Titre: Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties. Sçavoir la liberté, la science, et l'autorité... Avec un petit traité de la foiblesse, de la legereté, & de l'inconstance qu'on leur attribuë mal à propos Auteur: Suchon, Gabrielle (1632-1703)
Date de publication: 1693
Édition transcrite: : (Lyon: B. Vignieu & Jean Certe, 1693)
Source de l’édition: Google Books Transcription par: Charlotte Sabourin et Yanicka Poirier ,université McGill, 2015. Principes généraux de transcription: Les numéros de page fournis en chiffres romains ont été fournis par les transcripteurs. Les numéros de pages originaux ont été inclus dans le corps du texte entre crochets. Les notes marginales ont été incluses sous la forme de notes de bas de page. 
Statut: Complétée et corrigée, version 1.0, octobre 2016. Ce travail fait partie du projet L’égalité et la supériorité dans les traités féministes de la Renaissance et de l’époque moderne, un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. LE TEXTE COMMMENCE APRÈS CETTE LIGNE TRAITÉ DE LA MORALE ET DE LA POLITIQUE, DIVISÉ EN TROIS PARTIES. SÇAVOIR LA LIBERTÉ, LA SCIENCE, ET L’AUTORITÉ. OU L’ON VOIT QUE LES PERSONNES DU Sexe pour en étre privées, ne laissent pas d'avoir une capa- cité naturelle, qui les en peut rendre participantes. AVEC UN PETIT TRAITÉ DE LA FOIBLESSE, de la Legereté, & de l'Inconstance, qu'on leur attribuë mal à propos. Par G. S. ARISTOPHILE A LYON, Imprimé aux dépens de l'Auteur, Chez B. VIGNIEU, ruë Belle- Cordiere, & se vend Chez JEAN CERTE, ruë Merciere. M. DC. XCIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY, ET APPROBATIONS. [i] A LA TRES-SAINTE, ET TRES-ADORABLE TRINITÉ. O SOUVERAINE Trinité, incomprehensible Unité qui êtes le commencement & la fin de toutes choses, & qui surpassez infiniment les plus hautes pénétrations des bien-heureux esprits. Pere eternel, verbe Divin Fils unique de Dieu, esprit Saint qui procedez du Pere & du Fils ; adorable mystere dans lequel nous ne reconnoissons point d'inégalité, mais trois personnes souverainement puissantes ; eternelles, inéfables, immenses, & infiniment parfaites. Trinité Sainte qui étes uniquement sufisante à vous même, & qui ne laissez pas de vouloir nos respects & nos adorations ; Tous les étres raisonnables étant obligez de se rapporter entierement à vous, & de ne chercher que vôtre gloire en toutes leurs entreprises. C'est pour satisfaire à ce tres-juste devoir que je me prosterne devant vous pour vous offrir ce petit Ouvrage, que j'ay com-[ii]posé dans le dessein de vous plaire & de vous acquerir des cœurs, en excitant tous ceux des personnes du Sexe de s'élever au dessus d'eux-mémes pour vous aimer trés-ardemment. Et comme le nombre de trois merite une particuliere vénération, j'ay divisé ce Livre en autant de parties pour vous le presenter. Recevez Adorable Trinité l'entretien de ma solitude, l'employ de mon tems, le travail de mon esprit, les sentimens de mon ame & les affections de mon cœur. Donnez l'accomplissement à mes desirs qui ne tendent qu'à l'exécution de vos Divines volontés : Deffendez cét Ouvrage des traits de la calomnie & le preservez de la persécution des ignorans & des mal intentionnez. Donnez lui cours pour l'utilité des personnes qui le liront, afin qu'elles vous glorifient & vous aiment à jamais ! ô Divine Trinité ! ô éternelle Divinité. Mettez donc ô Seigneur ce Livret en lumiere, Protegés le toûjours contre les envieux, Ils voudroient sans raison le reduire en poussiere, Et celle qui le fait, pour les perdre tout deux : Repoussez les toûjours d'une main invisible Et n'abandonnés pas la pauvre Aristophile. [iii] AVIS SUR LE TITRE. Vous prendrez garde mon Lecteur, qu'encore que la Morale & la Politique ne soient pas traitées en ce Livre, selon la methode ordinaire des Philosophes & des Rethoriciens : l'on peut néanmoins y reconnoître les principales matieres de ces deux grands sujets. L'on remarquera dans la Premiere partie, tout ce que la Morale renferme de plus excellent ; puisque l'on y traite de la Liberté qui est la gouvernante des passions humaines, & le principe du bien que l'on pratique, & du mal que l'on commet. Dans la Seconde qui parle de la Science, & qui tient le milieu de cét Ouvrage ; l'on y peut voir plusieurs beaux preceptes qui servent également à la Politique & à la morale. Et dans la Troisiéme l'on connoîtra facilement que l'autorité & la puissance de ceux qui gouvernent, & la soumission & dépendance de ceux qui sont obligés d'obeïr ; contiennent tout ce que la politique possede de plus parfait. Enfin quoique l'on y touche plusieurs matieres qui appartiennent à la Logique, Phisique, & Métaphisique, & même à la Théologie tant dé-[iv]monstrative que positive : Toutes ces choses étant appliquées au reglement des mœurs, & à la perfection des personnes du Sexe ; je ne croy pas que l'on puisse condamner le titre de Morale & de Politique que l'on donne à ce Livre. Et l'on doit tomber d'accord