée est celui qui en toute sa conduite n’a pour regle que la prudence, la justice & la modération, & ces méchans ne sont autres que les fourbes, les vindicatifs, & les avares, qui desolent le genre humain par ces funestes & pernicieuses qualitez, que l’on peut appeller les meurtrieres & le poison de l’amitié. C’est par les trompeurs, les dissimulez & les medisans, que la sincerité & la bonne foy, qui sont les pilliers de la societé & de la concorde sont entierement ruinées, c’est par les coleres & les vindicatifs, qui sont cruels & irreconciliables, que la tendresse & l’humanité sont detruites, & enfin c’est par les interessez & les avares que l’abondance & la communication des biens sont renduës steriles, parce que voulant tout pour eux, ils se mettent fort peu en peine si les autres sont pourveus de ce qui leur est necessaire. Toutes ces sortes de gens sont incapables d’une vraye societé ; car quoy qu’ils habitent les Provinces & les Villes, ce n’est qu’à l’exterieur & selon le corps, puisqu’en effet ils en sont les destructeurs selon la parole du saint Esprit, ne pouvant pas s’entraimer & entretenir la societé, comme le doivent faire de veritables hommes. S’il est vray que toutes les affaires du monde se font par le moyen de la foy humaine qui oblige les hommes de croire aux paroles, aux écrits, & aux témoignages de leurs semblables, l’on doit être persuadé qu’il n’y a rien qui doive causer plus d’horreur [48] dans une societé que la feinte & la tromperie, & neamoins elle s’y trouve si ordinairement, que l’on peut dire avec verité, qu’il n’y a rien de plus rare dans le monde que la fidelité, & que la fraude y regne d’une telle maniere que pour éviter d’être trompé il faut fuir le commerce des hommes. Parce que pour être destinez à la commune societé ils ne laissent pas de la persécuter & de s’en rendre les ennemis, lors qu’ils mettent en usage la tromperie & la dissimulation. Si les fourbes sont les ennemis de la societé qui ne s’entretient que par l’amitié & la franchise, les vindicatifs sont ses persécuteurs declarez, leurs emportemens & leurs mauvais tours étant incompatibles avec la douceur & la modération qui la peuvent entretenir. Comme pourroient ces esprits inéxorables, aimer & se faire reciproquement aimer, puisque la plus saine partie des sçavans, non seulement les compare à des bêtes feroces ; mais ils veulent encore persuader qu’ils sont d’une complexion beaucoup plus maligne, parce qu’ils persécutent leurs semblables, ce que ne sont les Ours, les Tygres ni les Lions. Et comme ce sont des Enfans proscrits & dépoüillés de l’heritage du Pere celeste, ils meritent d’être mis au rang des Demons, parce que le Seigneur les a lui-même excommuniez, en leur defendant l’entrée de l’Eglise, tout le tems qu’ils auroient de l’aversion & de la vengeance contre leur prochain. Il veut encore que leurs prieres servent à leur condamnation, quand ils demandent que leurs offenses soient pardonnées, comme ils pardonnent aux autres les injures & le mal qu’ils en ont reçeu. L’avarice & l’intérêt sont tellement opposés au bien de la societé, dont l’amitié est le plus grand avantage, que c’est une opinion commune parmi les hommes qu’il est impossible que jamais elles se trouvent ensemble dans un même sujet, à cause que ce sont des qualitez incompatibles. Qui ne sçait pas que l’amitié veut l’égalité dans la distribution des commoditez temporelles, ne pouvant souffrir que ses prochains soient dans la disette. L’avarice au contraire veut tout pour soy, sans se mettre en peine de la necessité d’autruy. L’amitié est liberale & genereuse, comme au contraire l’interêt & la rapine sont les propres caracteres des ames basses & resserées en elles mêmes. L’une est digne de la societé humaine, & l’autre en devroit être bannie, comme [49] en étant le veritable poison ; c’est ce qui faisoit dire à un ancien Sage, que l’égalité produit la concorde & l’amitié, pendant que l’inégalité est toûjours dans la dissention & dans l’emportement [Solon. Lycurgue.]. C’est pourquoy il ne faut pas s’étonner si ces prudens Legislateurs de la Grece l’avoient introduite dans leurs Republiques, où elle étoit dans une si grande recommandation qu’un Prince de Lacédémone [Agosilaus.] ayant coûtume d’envoyer des presens aux Senateurs en signe d’honneur & d’estime, il en fut repris par les Conservateurs des Loix, qui le condamnerent à une amende envers le public, à cause, dirent ils, que par ses pratiques & carestes, il gagnoit à lui seul, ceux qui devoientt être également à tout le monde [Plutarque.]. Tout ce que la societé a de plus paisible, la conversation de plus agreable, & l’amitié de plus tendre, ne sçauroit être disputé aux personnes du Beau Sexe. Et si l’on peut dire que l’emportement & les querelles sont ordinaires à quelques femmes de condition servile, & que l’entretien de celle qui sont plus considerables dans le monde est trés-fade & de peu de goût, n’ayant pas assez de génerosité pour soutenir une parfaite amitié, parce qu’elle demande des cœurs grands & larges qui ne se trouvent point en la plûpart de celles du Sexe, à cause qu’elles l’ont trop interessé. La reponse se presente sans se faire chercher, puisqu’il est trés-facile de persuader que les défauts de quelques particulieres ne se doivent pas attribuer à toutes les femmes, dont la plus grande partie aime la societé & la concorde, que la bonne foy est ordinairement de leur commerce, & que l’amitié & tendresse leur est tellement naturelle que l’on ne sçauroit rien trouver que de doux en toutes leurs manieres d’agir. Et pour la foiblesse de leur conversation, elle n’a point d’autre source que l’education qu’on leur donne, parce que n’étant pas élevées dans les sciences & dans les grandes affaires, elles n’en sçauroient former des discours qui soient forts & pertinents. De sorte que c’est plûtôt par l’injustice qu’on leur fait de ne les pas instruire, que par insuffisance & manquement d’esprit. Cette verité paroit en tout rencontre où elles parlent fort juste & à propos de toutes les choses qu’elles sçavent, lors que la crainte & la retenuë n’étouffent pas la vigueur de leurs pensées. L’on peut dire avec beaucoup [50] de fondement & une certitude qui ne peut recevoir d’opposition, que ce sont les personnes du Sexe qui font le plus beau & le plus agreable de toutes les societez qui seroient ennuyeuses sans elles. Cette verité reçoit son approbation de l’autorité de Dieu même parce qu’il est dit dans l’Ecriture, que la femme sainte & pleine de pudeur est une grace qui passe toute grace, & que par sa beauté & ses attraits elle paroit dans sa maison, comme le Soleil levant paroit dans le monde [Ecclesi. ch.16.]. *** [50] Chapitre X. De la facilité du Commerce. SEneque avoit une pensée digne d’un Philosophe quand il disoit, qu’il seroit à souhaitter que la seule foy des hommes entretint leur commerce : afin que respectant l’équité, les conventions, les ventes & les achats se fissent seulement de paroles, & non par de cedule écrites. [Bienfaits. li.3. ch.15.] Mais qu’ayant preferés la contrainte à l’honnéteté & à la vertu ils ont mieux aimez forcer la Foy que de l’honorer. Le discours de ce Sage nous fait bien connoître que les précautions & les mesures que les hommes prennent en traitant les uns avec les autres, sont plûtôt des marques de leur infidélité, que des formalitez necessaires & juridiques. Aussi Dieu qui connoît parfaitement leurs cœurs, nous apprend par le Roy Prophete, qu’ils ont de fausses balances, & qu’ils conspirent tous à se tromper les uns les autres [Ps.61.]. Si la Loy du Talion qui avoit cours entre les Juifs, étoit observée à present & que l’on rendît à chacun ce qu’il fait aux autres, soit bien soit mal, les hommes se tiendroient mieux sur leur garde, pour ne point faire de tort à leur prochain, & l’émulation qu’ils auroiẽt à s’aider & servir les uns les autres les empécheroit bien de tomber dans aucun acte de mauvaise foy. Cette conduite humaine & naturelle, qui est si conforme à la Loy de Dieu, dont les preceptes ordonnent aux hommes d’aimer leurs semblables autant qu’eux mêmes étant comme anéantie dans le monde, il est comme necessaire pour éviter toutes sortes de sur-[51]prises, qu’ils observent diverses regles & methodes dans leur commerce. Entre les manieres d’agir qui servent aux hommes, pour prévenir les surprises les uns des autres, la principale & la plus importante, c’est l’écriture, qui comprend, les Contracts, les Donations, les Testamens & les autres Actes publiques, qui arrêtent ou plûtôt qui empêchent la mauvaise foy des méchans, & ne servent pas moins pour affermir l’inconstante naturelle des hommes, que pour soulager leur memoire. C’est dans la pratique de ce moyen, autant utile que necessaire, que paroît avec éclat la force & la vivacité de l’intelligence humaine. Il y a un autre commerce qui se fait de paroles, soit par le trafic des choses considérables & importantes, soit pour les choses de moindre conséquence, que l’on vend & achete tous les jours pour satisfaire aux necessitez de la vie presente. Les hommes pour éviter de se faire tort à eux-mêmes, & pour n’être pas trompez par les autres, ont introduit diverses manieres pour s’accommoder les uns les autres des choses, dont ils ont besoin : comme de compter, nombrer, peser, mesurer, trocquer ou changer une chose pour une autre. C’est une obligation de droit Divin & naturel, aussi-bien qu’une loy civile & politique de payer fidéllement les choses achetées, & de les vendre & livrer sans fraude ni falsification. Dieu en faisoit une Loy à son peuple, lorsqu’il lui dit ces paroles, vous ne ferez rien contre l’équité ni dans les jugemens, ni dans ce qui est de regle, ni dans les poids, ni dans les mesures [Levi ique [sic], ch.19. v.35 & 36.] : c’est à dire avec autant de fidélité & de conscience, que si l’on avoit des Juges à ses côtez pour punir la fraude & châtier la tromperie. L’Angelique saint Thomas nous apprend, que non seulement le trafic doit être fidéle & humain ; mais encore qu’il doit avoir une fin qui soit bonne, en le rapportant à Dieu, & à l’utilité & entretien d’une famille ; & que de l’exercer pour le luxe, la vanité & les choses superfluës, c’est peché [I.2. q.337. ar.4]. Ce n’est pas assez que la fin soit bonne dans le negoce & que la fidélité y soit inviolable : il faut encore observer le prix ordonné par la loy, ou bien suivre la coûtume universelle, lors que la loy vient à manquer, ou enfin se conformer à l’estimation des personnes capables en matiere de commerce & de trafic. Dieu qui est toûjours adorable en sa conduite a tellement [52] disposé l’ordre de l’Univers, que pour la commodité des hommes qui l’habitent, il veut que l’abondance de toutes choses s’y trouve. Et comme tous les Païs ne possedent pas universellement toutes sortes de biens ; les uns étant fertiles en bled, vin & autres choses propres à la nourriture & au soutien de la vie ; les autres étant renommez pour les choses & tout ce qui sert aux habillemens, & d’autres enfin sont en possession des drogues, qui servent à guerir les maladies & à conserver la santé : il faut par une necessité absoluë que les Nations les plus étrangeres & barbares communiquent avec celles qui sont humaines & sociales, & qu’elles suppléent par leur commerce aux choses qui leur manquent. Et par ainsi la disette de plusieurs endroits du monde est incontinent reparée par l’abondance des autres : cette voye du negoce étant utile & profitable à tous les habitans de la terre. La grandeur d’un Etat ne sçauroit jamais se maintenir sans le commerce qui se pratique entre les hommes, & si leur multitude n’est grande & considerable, c’est un corps qui n’a point de force pour entretenir le negoce, tant par les ventes & les achats, les prets & les changes, que par le labourage, l’architecture & mille autres ouvrages, qui sont des especes de trafic qui servent à l’utilité de la Republique & sans lesquels il est impossible que jamais elle puisse subsister. De sorte que nous pouvons regarder le commerce, comme un moyen utile & éficace qui sert aux hommes pour se communiquer les uns aux autres, tout ce qu’il y a de plus necessaire & de plus rare sous le Ciel. Les personnes du Sexe que nous avons veuës jusqu’à present privées de toutes Autoritez, Gouvernemens, Charges & Offices, n’ont pas une meilleure fortune en ce qui est du commerce : & quoy que ce soit le dernier avantage de la politique, les femmes n’y ont aucune part, non plus qu’aux emplois qui brillent aux yeux du monde. Et s’il arrive qu’elles se mêlent du trafic, comme l’on voit en plusieurs Royaumes & Provinces de l’Europe ; ce n’est que dans les choses basses en achetant & en vendant ce qui est de peu de conséquence ; & encore c’est avec rélation à leurs maris, Superieurs, ou Maîtres. Mais de ces grands negoces qui obligent les hommes d’aller en des Païs [53] étrangers & parmi des Nations éloignées ; elles n’ont aucun droit d’y prétendre : & l’on ne veut pas même qu’elles participent à cette vertu, que l’on appelle justice commutative, dans les choses importantes, mais seulement dans les petites & legeres. Elles sont entierement excluses d’un plaisir qui n’est pas moins utiles qu’agreable, & dont joüissent ceux qui voyent la diversité des Païs, la différence des trafics, la contrariété des coûtumes & la maniere des grands negoces : & même dans l’Italie & dans la plûpart des Provinces du Levant, elles sont privées des moindres commerces. Il est vray que cette conduite n’est pas égale par tout, puisque c’est une chose constante que dans plusieurs Royaumes & Provinces du monde, tant de l’Occident que du Septentrion, les femmes font assez connoître leur capacité pour les grandes choses. Ce sont elles qui font aller le trafic, qui conduisent les boutiques, tiennent les livres de receptes & mettent ordre à tout ce qui est du commerce. De sorte qu’elles font bien voir leur esprit, leur adresse & leurs intrigues en tout ce qu’elles entreprennent. Qui pourroit jamais douter de la suffisance des personnes du beau Sexe pour toutes les choses qui concernent le négoce & qui sont necessaires à la conservation de la vie humaine, aprés les paroles du Sage. La femme prudente, dit-il, est d’un bon conseil, elle travaille de ses mains, considere le champ qu’elle veut acheter, elle-même plante la vigne & s’employe aux œuvres penibles & laborieuses ; elle éprouve que son trafic est bon, & même pendant la nuit sa lampe ne sera point éteinte [Prover. ch.31. v.13. &c.]. *** [53] CHAPITRE X. Les femmes sont capables de gouverner. LA nature, dit Seneque, n’a point renfermé l’esprit & la vertu des personnes du Sexe, elles ont la puissance aussi libre pour les choses honnêtes, la force du courage aussi grande, & la patience & générosité dans le travail & la douleur aussi puissante & achevée que les hommes [à Mar?tia.]. La pensée de ce Sage est [54] trés-juste, puisque les femmes ont une ame raisonnable, un esprit intelligent, & une volonté souveraine, aussi-bien que les hommes, les uns & les autres ayant été également favorisez de Dieu dans leur creation, où il a établi la différence des Sexes, & non pas celle des ames & des esprits. C’est pourquoy si dans la premiere partie j’ay fait voir qu’elles sont capables de cette haute & sublime liberté qui éleve les grands cœurs au dessus du commun, & si dans la seconde je les ay representées revétuës des lumieres necessaires pour se rendre habilles [sic] dans les sciences : il est trés-juste de soûtenir dans cette troisiéme, qu’elles ne manquent pas de bonne qualité pour avoir part dans le gouvernement & dans la conduite, & que ce n’est point par insuffisance qu’elles sont privées de toute autorité, mais seulement par les Loix & les Coûtumes introduites à leur desavatange. Les trois qualitez que le Philosophe Romain donne aux personnes du beau Sexe, sont les plus necessaires pour bien reüssir dans le gouvernement : car cette puissance libre qu’il leur attribuë nous apprend qu’elles ont l’intelligence, la prudence & le conseil, qui sont des vertus, des habitudes & des propriétez de l’être raisonnable. De sorte que par l’intelligence elles peuvent connoître les choses necessaires & utiles à la conduite ; les regler par la prudence, qui exerce son office propre & particulier à commander ce qui est juste, défendre ce qui est dangereux, & mettre le bon ordre en toutes choses ; elle apprend encore que dans les occasions douteuses & impreveuës, il faut se servir du conseil de la raison pour déterminer les moyens qui peuvent preserver le public des maux & dangers, dont il est menacé. Toutes ces veritez seront fortement appuyées par l’autorité de saint Jerôme, dont l’esprit n’a jamais été ni mol ni flatteur ; la différence du Sexe, dit ce grand Homme, n’est point considérable devant Dieu, mais bien dans la pureté du cœur & le zele de la volonté ; aussi le don de Prophetie fut donné à Olda, à Anne & à Debora dans un tems où les hommes n’avoient pas cét avantage [Epi. à sainte Eustoquie.]. Le commandement que Dieu fit au Patriarche Abraham d’obeïr à sa femme Sara en tout ce qu’elle lui diroit [Genese ch.21.], fortifie beaucoup le parti des femmes contre ceux qui soûtiennent qu’elles sont incapables de gouverner, parce que Dieu ne pouvant se tromper dans le choix qu’il fait de ses creatures, dont il con-[55]noît parfaitement les qualitez, ce seroit s’opposer à la verité même, de dire avec obstination qu’elles n’ont aucun talent pour la conduite. Si le Pere des Croyants & le plus grand des Patriarches, s’est soûmis par un ordre Divin, à rendre l’obeïssance à sa propre femme, je ne vois pas que les autres hommes puissent avoir de bonnes raisons pour traiter les leurs avec tant de mépris. L’on peut connoître dans l’exemple de Judith la prudence & le conseil dans le plus haut poinct de leur perfection ; ces deux qualitez si necessaires pour conduire un grand dessein à son accomplissement, s’étant fait admirer dans les manières d’agir de cette illustre femme, qui a fait paroître autant de miracles & de prodiges, qu’elle a fait de pas & de démarches. Elle s’est montrée invincible dans son zele pour la Religion, par les prieres continuelles qu’elle faisoit à Dieu, & l’abstinence rigoureuse qu’elle gardoit au milieu d’une armée, où les blasphémes & l’yvrognerie étoient en regne : sa force a été intrepide dans un dessein qui auroit causé de l’étonnement, de la crainte & de l’apprehension à toute la terre : & la subtilité & la delicatesse de son esprit, s’est montrée tout-à-fait admirable dans les paroles qu’elle dit au Souverain Pontife, & dans les saintes ruses & judicieux artifices qu’elle mit en usage pour gagner le cœur d’Holopherne. Il est vray que l’exemple de cette femme incomparable est un coup extraordinaire de la puissance Divine : parce que jamais elle ne se fait mieux connoître qu’en se servant de sujets foibles & imbecilles pour operer de grandes merveilles. Pour établir encore davantage le merite des femmes, & leur capacité pour le gouvernement, aprés cét exemple, tiré des saintes Lettres, je me serviray de celui d’une profane, qui étoit Reyne des Amazonnes du tems d’Alexandre le Grand : ce Roy de Macedoine lui ayant demandé des marques de sa dépendance, comme il en recevoit de tout le reste de l’Asie, & que si elle en faisoit refus, il l’assujettiroit par ses armes : cette prudente Princesse lui fit réponse en ces termes, ô grand Monarque, l’on se doit étonner de vôtre dessein d’entreprendre la guerre contre des femmes : parce que si les Dieux nous sont favorables, & que vous soyez vaincu par nos armes, vous serez à jamais dans la confusion ; & si vous êtes victorieux, les Dieux nous êtant [56] contraires, quelle gloire aurez vous d’avoir surmonté une Armée de Femmelettes [Vie de B. li.19. ch.12.]. Ce discours qui renferme une prudence & sagesse consommée, causa de l’étonnement à ce Conquerant de l’Univers, & il fut tellement touché de l’adresse & du courage d’une si habile Princesse, qu’il lui donna une paix générale dans tous ses Etats & lui écrivit ces obligeantes & agréables paroles, qu’il n’appartenoit pas aux hommes de vaincre & de surmonter les femmes par la guerre & par les armes ; mais seulement par l’amour & la tendresse. Ce n’est pas assez d’avoir de l’intelligence, de la prudence & du conseil, pour connoître, discerner & bien regler les choses necessaires au gouvernement des hommes, il faut encore avoir la force & le courage d’exécuter ce que l’on médite, & de rendre évident ce que l’on pense. Cette heroïque qualité ne doit pas être refusée aux personnes du beau Sexe, non plus que les precédentes, parce qu’elles n’ont pas seulement l’approbation d’un Philosophe [Seneque] qui leur donne son suffrage par les termes avantageux que nous avons rapportez au commencement de ce chapitre ; mais le saint Esprit leur a donné le sien dans l’Ecriture, où il est dit, que la femme sainte aceint ses reins de force, & qu’elle affermi son bras pour soutenir les grandes choses [Prov.31]. Cette constante verité nous est confirmée par l’exemple de Debora, qui ne gouverna pas seulement le Peuple de Dieu l’espace de quarante ans ; mais sa force & son hardiesse furent si grandes, qu’elle conduisoit l’Armée des Israëlites, & Barac Prince Hebreux ne voulut jamais entreprendre la guerre, si elle ne marchoit premiere à la tête des Troupes. Ce qu’elle fit avec tant de conduite, que la victoire fut donnée entre ses mains & à sa valeur. [Liv. des Iuges. ch.4.] C’est aussi avec beaucoup de raison qu’elle tenoit ses assises & jugeoit le peuple entre Bethel & Rama sous un Palmier, dont les feuilles ont toûjours servis pour couronner les vainqueurs, comme étant des marques de bonheur & de prospérité. Mais qui pourroit ne pas être surpris de la force & du courage de Semiramis, laquelle aprés la mort de son mary Ninus regna quarante deux ans en Asie, & n’étant pas satisfaite d’avoir augmenté son Royaume de celui d’Ethiopie & de plusieurs autres Provinces : elle porta ses Conquestes jusques dans les Indes, & se [57] rendit la conductrice & la Capitaine de trois millions d’hommes qui la suivoient avec cent mille Chariots chargez de toutes les munitions necessaires à un si prodigieux nombre de personnes. Son Armée Navale étoit composée de deux mille Navires. Elle fit reparer & batir beaucoup plus superbement la Ville de Babylone, & l’environner de murailles d’une hauteur, largeur & étenduë si extraordinaire qu’elles ont toûjours passé pour l’une des sept merveilles du monde [Iustin, Eusebe, Herdole, &c.]. Pendant que cette Illustre Reyne faisoit tant de prodiges, Sardanapale filoit dans son Palais avec des Concubines. Alexandre le Grand estimoit tant la valeur de cette admirable Femme, qu’il l’égaloit à Citrus, & se servoit de son exemple pour encourager son Armée à poursuivre ses Conquestes, lors que ses Soldats ennuyez des grands travaux de la guerre vouloient retourner dans la Grece : aprés qu’ils eurent soumis la Perse à son obeïssance [Plutar. Quintecurse]. Souvenez vous, leur disoit ce puissant Monarque, que nous sommes arrivez dans un païs que les exploits d’une femme ont rendu si celebre. Combien de Villes & de prodigieux ouvrages a fait Semiramis, combien de Royaumes, de peuples & de Nations différentes a t’elle soumis à ses armes : & de nous autres qui n’avons pas encore égalé la gloire d’une femme, nous voulons mettre fin à nos victoires. Le grand Cyrus à qui l’on égale Semiramis, a été vaincu par une autre Heroïne. Thomiris Reyne des Massagetes a surmonté ce vainqueur de tant de millions d’hommes. Cette Princesse étant extrémement indignée de ce que ce Monarque avoit defait ses Troupes & retenu son Fils prisonnier, envoya des Ambassadeurs pour le demander à Cyrus & le prier de ne point ravager davantage ses Terres ; mais qu’il eût à se retirer promptement dans son Royaume, autrement qu’elle lui feroit tant la guerre qu’il s’en lasseroit. Si-tôt que cette généreuse femme eut appris son refus, elle vint en personne le combattre avec le reste de son Armée, ce qu’elle fit avec tant de valeur qu’elle vainquit entierement les Perses & les Medes, qui furent tous taillez en pieces malgré leur deffense vigoureuse, & comme Cyrus fut trouvé entre les morts, Thomiris se fit apporter son corps & en ayant fait separer la tête elle la plongea dans un vase rempli de sang avec ces paroles en bouche, ô cruel rassasie toy de sang humain aprés ta mort, donc tu as été insatiable durant ta vie. [58] La patience à souffrir les disgraces de la fortune, le renversement des Etats & la contrarieté des peuples n’est pas moins necessaire à ceux qui gouvernent que l’intelligence & la prudence, la force & le courage, d’autant que ce n’est pas assez de conduire avec sagesse & avec magnanimité, si l’on n’est intrepide dans les accidens facheux qui arrivent dans la vie presente où la force paroit beaucoup mieux que dans la prosperité & dans le repos. Car quoy que les têtes Couronnées ne reconnoissent rien au dessus d’elles sur la terre ; elle ne laissent pas d’être exposées aux orages & aux tempêtes de mille adversitez. Et l’on pourroit dire avec beaucoup de raison que ceux qui ne sçavent pas endurer ne sçavent pas regner. C’est par cette généreuse patience que les personnes du beau Sexe ont bien fait connoître qu’elles sont trés-capables de gouverner. Si nous en avons veu de prudentes dans les conseils, de justes & de moderées dãns la conduite, & de victorieuses dans les Armées, nous n’en trouverons pas moins de constantes dans les malheurs & dans les disgraces qu’elles ont éprouvées dans le plus haut point de leur fortune. Les exemples en sont si communs que l’on en pourroit produire un trés-grand nombre. Celui seul de Clothilde Reyne de France qui a fait fleurir le nom Chrêtien parmi ceux de cette nation peut persuader à tous les ennemis du Sexe que la patience des femmes est invincible, & qu’il est impossible d’en trouver une plus parfaite que celle de cette sage Princesse, parce qu’elle vit ses pere & mere finir miserablement leur vie par la cruauté de son oncle, les guerres continuelles de ses enfans les uns contre les autres, la funeste mort de son ainé, & le massacre de trois de ses petits fils cruellement tuez à ses pieds, avec un esprit tranquille, un cœur constant, & une ame toute soumise à Dieu, & parmi ces évenemens si étranges elle persévera généreusement à gouverner le plus florissant Royaume du monde. Ce ne sont pas seulement les femmes Chrêtiennes dont la patience s’est fait remarquer au milieu des grandeurs les plus éclatantes, nous en avons des exemples en la personne de plusieurs Païennes qui se sont montrées d’une patience & d’une force toute éxtraordinaire dans le renversement de leur fortune. Amalasonthe aprés avoir associé à l’Empire un de ses parens, l’ingratitude de ce perfide fut si grande qu’il exila cette innocente Prin-[59]cesse & n’étant pas satisfait de l’avoir éloignée & privée de ses Etats, il la fit mourir de misere & de necessité, ou selon d’autres historiens il la fit étouffer dans le bain sans que des traitemens si cruels pussent jamais renverser la fermeté de sa constance. Cette illustre femme ne fut pas moins admirable dans les souffrances & les persecutions, qu’elle l’avoit été dans le plus haut point de sa prosperité, ayant regné seule plusieurs années depuis la mort du grand Theodoric son Pere avec un éclat, & une conduite qui donnoit de l’admiration à tous les Romains. Senobie Reyne de Palmirene n’est pas moins illustre, parce qu’aprés avoir conquis une grande partie de l’Orient, s’être renduë Maîtresse de l’Egypte, Galatie, & autres Provinces fort considérables, agrandissant ses Etats par la Conqueste de plusieurs Royaumes, dans un tems où l’Empereur Galienus vivoit delicieusement parmi les femmes & la débauche, sans se mettre en peine de conserver & accroître son Empire : aprés, dis-je, tant de victoires & de merveilleuses actions qui firent renommer cette incomparable Princesse par toute la terre habitable, ayant perdu la bataille contre l’Empereur Aurelian, elle fut menée dans Rome pour servir d’ornement à son triomphe. Mais ce malheur ne fut point capable d’abaisser la grandeur & la générosité de son courage, de maniere qu’aprés avoir surmonté tant de peuples par ses armes, elle fut victorieuse d’elle-même & de sa mauvaise fortune ; victoire d’autant plus grande qu’il y a incomparablement plus de peine à vaincre sa douleur & ses ressentimens qu’à surmonter les autres & les tenir dans la dependance. La modération que l’on garde dans la gloire d’un triomphe est beaucoup plus facile que de souffrir la captivité sans impatience & sans emportement. Seneque nous apprend que les personnes d’un esprit doux & humain sont plus propres à gouverner, que les courages fiers & indomptables : & que par cette raison presque tous les Etats sont tombés dans la puissance des peuples d’un naturel benin & debonnaire, parce qu’ils sont les plus capables de commander & d’obeir, de gouverner les autres, & de se laisser conduire eux-mêmes [Liv.2. de la colere.]