que la Liberté, la Science, & l'Autorité en sont les plus grands avantages. [v] PREFACE GENERALE. CE n'est pas sans raison que le Divin Philosophe remercioit les Dieux de l'avoir fait naître homme & non pas femme ; les peines & les abaissemens qu'endurent les personnes du Sexe feminin étant en si grand nombre, que c'est un singulier bon-heur d'en étre exemt. Cette verité étant si commune que tout le monde en est persuadé & convaincu ; il semble qu'il n'y peut avoir aucune necessité d'en écrire : C'est ce qui m'oblige de faire voir les raisons & les motifs qui donnent naissance à ce traité. Car ce n'est pas assez de connoître confusement les disgraces que les femmes experimentent tous les jours, si l'on n'en fait la remarque en particulier, & si l'on n'en divise les poincts & les articles. La contrainte, l'ignorance, & la dependance où les personnes du Sexe passent leur vie renferment toutes les peines qui les rendent inferieures aux hommes ; de sorte que dans la Privation de Liberté, de Science, & [vi] d'Autorité, l'on peut connoître qu'elles n'ont point de part à tous les plus grands avantages que l'on possede dans la Politique & dans la morale. Le traité de ces trois choses est une entreprise aussi necessaire & utile, que laborieuse & delicate ; à cause que la plus grande partie des femmes s'imaginent que ces états de contrainte, d'ignorantes, & de sujettes leur sont si naturels, que leurs souffrances ne peuvent jamais recevoir de remede. Plusieurs les prennent d'une maniere si peu élevée que souvent la simplicité de leur esprit ne les abaisse pas moins, que les loix & les coûtumes introduites à leur desavantage : elles en pourroient néanmoins tirer beaucoup d'utilité, & faire connoître, à tout le monde qu'elles sont capables de les supporter d'une façon si spirituelle & avec des dispositions si parfaites ; que les choses mémes que l'on fait pour leur abaissement peuvent servir à leur élevation. Pour découvrir la source, l'origine & les causes de l'ignorance, de la contrainte, & de la dépendence dans lesquelles se passe la vie des personnes du Sexe ; je prouve par des raisons si fortes & si pertinentes que la conduite que l'on tient sur elles est un effet de la coûtume plûtôt qu'une impuissance naturelle d'étudier, de gouverner, & d'agir avec liberté : qu'il faut tomber d'accord que l'on ne scauroit jamais leur contester cette capacité necessaire pour faire de grandes & belles actions. Je ne doute point que le titre qui paroit à la tête de ce Livre ne soit censuré par ceux qui ne prendront pas la peine d'en lire la suite, & de considérer attentivement les raisons sur lesquelles il est appuyé & établi. [vii] C'est ce qui fait que plusieurs Critiques ne manqueront pas de dire que la privation de Liberté, de Sçience, & d'Autorité étant si commune & si ordinaire aux personnes du Sexe, que jamais elles n'ont fait d'autres figures, ce ne leur est pas une chose penible & fâcheuse. Si elles sont sans liberté elles sont moins exposées aux occasions du crime disent-ils, si elles sont privées de Sçiences elles le connoissent moins, si elles sont sans autorité pour l'empêcher elles n'en sont point responsables ; & les choses étant prises de cette maniere ces privations leur peuvent étre utiles, mais comme dans la societé civile & chrêtienne il y a du bien à faire comme du mal à éviter ; étant ignorantes, captives, & abaissées, elles sont privées d'une infinité de moyens par lesquels elles pourroient procurer la gloire de Dieu, l'utilité du prochain, & se distinguer elles mêmes par des qualitez d'esprit qui ne sont pas communes à tout le monde. L'on ne sçauroit aucunement douter que toutes ces grandes & importantes privations, ne soient des abaissemens & des peines aux personnes du Sexe ; par ce que pour avoir toûjours été en usage comme on le pretend elles n'en sont pas moins desavantageuses & leur ancienneté n'en diminuë pas la rigueur. De méme que les ennuis, la tristesse, les maladies, la pauvreté, les mépris & les affrons qui affligent les esprits & les corps des hommes depuis le peché d'Adam, ne sont pas moins penibles à ceux qui vivent à present, qu'aux autres qui vivoient il y a cinq ou six mille ans ; & la mort qui les moissonne tous les jours n'est pas moins amere aux agonisans qu'elle a été autrefois à ceux qui sont reduits en poudre depuis tant de siecles. Et si l'on auroit sujet [viii] de se mocquer d'un homme lequel pour consoler celui qui pleureroit la perte de son pere ou de son ami, lui diroit pour toute raison que ceux des autres sont morts & meurent tous les jours ; c'est avec plus de justice que l'on se doit railler de ceux qui soûtiennent que la contrainte, l'ignorance, & la dependance des femmes ne sont pas des peines, par ce que jamais elles n'ont été traitées d'autre maniere. La privation est un champ si fertile & si abondant en toutes sortes de miseres que ses productions vont à l'infini ; & qui voudroit parler de tous les mauvais