. Le sentiment de ce Philosophe est trop avantageux aux personnes du Sexe pour n’en pas faire la remarque, leur esprit plus doux & plus debonnaire que celui des hommes ayant [60] attiré plusieurs Nations différentes à leur porter tant de respect & d’amour, que non seulement ils ont recherchez leur Domination & leur conduite, mais encore ils ont donnez à leur Païs les Noms de plusieurs femmes illustres, pour immortaliser la memoire de leur courage, de leur force & de leur générosité. L’Asie qui contient deux parties du Monde, par sa grandeur & par sa prodigieuse étenduë, est ainsi appellée, à cause d’une femme du même Nom, qui posseda autrefois les Royaumes d’Orient. [V. de B. li.15. ch.2.] L’Europe a retenu le nom de la fille d’Agenor Roy de Lybie, que l’on tient avoir été ravie par Jupiter & menée en l’Isle de Crete. Le Royaume de Themiscire, dont une partie est en Asie & l’autre en Europe, fut appellé Amazone ou Feminie, ayant retenu le nom de ces femmes généreuses qui gouvernoient leur Empire, tant en la politique, que dans la justice & dans les armées, sans le secours ni la direction des hommes. L’Angleterre a retenu le nom que lui donnerent les Saxons peuples d’Alemagne, parce qu’ayant conquis le païs & tuez les Bretons en plusieurs batailles, ils appellerent cette grande Isle du nom d’Angelle fille de leur Prince, qui en eut la Domination aprés l’avoir conquise par les armes [le même, ch.14.]. Rome capitale de l’Univers a pris son nom d’une généreuse Troyenne, laquelle aprés le saccagement & la destruction entiere de sa Patrie, ayant échappé ce commun malheur, elle & ses compagnes, s’exposerent avec plusieurs autres personnes aux perils de la Mer pour s’en aller dans les Païs éloignez établir leur demeure. Etant arrivées par hazard à l’endroit où la riviere du Tybre dégorge dans la Mer, les hommes décendirent en terre errans de côté & d’autre, pendant que les femmes plus constantes & mieux avisées se resolurent d’y demeurer, & brûlerent leurs vaisseaux, pour empêcher leurs maris de se rendre plus long-tems vagabonds par le Monde [Plutarque au Tr. des vertueux faits des femmes.]. Cette forte entreprise fut concertée & executée par cette illustre femme, qui s’appelloit Rome, & pour tout le reste de la compagnie ayant embrassé ce parti, ils habitérent en cette grande & superbe Ville, qui en a retenu le Nom : bien que dans l’opinion de plusieurs, elle le tienne de son Fondateur Romulus. Corneille Tacite rapporte que les peuples Septentrionaux [61] se conduisoient en leurs Guerres & en leurs Polices par le conseil & l’avis des femmes, à cause qu’ils y reconnoissoient quelque chose de grand, & comme un esprit prophetique, qui les avertissoit de bien prendre leurs mesures. Et autrefois dans la Gaule que nous appellons la France, les femmes terminoient les différens des peuples, déliberoient des affaites [sic], de la guerre & celles la paix, & leurs resolutions étoient fort considérées & ordinairement suivies. Saint Augustin nous apprend qu’anciennement dans Athenes les femmes assistoient aux consultations publiques pour y donner leurs suffrages, dont elles furent enfin privées par la superstition d’une aveugle gentilité, sans que ce procedé injuste ait jamais pû empêcher que cette Ville qui étoit la merveille de la Grece, n’ait retenu son nom d’Athenes, qui lui avoit été donné par la voix & par le suffrage des femmes [Cité. li.18. ch.9.]. *** [61] CHAPITRE XI. Suite de méme sujet. CEux qui voudront tant soit peu refléchir sur la condition ordinaire des hommes, connoîtront incontinent que les uns sont nez pour regner & pour commander, & les autres pour se soûmettre & se tenir dans l’obeïssance. Personne ne peut douter que les Monarchies où les Princes naissent Souverains ne soient du droit naturel, qui tire sa source & son origine du droit Divin ; l’on en peut dire autant des femmes, que la Providence fait naître dans les Etats où celles de leur Sexe sont receüs pour Reynes & Souveraines, lors qu’il n’y a point de fils pour succeder à la Couronne. Ce qui se pratique presque en tous les Royaumes de l’Europe, excepté dans les Etats où les Souverains se font par élection : & dans la France, à cause de la loy Salique, établie par Pharamond qui en fut le premier Roy, & voulut en cela favoriser l’humeur des François, qui ne peuvent supporter la Domination des femmes : & parce qu’étant obligées de se marier pour laisser des Successeurs à l’Etat elles auroient tran-[62]sporté le Sceptre en des Maisons Etrangeres ; comme il se voit en celle d’Autriche, qui possede la Couronne d’Espagne par l’alliance des Princesses de cette Nation. Parmi les autres peuples elles succedent aux Souverainetez, suivant la coûtume & les raisons particulieres de chaque Royaume, dont plusieurs se fondent sur ce precepte que Dieu donna à Moïse, que l’homme mourant sans enfant mâle, les filles devoient succeder en tous ses biens [Nomb. ch.17.]. Mais comme l’on peut dire que la naissance illustre n’est pas toûjours accompagnée d’un merite égal à sa grandeur, & que les femmes pour avoir droit à une Couronne ne sont pas toûjours capables d’en gouverner l’Etat ; je réponds que toutes les raisons, autoritez & exemples que j’ay rapportez sont plus que suffisants pour imposer silence à tous ceux qui travaillent à l’abaissement du Sexe. Et neanmoins pour affermir toûjours davantage le parti que je défends, je veux pour un entier éclaircissement de cét article, donner encore quelques exemples si éclatans du merite & de la capacité des femmes, que l’impuissance de bien gouverner, que l’on prétend leur être comme naturelle passera pour une fiction inventée à plaisir. L’épitaphe d’Isis Reyne des Egyptiens peut convaincre d’injustice les ennemis du beau Sexe, parce qu’il fait un éloge si avantageux de cette illustre femme, que l’on n’y peut rien ajoûter de plus grand ; elle a été enseignée des Dieux, dit l’Auteur de son Histoire, s’est renduë maîtresse de plusieurs Arts, & a donné quantité de Loix, ayant paru dans son tems brillante comme un Astre, parce qu’elle fit le bonheur & la prosperité de l’Egypte qui l’avoit nourrie & élevée [Diodore Constãc. Phrigiõ. &c.]. Facilement nous pouvons donner des exemples de toutes les Nations du Monde, où les femmes ont gouvernez avec de succez merveilleux, parce que nous les avons en abondance. Tanaquil Romaine, non seulement fut cause par sa grande sagesse que Servius son mary fut élû Roy aprés la mort de Tarquin le Prisque : mais encore elle se rendit fort recommandable dans la conduite des grandes affaires, dont elle avoit une parfaite intelligence. Entre les Perses, Parisatis la mere d’Artaxerxes merite de tenir un rang singulier, parce qu’ayant été éloignée de la Cour pour un tems sur des raisons assez justes en apparence, [63] il fut obligé de la rappeller promptement pour mettre ordre aux troubles qui étoient arrivez pendant son absence ; cette habille Princesse ayant eu l’esprit, l’adresse & le courage necessaires pour gouverner un grand Empire [Plutarque.]. Les dix-sept Provinces des Païs-Bas ont été gouvernées plus de quatre-vingts ans par trois Princesses de la Maison d’Aûtriche, dont l’une étoit Tante, l’autre Sœur, & la troisiéme fille de Charles-Quint : étant toutes doüées de grandes & rares qualitez, de jugement, de sçavoir & d’experience dans les affaires d’Etat. La derniere eut ce Gouvernement dans un tems où les Herésies de Luther & de Calvin infectoient tous les Païs de son obeïssance, & qu’il y avoit beaucoup de dissentions entres la Noblesse & le peuple. Elle s’appliqua particulierement à défendre la Religion qui étoit menacée de sa ruine en plusieurs endroits. Elle fit publier & exécuter le Concile de Trente, & introduisit l’Inquisition pour la défense de la Foy & l’extirpation des Herésies. Comme la plus grande partie des hommes font passer pour des Paradoxes, ou pour des êtres de raison, tout ce qui se dit, pour persuader que les personnes du Sexe sont capables de gouverner les Etats & de conduire les armées : il faut un exemple aussi celebre que celui de Mavie Reyne des Sarasins pour fortifier ceux que nous avons déja rapportez. Cette incomparable Princesse se voyant troublée en ses Etats par les armées des Romains qui méprisoient la domination d’une femme, ne se pouvant imaginer qu’elle fût capable de leur faire resistance : ils changerent bien-tôt de sentiment, lors que cette vaillante Amazonne ayant mis sur pied une puissamte armée, elle vint en personne à la tête de ses troupes sur les terres de l’Empire, où aprés avoir ravagé la Palestine & d’autres Provinces fort considerables, elle vainquit leur Général en bataille rangée, & défit entierement l’armée Romaine [Iustin, li.2.]. Pour couronner tant de belles actions & faire connoître que son zele pour établir la Religion chrétienne dans son Royaume, n’étoit pas moindre que le desir qu’elle avoit de le conserver sous sa puissance [Herodote, li.7.] ; elle demanda le saint Abbé Moyse pour être Evêque dans sa Ville capitale, & fit fleurir la Foy dans un païs d’idolatrie & d’impieté [Boccace des Dames de renom]. Artemise Reyne de Carie défendit généreusement Halicarnasse premiere Ville de ses Etats contre ceux de Rhodes qui lui [64] faisoient la guerre, elle emporta sur eux la Ville de Rhodes, & aprés l’avoir prise jusqu’à deux fois, elle donna secours au Roy Xerces qui faisoit la guerre aux Spartes. Si l’on veut des Nations entieres de femmes belliqueuses, propres à l’attaque & à la deffense, il faut seulement considerer celles d’Argos lieu fort renommé en la Grece [Plutarque]. Car cette Ville étant assiegée par Cleomenes, toutes les femmes de la Cité furent prendre leurs armes qui étoient attachées dans les Temples, comme d’illustres marques de plusieurs victoires qu’elles avoient déjà remportées, & avec une diligence extraordinaire elles repousserent l’ennemi des murailles de leur Ville, dont il devint tellement insensé & furieux, qu’il se tua lui-même d’un coup de poignard. Les femmes de Lybie qui furent surnommées Gorgones à cause de leur grande valeur, étoient si puissantes qu’elles firent la guerre à Persée, ayant Meduse pour leur générale & Capitaine, dont la beauté étoit si rare que tous ceux qui la regardoient en demeuroient tellement ravis & étonnez, que les Poëtes en prirent sujet de feindre qu’ils étoient convertis en pierre [Diodore]. Sans m’arréter davantage dans une recherche trop curieuse d’une infinité d’exemples qui serviroient à mon propos, celui seul des Amazones dont j’ay dit quelques mots en passant, peut suffire pour bien établir la gloire des femmes. Parce que celles-là on fait de si grandes choses, que l’on ne sçauroit jamais douter que si les autres de leur Sexe avoient un semblable pouvoir & une éducation aussi forte, l’on en devroit attendre de pareilles actions. Ces beaux exemples pour paroître extraordinaires n’en sont pas moins veritables, puisque nous les apprenons de plusieurs Auteurs dignes de foy [Plutar. en la vie de Thésée. Iustin. l.2. Orose. li.1. ch.25. v. de 6. li.25. ch.2.], de sorte qu’il semble que les mal intentionnez pour le Sexe se doivent rendre à la raison. Tout ce que l’on peut souhaitter de grand soit pour la politique, soit pour les armes, se peut remarquer dans la conduite de ces femmes genéreuses, l’esprit, la prudence, la force, la valeur, & l’hardiesse paroissent en toutes leurs entreprises. L’origine de ces illustres Conquerantes ne fut autre que la deffaite de leurs maris, lesquels ayant été tuez dans une cruelle bataille qu’ils avoient avec les ennemis, elles resolurent de vanger leur mort & firent passer au fil de l’épée tous ceux qui les avoient fait mourir. Aprés avoir [65] emporté toutes leurs dépoüilles, regardant le mariage comme une servitude dont l’insupportable joug les privoit de leur liberté, elles établirent elles mêmes leur Empire, chasserent ce qui restoit d’hommes dans leur païs, & n’en pouvant plus supporter la domination, elles firent election de deux Reynes, dont l’une étoit pour conduire les Armées & l’autre pour gouverner le Royaume. En peu de tems elles furent si puissantes qu’elles conquirent une grande partie de l’Asie & de l’Europe, édifierent la Ville d’Ephese & celle de Themiscire, firent la guerre à Thesée Roy d’Athenes & mirent le siege devant sa Ville, où les deux Armées ayant été longtemps sans combattre, se donnerent enfin bataille au même jour que les Atheniens en solemnisoient encore la Fête du tems de Plutarque. En memoire de ces grandes éxecutions l’on voyoit les Statuës des Amazones qui repousserent courageusement leurs ennemis. Cette guerre ayant pris fin par la paix qu’elles firent avec Thesée, il en épousa une des plus considerables nommée Hypolite ou Antiope. Les Sacrifices que l’on faisoit autrefois tous les ans aux Amazones étoient des marques assurées de leurs Conquestes & actions heroïques : plusieurs siecles aprés l’on voyoit encore quantité de leurs Tombeaux dans la Grece, la Thessalie, aux environs de Cheronée, de Scotuse, & du Fleuve Thermodon. Marthesie & Lampedo en furent les premieres Reynes, ausquelles succederent Menalippe qui combattit contre Hercules, & Pentasilée qui donna secours aux Troyens dans la guerre qu’ils eurent contre les Grecs, pour le ravissement d’Helene. Cette femme miraculeuse ayant fait une sortie sur les ennemis fit des choses étonnantes dans le combat, où elle se rendit l’admiration des deux Armées, & ayant resisté jusqu’au dernier moment de sa vie, elle reçeut la mort de la main d’Achilles le plus vaillant de tous les Grecs. Il falloit aussi un homme qui passoit pour un demi Dieu, pour être victorieux de cette Heroïne. Orithie devant celle-cy avoit déja fait la guerre aux Grecs. Plusieurs autres généreuses Princesses gouvernerent successivement le Royaume des Amazones, Minotée & Thalestris en furent les dernieres Reynes. L’on tient que leur Empire commença environ douze cent ans devant la venuë de JESUS-CHRIST, & qu’il dura plusieurs siecles avec beaucoup de succez & de prosperité. Si les femmes sont excluses des grandes charges de l’Eglise, l’on ne sçauroit pourtant l’attribuer à leurs defauts & incapacité, puisque nous en trouvons qui sont chefs de certains Ordres approuvez & reçeus dans l’Eglise, comme ceux de Frontevault, & de sainte Brigitte, où les personnes du Sexe sont Abbesses, Superieures & Générales, non seulement des filles mais aussi des hommes, qui leur sont soumis en toutes choses, excepté en l’administration des Sacremens ; mais ils leur sont sujets en tout le reste, tant pour le reglement de la vie, & la correction des mœurs, que pour le changement de lieu, & l’œconomie des biens temporels. Pour celui de sainte Brigitte ce n’est pas seulement dans le quatorsiéme siecle, sous le Pape Gregoire onziéme qu’il a eté en regne dans le monde : car longtems auparavant que cette Sainte l’eut établi en son païs, il étoit en grande reputation dans la Grece, où pour éviter les pernicieux jugemens du monde, les Religieux étoient separez d’habitations d’avec les Religieuses ; il est bien vray que l’Ordre de cette Sainte n’est pas connu & usité en France, comme celui de Frontevault, qui est l’un des plus grands Benefices du Royaume & ce sont toûjours des Princesses, ou Dames de haute qualité qui en ont le gouvernement. Leur grande & sage conduite ayant fait voir que les personnes du Sexe sont trés-capables de soutenir & d’augmenter les choses importantes, dont celle d’un Ordre si celebre, est assurement des plus extraordinaires. Si l’on peut se servir d’un mauvais exemple pour prouver la force & la puissance d’un sujet, & s’il arrive souvent dans la morale que les effets dégénerent de la bonté de leurs causes, ce que Platina, Sigibert, Marianus & plusieurs autres rapportent de Ieanne native d’Allemagne ou d’Anglettere, n’est pas si fort au desavantage des femmes qu’on le prétend [Trente Auteurs rapportent cette histoire.]. Puisque celle-là ayant étudié sous l’habit d’un homme, elle se rendit si sçavante & si habile en toutes ses sciences, qu’elle fut eluë Pape pour sa grande Doctrine & autres belles qualitez. Elle succeda à Leon quatriéme qui fut le cent cinquiéme Pape depuis saint Pierre, & tint le Siege Apostolique deux ans & quelques mois dans le neuviéme siecle. Ie ne rapporte point cét exemple vray ou faux afin que les personnes du Sexe s’en puissent prevaloir, & pour y croire qu’elles pourroient bien parvenir à cette supreme dignité, ou à [67] d’autres beaucoup moindres & inférieures : car cette pensée se mettroit avec raison au rang des ridicules & extravagantes. Mais je peux soûtenir hardiment sans crainte de censure, que l’exclusion qu’on fait des femmes pour les charges & dignitez Ecclesiastiques se doit attribuër à leur Sexe, & non pas se prendre pour une marque de leur insuffisance : puisque par l’éducation, l’étude & le travail elles pourroient se rendre capables des choses les plus grandes. Mais la Providence ayant autrement disposé de leur destinée, & la coûtume étant toûjours opposée à leur élevation, il est de la bienséance qu’elles ne s’égarent point de leurs routes ordinaires. Ce n’est pas que dans le sentiment d’un moderne [L’auteur de l’égalité des Sexes], c’est une espece d’injustice de rejetetr sur la nature, ce qui n’appartient qu’à la coûtume, parce qu’étant une fois établie l’on croit toûjours qu’elle est bien fondée. De maniere qu’il soûtient que si les femmes paroissoient dans la conduite & dans les autres fonctions des hommes, l’on n’en seroit pas plus étonné que de les voir dans les Eglises & dans les pratiques qui leur sont les plus communes & les plus familieres. Seneque leur donne une loüange beaucoup plus avantageuse, quand il dit, que Lucresse, aussi-bien que Brutus avoient delivré les Romains de la tyrannie des Roys : & que Clelie par sa hardiesse remarquable, n’avoit pas seulement merité d’être mise au rang des hommes ; mais que la Statuë qui la representoit à cheval, servoit d’un continuel reproche à ceux qui vivoient delicatement : & qu’un si grand nombre de femmes illustres avoient faits tant d’actions vertueuses & excellentes, qu’elles meriteroient que plusieurs grands & beaux esprits en fissent les Eloges, pour les rendre vénérables à toute la posterité [Li. De la consol. à Martia.]. *** [67] CHAPITRE XII. De la dependance en général. SI l’avantage de gouverner les autres doit passer pour quelque chose de Divin, l’on ne doit pas douter que la necessité d’o-[68]beïr ne soit un caractére humain & terrestre. Car comme c’est une marque de grandeur de regner & de conduire, c’en est une de bassesse d’être soûmis & sujet : l’Autorité étant une qualité éminente & impérieuse, l’on ne sçauroit douter que la dépendance ne soit abjette & ravalée. C’est la peindre de ses vives couleurs de dire, qu’elle prive les hommes de la domination d’eux-mêmes, & les range sous celle de leurs Superieurs & Maîtres, qui disposent entierement de leurs personnes, de leurs actions & de leurs biens, selon les degrez de puissance qu’ils peuvent exercer sur eux. La dependance que nous pouvons encore appeller un rapport exterieur & civil, des uns envers les autres, est souvent un éfet du hazard, de la fortune, ou bien de la coûtume, & même quelquefois de la violence : D’autant que celle qui est naturelle, comme des enfans à leurs Peres, n’est point de mon sujet, & même souvent ils y reçoivent de la modération par la longueur du tems, & par l’affranchissement des Loix. Comme la dependance reçoit une infinité de divisions & de particuliere différence, selon les Etats & les conditions des hommes ; il est mal-aisé d’en faire une description parfaitement reguliere, à moins de tenir par ordre la diversité des Etats où chacun passe sa vie, qui est plus ou moins penible, selon la rigueur ou tolérance de ceux qui la reglent : si les personnes qui sont dans la dependance avoient assez de bonheur pour n’être conduites que par des Prelats & Superieurs doüez de douceur, de liberalité, de compassion & de misericorde ; elles ne la trouveroient pas si penible & si onéreuse qu’on l’expérimente tous les jours. Elles pourroient au contraire se reposer tranquillement à l’ombre de leur protection, que l’on peut comparer avec justice à ces Arbres mysterieux, dont il est parlé au Livre des Juges, lesquels par l’abondance, la suavité & la force de leurs fruits, les preserveroient de la disette, adouciroient leurs amertumes, & les protegeroient contre tous les fâcheux évenemens [Iuges, ch.9.]. Mais comme les esprits revétus de ces grandes qualitez sont assez rares, il arrive assez souvent que l’on est soûmis à ceux qui en ont d’opposés : leur conduite étant toute semblable à ces Arbres épineux, dont les pointes se presentent de tous côtez pour pic-[69]quer & endommager ceux qui s’en approchent & sont obligez de se mettre à leurs ombres. Lors que la sévérité, l’interêt, l’imprudence & le peu de charité se trouvent en ceux qui conduisent, ce sont des qualitez qui rendent souvent la dependance insupportable : & l’on peut dire que leur autorité est plûtôt un éfet de leur recherche que de la conduite de Dieu : & si la dureté & la rigueur prennent la place de l’affection & de la tendresse, qui peuvent seulement adoucir le joug penible de l’obeïssance, l’on peut dire que ces gouvernemens tiennent plus de la corruption que de l’équité, étant semblables à la baguette de Moïse, lors qu’elle étoit jettée contre terre où elle paroissoit comme un serpent hideux & éfroyable qui donnoit de l’horreur à tous ceux qui la regardoient ; comme au contraire l’autorité considerée dans les ordres de Dieu nous paroit douce & agreable, parce que ceux qui la possedent, sont comme cette baguette entre les mains de ce grand Legislateur des Hebreux, qui en faisoit de continuels prodiges pour la défense du peuple qu’il conduisoit. C’est ainsi qu’une dependance rude & severe donne de l’apprehension & de la terreur, lors que la puissance s’exerce par des personnes qui s’en servent mal, & qu’elle devient utile & charmante quand elle se pratique justement & équitablement. La dependance s’étend sur tout ce qui nous est de plus sensible ; c’est par elle que l’on n’est plus maître de soy-même, & que le libre usage de ses actions est empêché & interdit ; c’est par elle que l’on peut disposer des choses que l’on possede, & qu’on ne sçauroit jamais rien acquerir, tout étant en la disposition de ceux qui commandent. C’est une barriere qui sert d’empêchement aux plus justes desseins, aux plus belles entreprises, & aux meilleures actions. C’est un fer qui emousse la pointe de l’esprit, qui en éteint la vivacité, & en affoiblit la force : c’est enfin un torrent furieux & terrible qui étouffe les agreables saillies du cœur, & qui entraîne tout ce qui lui resiste. Toutes les personnes dependantes ne peuvent disposer de leur conduite ; la volonté des autres leur sert de regle, & bien que souvent elle ne soit pas des plus droites & des plus justes, il faut neanmoins s’y soûmettre. De sorte que l’on peut quelquefois trouver sa ruine temporelle & même spirituelle, dans une dependence trop dure [70] & trop severe. Cela se doit entendre de ces supérioritez usurpées, recherchées & mal exercées, parce que celles qui sont legitimes, ordonnées de Dieu, conduites par sa Providence, & pratiquées selon sa volonté, sont toûjours accompagnées d’une trés-grande utilité, quand les sujets & les supérieurs sont soûmis aux Puissances humaines pour l’amour du Seigneur de toutes les creatures. Les difficultez de la dependance sont bien augmentées par la répugnance de ceux qui obeïssent, à cause que le peché n’a pas seulement répandu les tenebres de l’ignorance dans l’esprit des hommes : mais il leur a inspiré tant de fierté & d’orgueil, qu’ils ne se peuvent soûmettre à la volonté des autres, ni se laisser conduire à leurs lumieres, sans se livrer à eux-mêmes de trés-rudes & pénibles combats. Aussi S. Augustin appelle la dependance une servitude pénale qui est ordõnée par la Loy, qui commande qu’on garde l’ordre, & défend qu’on vienne à le troubler [Cité, li.19.ch.15.]. La soûmission qu’il faut rendre à ceux qui sont de même nature, & quelquefois d’égale ou de moindre capacité, est une peine que l’on surmonte mal-aisément. Et d’autre côté les personnes illustres & les gens d’un grand merite étant assez rares ; les hommes ordinaires qui sont inconnus & demeurent dans la pousssiére, en sont envieux & les ont en haine, à cause de leur grande disproportion. Le cœur humain ressent en soy-même une certaine hauteur naturelle qui ne se peut fléchir que par une assistance divine, & par une vertu, dont l’acquisition ne se fait pas sans expérimenter une peine & repugnance extrême. C’est ce qui fait que la plûpart du tems l’on trouve beaucoup de déguisement dans la soûmission & déférence que l’on rend à ceux qui commandent : les dispositions intérieures n’étant pas toûjours conformes à ce que l’on témoigne au dehors. Comme dans l’ame de l’homme, dit saint Augustin, nous y reconnoissons une partie supérieure qui commande par conseil, & une autre sujette par obeïssance : de même la femme, quoyque dans son esprit, elle possede l’image de Dieu, aussi-bien que l’homme, elle lui demeure pourtant inférieure, à cause de son Sexe, de la même façon que la puissance d’agir est sujette à la raison [Conf. li.13. ch.32.]. Il semble que ce grand Docteur prétend nous faire connoître par ces paroles, que la dependance des femmes est juste & [71] naturelle, puisqu’il les compare à cette partie sujette & inférieure, & les hommes à la raisonnable & dominante, dont il faut qu’elles reçoivent les ordres avec soumission. C’est pourquoy si nous les avons considerées dans la contrainte & dans l’ignorance aux deux premiéres parties, nous les devons voir dans la suite de cette troisiéme sujettes & dependantes : parce qu’elles ne sçauroient s’opposer aux puissances qui les assujetissent, aux Loix qui les engagent, & aux coûtumes qui les abaissent. L’autorité du même saint Augustin nous servira de réponse en faveur du Sexe, lors qu’expliquant ces paroles de la Genese tu lui seras sujette, il dit ces mots, que les hommes pour bien gouverner ne doivent agir que par raison, que les hommes pour bien gouverner ne doivent agir que par raison, & que leur conduite doit être si juste qu’on ne le puisse jamais blâmer [Genes.3.]. Ce sublime esprit nous fait bien connoître que les hommes ne meritent ce nom qu’autant qu’ils sont humains & raisonnables, & que la dependance ne leur est deuë que dans les choses justes & bien ordonnées : & il ne faut pas douter que s’il étoit au monde il ne donnât son suffrage pour favoriser les personnes du Sexe qui ne se conduiroient que par l’esprit, & qu’il condamenroit les hommes qui ne suivroient que les sens. *** [71] CHAPITRE XIII. De la dependance dans les choses spirituelles. COmme j’ay déjà montré que les personnes du Sexe sont excluses des dignitez Ecclesiastiques, & privées des fonctions Clericales, il reste à voir en quoy consiste leur dependance dans les choses de la Religion, ce que je reduiray à trois articles, qui ne sont autres que l’instruction, la direction, & la confession. L’on peut comprendre en ces trois points toutes les sortes de dependances que les femmes peuvent avoir de la conduite des hommes pour les choses saintes. La necessité qu’elles ont de recourir aux Maîtres de la vie spirituelle pour en recevoir des lumieres & des enseignemens n’est pas la moindre de leur peine, [72] puisque l’impuissance de tirer de leur fond les connoissances dont elles ont besoin pour leur conduite, n’est pas un petit desavantage. Aussi le divin Platon avoit grand sujet de faire une deffense expresse dans ses Loix d’aller puiser de l’eau dans la maison de ses voisins, avant que d’avoir essayé d’en trouver dans la sienne propre, en creusant jusques à la pierre vive pour éprouver si le lieu est capable d’en produire. Ce Philosophe jugeoit avec beaucoup de raison, que par cette maniere d’agir l’on pouvoit éviter d’être importun aux autres, & s’acquerir à soy-même une trés-grande commodité. Ceux qui possedent la Fontaine des sciences & peuvent tirer d’eux-mêmes les salutaires connoissances qui leur sont necessaires, évitent plusieurs maux & se procurent de trés-grands biens. Nous pouvons dire par toutes ces raisons que les personnes du Sexe sont exposées à plusieurs perils & facheux évenemens ; lors qu’il est question de consulter souvent les Maîtres de la vie spirituelle. Car s’ils sont sçavans & habiles ils s’estimeront importunez des conférences des femmes, & en ces occasions elles auront sujet de les mésestimer comme gens peu charitables & enflez par le brillant de leurs lumieres : si elles trouvent qui soient peu éclairez & sans expérience dans les voyes de l’esprit, elles en auront du mépris & le dégoût prendra la place de la devotion. Comme au contraire s’il arrive qu’elles soient écoutées & bien venuës auprés de ces illustres dont nous avons parlé, elles s’attacheront insensiblement à leur personne, parce qu’elles s’y sentiront portées par une Loy secrette & naturelle qui presse & incite les cœurs à aimer les personnes doüées de grandes & singulieres qualitez, & comme il n’y en a point de plus spécieuse, de plus belle, ni de plus divine que l’esprit & la science, l’on ne doit pas être surpris s’il arrive qu’elles soient aisement captivees par un attrait qui n’est pas moins sublime & relevé qu’il est innocent & agréable. L’on peut bien connoître par ce que je viens de dire, que les personnes du Sexe sont éxposées à trois sortes d’inconveniens trés-dangereux, à manquer d’instruction, à mépriser ceux qui passent pour spirituels, ou à prendre leur conduite avec attachement de cœur. Le Soleil & la Lune se couvriront de tenebres, dit un Prophete [Ioël. ch.3. v.15.], & les Etoiles retireront toute leur lumiere. Ces pa-[73]roles ne se peuvent appliquer qu’aux sçavans & aux Maîtres des choses saintes, qui sont destinez pour instruire les ames dans la devotion, & comme les femmes prennent souvent ce parti, il arrive aussi souvent que ces Astres cachent leurs lumieres & retirent leurs brillans, parce qu’il leur semble que les personnes du Sexe n’ont pas les yeux assez forts pour en supporter l’éclat. Ils se persuadent que c’est assez pour elles de sçavoir quelques legeres maximes de pieté ; mais pour les grandes choses ils croiroient les profaner & leur faire une injure de les debiter à des femmes. Ils sont les gardiens des belles connoissances & sont si jaloux de ces innocents trésors, qu’ils forment des distinctions comme si l’esprit des personnes du Sexe, étoit d’une autre espece que le [sic] leur. La plus grande partie des sçavans se facheroient volontiers comme les Pharisiens & les Docteurs de la Loy faisoient à JESUS-CHRIST, lors que cette sagesse Incarnée leurs reprochoit, qu’ils s’étoient saisis des clefs de la science, & que n’y étant point entrés eux mêmes, ils en vouloient fermer la porte aux autres [S.Luc. ch.11.]. Il est bien vray que les Doctes d’apresent ne méritent pas tout à fait ce reproche, puisqu’ils sçavent bien ouvrir les portes des grandes connoissances pour y donner entrée à leur esprit. L’exclusion n’est qu’à l’égard des femmes, qui se doivent contenter de quelques formulaires de devotion sans pénétrer plus avant. Il y a beaucoup de Pasteurs dit saint Bernard qui font de belles promesses de mener leur troupeau dans des pâturages abondans & fertiles en science & en sagesse, ce qui leur attire beaucoup de monde pour se ranger à leur parti ; mais quelquefois ils les rendant enfans de perdition, parce que la lumiere du midi qui fait discerner la verité du mensonge n’est pas en eux [Sur le Canti. ser.33.]. Les paroles de ce devot Pere expriment assez naïvement que la dependance inévitable où sont les personnes du Sexe de ne rien sçavoir & de ne rien connoitre que par des lumieres empruntées, n’est pas exemte de danger, & l’utilité qu’elles en peuvent recevoir traine aprés soy assez souvent du préjudice. Saint Jerôme nous apprend cette verité quand il dit que les viandes machées par quelqu’un presentées à un autre sont plus propres à dégouter & faire soulever l’estomach, qua’ [sic] le nourrir & à le preserver de la faim [Epi.33. à sainte Eustoquie]. [74] Puisque naturellement les hommes n’ont point d’autres lumieres que les femmes, & que c’est seulement par l’étude qu’ils se distinguent & se rendent necessaires aux personnes du Sexe, d’où vient que l’on prive les femmes d’un secours qui les mettroit en état de se passer facilement d’eux. N’est-ce pas une cruauté, dit un Auteur de ce tems [L’hõnête femme.], de les obliger d’aller à la queste d’un bien qu’elles pourroient trouver dans leur propre esprit, sans avoir la peine de recourir à celui des autres. Pourquoy les contraindre de marcher à la clarté d’un flambeau, pendant qu’elles se peuvent servir de celle d’un plein jour, recherchant elles mêmes leur instruction dans les Livres sacrez, dans ceux des Peres de l’Eglise, & dans une intelligence parfaitement éclairée dans les regles du raisonnement. Un grave Auteur m’enseigne que plus les Orateurs sont fameux & renommez, plus ils ont de liberté pour persuader ce qu’ils prétendent, à cause qu’ils peuvent couvrir la fraude par l’obscurité & par les équivoques. Comme les choses les plus fortes s’affoiblissent étant divisées & separées, & que la trop grande subtilité les enleve à nos yeux & nous les fait perdre de veuë, de même la pénétration des sçavans, les argumens des Sophistes, & les déguisemens de l’éloquence, ne sont pas toûjours bien favorables aux personnes du Sexe. Parce qu’étant obligées de se rapporter à la bonne foy des hommes, soit pour la necessité de leur conscience, soit pour celles de leurs affaires, soit pour l’utilité qu’elles peuvent recevoir par la connoissance des choses propres à leur instruction, elles n’en reçoivent pas toûjours les assistances dont elles ont besoin, tant à cause que ces Maîtres de la vie spirituelle ont des emplois plus relevez & études plus sublimes, que parce que leur inclination ou leur disposition ne leur permettent pas de beaucoup raisonner avec des femmes. Et s’il s’en trouve de privilegiées ausquelles ils donnent agreablement du tems & des conférences utiles, le nombre de celles qui en sont privées est incomparablement plus grand. Il ne faut donc pas s’étonner s’il se trouve des femmes qui sont peu éclairées dans les choses spirituelles, puisque les sçavans sont avares & extrémement jaloux de leurs sciences, de sorte que bien loin de communiquer les choses divines avec clarté, ils prennent garde autant qu’ils peuvent de leur cacher les de-[75]tours & les subtilitez de l’esprit par le moyen desquelles il leur seroit facile de se mettre à couvert des attaques qu’on leur livre si souvent. Les plus rudes combats ne sont pas ceux de la chair & du sang comme le témoigne saint Paul ; mais ceux des surprises interieures de l’amour propre, & les subtilitez des faux devots, qui sont des malices d’autant plus pernicieuses qu’elles sont delicates & n’ont rien que de bon selon les apparences [Eph. ch.6.]. Les paroles que le Sauveur dit à ses Apôtres, vous êtes la lumiere du monde, le sel de la terre, & la Ville bâtie sur la Montagne, s’addressent à tous les Maîtres de la vie spirituelle, autant par maniere de conseil pour leur apprendre ce qu’ils doivent être, que par une loüange avantageuse qui nous marque l’estime que nous en devons avoir. Car quoy que souvent la lumiere s’obscurcisse, que le sel perde sa saveur, & que les édifices les plus élevez tombent en ruine ; il ne faut pas laisser de se tenir dans le devoir en portant du respect à ceux qui dirigent les autres, Saint Bernard en parle en des termes un peu surprenans, lors qu’il dit, que c’est une chose étonnante, comme l’on peut s’ingerer à travailler dans la vigne du Seigneur, parce que pour l’ordinaire ceux qui le font n’en retirent que des chardons & des épines, au lieu des fruits de graces & de bénedictions qu’ils en devroient remporter [Sur le Canti. ser.30.]. Cette préeminence que les hommes entretiennent à l’égard des femmes pour se procurer quelque honneur & différence extérieure, ne leur donne pas toûjours l’estime & l’approbation des meilleurs esprits : ceux des personnes du Sexe qu’ils tiennent dans une dependance si étroite qu’ils en veulent étre consultez sur les moindres rencontres, sont forts sujets à les censurer, lors qu’ils ne trouvent pas en eux le sçavoir, l’expérience & les bonnes mœurs qui doivent être inséparables de la sainteté de leur ministere. La simplicité que les hommes prétendent des femmes n’est pas si grande qu’ils pourroient bien souhaitter ; parce que se voyant contraintes de prendre des avis en toutes choses, soit pour se soulager sur un scrupule de petite conséquence, soit pour sçavoir comme il se faut comporter dans une legere occasion, soit pour se consoler dans une affliction impreveüe, leur estime se change bien-tôt en des sentimens tout contraires & opposez. [76] Ceux qui se mêlent de conduire les ames dans le chemin du Ciel devroient avec raison appréhender ce reproche de l’Ecriture ; les voyes du Seigneur sont droites & vous les pervertissez, & vous ne suivez pas leurs verités encore qu’elles vous soient connuës [Actes, ch.13.]. Non seulement ils s’exposent à la perte de leurs ames, mais ils contribuent à l’égarement de celles des autres ; d’autant qu’au lieu d’avoir du respect pour les Ministres des choses sacrées, elles en ont quelquefois du mépris. Saint Jean Chrysostome expliquant ces paroles que JESUS-CHRIST disoit aux Scribes & aux Pharisiens, je ne suis pas venu appeller les justes à penitence, mais seulement les pecheurs [Sur S.Math. serm.30.], dit fort agreablement qu’il les appelloit justes par ironie ; comme autrefois Dieu dit à nôtre premier Pere, voilà qu’Adam est devenu semblable à nous. Tous ceux que l’on qualifie en ce monde des titres de sçavant, de juste & de sage, ne le sont pas toûjours, & ces termes respectueux en apparence sont souvent pleins d’ironies & de mépris, parce qu’il n’y a rien de plus ridicule que d’affecter la vertu, lors qu’on est soüillé de quelque vice. C’est pourquoy le conseil de Lacedémone ayant trouvé fort bonne l’opinion d’un personnage qui vivoit mal, ordonna promptement qu’elle seroit proposée par un autre, dont la vie étoit irreprehensible : afin d’apprendre aux peuples qu’ils se devoient laisser persuader par les mœurs & non pas par les discours. Aussi un Orateur de mauvaise conduite, dissolu en ses actions & superbe en sa dépense, ayant un jour fait une fort belle Harangue dans le Senat Romain, pour loüer la temperance, la sobrieté & l’épargne : Amneus Senateur de grande autorité le fit taire, parce que personne ne le pouvoit plus écouter, à cause qu’il tenoit table comme un Crassus, étoit superbe en bâtiment comme Lucullus, & neanmoins il parloit comme un Caton [Plut.]. La vie spirituelle qui selon l’étimologie de son nom, ne veut dire autre chose que le commerce des esprits, devient quelquefois une communication humaine & trop sensible : parce qu’au lieu de s’attacher uniquement à Dieu, l’on envisage ceux qui ne sont que ses Lieutenants, & s’ils se trouvent avantagez de science, de vertu & de ces autres qualitez, qui font distinguer les hommes capables d’avec ceux du commun ; il n’est pas difficile de s’engager d’estime & d’affection à leur conduite. C’est [76] un malheur qui ne provient que de la dependance du Sexe, d’autant que si les femmes possedoient les connoissances qui leur sont necessaires, elles ne seroient pas dans les occasions continuelles de mandier leur instruction auprés des Maîtres, & n’auroient pas des sentimens humains & trop sensibles. Car quoy qu’ils ne soient pas opposez à l’honnêteté & à la bien-seance, ils ne laissent pas d’être dangereux, à cause que tout ce qui attache le cœur est toûjours suspect, & tout ce qui ne le conduit pas immédiatement à Dieu doit être promptement rejetté. C’est une separation trés-mal-aisée à faire de conferer souvent avec les creatures & n’avoir de pensée ni d’engagement que pour le Createur. Ceux qui prétendent que l’amour est du côté de l’indigence, & que l’on aime plus fortement les personnes ausquelles l’on se voit engagez par le lien de la necessité, concluent en même-tems que l’amour des femmes envers les hommes est la plus passionnée. Personne ne peut ignorer que ceux du premier Sexe ne se puissent facilement passer de celles du second, sur tout dans les choses spirituelles : comme au contraire elles sont contraintes & obligées de recourir souvent à eux, non seulement pour recevoir les Sacremens & participer aux choses Saintes ; mais encore pour s’éclaircir de leurs doutes, dissiper leurs scrupules, & emprunter des lumieres. Et comme cette necessité est trés-engageante, elle est aussi fort perilleuse ; car bien souvent elles reçoivent indifféremment les bonnes & les mauvaises Doctrines, les opinions déraisonnables, aussi-bien que celles qui sont justes, à cause de l’affection qu’elles portent à ceux qui les enseignent. C’est pourquoy le grand Apôtre avoit de la peine de supporter que les Chrêtiens de l’Eglise Primitive se renommassent les uns de Paul, les autres d’Apollo & d’autres encore de Cephas : parce, disoit-il, que les ouvriers Evangeliques peuvent bien donner des instructions & jetter la semence de la parole de Dieu ; mais que lui seul la peut faire germer, croître & rendre fertile & abondante la terre de nôtre cœur [1. Epist. aux Corin. 1.]. *** [78] CHAPITRE XIV. Suite du même sujet. LA direction des Ames qui sont des Créatures libres & intelligentes, est d’une si grande conséquence, qu’entre les Ouvrages de Dieu il n’y en a point de plus important. Parce que tout de même que l’Office des Dominations, des Principautez, & des Puissances qui sont des Anges Superieurs, n’est autre que d’enseigner les hommes à combattre dans la milice spirituelle, les attirer à la connoissance de Dieu, & les inciter à honorer les Roys, les Prelats & autres Superieurs, pareillement dans la Hierarchie Ecclesiastique ceux qui conduisent & dirigent les Ames participent à la dignité de ces purs esprits, quand ils donnent leurs soins, leurs travaux & leur protection à perfectionner ceux qui leur sont soûmis [S.Denis. S.Gregoire. v. de b. li.2. c.12. Hievarchie]. Surquoy il faut observer que cette dependance est de deux manieres, l’une qui vient de l’état & condition où chaque personne est engagée, & l’autre est volontaire comme sont les directions & les conduites spirituelles qui sont aujourd’huy tellement en usage, que l’on trouve trés-peu de femmes qui n’en reconnoissent une particuliere. Dans le choix que les personnes du Sexe font ordinairement de leur directeur, elles se proposent d’y trouver un guide fidelle, une consolation innocente, & une protection assurée. Si elles étoient assez heureuses de rencontrer tous ces avantages, sans doute que leur dependance seroit bien douce ; mais comme le contraire arrive souvent, & qu’au lieu d’être bien dirigées, consolées, & supportées, elles sont traitées avec beaucoup de froideur & d’indifference, l’on ne sçauroit douter qu’elle ne soit quelquefois trés-facheuse & penible. Ie ne connois point de cause plus certaine de tout ce procedé que l’insensibilité de ces Maîtres spirituels, qui écoutent tout ce qu’on leur dit sans se mettre en peine d’y apporter du remede, parce que nous sommes dans un tems où la charité est entierement refroidie & l’amitié tout à fait éteinte. Et comme la plus grande partie des [79] hommes ne sont sensibles qu’à leur interêt, ils manquent de tendresse pour les necessités des autres. De sorte que la dependance des femmes dans les choses spirituelles est accompagnée de travaux, de soumission & de difficulté, sans recevoir les assistances qu’elles en devoient justement espérer. Comme un Navire qui n’a point de Pilote est en danger de perir, & qu’un voyageur sans guide s’égare facilement : l’on en peut dire autant des personnes du Sexe qui sont sans direction dans la voye du Ciel. C’est pourquoy il ne faut pas s’étonner s’il s’en voit un si grand nombre qui recherche les conduites spirituelles avec tant d’empressement ; puisqu’il n’y a pas moins de péril d’entreprendre de marcher dans les sentiers de la vie intérieure sans Directeur, que de s’exposer sur la Mer sans Patron, & de voyager sur terre sans sçavoir les chemins. Mais comme les Nautonniers aussi-bien que les guides n’arrivent pas toûjours au port, soit par un éfet du malheur, soit par leur faute & leur negligence : il en arrive quelquefois autant en la direction de ces spirituels ; car quoy qu’ils soient trés-sçavans & trés-habiles, leur conduite n’est pas toûjours conforme à leur capacité, & l’on peut dire sans offenser la verité, qu’ils sont semblables à ces Pasteurs, dont parle saint Gregoire, lesquels voyant leurs brebis opprimées par les persécutions & par les injustices s’enfuyent, non pas en changeant de lieu, mais en refusant leur secours aux affligez. Parce qu’en éfet, c’est s’enfuïr que de se cacher sous le voile du silence & de la retraite, quand il est necessaire d’agir & de parler en faveur de ceux que l’on conduit [Ser.14.2. Dimanche aprés Pâques.]. C’est alors que ce nom de Pere qu’on leur donne est un nom de coûtume, & non pas une marque de la protection que l’on en doit recevoir. Les femmes ont toûjours deux difficultez à vaincre, ou pour mieux dire deux grandes peines à supporter au sujet de cette dependance spirituelle ; la premiere d’être obligées de s’adresser à ces Directeurs dans leurs necessitez intérieures & de les consulter sur les dispositions de leur conscience : la seconde d’être souvent trompées dans l’assistance, la consolation & le support qu’elles en attendent. La dependance des personnes du Sexe est si generalle & universelle, que non seulement elles sont sujettes pour leur direction [80] & leur conduite ; mais encore dans les pratiques les plus saintes & qui ne dependent que de Dieu seul. C’est ce que nous voyons dans la Loy ancienne, où les vœux des femmes n’avoient pas la force de les obliger, s’ils n’avoient été approuvez & ratifiez par leurs maris [Nõbres, ch.30 v.13.& 14.]. Et un Philosophe Payen [Tint]. soûtenoit que les cérémonies & les sacrifices que les femmes faisoient à la dérobée & sans la permission de leurs maris, ne pouvoient être agréables aux Dieux. De maniere qu’il semble que cette dependance, non seulement leur est naturelle pour le corps, & pour les choses exterieures, mais encore qu’elle est d’obligation pour celles de l’esprit & la conscience. Surquoy il faut observer que cette dependance n’est pas toujours bien juste, comme saint Paul nous l’apprend, quand il dit, que de son tems, plusieurs, sous l’apparence & le pretexte de pieté s’introduisoient dans les maisons, & traînoient aprés eux comme captives des femmes chargées de pechez & possedées de diverses passions [Tim.2. ch.2. v.5.]. Et avant luy le Sauveur du monde avoit fulminé malédiction contre ceux qui en faisant de longues prieres devotoient les maisons des veuves [S.Math. ch.23. v.14.]. Puisque l’on ne peut douter de la verité des paroles de JESUS-CHRIST, il faut necessairement conclurre [sic] qu’il y a dans le cœur des hommes, un certain mal caché qui leur fait souvent perdre la raison & l’équité : de sorte que sans remord de conscience ils assujettissent les ames les plus libres & les plus innocentes. De toutes les pratiques que renferme la Religion Catholique, il n’y en a point de plus onéreuse que la Confession. Je ne m’arrêteray point à en expliquer les causes, parce qu’elles sont si naturelles que personne ne les sçauroit ignorer, & que pour peu de retour que chacun fasse sur soy-même, il en connoit beaucoup mieux les raisons, qu’il ne feroit par tous les discours des plus sçavans & des plus habiles gens. C’est pourquoy je veux seulement considérer quelques motifs qui la rendent plus penible aux femmes qu’aux hommes. Parce qu’en premier lieu comme ils se confessent les uns les autres, ils n’ont pas beaucoup de peine à découvrir leurs foiblesses, à cause que pouvant être communes à ceux qui reçoivent leur declaration, ils la font sans grande repugnance ; d’autant qu’ils ne sont pas sensibles à la honte comme les personnes du Sexe. Secondement la plûpart [81] des hommes étant élevez dans les Lettres & instruits dans les Cas de conscience, ils ne sont pas sujets aux scrupules & redites continuelles qui remplissent une grande partie des confessions des femmes. C’est pourquoy il est trés-facile de conclurre [sic] que ce fardeau leur est incomparablement plus leger qu’à elles. Cette Loy de la confession paroit si rude aux personnes du Sexe, que la seule crainte de se confesser leur sert souvent d’empêchement pour s’abstenir de plusieurs pechez, à cause de leur pudeur naturelle, & l’offense de Dieu qui se doit éviter par le seul motif de son amour, est souvent laissée par l’apprehension de la peine qu’il faut souffrir en se confessant. Cette confusion qui est si fort redoutée des femmes, vient de deux causes ; l’une est une certaine timidité, compagne inséparable de leur pudeur, qui les éloigne de la force & de la hardiesse, qui regnent parmi les hommes : & l’autre prend sa source de la sévérité qu’ils exercent à leur égard, parce que pour être indulgens & prompts à excuser leurs semblables, ils ne laissent pas d’être exacts à censurer le Sexe, Une troisiéme raison qui rend la confession extrêmément onéreuse aux femmes, c’est la crainte d’encourir la mauvaise estime des Confesseurs : car quoy que l’on allegue que leur prudence est comme un abîme où se perdent & deviennent invisibles les pechez des penitens sans faire d’impression sur leurs esprits ; il est neanmoins certain, qu’on ne peut s’empêcher de croire qu’ils n’ont pas des sentimens de nous aussi favorables, aprés leur avoir fait un sincere aveu de nos foiblesses, & avoir méme reçu d’eux les avis necessaires pour nous en relever qu’ils avoient avant que nous les eussions fait les depositaires des secrets de nos consciences ; parce qui l’est bien difficile pour ne pas dire impossible de se persuader que ces confidens de nôtre cœur oublient & perdent entierement la memoire de ce que nous leur avons dit, il semble même que la douleur & le regret que nous témoignons dans ces sortes d’occasions servent à leur rappeller les choses que nous leur avons dites. Toutes ces raisons étant bien considérées, il est facile de concevoir que cette Loy naturelle qui oblige les hommes à la conservation de leur honneur, autant pour le moins qu’à ne jamais offenser celui de leur prochain ; est si sensible à toutes les personnes doüées de raison, & particulierement à celles du [82] Sexe, que la dependance qu’elles ont des hommes pour la déclaration de leurs pechez est accompagnée d’un grand nombre de difficultez, & celles que j’ay rapportées en renferment beaucoup d’autres qui seroient trop longues à deduire, & qu’il vaut mieux passer sous le silence que d’en parler davantage. Luther entre ses propositions Hérétiques & scandaleuses a soûtenu que les femmes étoient capables de confesser & d’absoudre les pechez, aussi-bien qu’un Evêque & qu’un Prêtre. Et long-tems avant lui les Preputiens avoient inventez la même Hérésie, & disoient hardiment qu’elles pouvoient recevoir l’Ordre de Prêtrise & conferer les Sacremens. Mais l’Eglise a sagement condamné ces Hérétiques comme des Auteurs de fausseté & de mensonge. Car si elle avoit approuvé leur opinion, les personnes du Sexe n’importuneroient pas souvent les hommes pour les choses de leur conscience : parce que les secours qu’elles se pourroient donner les unes aux autres, les dispenseroient agreablement de la plus grande peine qu’elles ressentent dans l’exercice des pratiques de la Religion chrétienne : & pour me servir des termes de saint Bernard, elles ne seroient pas contraintes de commettre leurs secrets aux lévres & à la puissance d’autruy : il est bien vray que l’on peut dire qu’ils seroient dans un danger pour le moins aussi grand dans l’esprit & dans l’oreille de leurs semblables ; & que par cette raison jointe à plusieurs autres, l’Eglise a trés-justement ordonné le contraire ; de sorte qu’il est tres-raisonnable de se soûmettre aux decisions de l’Epouse de JESUS-CHRIST, qui ordonne avec beaucoup de prudence l’exclusion des femmes pour entendre les confessions : quoy que leur repugnance seroit peut-être moindre de s’adresser à celles de leur Sexe. Ce n’est pas que la mauvaise estime qu’elles ont quelquefois les unes des autres leur rendroit peut-être cét usage plus mal-aisé, & augmenteroit leur difficulté dans l’exercise de la confession. C’est le sentiment de plusieurs, que la peine est beaucoup moindre de s’adresser à des hommes pour declarer ses pechez ; tant à cause de la capacité qu’on leur attribuë, que du penchant naturel qui fait trouver une satisfaction secrette dans l’entretien des personnes d’un Sexe different. Mais quelques raisons que l’on puisse alleguer ; l’on ne sçauroit disconvenir que cette Loy ne leur soit plus penible qu’aux hommes, [83] pour les raisons que nous avons dites, & plusieurs autres qui demanderoient de plus amples explications. Saint Bernard parlant de ceux qui sont appellez à la dispense des Sacremens, dit, qu’ils doivent être aussi sçavans que Religieux, zelez en l’amour de Dieu & en la charité du prochain, selon la science : parce que la Religion indiscrette fait beaucoup plus de mal que de bien [Sermon au jour de saint André.]. Celui qui confesse doit être habile dans les Cas de conscience, dit ce grand Abbé, afin de sçavoir ce qu’il pardonne, à qui il pardonne, & quand il doit pardonner. Les paroles de ce devot Pere qui doivent servir de regle aux Confesseurs, sont aussi d’une trés-grande instruction pour les Penitents. L’ignorance de ces trois choses augmente beaucoup la peine des personnes du Sexe dans l’usage de la Confession, d’autant que ne sçachant pas bien les choses qui sont commandées sous peine de peché, elles sont contraintes de consulter souvent ces Oracles sur une infinité d’articles & de circonstances, dont elles pourroient s’éclaircir elles-mêmes par le moyen d’un raisonnement & de la lecture des Livres. Comme elles ne sçavent pas ce qui doit être pardonné, c’est à dire ce qui est matiere suffisante ou necessaire pour recourir à ce Sacrement & recevoir l’absolution : elles sont obligées de s’y presenter souvent assez mal à propos. Et enfin comme elles ignorent la suffisance & capacité de ceux à qui elles s’adressent, il arrive qu’elles n’en tirent pas toûjours le fruit & la satisfaction qu’elles s’étoient promises. Le superbe Pharisien qui murmuroit contre JESUS-CHRIST du bon accueil qu’il faisoit à la Magdelaine, est le veritable modele de certains esprits fiers & arrogans, qui sont tellement enflez de la bonne opinion d’eux-mêmes, & de l’estime qu’ils ont acquise devant les hommes ; qu’il diroient volontiez de ceux qui sont pitoyables & miséricordieux, comme cet ancien Hypocrite disoit du Sauveur qu’il n’étoit pas Prophete ; puisqu’il ne connoissoit pas la mauvaise conduite de cette femme, dont il n’auroit pas soufert les approches de crainte de scandaliser les assistans [S.Luc, ch.7.]. C’est le langage des gens de son humeur qui blâment la conduite des autres, & affectent une haute reputation par le mepris de ceux & de celles qu’ils croyent ne l’avoir pas si entierement ou si éclatante selon le monde. Saint Bernard leur adresse [84] encore ces paroles, malheur à vous Pharisiens qui avez peur d’être soüillez des pechez d’autruy, pendant que l’horreur & l’infamie des vôtre vous tache & vous enlaidit plus honteusement : la misere des pecheurs repentans est autant agreable à Dieu, que vôtre superbe & imprudence lui donne d’aversion & de mépris [Sermon après l’octave de l’epiph.]. C’est une chose assez ordinaire à ces personnes d’une reputation éclatante d’estimer, non seulement leurs actions bonnes & vertueuses ; mais encore de faire passer leurs défauts pour vertu, & leur peu de charité pour un zele & detestation du peché, ils voudroient que l’on pût dire d’eux, ce que Seneque disoit autrefois de Caton ; que l’on donneroit plûtôt de l’encens à l’ambition que de le croire ambitieux. C’est à ces hommes spirituels, que les femmes se doivent adresser en toutes leurs difficultez d’esprit & de conscience : & bien qu’ils soient si scrupuleux qu’ils ne voudroient pas violer la moindre formalité ni la plus petite cérémonie ; il ne laissent pas neanmoins de mépriser souvent la bonne foy, & la confiance des personnes du Sexe. Plusieurs soûtiennent que les femmes sont excluses de la direction des ames & de pouvoir entendre les confessions, non pas seulement à cause de l’incapacité de leur Sexe, mais encore parce qu’elles ne sont pas assez fermes pour garder le secret. J’ay rapporté tant de raisons & d’autoritez pour prouver le contraire & faire connoître leur merite, qu’il seroit trés-difficile de renverser ce que j’en ay dit. Et pour l’affermir toûjours davantage par de beaux exemples, celui d’une illustre Grecque fera bien connoître à quel poinct les personnes du Sexe sont capables de maîtriser leur langue. Læna amie & confidente d’Armodius & d’Aristogiton grands Seigneurs dans la Grece, ayant part en la conjuration que ces deux jeunes hommes avoient faite contre les Tyrans d’Athenes ; comme elle fut découverte ils furent mis en prison & condamnés à mort ; aprés que leur Sentence fut exécutée, cette généreuse fille étant mise à la torture pour déclarer les complices, bien que son corps fût brisé & moulu par la violence des tourmens, jamais elle ne dit un seul mot pour faire connoître ceux qui étoient compris dans ce dessein autant hardy que juste. Elle fit voir à tout le monde que ces jeunes Seigneurs n’avoient rien fait indigne de leurs per-[85] lors qu’ils avoient eu de la passion pour elle ; & les Atheniens en memoire d’une action si extraordinaire la representerent sous la figure d’une lionne de Bronze qui n’avoit point de langue, & la firent mettre à l’entrée de leur Château pour obliger les peuples de se souvenir à jamais du courage invincible de cette fille admirable, & de sa persévérance inviolable dans le secret. Combien de personne du Sexe auroient de la fermeté & de la constance à tenir leur langue dans le devoir, c’est à dire dans un parfait silence, si elles y étoient obligées par le droit naturel, par le droit divin & par le droit humain, comme sont tous les Confesseurs : puisque celle-cy a souffert de si grands supplices, plûtôt que de manquer tant soit peu de fidélité à ceux qui lui avoient confié leur secret. Les femmes ne sont pas si denuées des talens necessaires à la conduite des ames qu’on le prétend ; & le seul exemple d’Indegonde Princesse du Sang Royal de France & femme de saint Hermenegilde nous peut servir d’une preuve incontestable pour l’établissement de cette verité. C’est elle qui convertit son mary à la foy Catholique & le fit renoncer aux erreurs des Ariens. Aussi ce grand Martyr qui souffrit la mort pour la défense de la verité, confessa hautement qu’il avoit receu la foy par pieté, l’exemple & la doctrine d’Indegonde ; & si elle étoit sa femme selon le corps, il étoit son disciple & son fils selon l’esprit, & dans les choses de la Religion ; de sorte qu’il devoit son salut aux instructions de cette grande ame. Si-tôt qu’elle apprit que son cher Hermenegilde avoit si-bien profité de ses enseignemens, qu’il étoit mort pour la défense de la foy Catholique ; au lieu de s’affliger & de s’emporter en de foibles regrets, elle témoigna une constance invincible ; ayant toûjours en bouche ces belles paroles, c’est aujourd’huy que je suis Reyne & la plus heureuse des femmes, puis que je suis l’Epouse d’un Martyr de JESUS-CHRIST. *** [86] CHAPITRE XV. De la dependance Politique. PUis qu’Aristote veut que l’esprit & la prudence servent de Pere & Mere à la Politique, comme étant fille du jugement & de la raison : je ne vois pas pour quel sujet les personnes du Sexe n’ont aucune part dans le Gouvernement ; ces grandes qualitez qui servent de conduite au bon reglement des Etats, des Provinces & des Citez, leur étant naturelles aussi-bien qu’aux hommes. Le seul exercice qui sert à perfectionner cette faculté raisonnable est ce qui leur manque. N’ont-elles pas le même Dieu, une vie & société égale, l’esperance de la felicité future, & la crainte des supplices éternels, & le souverain Maître ne les a-il pas associées dans la conduite & la superiorité de l’Univers. Mais cét ordre est tellement renversé qu’en quelque maniére que l’on considére les femmes ; on les trouve toûjours dans l’abaissement & dans la dependance. Le même Prince des Philosophes nous apprend qu’il y a beaucoup de rencontres où la raison doit commander & non pas les hommes : parce que leur autorité dégénére quelquefois en tyrannie. Je ne diray pas que celle qui s’exerce à l’égard du Sexe est la même que condamne Aristote, pour ne pas m’exposer à la censure de ceux qui ne suivent que la coûtume, au lieu de se conduire par la raison. Les creatures raisonnables n’ont rien de plus penible qu’une dependance perpetuelle, & c’est l’état permanent & continuel des femmes, qui sont toûjours sujettes aussi-bien dans les conditions éminentes, que dans les mediocres & dans les basses, dans le gouvernemens des Souverains, comme dans les politiques particulieres. Les Loix & le Droit ont beau établir des Justices & des Coûtumes différentes, les personnes du Sexe sont toûjours traitées de la même façon : & bien que le changement soit continuel dans le monde, l’on trouve neanmoins de la stabilité en ce qui les concerne. Et si nous rappellons les tems passez, nous [87] trouverons des autoritez sans fin & des exemples sans nombre, qui nous confirment toutes ces veritez. Le conseil des Perses & des Medes n’a pas épargné une tête couronnée, & la Reyne Vasthy pour avoir refusé de paroître dans une assemblée publique où chacun étoit dans la débauche, est exilée, chassée de son Palais & privée de son Royaume : parce que ces Sages, si l’on peut ainsi nommer des hommes remplis de vin & de bonne chere, jugerent que selon les Loix, Droits & Coûtumes de leurs Majeurs elle meritoit cette punition ; qui ne devoit point être moderée, à cause que les autres femmes en pourroient tirer de dangereuses conséquences, pour se relâcher de la soûmission & obeïssance qu’elles devoient à leurs maris [Li. D’Esth. ch.1.]. Les hommes furent declarez de nouveau les Maîtres en tout & par tout ; & les Letrres Patentes en furent expédiées en diverses langues & caracteres : afin que toutes les différentes Nations, qui étoient sous la puissance d’Assuerus, fussent averties de l’autorité que le Roy & son conseil donnoit aux hommes, & de l’abaissement & dependance où l’on devoit tenir les femmes. Toutes les Puissances de la terre, dit Seneque, causent plus de crainte & de respect, que d’amour & d’estime : parce que la necessaire dependance est toûjours penible & fâcheuse [Bienfaits, li.3. ch.79.]. Saint Bernard nous exprime encore mieux cette verité, quand il nous enseigne que la soûmission est une chose trés-rigoureuse, & que c’est un joug trés-dur à supporter : parce qu’entre toutes les charges des enfans d’Adam, il n’y en a point de plus rude que la dependance. Comme c’est une chose d’équité de ne pas imposer de lourds fardeaux à de foibles épaules ; les femmes peuvent trés-justement se plaindre des hommes, de ce qu’ils anticipent un droit qui n’est pas toûjours conforme à la raison, qui est selon Aristote le premier & le plus grand de tous les droits, ou pour mieux dire le droit même, parce que c’est l’équité qui corrige la Loy & s’étend à toutes choses [M. l.5. c.10.]. De maniere que si par le droit les femmes sont dependantes, souvent par l’équité elles sont dominantes & maîtresses. Les Sabines possedérent autrefois ces qualitez entre les Romains, lors qu’ayant veu les armées de deux differentes Nations ardentes au combat, elles se jetterent au milieu pour les separer, & par des paroles pleines de douceur & d’attrait elles arrêtérent [88] leur fureur, obligerent les deux Chefs de conclurre la paix, & furent cause que Romulus & Fabius Roy des Sabins regnerent ensemble dans Rome, chacun dans un quartier separé. Elles emmenérent leurs maris & leurs enfans, panserent les blessez & fournirent les vivres & autres choses necessaires à ceux qui en avoient besoin. En memoire d’une action si notable, l’on institua des Fêtes à leur honneur, l’on fit plusieurs Loix à leur avantage, comme de ceder le premier lieu dans les assemblées, le dessus dans les rencontres des chemins, qu’elles ne pourroient être appellées en justice devant les Juges criminels, & que les hommes observeroient en leur presence une retenüe & modestie singuliére en actions & en paroles [Plutarque dans les vies de Romulus, de Numa, & de Lycurgue.]. Les femmes des Spartes n’avoient pas moins d’Autorité, & de plus elles étoient courageuses, magnanimes & impérieuses dans la conduite des plus grandes affaires. L’on peut dire avec verité que la puissance de ces illustres femmes a tellement passé avec elles, qu’il en reste plus aucune marque dans celles d’aujourd’huy, dont la figure n’est autre chose que celle de dependantes. Comme la Politique qui gouverne, s’exerce fort diversément ; la dependance est aussi différemment pratiquée : & nous pouvons dire que celle des personnes du Sexe est de toutes les manieres qu’on se la peut imaginer. Elle est passive & active, parce qu’elles souffrent toutes les Dominations, Gouvernemens, Puissances & Autoritez, sans opposition ni resistance. Elles sont sujettes à toutes les Polices que les hommes s’avisent d’introduire ; aussi la Politique ne les reçoit dans son sein, que comme des sujets passibles où elle exerce ses Loix, ses Ordonnances, ses formalitez, sa justice, son adresse & tous ses ressorts. Car elles sont tellement dependantes qu’elles n’ont aucune participation à toutes les diverses Autoritez qui se voyent dans le monde. Tous les Actes, soit particuliers, soit publiques qu’elles peuvent faire, sont reputez de nulle valeur tant qu’elles sont sous la puissance d’un mary. Bien loin de pouvoir autoriser les autres, de les maintenir dans leurs droits, de leur donner des ordres, de faire des défenses, de rendre la justice, & de passer des actes publics pour terminer les affaires & regler les differens ; elles ne peuvent pas seulement être écoutées ni leurs plaintes receuës, sans être avoüées & autorisées de ceux qui les gouvernent. Il [89] semble que l’Eglise s’accorde avec la Politique, pour bien établir la dependance du Sexe : puisque le Concile de Trente declare en termes exprés, que c’est contre le droit que les femmes notamment les Religieuses plaident leurs causes elles-mêmes ; il veut que toutes leurs affaires soit contentieuses, soit juridiques, se fassent par Substitut & par Procureur [Session 9]. La dependance des femmes pourroit être un peu supportable si elle n’étoit que passive, & que ce fût assez pour remplir les devoirs qu’on leur impose, de laisser agir ceux qui les dominent, & de souffrir patiemment toutes les privations, dont elles sont affligées : mais de respecter la puissance qui les détruit, de baiser les mains qui les frappent, & d’honorer la force qui les abaisse, c’est le plus grand poinct de la difficulté. Et neanmoins c’est ce que les personnes du Sexe pratiquent continuellement ; parce qu’elles exécutent tous les preceptes, dont la politique les charge pour les ranger à ses intentions, & rendent de continuelles déférences à la police qui les tient dans le dernier lieu, & dans le rang le plus humble : & il arrive souvent que par une force plus grande que toutes celles qui les assujettissent, elles portent du respect & de la reverence à ceux-mêmes qui ne cherchent qu’à les abaisser. De sorte que sans s’arrêter au discernement & à la justesse de leur esprit qui ne se méprend guéres en ses veües & connoissances ; elles aveuglent souvent leur propre raison en la soûmettant à ce qui la choque & la contrarie davantage. Comme elles sçavent trés-bien que le desir de commander est une passion violente qui sert souvent de la tyrannie & de l’injustice pour arriver à ses fins, quand on lui fait resistance ; elles ne contrarient pas la puissance & le pouvoir des hommes, crainte de s’attirer leur indignation ; de plus elles sçavent trés-bien que pour être dependantes, elles n’ont pas moins de capacité naturelle : & qu’on les tient peut-être en cét état, à cause de ce que dit, un ancien Auteur [Thucylide], que les esprits trop subtiles & penetrans reüssissent quelquefois moins dans le gouvernement des Republiques, que ceux qui l’ont un peu pesant & emoussé. Sans parler de cette puissance qui est entre les mains des Souverains, des Gouverneurs & des Magistrats, il y a une certaine direction & conduite, qui n’est autre chose qu’une addresse politique ; laquelle pour ne point faire de bruit & d’éclat ne laisse [90] pas d’être trés-utile & profitable. C’est par cette voye que l’on communique dans le secret les affaires, les entreprises & les desseins, & qu’on leur donne un tour qui rend leur accomplissement plus facile : c’est encore en cét endroit où les hommes font un éfroyable mépris du Sexe ; car il croiroient ruiner leurs entreprises de les communiquer à des femmes & que les choses importantes changeroient de nature & deviendroient petites si elles étoient de leurs conseils. C’est ce qui faisoit dire à Caton, que de trois choses dont il se donnoit de garde, celle de ne point découvrir ses affaires à sa femme en étoit l’une. Aussi Porcia sa fille se plaignoit avec raison à son mary Brutus, quand il paroissoit chagrin & pensif dans un tems, où il méditoit la conjuration contre Cesar, qu’il ne la rendoit point participante de ses secrets. Et pour lui faire connoître l’injustice de son procedé, elle lui dit avec beaucoup de sagesse qu’elle ne lui avoit pas été donnée pour participer à sa table & à son lit comme une concubine, mais pour être la depositaire de ses pensées & de ses desseins, & la compagne inséparable de sa bonne & mauvaise fortune. Et n’étant pas satisfaite de l’encourager par ses judicieuses paroles, elle voulut lui donner une sensible demonstration de sa force, discretion & prudence, en se faisant une blessure avec le fer sur une partie de son corps, sans faire paroître aucun indice de douleur : prenant les Dieux à témoins de sa constance & fidélité, pendant que Brutus étonné d’une action si extraordinaire demandoit au Ciel la grace d’être rendu digne mary d’une femme aussi généreuse & accomplie qu’étoit sa chere Porcia [Plutar. en la vie de Brutus]. Il faut observer que les Loix, Polices & Coûtumes qui se sont établies en faveur des personnes du Sexe ont été de plus longue durée que celles qui s’opposoient à leur élevation. C’est ce qui s’est veu dans la Republique de Lycurgue, qui les favorisoit en toutes choses ; ayant subsisté plusieurs siecles avec un grand éclat & une générale admiration de tout le monde. Comme au contraire celle de Numa Pompilius qui avoit dérogé en beaucoup de choses aux avantages & privileges que Romulus leur avoit accordez, ne dura pas plus que sa vie, parce qu’incontinent aprés sa mort les Romains transgresserent la plus grande partie de ses Loix, & en ordonnerent d’autres plus commodes & plus propres à leur humeur. *** [91] CHAPITRE XVI. De la dependance Domestique. QUoy qu’un Auteur de ce tems [L’auteur de l’égalité des Sexes] prétende modérer la malédiction que Dieu fulmina contre Eve ; lors qu’il lui prononça l’arrêt de son malheur par la multiplication de ses peines & de sa dependance sous le pouvoir d’un mary, & que pour favoriser son parti, il s’aide d’une version Hebraïque qui semble un peu en adoucir la rigueur ; neanmoins la plus grande partie des Sçavans qui suivent celle de saint Jerôme, nous marquent expressément & sans glose cette soûmission & dependance. Et comme elle est si bien expliquée que l’on ne sçauroit persuader une interpretation contraire, pour favorable que l’on puisse être à la défense des femmes : il faut remarquer qu’elles sont condamnées à deux sortes de peines ; l’une de corps par les douleurs & les infirmitez, qui sont ordinaires à toutes celles qui s’engagent en cette condition & l’autre esprit, qui n’est autre que la dependance dont nous parlons à present. Les souffrances du corps sont si connuës à tout le monde, que je ne me suis point avisée d’en dire aucune chose ; mais je me suis seulement arrêtée à traiter de ce qui abaisse l’esprit. C’est pourquoy aprés avoir consideré les personnes du beau Sexe dans leur état de contrainte, d’ignorance, & de dependance, & les avoir examinées en tous les degrez d’abaissement qu’elles ont coûtumes d’expérimenter ; il reste à les voir dans cette condition qui les rend soûmises à un mary & entiérement dependantes de sa conduite. Pour douter de la soûmission des femmes, il faudroit ne pas croire à la parole de Dieu, qui nous apprend dans l’Ecriture leur malheureux sort & leur funeste destinée, & dans la suite nous en trouvons la confirmation en plusieurs autres endroits de l’Ecriture, que les femmes soient soûmises à leurs maris, dit le grand Apôtre, parce que le mary est le Chef de la femme, comme JESUS-CHRIST est le Chef de l’Eglise, qui est son corps [Ephesiens, ch.5.], Saint [92] Pierre leur commande la même soûmission, afin, dit-il, que ceux qui ne croyent point à la parole soient convertis & gagnez à Dieu sans paroles par la bonne vie de leurs femmes [1. Epi. Ch.3.]. Cette soûmission & dependance si souvent recommandée aux femmes dans le Texte sacré, ne leur seroit pas tant onéreuse & penible, si les hommes se servoient de leur autorité selon la volonté de Dieu, & comme il leur est commandé dans les saintes Lettres ; puisque ces deux grands Apôtres leur ordonnent de les aimer comme JESUS-CHRIST aime son Eglise, & de les traiter avec respect, douceur & complaisance. Ces regles sont si justes & équitables, que si les hommes les suivoient exactement, la difficulté que les femmes souffrent à leur obeïr seroit moins penible : mais comme ils abusent assez souvent de leur pouvoir, lors qu’ils commandent par caprice & sans considération, il ne faut pas s’étonner si le nombre de celles qui sont tous les jours sacrifiées à l’ambition, avarice, jalousie & débauche est infiny. Comme les passions qui regnent dans les cœurs des hommes sont fort diverses ; les femmes ne sont pas seulement soûmises à leur conduite extérieure pour le maniement de leurs affaires, biens & familles ; mais elles sont encore exposées à supporter leurs défauts, endurer leurs bigearreries, & souffrir leurs emportemens. Autrefois les Juifs avoient une si grande autorité sur leurs femmes qu’ils les repudioient, trés-facilement, comme je l’ay déjà remarqué en la premiere Partie. Et parmi les Romains ils s’en separoient de trois différentes manieres, en les repudiant contre leur volonté, ou bien en faisant divorce par le consentement des deux parties, ou enfin par l’ordre & par le commandement du Prince : & cela pour cause de sterilité, antipathie d’humeur, soupçon d’infidelité & de mauvaise conduite. Les Turcs gardent entre eux cette facile répudiation, de sorte que sans beaucoup de cérémonie, ils se separent de leurs femmes pour peu qu’ils en ayent de sujet. Il est vray que dans la plus grande partie des Royaumes & Provinces de l’Europe, ces divorces ne se pratiquent pas aisément, & sur tout dans la France, où elles ont plus de franchise & de societé qu’en beaucoup d’autres Nations du Monde. Si les hommes suivoient le conseil d’Aristote, quand il veut [93] que le gouvernement des familles soit Aristocratique [M. l.6. c.10] ; c’est à dire celui des sages & des gens de biens, où chacun s’employe selon sa capacité ; les femmes vivroient plus heureuses & avec moins de chagrin, mais comme ils veulent toûjours avoir l’autorité entiere sans y souffrir la moindre division ; de là vient que c’est une usurpation plûtôt qu’un éfet de leurs privileges, qui ne les dispensent pas de suivre les principes de la raison. C’est elle qui leur enseigne à se conseiller auprés de leurs femmes pour le reglement de leur famille, & par une puissance reciproque leur déférer dans les choses justes & raisonnables, & les rendre leurs égales dans la conduite de leur maison. Cela se peut faire par une complaisance généreuse, qui n’est point opposée au droit que leur accorde la préeminence, dont ils ne doivent pas s’enorgueillir, puisque saint Paul aprés les avoir exhortez en divers endroits de ses Epîtres, d’user de leur puissance avec douceur & modération, leur dit expressément, que si la femme a été tirée de l’homme, l’homme außi n’est point sans la femme, & que l’un & l’autre vient de Dieu [1. Corin. ch.11. v.1.&12.]. Selon l’ordre de la volonté Divine, & selon les regles de la bienseance humaine, il faut que les choses supérieures servent de regle & de modele pour perfectioner les moindres & les inferieures : c’est pourquoy les hommes se vantent par tout & en toutes rencontres qu’ils sont les maîtres absolus des femmes, & que la puissance qu’ils ont de les gouverner leur est tellement acquise, qu’elle ne peut recevoir de dispute, ont de grands engagemens à bien vivre & à regler sagement leur famille. Ces titre d’époux & de mary les obligent d’être gardiens, protecteurs, défenseurs & fidéles amateurs du Sexe [V. de H. l.6. c.13.] : s’il arrive que par des qualitez opposées ils renversent l’ordre de cette belle société, le reproche que saint Jean Chrysostome leur fait est plus que suffisant pour les convaincre de brutalité & pour les obliger de rentrer en eux-mêmes. Saint Paul vous impose un devoir reciproque, leur dit cette bouche d’or, quand il enseigne que l’homme n’a pas la puissance de son corps, mais qu’elle appartient à sa femme, qu’il doit toûjours traiter avec beaucoup d’honneur [Ser.1. sur S.Math.]. Quel est le respect que vous lui portez, quand vous abandonnez à une étrangere ce qui dépend d’elle, de quelle maniere l’honorez-vous, lors que [94] vous introduisez le tumulte & le desordre en vôtre maison, ou vous les tenez dans une si grande captivité, que si elles vont souvent à l’Eglise, vous les accusez comme d’un crime, & vous ne prétendez pas qu’elles ayent aucun droit de vous reprendre, lors que vous passez les jours entiers aux Theatres, aux jeux, & à la débauche. Vous leur demandez une si grande retenuë que vous passez les bornes & les limites de la raison, & vous croyez que toutes choses vous sont permises. Aprés les paroles de cét éloquent Pere, il seroit trés-mal-aisé d’en trouver de plus fortes pour exprimer la conduite que l’on tient à l’égard des femmes. Un sage Grec avoit enfin raison de se railler de cét Orateur qui faisoit une Harangue publique pour exhorter les Citoyens de garder l’union & la concorde, pendant qu’il ne pouvoit vivre en paix dans sa maison, & n’ayant que sa femme & une servante à gouverner, il les mettoit continuellement dans le trouble par sa mauvaise conduite. Ce procedé étant assez familier à plusieurs hommes, il ne faut pas demander la raison pourquoy la dependance domestique est quelquefois si penible aux femmes, puisqu’elle est toute évidente. Ce n’est pas une si petite peine que l’on pourroit bien penser d’être obligée de plaire à des objets qui sont eux-mêmes desagreables ; & je trouve que la consolation que saint Basile adresse aux femmes ne leur est pas d’un grand soulagement, quand il dit, que Dieu ayant donné aux hommes la puissance & le commandement sur elles, il voulut les avantager de la beauté du corps, afin que la même autorité que les hommes avoient par le droit de leur dignité, les femmes la pussent acquerir par la douceur de leurs charmes & de leurs attraits [ Li. De la Virginité.]. C’est une misérable servitude à celle du Sexe, de rechercher avec tant de soin, & d’entretenir avec tant de peine une legere beauté & de petits agéemens pour satisfaire des ingrats qui les méprisent, ou des brutaux qui les rendent les victimes de leurs passions. Comme ce charme de beauté se trouve assez rarement & qu’il périt trés-facilement, il arrive que le plaisir étant le plus grand motif de l’amour des hommes, elles en reçoivent souvent plus de mépris que de satisfaction. C’est pourquoy il est facile de conclurre que le desir de plaire & les recherches importunes de ce qui peut contenter les hommes, rendent la dependance des femmes trés-rude & trés-penible. [95] Vne famille pour être petite en nombre de personne ne laisse pas de renfermer souvent de grandes inquiétudes, & la soûmission des femmes en ces choses domestiques pour paroître de legere conséquence ne laisse pas d’être extrêmement fâcheuse pour deux raisons ; la premiere, parce que ces occasions sont journalieres & continuelles, de sorte qu’il faut à toute heure recourir à la puissance d’un Maître : & en second lieu, à cause que cette dependance dans le maniement des biens temporels, est une marque du mépris & de la méfiance des maris, qui témoignent en ces rencontres qu’ils ont une opinion basse & ravalée de leurs femmes, puisqu’ils les croyent incapables de conduire & gouverner si peu de chose. C’est les traiter comme des enfans pour lesquels on est toûjours dans l’apprehension qu’ils perdent & dissipent ce qu’on leur met en main ; & s’il est vray ce que di un Sage, que la maison est pleine de bonheur, où les biens sont acquis par des voyes justes & tranquilles, & où l’on n’a pas de crainte de les perdre, ni de soupçon en les gardant, ni de regrets quand on les dépense. L’on peut dire qu’il y a beaucoup de chagrin & d’inquiétude dans les familles où les richesses sont venuës par des acquisitions penibles & laborieuses ou peut-être injustes, où elles sont possedées avec attachement, & où l’on ne s’en sert qu’avec repugnance ; & enfin où les hommes n’en laissent pas la conduite & la distribution à leurs femmes. Si la necessité que l’on a des personnes & l’utilité que l’on en reçoit les rend toûjours estimables & les fait beaucoup rechercher, celles que l’on a des femmes étant connuës de tout le monde, l’on ne sçauroit sans injustice se dispenser de leur donner de l’estime & de les rechercher avec empressement. Ce que je dis, est non seulement pour les services qu’elles rendent au monde en la production & éducation des enfans ; mais aussi dans le gouvernement & la bonne conduite des familles. Nous apprenons ces veritez autant par les saintes Lettres que par l’experience ; car le saint Esprit nous assure, que la femme vigilante est la couronne de son mary, que l’on peut dire bien heureux, parce qu’il passera en paix tous les jours de sa vie, & que le nombre de ses années se multipliera au double ; & il lui donnera des loüanges, à cause qu’elle a consideré les sentiers de sa famille, & n’a pas mangé son pain [96] en oisiveté, c’est pourquoy ses enfans l’ont annoncée par tout bien-heureuse [Prov. ch.12. & 13. Eccles. ch.26.]. Ce divin Oracle s’est manifesté & a eu son éfet dans une infinité de femmes, qui par leur bon ménage ont relevées leurs familles & preservées leurs maisons des ruines où elles alloient tomber. Si les plus grands ennemis des personnes du Sexe étoient interrogez, lequel des deux de Nabal & d’Abigail [1. liv. des Roys ch.25. ] étoit le plus capable de gouverner une famille ; ne donneroient-ils pas leurs suffrages en faveur de la femme, à moins que d’être aussi extravagant, que le mary, que l’Ecriture traite de fol & d’insensé. Car comme l’on peut admirer dans Abigail toutes les grandes qualitez qui rendent une conduite parfaitement illustre ; l’on peut remarquer dans Nabal toutes celles qui leur sont formellement opposées. L’esprit, la sagesse & la modération de la femme reparerent les imprudences & les emportemens du mari ; les bienfaits & les liberalitez de celle-là corrigerent l’avarice & la dureté de celui-ci ; en un mot la bonne grace & générosité de l’un empêcha le malheur que la rusticité & l’impertinence de l’autre avoit attiré. O combien de Nabals y a-il dans le monde qui se vantent à leur confusion d’être les Chefs de la nature humaine, & les Superieurs des familles, puisqu’ils n’ont point d’autre titre celui de la coûtume : les qualitez necessaires pour porter dignement ceux de Pere, de Mary & de Maître leur manquant assez souvent. Combien s’est-il trouvé de généreuses Abigails qui meritoient de gouverner, non pas des maisons particulieres, mais des Provinces & des Royaumes entiers : & combien en pourroit-on trouver aujourd’huy, si les hommes de ce tems avoient autant de lumiere & d’équité, qu’en eut autrefois ce Roy de la Judée, qui étoit selon le cœur de Dieu, & dont cette adroite femme sceut si bien gagner l’estime & l’affection qu’elle devint son épouse, aprés avoir protesté tant de fois qu’elle ne meritoit pas d’être sa trés-humble servante [David. 1. liv. des Roys ch.25.]. La conduite des Saints Patriarches envers leurs femmes a été trop juste & trop raisonnable pour n’en point parler. Nous avons déja remarqué que par l’exprés commandement de Dieu Abraham obeït à sa femme Sara en des choses trés-importantes [Genese, ch.21.] : il faut encore observer que Rebecca par sa prudence & par son adresse fût choisie pour être l’épouse d’Isaac, & fût la cause qu’il [97] fit le partage de ses deux enfans tout autrement qu’il n’avoit projetté. Jacob ne voulut jamais éxécuter une entreprise aussi hardie que celle de sortir à la dérobée de la maison de Laban son beau-pere avec tous ses serviteurs & ses troupeaux, sans communiquer son dessein à ses deux épouses Lia & Rachel [Genese ch.37. & 31.], pour sçavoir leurs sentimens, & par quels moyens ils pourroient reüssir dans un dessein si dãgereux & d’une éxécution si mal-aisée, qu’elle ne se pouvoit faire sans un manifeste peril de leurs vies. Dans le premier Livre des Roys [1. liv. des Rois ch.1] nous trouvons un exemple memorable de cette déférence des maris envers leurs femmes, en la personne d’Elcana pere de Samuël, parce que voulant monter au Temple avec toute sa famille pour presenter des oblations à Dieu, Anne sa femme lui dit hardiment, je n’iray point au Temple jusques à ce que l’enfant soit sevré, & que je le méne moy-même pour être presenté au Seigneur, & demeurer en sa maison tous les jours de sa vie : il se soûmit entierement à tout ce qu’elle vouloit sans autre replique que ces nobles paroles, que tout cela soit fait comme vous le jugerez plus à propos. Si nous voulons encore l’autorité profane, que l’on ne doit jamais rejetter tant qu’elle n’est pas contraire à la divine. Les seules paroles d’un Sage ancien sont plus que suffisantes pour donner à connoître la force du merite des personnes du beau Sexe. Les Romains, dit cét homme, qui commandoient à toutes les Nations de la Terre, étoient conseillez & commandez par leurs femmes dans les affaires de leurs familles. Et Quintus Metellus qui étoit l’un des plus Nobles & des plus riches de cette premiere Ville du Monde, fut estimé l’un des plus heureux de son tems, parce que les Dieux & sa bonne fortune lui avoient donné pour compagne une femme pleine d’esprit & de jugement & doüée d’une trés-grande vertu. Que pourront dire à tout ce que nous avons rapporté les gens du communs & ces enfans de la Terre, qui n’ont jamais de bonnes paroles en bouche, quand il faut parler des femmes, & qui croyent que c’est assez qu’elles soient de ce Sexe pour être obligées de leur obeïr sans distinction ni aucun discernement, à cause qu’ils ne sçavent pas, ou plûtôt parce qu’ils veulent ignorer qu’elles ne leur doivent point de soûmission, ni d’obeïssance que dans les choses justes & raisonnables ; [98] & que toutes les dependances qui passent cette regle viennent de la force, de la violence & de l’usurpation. *** [98] CHAPITRE XVII. De la transgression des Loix. COmme le Gouvernement équitable & debonnaire sert beaucoup à l’observation des Loix, quand il est trop exact & severe il contribuë quelquefois à leur transgression. Car sans parler des différentes manieres, dont elles peuvent être endommagées, soit par la nullité, soit par la declaration & l’interprétation des Legislateurs, quand ils les abrogent entierement ou qu’ils y derogent en partie, soit par la prescription, soit enfin par la dispense : elles sont souvent transgressées par le mauvais usage qu’en font ceux qui sont obligez de les garder. L’on tombe facilement dans ce malheur, lors que l’on estime la loy ou injuste, ou trop penible, ou tout à fait insupportable : & cela se fait en la negligeant extérieurement, ou en la méprisant en soy-même, dans le même tems que l’on fait mine de la vouloir observer. Les Loix sont injustes lors qu’elles contrarient la raison, & ne sont pas conceuës dans le sens & dans les termes de l’équité, ou bien encore quand elles ne favorisent pas l’utilité soit commune, soit particuliere, mais plûtôt lui sont opposées. Elles sont appellées par l’Ecriture des Loix iniques, & Dieu donne sa malédiction à ceux qui en sont les Auteurs, à cause dit un Prophete, qu’ils établissent des Loix d’iniquité & qu’ils font des Ordonnances injustes pour opprimer les pauvres dans le jugement, pour accabler l’innocence des plus foibles de mon peuple & pour devorer la veuve comme leur proye [Isaye, ch.10.]. Les Loix qui s’opposent à la raison & l’équité, ne sont jamais plus cruelles que par l’oppression des foibles, des affligez & des malheureux, parce que les forts, les puissans, les riches & les fortunez, selon le monde trouvent toûjours des voyes pour s’en exempter, ou au moins pour les tellement adoucir, qu’ils n’en ressentent que bien peu l’amertume. Platon dit trés-sagement, que c’est une chose plus pernicieuse à un Legislateur de manquer en faisant des Loix, que d’ôter la vie à un homme : parce que cette faute ne tuë pas seulement les corps, mais par la suite des tems elle donne la mort aux esprits. Aussi ce grand Philosophe étoit d’avis qu’il ne falloit jamais entreprendre dans une Republique que les choses qui sont trouvées bonnes par les Citoyens, & qu’il faut toûjours éviter de faire violence à son païs & à ses semblables. Et la raison qui l’empêcha de se charger du Gouvernement de la Cité d’Athenes, ne fut autre que parce qu’il trouva le peuple tellement obstiné qu’il ne se pouvoit rendre à la douceur ni aux belles paroles, & il estima qu’il seroit trés-dangereux de le ranger à son devoir par la force & par la violence. Les Sçavans qui assurent que de manquer exprés dans les sciences contemplatives est un moindre mal, que de le faire par ignorance, & qu’au contraire dans les sciences pratiques, manquer expressément, c’est un mal beaucoup plus grand que de faillir sans connoissance, nous apprennent que ceux qui donnent des Loix doivent être animez d’une volonté droite & bienfaisante à l’égard de ceux qui sont obligez de les observer : parce qu’étant la regle de leurs actions & de leur vie, elles sont mal dirigées quand les Loix leur causent de la peine & du dommage, au lieu de procurer leur bien & leur avancement. C’est ce qui fait dire à l’Angelique saint Thomas, que toutes les Loix humaines sont outrageuses à la nature, si elles ne sont justes, honnêtes & possibles, & que pour être telles il faut qu’elles soient reglées selon les tems, les lieux & les personnes, & que leur fin soit le bien public & le particulier [I.2. Q.9?. ar.2. & 3.]. De maniere que toutes les Loix qui ne sont pas fondées selon la justice, ne sont que les éfets d’une violente tyrannie. C’est pourquoy le même saint Docteur dit plus bas, que la dispense se peut & doit donner en des cas particuliers ou l’application & l’accomplissement du precepte seroit contraire à l’intention du Legislateur : & que non seulement les Loix positives humaines sont dispensables par le suprême pouvoir de Dieu, mais encore par les Princes & les Prelats qui sont les Lieutenans de sa sagesse & les Ministres de sa souveraine puissance dans la conduite des choses singulieres [I.2. q.100. art.8.]. Et bien davantage l’on doit être instruit que les preceptes infe-[100]rieurs sont toûjours dispensables par les commandemens suprêmes & superieurs, c’est ainsi que l’obligation d’observer le Sabath perd sa force, quand il est question de sauver sa vie, d’autant que le precepte de conserver l’être qui nous a été donné de Dieu, est superieur à celui de sanctifier les jours de Fêtes, parce qu’il est plus naturel & plus universel dans les principes de la raison. Si les Loix divines, qui sont si justes & équitables que l’on ne sçauroit les soupçonner de défaut, puisqu’elles ont la justice même pour leur principe, sont quelquefois sujettes à la dispense, & que les Loix humaines endurent du changement & de l’altération, bien qu’elles se couvrent toûjours du voile de l’équité ; pourroit-on jamais douter que celles dont la naissance n’est pas si noble & la regle si droite ne causent souvent des transgressions & ne fassent beaucoup de prévaricateurs. Aussi l’Oracle sacré nous apprend par un de ses Prophetes, que le jugement s’étant confondu avec la paßion, de là vient que la Loy est foulée aux pieds & que l’on ne rend jamais la justice, parce que le méchant l’emporte au dessus du juste [Habacuc. ch.1.]. Et le Seigneur disoit encore à son peuple, tous vos alliez se sont joüez de vous, ceux qui se disoient vos amis se sont élevez contre vous, ceux qui mangeoient à vôtre table vous ont dressez des embuches [Abdias, v.7.]. Il arrive quelquefois que les Loix, lesquelles ont toûjours pour principe la raison & l’équité, & pour fin le bien publique, deviennent un piege qui nous est tendu, non pas en elles-mêmes, puisqu’elles sont bonnes & utiles, mais par la corruption de ceux qui sont obligez de les observer, ou par la violence & l’injustice de ceux qui en sont les Ministres & qui tiennent la main à leur éxécution : & ce piege est d’autant plus dangereux qu’il nous conduit au précipice & nous y fait tomber, parce que la Loy qui devroit nous soulager & nous porte bien, devient pour nous une occasion de faire le mal, & que non seulement elle est onéreuse & penible, mais encore elle trouble & blesse la conscience. [101] C’est une verité constante que si les Loix n’étoient secouruës par une benigne & salutaire interpretation, qui n’est autre que la raison & l’équité, l’on se trouveroit souvent embarrassé de scrupule & d’inquiétude. Mais comme les esprits sages & prudens en sçavent faire un bon usage dans les occasions & circonstances où l’on peut présumer que le Maître de la Loy n’a pas eu l’intention d’obliger : ce que neanmoins il n’a pas jugé à propos de declarer pour empécher la license, ou parce qu’il n’a pû prevoir tous les accidens qui pouvoient arriver. C’est icy où les personnes éclairées & judicieuses possedent un grand avantage, parce qu’elles sçavent bien user de la Loy, & diminuer son poids sans y contrevenir, au contraire de celles qui faute de lumieres la transgressent incessamment, dautant qu’elles ne sont pas assez fortes pour la supporter & pour l’accomplir, ni assez sages pour la connoître & pour l’interpreter. La multitude des Loix ausquelles les hommes sont obligez est si grande, qu’à moins que d’avoir la raison pour guide, ils seroient dans une grande transgression continuelle, à cause que ces grands Legistes pour avoir tracé leurs belles pensées sur le papier, n’ont pas eu la puissance de communiquer leur esprit à ceux qui leur succedent, & le glaive de Loy venant à tomber en de mauvaises mains fait d’aussi grands maux, que les Maîtres s’en étoient proposez d’utilité. C’est ce qui fait dire à un grave Auteur [Petraque], qu’il n’y a rien de plus terrible que d’être au pouvoir de ceux qui n’ont point de loy que leurs passions quand elles sont aveugles & violentes, parce qu’ils ne suivent point d’autre conseil que la précipitation. De sorte que par ce moyen ils se rendent méprisables, & leurs preceptes pour ne pas avoir la conduite de la raison & la direction de la justice, se perdent & se dissipent à leur confusion. C’est aussi une parole digne de saint Augustin, qu’il faut preferer les hommes aux loix & ordonnances des autres hommes [Cité. li.6. ch.4.]. Toutes les loix qui sont injustes sont toûjours penibles ; mais toutes celles qui sont penibles ne sont pas toûjours injustes, & si l’on transgresse facilement les unes avec raison parce qu’elles contrarient l’équité, l’on manque souvent aux autres par foiblesse, à cause qu’elles sont trop rudes & insupportables. Ce n’est pas que ceux qui cõmandent tachent toûjours à persuader qu’ils ne cher-[102]chent que le bien & l’utilité des personnes ausquelles ils donnent des loix, ils mettent en usage ce moyen comme le plus assuré pour les faire agréer sans peine & sans difficulté. Platon pour mettre les siennes en estime assuroit qu’elles n’avoient point d’autre but que de procurer aux hommes une bonne vie, en la rendent pure & exacte au service des Dieux. Et avec cela dit Plutarque, il n’a pu persuader un seul homme de les suivre, à cause qu’elles paroissoient trop austeres & trop rigoureuses. Celles de Draco semblerent si rudes aux Atheniens qu’ils n’en furent pas longtems les observateurs, & si Solon ne leur en eût donné de plus douces & de plus faciles, leur Republique alloit tomber en ruine, & auroit trouvé sa sepulture dans son berceau. Comme c’est une chose naturelle aux hommes de se laisser gagner par ce qui les flattent, ils ne sont pas moins faciles à se rebutter de ce qui les peine & les afflige. De sorte que bien souvent aprés avoir été les adorateurs de certaines loix éclatantes l’expérience & la pratique leur font connoître que les mêmes loix qu’ils ont cru si necessaires & si utiles au bien de leur ame & à celui de leur fortune temporelle, ne servent qu’à leur perte, parce qu’au lieu de favoriser leur avancement elles le detournent & l’empéchent. Pour comprendre cette verité il faut considérer que les loix s’attachent uniquement au bien public & se mettrent fort peu en peine de l’interêt des particuliers, qu’elles ruinent & détruisent souvent quand il s’agit de l’utilité commune. Comme au contraire chacun à l’égard de soy-même est plus sensible à ce qui le concerne, qu’aux affaires de tout un Etat : parce que l’on se console facilement de toutes les disgraces generales qui arrivent, pendant que l’on s’afflige beaucoup de ses peines particulieres. Les Loix humaines, dit saint Thomas, pour agir sagement & selon les regles de la discretion, se doivent contenter de deffendre les crimes enormes qui pourroient troubler le repos de la communauté ; afin que les Citoyens les observent plus facilement [I.1. q.96. art.2.]. C’est ce qui faisoit dire à un ancien, que les Republiques où les loix sont en grand nombre, ne sont pas toûjours les mieux policées ni les plus regulieres. Personne ne sçauroit ignorer que la multiplicité des loix n’augmente leur peine, & que dautant [103] qu’elles sont plus mal-aisées à observer, elles sont plus faciles à être transgressées. Et Seneque a dit à ce propos, que si l’on vouloit punir tous ceux dont l’esprit repugne à la loy, pas un seul ne seroit exemt de peine [Liv.2. de la col.]. Saint Iean Chrysostome nous apprend, que ceux qui veulent imposer des loix penibles aux hommes, avant qu’ils soient capables de les porter, ne les trouveront plus propres à les recevoir, lors que le tems sera venu, à cause qu’ils leur ont fait tort par leur précipitation & que ce malheur ne vient pas des vaisseaux ni du vin ; mais de l’imprudence & peu de conduite de ceux qui le versent [Ser.30. sur S.Math.]. Je pourrois dire beaucoup de choses en cét endroit touchant les transgressions où peuvent tomber les personnes du Sexe, que je passe sous silence pour beaucoup de raisons. Je me contenteray seulement de dire, que les fautes qu’elles peuvent commettre, soit dans l’état de la Religion, soit dans celui du mariage, lors qu’elles y sont engagées par des poursuites & sollicitations étrangeres, plûtôt que par la volonté & l’inspiration de Dieu, sont en quelque maniere les pechez des parens & des maîtres spritiuels qui les portent & les incitent à faire des choix, dont elles ne sçauroient soûtenir les Charges, les Loix, les Obligations & les Coûtumes. Ce sont les transgressions de ces Legislateurs & non pas les leurs propres. Aussi saint Gregoire de Nazianze accuse les hommes d’injustice, comme le dit pertinemment un Moderne [L’auteur de l’égalité des Sexes.], d’avoir fait des Loix qui leur étoient fuvorables au préjudice des femmes, parce qu’ils leur sont mal-affectionnez, & que ces coûtumes sont mal-aisées à soûtenir. Si les Loix les moins éclatantes sont les plus penibles, les plus basses & les plus serviles ; l’on peut facilement conjecturer que les plus grandes peines sont le partage des personnes du Sexe. D’autant que n’ayant point de part dans ces grandes Loix, qui enseignent aux hommes à gouverner les Etats, à rendre la justice, à exercer l’art Militaire, & à conduire la police ; mais seulement en celles qui commandent la soûmission & la dependance : l’on ne sçauroit jamais nier que leurs obligations ne soient les plus rudes, parce qu’il y a incomparablement plus de peine à obeïr & s’humilier soy-même, qu’à dominer sur les autres. C’est pourquoy elles sont plus excusables dans les [104] transgressions qu’elles peuvent commettre contre la severité des Loix qu’on leur impose. *** [104] CHAPITRE XVIII. Suite du même sujet. PUisqu’il est plus naturel à l’être raisonnable, d’aimer & de pratiquer le bien que lui persuade le conseil de sa raison sans contraindre sa liberté : que par des Loix qui forcent, & contrarient ses inclinations, il ne faut pas s’étonner si celles qui sont insupportables pour leur multitude & leur dureté, font souvent plus de prévaricateurs que de personnes bien vivantes. C’est une maxime généralle & bien établie, que les choses pouvant être ruinées par les mêmes principes qui leur donné l’être ; il ne faut pas être surpris si les Loix trop sévéres, qui n’ont pour l’ordinaire point de causes plus pressantes que des esprits & des autoritez trop impérieuses, se trouvent ordinairement méprisées par des personnes qui sont violentées de la douleur & de l’oppression qu’elles endurent. La Loy trop penible & insupportable est l’abregé & l’assemblage de toutes les peines & afflictions que l’on peut endurer, parce que c’est un tourment qui n’a point de tréve, à cause qu’il dure toûjours, qui n’a point d’exception, parce qu’il se trouve en tous lieux, & qui est si general qu’il renferme toutes les choses les plus affligeantes. Quand je dis que les Loix trop rudes & difficiles sont de tous les tems & de tous les lieux ; je n’entens point parler de leur éxécution phisique & locale qui reçoit souvent des explications differentes : mais je veux dire que l’idée, le souvenir & l’obligation des Loix, soit de politique ou de conscience n’abandonne jamais ceux qui leur sont soûmis & engagez ; bien que la façon de les éxécuter reçoive quelquefois du repos & de l’intermission. La Loy est courte en parole & en écriture, dit Seneque, mais son interpretation est fort étenduë, & les charges qu’elle impose sont insupportables, tant pour leur dureté, que pour leur durée [Contr ?. li.4.]. Quand ces rudes fardeaux n’auroient point [105] d’autres peines que celle de la longueur du tems, qui est souvent celle de la vie des hommes, c’est bien assez pour y succomber : mais lors que la rigueur est de la partie & que la sévérité s’en mêle, c’est un coup du Ciel si l’on resiste à tant de maux. Comme les Loix doivent avoir le caractére de leurs Auteurs, parce qu’elles sont l’ouvrage & la production de leur esprit, lors qu’ils y sont contraires par leurs actions, & qu’ils vivent d’une maniere opposée à ce qu’ils commandent ; ils rendent leurs Ordonnances méprisables, & sont cause qu’on les transgresse avec beaucoup de liberté. Cette impression ou entêtement qu’on tous les hommes que chacun d’eux se rangent à ce qui lui est le plus convenable, fait qu’ils croyent plûtôt à ce qu’ils voyent faire aux autres qu’à ce qu’ils leur entendent dire : d’autant qu’ils se persuadent, que si les choses commandées étoient les meilleures, & celles que l’on défend les pires, sans aucun doute ceux qui en sont les Auteurs embrasseroient celles-là, & s’éloigneroient des autres. C’est pourquoy étant pénétré de ces sentimens l’on fait peu de compte des paroles, & l’on s’arrête beaucoup aux mœurs & à la conduite. Ceux qui ne vivent pas selon la Loy, sont ceux qui n’en suivent pas l’esprit & les intentions, & qui paroissent zelez pour la Loy, pendant qu’ils en sont les transgresseurs. Etant semblables à ce Pharisien superbe, qui remercioit Dieu de ce qu’il n’étoit pas comme le reste des hommes, à cause qu’il observoit en apparence la Loy à la lettre dans le tems même qu’il en méprisoit l’essénce, la force & l’équité [S.Luc, ch.10.]. C’est ce qui fait dire à saint Bernard, que parce qu’il n’étoit pas humble & aneanti, mais superbe & présomptueux, il n’a pas sçu connoître son défaut, & a trop amplifié son merite : de sorte qu’il avoit beaucoup de vuide, parce qu’il croyoit d’être bien rempli. Aussi le Sauveur du monde prononça contre lui un Arrêt de condamnation, & reprit encore un homme de même caractére ; c’étoit un Maître de la Sinagogue qui murmuroit de la guerison d’une femme courbée depuis dix-huit ans, que le fils de Dieu avoit faite en un jour du Sabat [S.Luc, ch.13.] : Hypocrite, lui dit JESUS-CHRIST, y a-il quelqu’un de vous qui ne délie son bœuf ou son âne le jour du Sabath, & ne les tire de l’étable pour les mener boire, pourquoy donc [106] ne falloit-il pas delivrer de ces liens en un jour de Sabath cette fille d’Abraham que Sathan avoit tenuë ainsi liée durant dix-huit ans. Combien se trouve-il de ces sortes de gens qui aimeroient mieux transgresser les plus saintes Loix de la charité qu’une petite formalité & cérémonie de Religion, & qui lapideroient volontiers les personnes qui tombent en des fautes legeres & apparentes, pendant qu’ils en commettent de plus grandes dans le secret. C’est pourquoy la sagesse incarnée disoit à ces criminels & zelez accusateurs d’une femme surprise en adulete, celui d’entre vous qui est sans peché, qu’il jette la premiere pierre [S.Iean ch.8.]. Voilà une courte parole, dit le grand Abbé de Clairvaux, mais vive, efficace & plus pénétrante qu’un glaive à deux tranchans. Il semble que JESUS-CHRIST durant les trois années qu’il a conversé parmi les hommes, ait pris un soin particuliers d’invectiver contre ces Legislateurs ardens & severes pour les autres, mais indulgens & fort doux à eux-mêmes. Il dit en premier lieu, qu’ils lient des fardeaux pesans, & qu’on ne sçauroit porter, & les mettent sur les épaules des hommes, & ne voudroient pas les avoir remuez du bout des doigts [S.Math. ch.23.]. Et secondement il nous enseigne, qu’ils sont aßis sur la Chaire de Moïse, où ils disent de belles choses, mais il [sic] font tout le contraire [S.Luc, ch.11.] ; de maniere que l’on doit profiter de leurs paroles, & se donner garde d’imiter leurs exemples. Dieu veux que l’on porte toûjours du respect à ceux qui sont en autorité, & le mépris que l’on en fait par la transgression de leurs Loix, ne laisse pas d’attirer l’indignation divine, encore qu’eux-mémes ne remplissent pas leur devoir. Platon vouloit que dans sa Republique les Magistrats voluptueux & intemperans fussent deposez, & que d’autres fussent mis en leur place pour les gouverner & leur apprendre à bien vivre. Et comme une fois ayant fait preparer une Sale pour traiter ses amis, il fut repris par Diogenes d’avoir trop de luxe & de vanité, il lui fit réponse que ce n’étoit que par orgueil qu’il méprisoit cette pompe & propreté extérieure. Ceux qui corrigent les autres doivent être exempts des vices & pechez qu’ils condamnent, afin de n’être pas exposez à recevoir le reproche que le Sauveur fit aux Juifs, quand il dit, Medecins guerissez-vous vous mêmes [S.Luc, ch.4. Ser.59. sur le Cant]. La voix de l’action est plus forte que celle de la bouche, dit S. Bernard, par ce qu’en faisant ce que l’on [107] enseigne on rend les autres meilleurs, & l’on se délivre soy-même d’un honteux reproche, à cause que jamais l’on n’oseroit dire, ils imposent des charges insupportables aux autres, qu’ils ne voudroient pas seulement toucher. C’est une verité confirmée par la coûtume & par l’experience, que tout ce que les Loix ont de plus penible & de plus fâcheux s’addressent aux personnes du Sexe. Mais il faut dire à leur avantage, que les hommes s’étant laissez persuader d’une infinité de choses, dont ils ne sçauroient donner de raison, parce qu’ils n’en sçavent point d’autre que celle de la coûtume : ils auroient facilement reçu d’autres impressions, si les usages avoient été favorables aux femmes. Il est vray que ceux qu’on a introduits contre elles sont tellement enracinez, qu’il faut que leur vertu soit trés-grande, pour avoir de la déférence pour des esprits si mal-intentionnez pour elles. Si un Auteur de ce siecle a dit, que les Etats periroient si l’on ne faisoit souvent plier les Loix à la necessité : les personnes du Sexe peuvent dire avec beaucoup plus de verité, qu’on les laisseroit plûtôt perir, que de changer ou annuler la moindre des Loix & Ordonnances de la politique, pour en faire quelques-unes à leur avantage [Mr.p.]. *** [107] CHAPITRE XIX. De l’aversion des Superieurs. SI l’amour, selon saint Denis, est une vertu unitive, qui contient les égaux dans une commune societé, & porte les Supérieurs à procurer le bien de leurs inférieurs : portant reciproquement les cœurs & les affections des uns envers les autres. Nous pouvons dire par la Loy des contraires & dans un sens opposé, que l’aversion & la haine qui se trouve quelquefois entre les personnes qui commandent & celles qui doivent obeïr, est l’une de leurs plus grandes peines : car si-tôt que cette relation & correspondance, qui doit être entre les Superieurs & les sujets vient à manquer, les uns & les autres sont dans [108] le desordre & dans la dissention. Aussi ces Anciens sages avoient raison de dire, que la maison la plus heureuse étoit celle où le Maître est aimé de beaucoup de personnes, & où fort peu le craignent ; mais que le bonheur de celle-là n’a point de prix, où il est tel au dedans par lui-même, qu’il paroît au dehors par l’observance de la Loy. Ces paroles nous font bien connoître, que les familles où le Chef possede l’amour de ses inferieurs, & où le principe de cette societé extérieure, vient plûtôt du cœur de la politique, sont dans la possession d’un bien incomparable : comme au contraire la haine fait la ruine, non seulement de la joye & du repos de l’esprit, mais encore des maisons & des familles entieres. Il n’appartient à personne de commander aux autres, disoit un grand Monarque [Cyrus], si l’on n’est meilleur que ceux ausquels l’on commande ; & si l’amour & la tendresse ne les conduisent plûtôt que la crainte & l’autorité. Car comme la douceur rend les hommes aimables, la cruauté les fait regarder comme des objets de la haine & d’aversion : c’est pourquoy l’on a raison de dire, qu’un homme peut être Dieu & Tygre aux autres hommes, parce que la debonnaireté & la misericorde le divinise en quelque façon, & la trop grande sévérité le rend semblable aux bêtes feroces. Les traitemens que les Superieurs doux & pitoyables font à ceux qu’ils gouvernent, ont du rapport à la conduite que Dieu tient ordinairement sur les hommes, ausquels il pardonne les outrages & les offenses qu’il en reçoit continuellement, & les comble de graces & de bienfaits. Comme au contraire ceux qui n’ont que de la haine dans le cœur produisent beaucoup de pernicieux éfets. C’est pourquoy il est dit dans l’Ecriture, que la terre est maudite, dont le Roy est un enfant, & dont les Princes mangent dès le matin [Eccles. ch.10.] ; c’est à dire qui ne cherchent que leur plaisir & leur prore interêt. Saint Jean Chrisostome parlant à ces rudes & imperieux esprits, leur fait ce prudent reproche, aprés le Sauveur du monde ; vous payez le dixme de la menthe, du cumin & de l’aneth, pendant que vous negligez les choses plus importantes, qui ne sont autres que la justice & la misericorde [Ser.13. sur S.Math.]. Le grand Apôtre nous apprend par luy-même, que ceux qui sont les Peres & les Maîtres des Peuples, ont la puissance en [109] main pour leur avancement & pour leur édification, & non pas pour leur ruine [2. Cor. ch.13.] : cela nous fait bien voir que le soin & la bienveillance des Princes & autres Superieurs conservent les sujets & les maintiennent dans la douceur & dans la prosperité. Mais nous pouvons dire aussi que l’amour & l’obeïssance des inferieurs aide beaucoup à la conservation de toutes les puissances de la terre : & c’étoit une maxime des Sages de l’antiquité, que ceux qui veulent long-temps regner ou gouverner ne doivent pas rechercher les armes pour leur défense, mais seulement l’affection & la bonne volonté des peuples. La haine n’est pas moins opposée au bonheur & à la felicité des Maîtres & des sujets, que l’amour leur est utile & profitable. Aussi le Roy Prophete parlant de ces Superieurs sans douceur & sans amitié, dit ces paroles, j’ay veu le méchant dans le comble de l’honneur & élevé comme les Cedres au Liban, j’ay passé & il n’étoit plus, je l’ay cherché & sa place ne s’est point trouvée [Ps.3.]. C’est à dire que ces esprits fiers sont ordinairement de promptes chûtes, qui sont causés le plus souvent par le ressentiment des inferieurs. Pour bien discerner la difference qui se trouve entre l’aversion & la haine ; il faut sçavoir que la premiére peut être naturelle, & venir de la repugnance qu’ont tous les hommes de se soûmettre les uns aux autres, & par conséquent elle peut être sans peché : ce que l’on ne sçauroit dire de la seconde, parce que cette antipathie, tant des Superieurs que des sujets s’étant fortifiée, & ce desagrément naturel dont les hommes ne sont pas les maîtres, s’étant changé dans une haine formée par le confrontement de la volonté, ils se rendent coupables de trés-grands pechez. Comme l’on peut être mal-traité de paroles, de mépris, de reprehension sévére, abaissé, observé, contrarié & censuré en plusieurs façons par les Maîtres & les Superieurs ; l’on peut aussi avoir du ressentiment, de l’aversion & de la haine qui forment les différens degrez de malice & de peché, selon que les personnes dominantes se rendent fâcheuses, ou selon que celles qui obeïssent sont foibles & imparfaites. Ces Superieurs durs & sévéres sont tellement opposez à la tendresse du cœur humain, que l’Ecriture les appelle des gens superbes qui dressent des pieges en secret, & mettent le long des chemins ce qui est un sujet de chûte [Ps.139.]. Et S. Paul tout divin qu’il étoit [110] ne laissa pas de ressentir vivement les outrages qui lui furent faits par l’ordre du grand Prêtre qu’il reprit hardiment de sa cruauté & injustice, par ces paroles pleines de zele, tu seras frappé de Dieu muraille blanchie, parce qu’étant aßis pour me juger selon la Loy, tu transgresses la Loy en commandant que l’on me maltraite [Act.23.]. Celui-là étoit de ces Maîtres rudes & indiscrets, qui reprennent trés-sévérement les moindres fautes : mais ceux qui en inventent ou soupçonnent mal à propos pour avoir occasion d’éxécuter leur vengeance ou pour satisfaire leur aversion sont les plus blâmables. L’on ne doit pas s’étonner si ces conduites qui tiennent plus de la persécution que du gouvernement ont toûjours des éfets dangereux ; puisque saint Bernard nous apprend, que les paroles prononcées indiscretement & sans précaution, sont plus propres à aigrir & offenser celui qu’on reprend, qu’à le faire rentrer en lui-même ; de sorte qu’au lieu de se relever il continuë dans ses imperfections & se trouve rempli d’aversion contre ceux qui le corrigent. L’esprit des hommes est si delicat, que pour le gagner, ceux qui gouvernent sont obligez de prendre beaucoup de mesures ; celui qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas regner. Paroles d’un homme aussi relevé par la sublimité de son esprit, que par la grandeur de sa naissance ; & nous pouvons dire avec verité qu’elles renferment les devoirs de ceux qui commandent, & font bien connoître le naturel de ceux qui obeïssant, & la maniere dont ils veulent être menagez & supportez, & non pas traitez de rigueur & de force, à moins que d’encourir leur aversion & leur haine. C’est un malheur si grand pour ceux qui sont en autorité, qu’un Sage a dit autrefois, qu’il y a beaucoup plus de danger d’être redouté & apprehendé de ses inferieurs, que d’en être méprisé. Si les Superieurs & Maîtres, ausquels appartient la distribution des charges, des emplois & des faveurs particulieres, n’exercent équitablement la justice distributive, qui leur enjoint de donner à chacun, selon leurs talens, merites & capacitez ; sans considérer leurs inclinations & leurs propres interêts ; sans doute que l’injustice de ces traitemens est la cause de l’aversion que leur portent leurs inférieurs. L’amour propre & la bonne [111] opinion que chacun a de soy-même, ne permet pas que l’on se voye méprisé sans en avoir de la peine. Bien souvent les inférieurs ne sont pas moins indignez par l’inégalité de ces foibles poincts d’honneur, que par la sévérité & la rudesse avec laquelle ils peuvent être traités. Aussi Aristote veut que les Superieurs & les Maîtres, qui sont gardiens des Loix, ne se laissent jamais persuader ni corrompre en la distribution des biens & des charges qui sont en leur pouvoir : puisqu’ils ne peuvent sans tyrannie en user autrement, & qu’ils ne sçauroient justement prétendre d’autre recompense que celle de l’honneur qui se peut acquerir par la qualité de Pere debonnaire, aussi bien que par celle de Superieur prudent & zelé ; rien n’étant plus capable de reduire les hommes à la raison, que les bons traitemens qu’ils reçoivent de ceux qui sont dans le pouvoir de leur en faire de mauvais & de rigoureux. C’est une chose si bien prouvée, que de toutes les manieres que l’on puisse considérer les personnes du Sexe, on les trouve toûjours dans la dependance ; qu’il n’est pas necessaire d’établir davantage cette verité, puisque même l’usage & la coûtume la confirment continuellement & la mettent à tout moment dans son plein jour. Mais si-tôt qu’il s’agît de la rigueur & de l’inégalité avec laquelle elles sont traitées ; il faut ensevelir cela dans un profond silence, & ne jamais parler des ressentimens qu’elles en peuvent avoir, non plus que de l’aversion qui leur est familiére, parce qu’encore qu’elle soit tres-juste elle ne trouve point d’approbateur, à cause que leurs Juges sont leurs parties, leurs Maîtres & leur Superieurs. Il semble aussi que c’est à elles que s’addresse la menace que Dieu fit autrefois par un de ses Prophetes, quand il dit, je t’abandonneray à la volonté & te laisseray en la puissance de ceux qui te haïssent [Ezechi. ch.16.]. Bien que l’on soûtienne que l’amour des femmes est si naturel aux hommes qu’ils ne sçauroient se défendre de les aimer, parce qu’ils les considerent comme une partie d’eux-mêmes : toutefois si l’on pénétre un peu dans le secret de cet amour, l’on connoîtra bien-tôt qu’il est renfermé dans leurs propres interêts, & qu’il ne s’attache qu’à la necessité qu’ils en ont, & au plaisir & à l’utilité qu’ils en reçoivent. Comme au contraire le veritable amour sort de lui-même pour se transporter à son objet, en lui procurant tous les [112] biens, les honneurs & les avantages qui sont necessaires à l’accomplissement de son bonheur : c’est dans ces dispositions que les hommes ne veulent jamais entrer, étant toûjours opposez à l’avancement & felicité des femmes. Pour une marque évidente de toutes ces veritez, il faut seulement considérer la privation de Liberté, de Science & d’Autorité qu’ils font supporter aux personnes du Sexe, parce que ces trois avantages sont les plus grands biens dont la creature intelligente puisse être capable ; d’autant que le premier fait les delices & le consentement de la vie huamine, le second éleve, éclaire & distingue les esprits, & le troisiéme fait tenir un rang dans le monde, par le moyen duquel l’on est tellement utile à ses semblables, qu’en les gouvernant avec douceur benignité l’on se peut rendre maître de leur cœur, aussi-bien que de leur fortune. L’état de contrainte, d’ignorance & de dependance, où l’on tient les femmes, est entierement opposé à la possession de tout ce qui les peut rendre heureuses dans la vie presente. Comme pourroient-elles donc avoir de l’amour, ou pour mieux dire ne pas avoir du ressentiment contre ceux qui les privent de tant de beaux avantages. Les trompeuses caresses & les feintes douceurs de ces dissimulez ennemis ne sçauroient jamais produire ni le vray amour, ni l’amitié parfaite : ce sont des foiblesses pour amuser les enfans, & non pas des esprits raisonnables & éclairez, & ce sont souvent des marques du mépris qu’ils font d’elles. Tous les malheureux accidens qui arrivent continuellement leur devroient servir de Maîtres & de Pedagogues, pour leur faire voir dans les playes & dans les miseres des autres les malheurs où elles peuvent tomber. *** [113] CHAPITRE XX. Murmure entre les égaux. LEs bonheurs de la vie humaine sont disposez d’une telle maniere, qu’ils ont toûjours quelque mal qui leur sert de contrepoids. La societé civile qui cause tant de biens & apporte tant d’utilités, est souvent accompagnée d’antipathie, de murmure & detraction, qui sont autant de peines dont les hommes s’affligent les uns les autres ; les plaintes & les dissentions étant les plus ordinaires éfets d’une dependance trop rigoureuse. Si l’on veut faire comparaison d’un beau jour d’Hiver, d’un vent frais d’Eté, du calme de la Mer & de la face de la Lune, à l’amour des peuples, dit un grave Auteur [Petraque], l’on trouvera que le dernier est plus changeant & le plus variable : il honore des lèvres, mais son cœur est bien loin de ceux qu’il fait mine de respecter. Ces agitations populaires prennent tant de figures qu’on ne sçauroit les bien representer, qu’en disant, que c’est un murmure continuel qui est plus ou moins grand selon les occasions qui se presentent & les humeurs capricieuses des hommes. Le murmure n’étant autre chose qu’un mouvement & agitation de l’esprit & du cœur, qui s’écoule en paroles & en discours importuns, lors que chacun donne liberté à sa langue, selon la passion qui le troumente : ce n’est pas de merveille s’il arrive que souvent en public, & encore plus en particulier, on detracte de ses semblables, sans épagner la reputation des innocents, non plus que celle de ceux qui vivent mal. Les inférieurs pour être dependants de ceux qui les gouvernent, ne les épargnent pas toûjours, & souvent ceux qu’ils honorent le plus en leur presence, si-tôt qu’ils sont absents ils les rendent les objets de leurs murmures. Ils blâment leur conduite si elle n’est pas exemplaire, & souvent encore qu’elle ne soit pas déréglée ils ne laissent pas de la mépriser. Mais si par malheur les Superieurs tombent en des fautes notables, il a y certains [114] sujets qui renouvelleroient volontiers les erreurs de ces Hérétiques [Vi?l?f, &c.], qui soûtenoient que le peché mortel ne privoit pas moins des biens civiles & temporels, que de ceux de la grace : & par consequent que les Prelats, les Seigneurs & les autres Superieurs qui le commettoient, tombant en des fautes lourdes & scandaleuses, étoient déchûs par le droit de leurs dignitez, & que les inférieurs pouvoient trés-justement leur refuser l’obeïssance. Mais quand ces fausses opinions n’auroient pas été condamnées par les deux Conciles de Constance & de Bâle ; la Doctrine de saint Bernard nous apprend bien le contraire, lors qu’aprés avoir dit que de son tems les Ordres sacrez se donnoient par un trafic infame, que même ce gain passoit pour une œuvre de pieté, & que ceux qui reçevoient, ou plûtôt qui prenoient la charge du soin des ames se mettoient fort peu en peine de leur propre salut ni de celui des autres : il ajoûte ces belles paroles, JESUS-CHRIST voit toutes ces choses & il n’en-dit mot, le Sauveur patiente & ne fait semblant de rien ; il le faut imiter en ne donnant pas à connoître que nous voyons tous ces scandales que nous devons ensevelir dans un perpetuel silence [1. sermon au jour de la conv. S.Paul.]. Dieu a souvent montré combien le murmure lui est desagréable, ce qu’il a fait voir particuliérement en la personne du grand Prêtre Aaron & en celle de Marie, frere & sœur de Moïse, parce qu’ayant murmurés contres lui, ils en furent sevérement châtiez, à cause, dit le Texte sacré, que le Seigneur étoit extrêmément irrité contre eux [Nõbres, ch.12.]. La punition qu’il fit de Dathan, de Coré & d’Abiron fut beaucoup plus sévére, puis qu’en un moment ils furent ensevelis dans les abîmes, dans le tems même qu’ils avoient les plaintes à la bouches. Le Sage nous enseigne qu’il faut éviter toutes sortes de murmures autant qu’il nous est possible, lors qu’il dit, que toute la ville murmurera contre celui qui donne à manger avec grande épargne, & que le témoignage qu’on rendra à son avarice sera veritable [Eccles. ch.31.]. Que veulent dire ces murmures du peuple ? si-non les plaintes qu’il fait de ce qu’on lui donne de mauvaise grace & mal à propos les choses qui lui sont necessaires pour le soûtien de sa vie : blâmant ainsi ceux qui gouvernent, d’avoir une conduite peu agreable & mal policée ; & puisque son témoignage est veritable, pourquoy est-il [115] accusé de malice par le saint Esprit ? si ce n’est pour nous apprendre que nous devons un si grand respect à ceux qui gouvernent, qu’encore que nos ressentimens soient trés-justes, il ne faut pas neanmoins les faire paroître, mais plûtôt retrancher toutes plaintes & paroles indiscrettes. Tout de même que pour faire un son dans les choses sensibles & materielles, il faut la collision & le mouvement de deux corps, que l’un frappe & que l’autre soit frappé : aussi dans la Societé humaine, les uns ne sçauroient écouter, si les autres ne parlent, & les murmures qui se font dans le monde ne sçauroient subsister que par des discours mutuels & reciproques. De sorte qu’une grande partie des impressions que l’on reçoit tant bonnes que mauvaises viennent de la conversation que les hommes ont ensemble. C’est ce qui faisoit dire à Seneque qu’il n’en sortoit jamais qu’il ne fut moins homme qu’auparavant. Et saint Augustin nous apprend, qu’aprés ces commerces & entretiens il étoit tout autre, & que jamais il n’en sortoit comme il y étoit entré, parce que les divers objets qu’il avoit veus, se peignoient dans son cœur, & toutes les paroles qu’il avoit entenduës se gravoient tellement dans son ame qu’il n’en pouvoit retirer sa pensée : mais qu’entre toutes ces figures il n’en trouvoit point de plus dangereuses que celles qui donnoient de l’aversion & du mépris contre les Superieurs, & de l’inimité entre les égaux, parce que ce sont des sources de médisance, detraction, calomnies & murmures. Ciceron dit de belles paroles à ce propos, quand il assure que nous ne devons jamais esperer d’être aimez & cheris des Dieux tant que nous aurons de la haine les uns contre les autres. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que bien souvent les esprits sont plus divisez entre eux dans les lieux qui les devroient unir davantage : c’est pourquoy nous voyons ordinairement que la mésintelligence & l’aversion sont les compagnes du voisinage. Il ne faut pas s’étonner de cette conduite, puisqu’il est dit dans l’Ecriture, que les hommes sont tellement préoccupez d’une infinité de diverses pensées, qu’ils en rendent leurs discours importuns & continuellement remplis de murmures [Prov. ch.19.]. Celui qui a dit qu’il ne faut pas compter les hommes, mais qu’il les faut peser, a parlé trés-sagement, parce que la multi-[116]tude est fort peu considerable, à cause que c’est une sentine ou un cahos de dissention, de plainte & de murmure : pendant que les hommes d’esprit & de lumiere qui sont en petit nombre, sont neanmoins d’un plus grand poid & autorité, que toute une populace qui en comprend plusieurs mille, & dont l’opinion est peu en estime. La plus grande partie des gens du peuple, qui n’ont point d’autres connoissances, que celle que leur inspire leurs coûtumes ordinaires, qui leur servent de lumiere & d’instinct pour les faire agir, sont semblables aux brutes qui suivent indispensablement celui où elles se sentent portées par leur nature. Il se trouve des personnes si peu raisonnables, dit Seneque, qu’elles se plaignent quelquefois des choses qu’elles ont le plus desirées, tant il y a de pieges dans la société & dans la dependance des hommes, dont plusieurs blâment les choses dans le tems même qu’ils en font usage [Epi.22.]. Si les personnes du beau Sexe n’étoient conduites par la raison & assistées de la grace Divine, elles feroient souvent des plaintes & des murmures, contre les Auteurs de leur abaissement : & ces plaintes étant causées par les Loix & les Coûtumes introduites par le pouvoir & par la volonté de leurs Maîtres ; elles se trouveroient souvent portées à leur vouloir du mal, puisqu’ils craignent si peu de leur en procurer. Mais les lumieres naturelles que possedent les femmes, & les secours que Dieu leur donne les rendent maîtresses de leur ressentiment, & si fort victorieuses de toutes les injures qu’on leur fait ; qu’elles en negligent les plaintes & en surmontent les murmures, & relevent ainsi l’état de leur bassesse, bien que la dependance où elles vivent soit une Loy qui ne change jamais. *** [117] CHAPITRE XXI. Premiere Objection. Le gouvernement est une Charge de conscience. L’Autorité & le Gouvernement sont accompagnez de tant de perils & de dangers, qu’il semble que c’est plûtôt un bonheur de n’y pas être engagé que d’en posséder les honorables titres : c’est pourquoy l’on peut dire, que trés-mal à propos j’ay mis au rang des privations les plus penibles qu’endurent les personnes du beau Sexe, celles de ces Charges & Dignitez qui sont tant recherchées dans le Monde, que l’on n’y fait estime que de ceux qui sont ans les emplois éclatans. Pour faire voir que l’on peut s’abuser dans cette opinion, il faut considérer les Charges de conscience de ceux qui sont en Autorité. Premierement leurs fautes sont plus grandes, & en second lieu ils sont responsables de celles des autres. Que les prévarications de ceux qui gouvernent soient plus criminelles devant Dieu, que celles des personnes qui n’ont point charge d’ames ; il n’en faut pas douter, puisque leurs pechez sont des maladies contagieuses qui se communiquent à tous ceux ausquels ils commandent, lesquels en sont scandalisez, jusqu’à mépriser les Superieurs qu’ils devroient singulierement honorer, & se donnent beaucoup de liberté par leur exemple & mauvaise conduite. Quoy que les Dignitez & les Charges honorables supposent que ceux qui les possedent doivent avoir beaucoup de merite & de capacité, ce n’est pas encore une chose tellement infaillible qu’elle ne puisse avoir quelque exception. Et pour être persuadé de cette verité, il ne faut qu’entendre le Sage, quand il dit, qu’il a veu un grand mal sous le Soleil & une erreur qui est ordinaire dans le monde, que les fols étoient dans les hautes Dignitez, & que les sages étoient aßis en bas, qu’il a veu les esclaves à cheval & les Princes marcher à pied comme des esclaves [Eccles. ch.10.]. Que veut dire cét Oracle du Ciel ? sinon que ceux qui surpassent les autres en esprit, en sçavoir, en vertu & en verité, de la même façon que [118] les Princes & ceux d’une naissance relevée surpassent le reste des hommes, devroient avoir la preférence dans les honneurs du siecle ; & cependant ils sont souvent dans le mépris & maltraitez de la fortune, pendant que les autres dominent & prennent les premiers rangs. C’est ce qui fait dire à un Prophete, Seigneur, pourquoy les méchans marchent-ils avec tant de prosperité dans leurs voyes, & pourquoy ceux qui transgressent vôtre Loy & agissent injustement sont-ils heureux, vous les avez plantez & ils jettent de profondes racines, ils portent des fruits, & vous êtes prés de leur bouche & loin de leurs reins [Ieremie ch.12.]. Ces paroles nous font bien connoître que l’élévation dans les Charges & dans les Dignitez n’est pas une marque de justice & de sainteté dans les hommes, mais un avertissement qu’ils doivent être saints & justes. Et encore que l’on ne puisse nier que les superioritez ne soient avantageuses, parce qu’elles sont établies de Dieu, ainsi que le témoigne le passage que je viens de citer : ce n’est pas à dire que ceux qui occupent les hautes places & les premiers lieux soient toûjours les meilleurs, bien que la prosperité les accompagne & que la punition s’éloigne d’eux pour un tems. Le saint Esprit nous apprend en des termes admirables les grandes charges de conscience des Superieurs, quand il dit par Ezechiel, que les Pasteurs d’Israël ne cherchoient que les delices dans leur habits & dans leur nourriture, pendant qu’ils laissoient leurs troupeaux dans la necessité de vivre & de vêtement [Ch.14. v.2.&c.] : n’ayant aucun soin de secourir les foibles, de soulager les malades, de chercher ce qui étoit perdu & de reünir les choses dispersées, parce qu’ils dominoient imperieusement & sevérité. Ces paroles renferment plusieurs grandes obligations ausquelles ceux qui gouvernent sont engagez, & nous enseignent en même-tems qu’ils peuvent tomber en beaucoup de pechez, qui n’engagent pas la conscience des inferieurs. Car en premier lieu ils se peuvent servir de leur autorité pour vivre de façon delicieuse & libertine & se rendre les sujets de scandale à ceux dont ils doivent être l’exemplaire & le modéle. Secondement, ils pechent s’ils n’apportent pas les soins necessaires, pour procurer à ceux qu’ils conduisent des biens, tant de l’ame que du corps ; & lors que bien loin de donner du secours aux petits & aux infirmes, ils les oppressent & les méprisent. Pour un troi-[119]siéme mal qui n’est pas moindre que les précdens, c’est quand ils viennent à mettre le trouble & la dissention entre ceux qu’ils conduisent, au lieu qu’ils devroient les reünir & les faire vivre en paix. Et pour un quatriéme chef ils se rendent extrêmément coupables, lors qu’ils negligent ou abandonnent l’interêt de Dieu, pour soûtenir & défendre le leur propre. Surquoy nous devons observer que les femmes qui ne sont pas dans les Charges relevées & importantes de la conduite des ames, sont à couvert de toutes ces fautes & pechez où tombent ceux qui gouvernent les autres. L’on ne sçauroit jamais bien concevoir l’éminente perfection où sont obligez de vivre ceux qui sont en autorité. Le Concile de Trente nous le fait bien connoître, quand il declare hautement, que le gouvernement des Eglises & la charge des ames sont des choses si grandes, que les Anges même devroient craindre d’y être engagez : & que par ces raison jamais ces emplois ne se doivent donner qu’à ceux qui en sont les plus dignes, & qui soient si parfaits en la discipline Ecclesiastique, que leur vie soit un modèle de toutes les vertus [Session 6]. Le soin qu’ils doivent avoir des ames est si grand qu’ils ne sont pas recevables en leurs excuses, si le loup mange leurs brebis & qu’ils n’en sçachent rien. Aussi la bouche d’or de la Grece dit, que les fautes sont différentes selon la diversité des personnes, parce que les Puissans seront puissamment tourmentez, & que ceux qui abondent en lumiere seront plus châtiez que les autres qui en sont dépourveus. Aussi dans les menaces que Dieu faisoit à son peuple, la principale & la plus sévére étoit qu’au jour de son châtiment il ébranleroit les principaux soûtiens du Temple [Amos, ch.8.] ; c’est à dire que les personnes qui sont l’appuis & le support de sa maison seroient renversées & tomberoient dans le desordre. Il est écrit du Roy Jeroboam, que sa maison fut détruite & exterminée de dessus la terre, à cause qu’il prenoit des deniers du peuple pour les faire Prêtres des hauts lieux, & quiconque le vouloit être remplissoit sa main & étoit receu à ce Ministere [3. li. des Roys, ch.13.]. Ceux qui gouvernent n’ont pas seulement le pesant fardeau de leurs pechez à porter, mais encore celui de leurs sujets & inferieurs : comme nous l’enseigne saint Paul dans son Epître aux Hebreux, où il dit, obeïssez à vos Superieurs & leur soyez [120] soûmis, parce qu’ils veillent pour le bien de vos ames, comme en devant rendre compte à Dieu [Aux Hebr. Ch.13.]. Et S. Augustin, dit à ce propos, que la supériorité des méchans leur est beaucoup nuisible, d’autant qu’ils soüillent leurs ames de vices & de pechez avec plus de pouvoir que les autres ; aux desordres desquels ils participent bien souvent [Cité, li 4. ch.3.]. C’est ce qui donnoit lieu à la plainte que faisoit le devot saint Bernard, lors qu’étant ennuyé des Charges de la Supériorité, il disoit, que pour le comble de cette grande sollicitude, il étoit accablé de la crainte que lui causoit l’obligation qu’il avoit de sauver sa conscience & celles de ses inférieurs, & que ne pouvant voir clair, ni dans l’une ni dans les autres, parce qu’elles étoient des abimes impénétrables ; il ne laissoit pas au milieu de ces épaisses tenebres d’être chargé de la garde de tous les deux, & de porter un trésor dans un vase fragile, en plus grand danger d’être cassé que s’il étoit de verre [Serm.3. de l’Adv.]. Ceux qui comparent les mauvais Superieurs à des flambeaux allumez, qui se consument & se détruisent eux-mêmes en éclairant les autres, ont fort bien rencontré : car c’est une chose étrange que ces personnes élevées en dignité tirent quelquefois leur damnation éternelle, des mêmes choses qui sont le salut & la prédestination de leurs inferieurs. Il est certain que l’on peut posseder les plus hautes Charges, qui font naître l’estime & l’admiration dans l’esprit des hommes, & en même-tems être un objet de la haine & du mépris de Dieu, parce que cette hauteur, dont les Grands, les Maîtres & les Supérieurs regardent le reste du monde est comme une Mer élevée & profonde, où les tempêtes sont plus dangereuses : & pour me servir des termes d’un sage & grave Auteur [Petraque], je diray, que c’est être un étrange Pilotte de courir du port à la tempête ; comme sont ceux qui laissent une vie tranquille pour entrer dans les Charges & dans les Dignitez ; car si le soin d’une ame est pesant & difficile, à plus forte raison celui de plusieurs ames. C’est proprement se mettre à la mercy des vagues & des orages, qui s’élevent jusques au Ciel pour retomber dans les abîmes ; où l’ame se trouvant accablée par la multitude des soins & des affaires, se rend à la force qui l’entraîne aprés soy, & ne trouve plus que folie dans sa plus grande sagesse. C’est pourquoy, mon Lecteur, puisqu’il y a tant d’écueils & de périls dans le Gouvernement & [121] dans la Supériorité, l’on doit estimer que c’est un bonheur aux personnes du Sexe, d’en être privées. Réponse à ces Objections. Toutes les grandes & parfaites natures sont celles qui dominent & conduisent les autres. Nous voyons cét ordre dans les Celestes Hierarchies, où les premiers Chœurs des Anges éclairent & annoncent les volontez de Dieu à ceux du second ordre ; & ceux-cy les signifient & donnent à connoître aux Anges de la troisiéme Hierarchie. Dans les choses terrestres & inférieures, le premier & le plus accomply en chaque genre domine sur toutes les especes qui en dépendent ; c’est ainsi que l’homme est le Seigneur & le Maître de tous les animaux. Dans les Spheres Celestes le premier mobile donne le mouvement à tous les autres. Le Soleil est la source de la lumiere que possedent tous les Astres. Et generalement parlant, toutes les creatures sont soûmises au premier de tous les Etres, qui les conduit souverainement & sans dependance de personne. Ceux qui gouvernent les autres participent donc au pouvoir de Dieu, selon les degrez de leur autorité. JESUS-CHRIST durant le cours de trés-sainte vie pour avoir fait une profession particuliere d’humilité & d’abaissement, afin de confondre l’orgueil des hommes, n’a pourtant jamais méprisé l’autorité & la puissance ; au contraire il en a exercé sur les Scribes & les Pharisiens, sans parler du commun peuple, qui le suivoit avec beaucoup d’empressement pour entendre sa celeste Doctrine & recevoir ses divins preceptes. Dans le même tems qu’il a refusé la qualité de Roy de la Terre, il a declaré qu’il étoit du Ciel. Et dans le plus grand de ses abaissemens qui fut le supplice de la Croix, le titre honorable que l’on avoit mis au dessus étoit une marque de sa puissance & de sa souveraine grandeur. Et quand il voulut recommander ce qu’il avoir de plus cher, qui étoit sa trés-sainte Mere & son Eglise, il s’adressa à saint Pierre & à saint Jean, qui étoient les Apôtres qu’il aymoit le mieux, & qu’il avoit établis pour être les premiers Ministres de son Divin pouvoir [S.Math. ch.16. v.18 & 19. S.Iean, ch.19. & 23. V.15 &c.]. Ce qui nous faire bien [122] connoître que l’autorité à [sic] quelque de grand & de bien avantageux. Quand aux charges de conscience de ceux qui gouvernent les autres, dont les pechez les accablent souvent, aussi-bien que les leurs propres ; il faut remarquer deux choses pour satisfaire à cette Objection. La premiere, que tous ces périls & dangers spirituels qui engagent les ames ne sont point les éfets des Charges & Dignitez, mais du mauvais usage qu’en font les hommes, à cause de leur corruption & de leur desordre. L’on ne sçauroit jamais douter que la puissance & l’autorité ne donnent des moyens propres & éficaces pour faire de grandes & de belles actioins ; au lieu que sans elles l’on n’en fait que de basses, de rampantes & de communes. Ceux qui gouvernent peuvent rendre beaucoup de service à Dieu en procurant que son Nom soit adoré, ses préceptes fidellement observez, & tous les exercices de la Religion soigneusement gardez. Ils peuvent procurer au prochain des secours & des assistances continuelles, tant pour le salut de l’ame, que pour le soulagement du corps dans les necessitez de la vie presente. En un mot, il est en leur puissance d’exercer toutes les œuvres de miséricorde spirituelles & corporelles. De maniere que par le pouvoir que donnent les Charges & les Dignitez, les hommes peuvent acquerir des trésors de grace & de merite ; tant par leurs bonnes œuvres, que par celles de que font les personnes qu’ils ont mis dans le chemin de la vertu, dont ils sont participans avec justice, les ayant empêché de tomber dans le précipice du peché, où les mauvaises dispositions de leur esprit les auroient précipité, sans les bienfaits qu’ils ont receus de leurs Maîtres & de leurs Superieurs. La seconde utilité que l’on peut recevoir des Charges & Dignitez ; c’est que non seulement l’on suppose toûjours de la capacité & du merite en ceux qui possedent ces emplois honorables : mais encore ayant de puissans motifs qui les engagent particulierement à bien vivre, leurs fautes sont plus rares & leur conduite plus reglée que celle des gens du commun. Et l’on doit observer que la plus grande partie des Saints que l’Eglise honore de ce Nom, ont été dans les plus hauts degrez du gouvernement : les uns en qualité de Roys., de Souverains, de Legislateurs & autres gens de marque : un trés-grand nombre ont [123] été Papes, Cardinaux, Evêques, Abbez, Generaux d’Ordres, Supérieurs & Maîtres des Communautez & Maisons particuliéres. Car bien que tous ceux qui occupent les mêmes places & tiennent les mêmes rangs n’ayent toûjours le même esprit & une égale capacité ; neanmoins ils ont ordinairement quelques qualitez qui les distinguent des autres. S’il arrive par malheur que ces personnes qui sont en autorité tombent dans des erreurs & dans des fautes considérables ; il faut se souvenir que le Soleil pour être couvert de nuages ne laisse pas d’avoir ses rayons, & qu’un retour en eux-mêmes, & un secours de la grace Divine dissipent les tenebres qui empêchoient ces lumieres de briller. De toutes ces raisons, il est facile de conclurre que c’est avec beaucoup de justice, que j’ay mis la Privation d’Autorité au rang de celles qui doivent étre les plus sensibles aux femmes : puisque non seulement leur dependance est un abaissement selon les regles de la politique mondaine, mais c’est encore par ce moyen qu’elles perdent plusieurs grands avantages spirituels : d’autant que selon saint Denis, la plus Divine de toutes les œuvres, c’est d’agir avec Dieu pour le salut des ames. Et comme les personnes du Sexe n’ont point de part à toutes ces rélations & les Hierarchies de puissance & de gouvernement ; elles n’ont pas aussi le moyen de pratiquer une infinité de bonnes œuvres & de faire plusieurs grandes actions, qui sont des sources de merite à ceux qui possedent les Charges. *** [123] CHAPITRE XXII. Seconde Objection. La conduite des autres est une chose penible & importune à ceux qui commandent. UNe grande fortune, dit le Philosophe Romain, est un pompeux esclavage & une illustre servitude, où l’on porte autant de fardeaux que l’on a d’inférieurs à gouverner & de sujets à conduire. Ceux qui obeïssent ont toûjours cét avantage, qu’il ne courent point d’autres risques & perils que ceux de [124] leurs semblables : au lieu que les personnes qui commandent sont chargées de l’évenement des affaires, du succez des entreprises & d’avoir soin de pourvoir aux necessitez des autres. C’est pourquoy l’on peut dire avec un Sage du treisiéme siécle [Petraque], que l’Autorité est un pesant fardeau, un travail insupportable, un extrême danger, un mal souverain, & une derniere disgrace pour ceux qui l’ont entre les mains, s’ils s’en acquittent mal & à leur confusion, à cause que c’est l’ordinaire de ceux qui sont élevez par-dessus le commun de se briser en tombant, & de se trouver à terre dans le tems même qu’ils se croyent sur le Trône. Aussi la parole Sacrée se verifie souvent en ceux qui gouvernent, quand elle nous assure, que l’homme domine les autres pour son malheur [Eccles. ch.8. v.9.]. Les hommes sont tellement amateurs d’eux-mêmes & si fort ennemis de tout ce qui leur fait de l’ennuy, qu’ils voudroient bien souvent avoir l’autorité & la puissance de commander aux autres, sans se donner la peine d’en souffrir les importunitez. C’est pourquoy ils prennent les grandes Charges avec empressement, à cause de l’honneur, du profit & des commoditez qu’ils en esperent, sans avoir dessein d’épouser les soins, les chagrins & les inquiétudes qui en sont inséparables. Tout le monde doit sçavoir que les plus belles vies sont les plus laborieuses & les plus remplies de travaux : & que c’est aussi ce que les grands emplois & les Charges éminentes entraînent toûjours aprés elles. De sorte qu’il est beaucoup plus aisé aux inferieurs d’être fidéles en la pratique de leurs obligations, qu’au Superieurs d’être parfaitement justes & équitables en les gouvernant, parce que dans le tems qu’ils exercent un pouvoir absolu sur les autres, ils se trouvent eux-mêmes assujettis à plusieurs soins & complaisances domestiques : & pendant qu’ils paroissent au dehors armez de force & de pouvoir, ils ressentent au dedans la foiblesse de mille craintes & d’une infinité d’agitations qui les tourmentent. Aussi l’homme sage & bien avisé rejette la charge des autres & l’inquietude de leurs affaires autant qu’il peut, & se contente seulement des sciennes particulieres sans être curieux de celles d’autruy. Plutarque a dit trés-pertinemment, que le Sceptre & la Couronne ne guerissent pas le mal de tête, non plus que la belle [125] chaussure ne guerit pas la goute des pieds [Tr. du repos de l’esprit.]. Cela se doit entendre, que la puissance que l’on a sur les autres pour être un titre honorable & éclatant, n’en est pas plus commode & plus avantageuse, puisqu’elle cause souvent de fâcheuses picqueures, encore que l’on n’en voye pas les épines ; d’autant que pour être cachées elles n’en sont pas moins sensibles. C’est ce qui faisoit dire à un Prelat de ce siecle dans les amoureuses plaintes qu’il faisoit à Dieu sur les dangers de son Etat, Seigneur permettez-moy de vous demander, pourquoy vous avez changé cette vocation solitaire que vous m’aviez inspirée en ma jeunesse en une autre si différente & si opposée ; & pourquoy grand Laban avez-vous mis Lia en la place de Rachel, la sollicitude au lieu de la solitude ? [Mr. De B.] & il ajoûte ensuite qu’il craint avec saint Bernard, d’être du nombre des reprouvez, parce qu’il est du nombre des Prelats. Ces paroles nous font sensiblement connoître, que la superiorité n’est autre chose qu’un soin & une agitation continuelle, qui fait perdre le repos & la tranquillité. C’est avec beaucoup de raison, qu’un Philosophe dit autrefois, que si la Coûtume & la Loy mettent aux Princes la Couronne sur la téte, pour marque de leur Royalle dignité : de même la nature fait les cheveux blancs pour être un signe du droit que l’on a de présider & de commander aux autres. C’est à dire que les Superieurs doivent avoir beaucoup de sagesse & de maturité pour se rendre veritablement Peres de ceux qu’ils gouvernent : parce que, non seulement ils sont obligez de pourvoir à toutes leurs necessitez spirituelles & temporelles, mais encore à les entretenir dans l’union, la paix & la concorde, & à leur donner contentement & satisfaction en toutes les choses raisonnables. De sorte que toutes ces pratiques ne se pouvant faire sans de trés-grandes difficultez, il semble que les Charges sont plus desavantageuses que profitables, & que l’on n’en peut être passioné sans se rendre ennmi de son propre bien ; puisque trés-souvent, aprés s’être beaucoup peiné, & en quelque maniere presque épuisé, pour procurer l’avancement du commun & pour obliger les particuliers ; l’on n’a point de plus ordinaire recompense que des ingratitudes, des médisances & des calomnies. C’est ce qu’avoit expérimenté le Prince de l’éloquence Latine, qui disoit à un de ses amis, que ceux qu’il avoit [126] le plus défendus & protegez avoient été les envieux de sa gloire & les persécuteurs de sa bonne renommée. Réponse à ces Objections. Quelques grands que soient les maux & les déplaisirs que les hommes se peuvent faire les uns aux autres, & pour énorme que soit l’ingratitude, dont ils payent les bienfaits qu’ils ont receus de leurs semblables ; l’on ne sçauroit neanmoins jamais soûtenir que la supériorité en soit moins à estimer ; & malgré toutes les raisons que l’on peut alleguer, il faut necessairement tomber d’accord que les Charges &les Prelatures sont un bien trés-utile & un honneur fort considerable pour ceux qui les possedent. D’autant qu’il n’y a rien qui approche plus un homme de l’excellence & de la dignité des Dieux, que de faire & de procurer du bien aux autres hommes, dit un ancien Auteur [Plineé]. C’est une chose certaine que l’on ne sçauroit jamais mieux faire ces œuvres merveilleuses qui nous approchent de Dieu, & qui gagnent les cœurs des hommes, que dans les emplois qui les distinguent & les élevent au dessus des autres. Aussi le Sauveur du monde en a tant fait d’estime qu’il loüe dans l’Evangile ce Juge inique, qui ne craignoit point Dieu, & ne se soucioit point des hommes ; à cause seulement qu’étant forcé par les priéres & les importunitez d’une pauvre veuve, il lui rendit justice, & quoy que ce fût par un esprit humain & interessé crainte d’être diffamé, son action n’a pas laissé de recevoir des loüanges de la sagesse incarnée [S.Luc, ch.18.] ; parce qu’en s’acquittant de son devoir, encore qu’il n’ait fait du bien qu’à une seule personne, il a évité le scandale & le murmure de plusieurs autres. Aprés le bonheur incomparable de connoître & d’aimer Dieu, quelque pénétration que puisse avoir l’esprit des hommes ; il ne sçauroit rien trouver de plus grand, que d’obliger ses semblables, & faire de pretieuses conquêtes en gagnant leurs affections par les bienfaits & les services dont ils peuvent avoir besoin. C’est ce qui fait dire au Prince des Philosophes, que parmi les biens nous donnons toûjours le premier rang à ceux qu’on attribuë le plus à la Divinité, & à ceux que les hommes d’une éminente dignité peuvent acquerir en se rendant illustres [127] envers leurs sujets, dont le respect & l’amour servent de prix & de recompense aux plus grandes & plus belles actions [Aristote Morale.]. Il faut du pouvoir & de l’autorité pour aider, proteger & secourir ceux qui sont dans la necessité ; & c’est la gloire des Grands d’être liberaux envers les petits. Nous avons un exemple admirable de cette puissance saintement exercée en la personne du plus grand Aumônier qui ait jamais paru sous le Ciel, S. Jean Patriarche d’Alexandrie, lequel étant averti que dans son Eglise il y avoit plusieurs necessiteux & autres personnes affligées, qui ne pouvoient lui faire leurs plaintes & lui demander justice, il étoit extrêmement soigneux de se trouver au milieu de la place, afin que tous ceux qui auroient des affaires le pussent aborder sans crainte & sans empêchement. Et comme une fois cét homme incomparable eut demeuré jusqu’au soir sans que personne lui fisse aucune demande ; il se retira les larmes aux yeux, à cause qu’en cette journée il n’avoit rien offert à JESUS-CHRIST pour la remission de ses pechez, & qu’il n’avoit pas receu la moindre faveur de qui que ce soit : ayant l’ame si grande & si élevée qu’il estimoit pour être à lui les biens & les faveurs qu’il faisoit aux autres. C’est avec beaucoup de raison qu’il avoit cette pensée, puisque d’obliger & rendre service à son prochain, c’est s’acquerir Dieu méme pour creancier. Quoy que les personnes du Sexe ressentent les plus empressez desirs du monde, de faire du bien aux autres & de procurer leur avancement ; elles ne sçauroient pourtant éxécuter cette généreuse & belle inclination, si ce n’est en des choses de si petite conséquence qu’il est impossible que jamais elles se puissent rendre recommandables par des actions dignes d’attirer l’estime & l’admiration des hommes ; de sorte que tout ce qu’elles font demeure dans la poussiere & dans l’oubli. Quoy que l’on puisse dire pour persuader que c’est un avantage aux femmes de n’avoir point de part dans les emplois relevez & dans les Charges considérables, à cause qu’elles ne sont pas exposées aux caprices, bigearreries & ingratitudes des peuples, & que par ce moyen elles peuvent joüir d’un agreable repos & d’une douce tranquillité : il faut pourtant tomber d’accord que toutes raisons spécieuses en apparence, n’ont point d’autre [128] but que de modérer la rigueur de leur sort, & de les consoler dans leur foible & rempante destinée. C’est donc une privation pénible & desavantageuse aux personnes du Sexe, que celle de l’autorité, du gouvernement & de la conduite des autres, & d’autant plus fâcheuse qu’elles ont de grandes qualitez pour y bien reüssir. Comme plusieurs femmes l’ont bien fait voir en méprisant les manieres ordinaires d’agir de celles de leur Sexe par un courage digne d’étonnement. C’est ce qui doit être remarqué en cette généreuse femme Grecque, si zelée pour le bien public, qu’ayant envoyé au Camp cinq fils qu’elle avoit pour défendre la Patrie ; comme elle attendoit avec impatience le succés du combat, où ils perirent tous ; si-tôt qu’elle eut appris leur mort au lieu de s’emporter en des regrets qui sont si naturels en ces occasions ; elle dit ces remarques paroles, ce n’est pas ce que je desire le plus de sçavoir, mais en quel état sont les affaires de la Republique ? la victoire est à nous, lui répondit l’esclave, qui lui portoit les nouvelles ; c’est donc à ce coup que je suis contente de la perte de mes enfans, puisque la Patrie est victorieuse, & qu’un si grand nombre de personnes sont delivrées de la captivité. *** [128] CHAPITRE XXIII. Troisiéme Objection. Il faut avoir de si grandes qualitez pour bien gouverner, que trés-peu de personnes les possedent toutes. L’On ne sçauroit ignorer que toutes les voutes dans les bâtimens ne soient des parties si essentielles, que la moindre chose qui vient à y manquer cause la ruine & la perte de tout l’édifice. De même les personnes qui sont dans les Charges & dans les hautes Dignités doivent être considerées moralement dans la politique, comme ces parties plus élevées le sont materiellement dans les Palais ; & par conséquent elles ont une necessité [129] absoluë d’être doüées de belles & éminentes qualitez pour bien reüssir dans ces nobles & importants emplois. C’est pourquoy ce Monarque qui laissa l’Empire Romain pour se retirer en solitude avoit raison de dire qu’il n’y avoit point d’emplois plus difficile que celui de commander ; & que s’il y en a beaucoup qui desirent de regner, il y a en trés-peu qui le sçache faire comme il faut. Les degrez de l’élévation des mortels, dit pertinemment Petraque, sont glissans & scabreux, le faîte en est tremblant & le précipice éfroyable. L’on monte avec peine à une condition éminente, l’on s’y soûtient avec beaucoup de difficulté, mais l’on descend rudement & à l’impourveu : de sorte qu’il est impossible de surmonter de si grands dangers sans une capacité extraordinaire. Ce n’est pas assez d’avoir des lumieres communes pour sortir de ces labyrinthes, pour demêler tant d’intrigues, & pour resister à tant de contrariétez, il en faut de trés-particulieres, autrement l’on ne peut éviter de succomber à tous ces brillans & faux éclats de grandeur ; parce que les plus beaux emplois & les plus grands honneurs du monde ne donnent pas l’esprit & les autres qualitez necessaires pour bien s’en acquitter, si l’on n’est aidé par les bienfaits de la nature & par un travail & une étude continuelle. Il n’y a point de Dignitez ni de Prélatures qui n’imposent beaucoup de charges & d’obligations ; & neanmoins il n’y en a pas une seule qui puisse jamais conférer les talens requis pour en faire un parfait usage. La plus grande partie de ces Etats de Superiorité donnent de nouveaux noms & des places plus honorables à ceux qui en sont pourveus ; mais ils ne les font pas changer de nature, d’inclination, d’humeur, ni d’habitude, demeurant toûjours dans leurs mêmes dispositions interieures. Il faut que le merite de ceux qui sont en Autorité soit bien grand, puisque l’on suppose qu’ils ont des qualitez singulieres, si-tôt qu’ils tiennent ces rangs honorables, qu’ils ne pourroient jamais occuper qu’à leur confusion s’ils n’étoient prudens & judicieux. C’est une chose étonnante qu’encore que les talens pour bien commander soient assez rares, le desir ne laisse pas d’en être fort commun parmi les hommes : & cette ambitieuse passion s’est trouvée si violente en quelques-uns qu’ils ne pou-[130]voient souffrir d’avoir de compagnon dans le gouvernement des peuples. Comme autrefois les Alexandres & les Cesars, dont le premier disoit ordinairement, que de même qu’il n’y avoit qu’un Soleil au monde, il n’y devoit avoir qu’un seul Monarque. Et le second qui n’avoit pas des sentimens moins superbes, prenoit pour sa devise, Tout ou Rien, donnant à connoître par ces trois mots, que s’il n’étoit Maître absolu de l’Univers, il ne se soucioit pas de regner. Il l’étoit aussi universellement de tout le Monde, au tems de la naissance de JESUS-CHRIST, comme nous l’apprend le Texte sacré de l’Evangile. L’ambition des hommes du commun, pour n’avoir pas des veües si élevées, ne laisse pas d’être fort impérieuse : chacun dans son état étant souvent mal-traité de cette vehemente passion ; & c’est un malheur extrême, que ceux qui en sont les plus tourmentés ne sont pas toûjours les plus capables. Dieu faisoit de grandes menances aux Israëlites, lors qu’ils leur disoit par un Prophete : qu’il leur donneroit des enfans & des personnes foibles pour les gouverner [Isaye, ch.3.] ; c’est à dire des gens dépourveus d’esprit, de bon sens, de jugement, de prudence, de force & de courage : parce que toutes ces qualitez sont necessaires à ceux qui gouvernent les autres, à cause que sans l’esprit & le bon sens, ils ne sçauroient connoître le naturel de leurs sujets, & à quoy ils sont propres ; sans le jugement & la prudence, il est impossible qu’ils prévoient les évenemens qui peuvent arriver, & en suite ordonner sagement les choses necessaires & utiles à leurs inferieurs ; en un mot sans la force & le courage ils ne sçauroient faire observer les Loix, soûtenir la Police, entretenir la concorde, & resister à toutes les contrarietez & oppositions qui se presentent continuellement dans l’exercice de leur Charge. Le changement de la fortune, l’inconstance des esprits, & l’aversion assez ordinaire que les hommes ont pour ceux qui les dominent imperieusement, rendent bien souvent ces fardeaux honorables, trés-onereux à ceux-mêmes qui commandent aux autres : de maniere qu’ils succomberoient sous leur pesanteur, s’ils n’étoient animez de force & de constance. Combien a-t’on veu d’illustres Personnages, lesquels aprés avoir gouverné avec l’approbation & l’amour des peuples en ont été traitez indignement : desorte qu’aprés avoir passé leur vie dans le bonheur & [131] dans la prosperité ils sont morts malheureusement : le respect & l’amitié qu’on leur portoit s’etant chagez en des mépris & en des haines irreconciliables ; leurs peines & leurs travaux étoient recompensez par des fins tragiques & malheureuses. L’on peut facilement tirer d’ici une conséquence, qu’il faut de grandes qualitez pour entreprendre la conduite des autres ; puisqu’il faut sçavoir l’art de mener la barque, aussi-bien durant l’orage, que pendant le calme & la bonace. Les ennemis des personnes du Sexe ne manqueront pas de dire en cét endroit, que si les plus grands Personnages ont eu tant de peine de reüssir dans le gouvernement, & même quelquefois ont expérimenté des succez trés-malheureux & trés-infortunez ; il n’y a pas lieu d’esperer grande chose de la conduite des femmes. Si avec la subtilité de l’esprit & la solidité du jugement, ces hommes illustres n’ont pas laissé de faire de faux pas & de tomber dans de grandes fautes, que pourroient faire celles du Sexe avec leurs petites lumieres & l’incertitude de leurs resolutions. Si la prudence rafinée de tant d’habiles gens s’est trouvée courte & incertaine, pendant qu’ils sçavoient si bien rappeller le passé, considerer le present, & pénétrer dans l’avenir : que sçauroit-on attendre de celle des femmes, qui sont ignorantes des choses passées, peu éclairées pour juger des presentes, & trop foibles pour prévenir les futures & contingentes. Enfin si la fermeté & la constance de ces hommes intrepides n’a pu surmonter les difficultez & les contradictions de tant de sujets si differens : comment pourroient-elles jamais se rendre victorieuses de toutes les oppositions & contrarietez qu’il faut souffrir dans la superiorité & le gouvernement. Comme pourroient les personnes du beau Sexe s’acquitter dignement de la conduite des Etats, tant Souverains & Monarchiques, que Politiques & Populaires : puisque cette adresse qui sçait dissimuler ses pensées, bien garder un secret, & tenir un dessein caché leur manque. Comme pourroient-ellés [sic] gouverner les autres, si elles ne peuvent se conduire elles-mêmes. Par quelle voye pourroient-elles pacifier & adoucir les aigreurs de ceux qui sont dans le trouble, lors qu’elles-mêmes sont dans l’altération & dans les ressentimens. Comme pourroient-elles satisfaire aux plaintes, necessitez & demandes d’un Royaume, [132] d’une Province, d’une Ville & d’une Communauté nombreuse : pendant qu’elles conduisent assez mal une famille, qui n’est souvent composée que de trois ou quatre personnes, & encore sous la direction d’un Maître. Voilà le raisonnement de ceux qui sont mal-intentionnez pour le Sexe ; & la conclusion qu’ils en tirent, c’est que les femmes n’ayant pas les qualitez necessaires pour être dans les Charges & dans les Dignitez ; ce ne leur est pas une peine d’en être privées & de vivre toûjours dans la dependance & dans la soumission. Réponse à ces Objections. Comme dans ce troisiéme Traité j’ay fait voir que c’est un trés-grand avantage d’être dans la possession des beaux emplois & des Charges honorables, & que la privation qu’en souffrent les personnes du Sexe, est un éfet de l’empire que les hommes tiennent à leur égard & non pas une marque de leur capacité : il n’est pas necessaire d’un long discours pour montrer que cette Objection ne doit pas avoir lieu ; puisque même s’il falloit que les hommes pour posseder les Dignitez fussent doüez de toutes les grandes & illustres qualitez qui peuvent rendre un gouvernement recommandable par sa justice, son équité, sa prévoyance, sa douceur, sa clemence & sa liberalité ; il faudroit la plûpart du tems que les Superioritez fussent vaquantes, & que ces places que l’on recherche avec tant d’avidité demeurassent vuides & sans être occupées de personne. C’est pourquoy les Loix & les Coûtumes établies par ceux du premier Sexe les favorisent toûjours, ayant pourveu à tous ces obstacles, afin que les Charges ne demeurent point sans être occupées : ce qui arriveroit souvent, s’il n’y falloit mettre que des gens parfaits & accomplis de tout poinct ; l’on se contente qu’ils le soient en quelques uns, & qu’ils puissent exercer les emplois qu’on leur donne selon les routes ordinaires qui sont suivies de tout le monde. Quand il s’agît de faire élection d’un Souverain dans une Republique ; c’est assez que celui dont il faut faire choix, soit sçavant dans les Loix, les Mœurs & les Coûtumes du Païs : encore qu’il ne soit pas habile dans toutes les autres Sciences, [133] pourveu qu’il ait de la valeur & du courage pour défendre ses Etats, l’on n’examine pas de si prés s’il est liberal, généreux & clement. En un mot, l’on n’est pas obligé d’y rechercher toutes les grandes perfections qui font admirer les Princes : car pour ceux qui naissent avec le Sceptre & la Couronne, les peuples les reçoivent comme le Ciel & la nature les donnent. S’il est question d’introduire un homme de Robe dans le Corps de la Justice, l’on n’exige pas de lui qu’il soit aussi sçavant que ces anciens Jurisconsultes, qui ont redigez par écrit les Loix & les Regles que suivent ceux d’apresent, ni qu’il soit si integre qu’on ne puisse le reprendre d’aucun défaut : l’on se contente qu’il sçache du droit civil, autant qu’il est necessaire pour discerner, quand il doit condamner ou délivrer, donner aux uns & retrancher aux autres : & pourveu qu’il ne soit pas convaincu d’injustice apparente & manifeste ; encore qu’il soit avare, interessé & sujet à d’autres vices, cela n’empêche pas son avancement dans les Charges. S’il faut choisir des Magistrats dans une Ville, l’on demande seulement qu’ils soient intelligens dans les affaires publiques & qu’ils témoignent du zele pour le bien de la Communauté : de maniere que pour être sujets à plusieurs défauts, ils ne laisseront pas d’avoir ces Charges & ces places honorables que l’on estime parmi les hommes. Quoy que l’état des Pasteurs de l’Eglise soit tellement relevé, qu’il demande que ceux qui en portent les Charges soient saints & parfaits ; ce n’est pas à dire qu’ils puissent être sans défauts, ni qu’ils doivent posseder tous ces grands talens qui sont admirés dans le monde : à les prendre de cette maniere l’on auroit peine de trouver des Ministres sacrez. L’on se contente bien à moins, & quoy qu’ils ne soient pas aussi grands Predicateurs que saint Paul, ni aussi éloquens que saint Jean Chrysostome ; ils ne sont pas rejettez de ces hauts ministeres qui entretiennent le culte de la Religion. Et bien qu’ils ne soient pas si desinteressez & si grands Aumôniers que ce saint Patriarche d’Alexandrie qui en a retenu le nom, ils ne laissent pas d’avoir les trésors de l’Eglise en leur disposition. S’il falloit pour établir des Superieurs dans les Communautez, n’y mettre que des gens accomplis, c’est à dire des sçavans, des irreprehensibles, des modeles de vertu, des amateurs du [134] bien commun, qui soient dégagez de tout interet propre & particulier, en un mot des hommes sans passion & sans foiblesse, les Monasteres seroient sans Maîtres & sans Superieurs : l’on regarde seulement que ceux à qui l’on donne ces Charges ayent quelques-unes des qualitez requises pour s’en acquitter passablement, & qu’ils ne soient point scandaleux & d’une conduite opposée à leur état & profession. Si tous les Clercs pour recevoir le sacrement de l’Ordre étoient obligez d’avoir toutes les hautes connoissances d’une promotion si sainte, & d’être d’une vie aussi pure & Angelique que les fonctions qu’ils exercent sont Augustes & sacrées : les Eglises seroient sans Pasteurs & les Autels sans Prêtres ; c’est assez dans la coûtume ordinaire qui se pratique tous les jours qu’ils soient instruits des céremonies Ecclesiastiques, de ce qui est de l’essence & de la dignité des Sacremens, & que si leur vie n’est pas une sainteté propre à faire des miracles, au moins elle ne soit pas sujette à faire des scandales. Les plus grands hommes qui ont jamais regnez, gouvernez & commandez entre les Juifs, les Grecs, les Latins, & les Barbares, n’ont pas toûjours possedez toutes les grandes & éminentes qualitez qui sont necessaires pour bien reüssir dans la conduite des peuples. Ils se sont seulement rendus recommandables en quelques-unes, qui les ont fait renommer par toute la terre ; nonobstant même qu’ils eussent de trés-grands défauts. David fut appellé Debonnaire, à cause de son incomparable clemence. Salomon son fils fut surnommé Sage & Pacifique, pour sa grande science & la tranquillité de son regne. Et le livre de Dieu qui fait l’éloge de ces deux Princes nous fait en même-tems mention de leurs chûtes. Alexandre pour avoir été un Monarque vaillant & genereux, ne fut pas exempt de plusieurs foiblesse trés-basses & sordides, comme du vice de l’yvrognerie & autres. Octave Cesar a recu le nom d’Auguste pour avoir beaucoup augmenté l’Empire des Romains, ce qui n’a pas empêché que sa vie n’aît eu ses défauts particuliers. Titus fils de Vespasien étoit nommé les delices du genre-humain, à cause de sa grande douceur. Publius Valerius receut le nom de Publicola, parce qu’il portoit au peuple une affection singuliere. Marc-Aurelle celui de Pere de la Patrie pour le même sujet. Et ainsi d’une infinité d’autres, qui [135] s’étant signalez par quelques grandes actions ont passez pour illustres dans l’estime des hommes, encore qu’ils n’ayent pas laissez d’être sujets à de trés-grandes imperfections. Puisqu’il n’appartient qu’à Dieu d’être souverainement & essentiellement parfait, & que jamais il ne s’est trouvé un seul homme sans défaut : les plus grands Personnages, dont nous admirons les Histoires, ayant eu leurs foiblesses, & ceux-mêmes qui sont dans les Superioritez, n’étant pas toûjours assortis de ces belles qualitez d’esprit, de corps & de bonnes mœurs, qui rendent les hommes illustres & recommandables : je ne vois pas quels motifs ils peuvent avoir de rejetter universellement toutes les personnes du Sexe des Charges & Dignitez. La seule raison, qu’elles manquent de capacité, n’étant point recevable : puisqu’à tout moment ils tombent eux-mêmes d’accord qu’il se trouve un trés-grand nombre d’hommes dans ce genre défectueux & imparfait ; mais qu’étant les Chefs & les aînez de la nature humaine, ils en doivent être les Maîtres. L’on ne dispute point la justice de cette cause, parce que le Createur au commencement du Monde a établi l’homme pour être Superieur de la femme, ou pour mieux dire, pour être le premier de leur société : lui ayant commandé de la reconnoître pour sa compagne, pour son aide, & comme une partie de lui-même. Si ceux du premier Sexe avoient suivis cét ordre, & s’étoient conformez aux intentions de Dieu & aux decrets de son adorable Providence : celles du second n’auroient pas sujet de se plaindre de leur dependance ; d’autant qu’il est trés-raisonnable, que tous les Etres se tiennent dans l’exercice auquel ils sont destinez. Et comme la lumiere naturelle, dont elles sont pourveuës leur fait connoître qu’en chaque genre de creature il y doit avoir un Maître pour conduire tous les autres individus qui en dependent ; elles s’y accordent volontiers, d’autant que c’est une chose trés juste. Mais si-tôt que l’on vient dans le détail de l’autorité que les hommes pratiquent à leur égard, & dans cette rélation qu’ils reglent à leur mode : se prévalant d’une capacité qu’ils soûtiennent être attachée seulement à eux ; c’est alors que par cette même pointe d’esprit & solidité de jugement, qui les rend soûmises en tout ce qui est conforme à la raison : qu’elles ressentent sensiblement la dependance trop sévére où elles [136] sont reduites. L’on ne sçauroit ignorer que les qualitez que les hommes possedent pour le Gouvernement & la Superiorité ne soient des éfets de leurs occupations ordinaires, une recompense de leurs travaux, & un bien qu’ils ont acquis par un continuel exercice. De maniere que l’on peut tirer une conséquence en faveur des femmes, que si elles avoient une pareille éducation, elles pourroient avoir une aussi grande capacité. Si l’on considére les deux Sexes dans l’égalité de leur origine, dans la conformité de leurs dispositions & qualitez naturelles, & dans l’uniformité qui se trouve dans le commencement, durant le cours, & à la fin de leur vie ; l’on ne sçauroit jamais prouver, que les femmes soient incapables de gouverner, comme le prétendent les hommes, puisque le bon sens qui est necessaire pour conférer, examiner & bien remarquer les choses, leur est aussi naturel qu’à eux, que la subtilité de l’esprit ne leur est pas moins ordinaire, & que l’on ne sçauroit jamais leur disputer le jugement & la prudence ; comme je l’ay fait voir dans ce Traité, & sur tout dans le dixiéme & onziéme Chapitre de cette troisiéme Partie. Tout ce que j’ay avancé du courage, merite & capacité des personnes du beau Sexe, étant prouvé, par une infinité de passages de l’Ecriture Sainte, par l’autorité, d’un trés-grand nombre de bons Auteurs, tant Saints que Profanes & par des exemples aussi admirables en leur force qu’en leur multitude : l’on est contraint de tomber d’accord qu’elles n’ont point d’autre défaut qui les empêche de regner, de gouverner, de commander & de conduire ; que celui qui leur impose la Coûtume, les Loix & le pouvoir absolu des hommes. CONCLUSION GENERALLE. Si la perfection d’un édifice est la fin & le terme de celui qui bâtit ; la conclusion d’un Livre doit être l’accomplissement du travail de celui qui l’a fait. Il est vray que pour être l’éfet de ses veües, de ses idées, de ses études & de son raisonnement ; ce n’est pas la fin de ses intentions, qui prenetrent dans l’avenir, & s’étendent à procurer l’utilité de ceux qui le verront : & quoy qu’il arrive trés-souvent qu’elles ne soient pas bien interpretées & encore moins suivies, il n’en est pas moins à estimer, & le [137] blâme des autres ne le sçauroit jamais noircir. C’est une chose certaine, que les hommes abondent dans leur sens particulier ; ce qui les rend faciles à contrarier celui des autres ; & que sans avoir égard à ce qu’ils peuvent tous se tromper, j’excepte de cette regle commune les Auteurs sacrez, ils se censurent continuellement les uns les autres. Pour habiles qu’ayent été les anciens Ecrivains, on ne laisse pas de remarquer des fautes dans leurs Ouvrages, & pour être les productions de l’esprit des gens trés-Doctes & trés-éclairez, la critique de ceux qui les ont lûs ne les a pas épargné, & ceux qui les lisent encore en font tous les jours la censure. Les plus belles compositions pouvant être polies & perfectionnées, il ne faut s’étonner si les plus Sçavans d’entre les Peres, ont eux-mêmes reveu & corrigé leurs écrits ; & avec toutes leurs diligences, ils n’ont pas toûjours l’estime & l’approbation qu’ils meritent : c’est pourquoy il ne faut pas prétendre que les productions des personnes ordinaires puissent jamais être éxemptes de critique & de censure ; & l’on ne pourroit excuser d’un extrême aveuglement ceux qui penseroient donner cours à leurs Ouvrages, sans y trouver de contrarieté & d’opposition. C’est ce qui fait que j’ay garde de me flatter d’un évenement si extraordinaire. La Liberté, la Science & l’Autorité sont des sujets si excellens & d’une si grande élevation, que je n’aurois jamais entrepris d’en traiter, si je n’avoir trouvé de l’appuis dans les saintes Lettres, c’est à dire dans la parole de Dieu même, & si je n’avois connu que mes propositions seroient soûtenuës par la Doctrine des Philosophes & des Theologiens de l’antiquité, qui servent de regle & de conduite à ceux d’ajourd’huy. Mais ayant veu dans les pensées de ces hommes admirables de fortes & puissantes raisons pour défendre les miennes ; j’ay cru qu’il étoit à propos de m’en servir pour faire connoître les veritez & le merite de ces trois grands avantages, & pour découvrir en même-tems ce qu’il y a de défectueux dans la contrainte, l’ignorance & la dependance. Pour faire voir que par la privation que les personnes du Sexe souffrent de ces trois grands biens ; elles sont engagées à ressentir les peines des maux qui leur sont opposez : je me sers toûjours de ces Conducteurs fidéles & de ces guides éclairez. Je me suis persuadée que par ces grandes lumie[138]-res je pourrois marcher en assurance & sans crainte de m’égarer dans un chemin si peu connu, que je n’en n’ay point encore veu de trace : plusieurs Auteurs ayant écrit à la loüange des femmes, mais pas un n’a parlé des peines qu’elles endurent par la privation des plus beaux avantages de l’esprit & de la politique. Et comme elles ne seroient point malheureuses, si elles n’avoient en elles-mêmes les semences du bonheur & de la felicité : c’est avec beaucoup de raison que j’ay uni dans un même discours leur misere & leur mérite, leur [sic] privations des plus beaux avantages de l’esprit & de la politique. Et comme elles ne seroient point malheureuses, si elles n’avoient en elles-mêmes les semences du bonheur & de la felicité : c’est avec beaucoup de raison que j’ay uni dans un même discours leur misere & leur merite, leurs privations & leur belles qualitez, leurs souffrances & leur moderation. Je peux dire avec vérité que tous mes desirs & toutes les intentions que j’ay eu dans cét Ouvrage ne sont que de rendre service à Dieu, & de procurer la réformation, l’utilité & la perfection des personnes du Sexe. Si mon dessein n’a pas tout l’effet que je me propose, je ne m’en affligeray pas dans l’esperance que Dieu agréera la volonté que j’ay eu de lui plaire. Et s’il arrive que je sois blâmée dans le monde, je m’en consoleray d’autant plus facilement : que je sçay que les plus grands hommes n’ont pû éviter de l’être. Socrates, quoy que trés-sage & trés-sçavant fut raillé & mocqué par un homme de trés-basse condition ; Demosthenes le plus éloquent des Grecs a été méprisé & injurié par un artisan ; & c’est une chose ordinaire d’être censuré dans le monde, où bien souvent les sages sont persectuez & les sçavans méprisez ; & ce qui est le plus étonnant, c’est de voir la plûpart des beaux esprits de ce siecle qui passe une partie du tems à se critiquer & se contredire les uns les autres. Mais quoyque l’on puisse dire de cét Ouvrage, je ne laisseray neanmoins de souhaitter avec passion l’avancement des personnes du beau Sexe dans une parfaite liberté d’esprit, dans la sublimité des belles connoissances, & dans une généreuse & spirituelle autorité : puisque tous mes souhaits sont accompagnez de raison, de justice & d’utilité, comme il est trés facile de le connoître, si l’on se fait une idée généralle de toutes les choses que j’ay dittes dans les trois Parties de ce Traité. Au reste je prie ceux qui liront cét Ouvrage de ne point tant considérer ce que j’ay écrit dans le dessein que j’ay eu de bien dire, & de se plus arrêter au sens & à la force des raisons, qu’à la lettre & aux paroles, à cause que l’un est sujet [139] à plusieurs manquemens, au lieu que l’autre est toûjours loüable dans son principe & dans ses veües. Je consacre l’Ouvrage & l’ouvriere au Dieu tout-Puissant, que je prie de donner sa bénédiction à tout ce que j’ay avancé ; puisque sans lui, comme dit le Sage, il n’est point de prudence ni de sagesse véritable. Fin de la Troisiéme & derniére partie des Privations du Sexe. TABLE DES CHAPITRES Contenus dans la Troisiéme & derniere Partie. CHAPITRE I. A Vant-propos Le Gouvernement est établi de Dieu. page 1 CHAP. II. Definition & proprietez du Gouvernement. pag.8 CHAP. III. Différentes sortes de Gouvernemens. p.13 CHAP. IV. Suite du même sujet. p.18 CHAP. V. Des Loix. p.25 CHAP. VI. Sur le même sujet, p.33 CHAP. VII. Du repos & tranquillité publique. p.38 CHAP. VIII. De la societé humaine. p.43 CHAP. IX. Facilité du Commerce. p.50 CHAP. X. Les femmes sont capables de gouverner. p.53 CHAP. XI. Suite du même sujet. p.61 CHAP. XII. De la dependance en general. p.67 CHAP. XIII. De la dependance dans les choses spirituelles. p.71 CHAP. XIV. Sur le même sujet. p.78 CHAP. XV. De la dependance Politique. p.86 CHAP. XVI. De la dependance Domestique. p. 91 CHAP. XVII. Transgreßion des Loix. p. 98 CHAP. XVIII. Sur le même sujet. p.104 CHAP. XIX. De l’aversion des Superieurs. p. 107 CHAP. XX. Murmure entre les égaux. p.113 CHAP. XXI. Premiere Objection. Le gouvernement est une Charge de conscience. p.117 CHAP. XXII. Second Objection. La conduite des autres est penible & importune à ceux qui commandent. p.123 CHAP. XXIII. Troisiéme Objection. Il faut avoir de si grandez qualitez pour bien gouverner, que trés peu de personnes les possedent toutes. p.128 Conclusion généralle. p.136