fruits qu'elle fait manger aux personnes du Sexe entreprendroit un travail qu'il ne pourroit jamais achever. C'est pour éviter la confusion dans la multitude de tant de choses differentes que je les ay voulu renfermer en trois principaux articles ; qui ne sont autres que la privation des trois plus grands biens que l'on peut jamais avoir dans la Morale & dans la Politique. Et comme la privation suppose toûjours dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquerir & pour posseder le bien dont il est privé ; je montre par bonnes & solides raisons, par autoritez, & par exemples que les femmes sont capables de Liberté, de Science, & d'Autorité. L'on ne sçauroit jamais douter de cette verité si l'on considere que ces avantages leur appartiennent tant par le droit de leur naissance, que par l'autorité des saintes Lettres, & par celui des habiles gens des siecles passez ; Les exemples que plusieurs de leur Sexe en ont laissez sont incontestables ayant excellez en de tres-grandes perfections & rares qualitez. Je fais mon possible de les faire paroître illustres mal-[ix]gré les abaissements où elles passent leur vie ; afin qu'elles puissent dire avec le Prophete couronné, nous sommes faites des prodiges devant plusieurs : Par ce que si la grace a ses prodiges aussi-bien que la nature, la morale ne manque pas d'avoir les siens ; avec ces differences que les prodiges de la nature causent souvent la ruine de leurs sujets, que ceux de la grace tendent toûjours à perfectionner les leurs ; pendant que ceux de la politique & de la morale ne les detruisent pas entierement, mais ils retiennent seulement le cours de leur activité, d'autant que l'on empêche qu'ils n'arrivent pas à l'état sublime dont ils sont capables. C'est en ce sens que les personnes du Sexe sont de veritables prodiges, par ce qu'elles possedent la raison, l'intelligence, l'esprit, le jugement, & la volonté qui peuvent tout apprendre & tout sçavoir ; & néanmoins ces lumieres, ces brillans & ces flâmes sont cachées & ensevelies sous la cendre des mauvaises coûtumes & de la conduite de ceux qui ne peuvent souffrir qu'elles éclattent, ni qu'elles paroissent ce qu'elles sont en effet, & encore moins ce qu'elles pourroient étre si elles avoient une autre éducation. Les raisons que j'avance pour prouver l'excellence de la Liberté, de la Science, & de l'Autorité ; étant tirées du merite & de la dignité de ces trois grands sujets ; elles ne doivent pas être contestées par les esprits judicieux & raisonnables : qui ne sçauroient condamner l'application que j'en fais aux personnes du Sexe. La liberalité du Createur n'est pas moindre à leur égard qu'à l'endroit des hommes ; étant aussi bien prevenuës & assistées de la grace divine qu'ils le peuvent être. De plus les raisons que je propose étant soûtenuës [x] par une infinité de passages tant de l'ancien que du nouveau testament ; il faut necessairement se rendre à toutes ces veritez. Si j'ay suivi avec respect la simplicité du langage de ce livre sacré en mettant les mémes paroles & les propres termes qui s'y trouvent écrits ; c'est à cause qu'ils sont d'un poids & d'une autorité si grande que deux mots valent plus que des volumes entiers composez par l'esprit & par le travail des hommes. Les paroles du livre de Dieu ayant cela de particulier d'éclairer, de toucher, de persuader & d'attirer les cœurs ; étant si puissantes d'elles mémes qu'elles n'ont pas besoin des discours étudiez des creatures, pour se faire croire & aimer de ceux qui les lisent. Quoi que cette autorité divine soit plus que sufisante pour persuader les choses les plus difficiles & les plus mal-aisées à croire ; je me sert encore de celle d'un grand nombre de Peres de l'Eglise, qui passent pour les maîtres entre ceux qu'elle honore de la qualité de ses Docteurs. Comme les Saints Augustin, Jérôme, Ambroise, Gregoire, Chrysostome, Bernard, Thomas, & autres Saints personnages desquels la Doctrine est en veneration depuis tant de siecles, leurs écrits servant d'oracles à tous les sçavans. J'ay suivi exactement les sentimens de ces grands hommes, sans changer ni alterer tant soit peu le sens de leurs paroles dans l'application que j'en ay faite ; estimant qu'une seule de leurs sentences vaut mille fois mieux pour la deffense d'une cause que de longs & amples discours faits par des gens du commun. Ces habiles esprits ayant été incapables d'en soutenir de mauvaises, puisqu'ils étoient tres éclairez & tres-justes dans leurs discernemens. [xi] Si aprés l'écriture sacrée, & la Doctrine des Saints Peres, l'on doit considerer des autoritez, ce sont celles des anciens Sages ; Car bien que ces Philosophes ne fussent pas éclairez des lumieres de la Foy, ils ne laissoient pas d'avoir tant de belles connoissances que de tout tems les Saints & les Catholiques ont defferez à leurs sentimens dans toutes les choses où ils n'ont pas été contraires à la Religion chrêtienne. Et l'on a toûjours bon augure d'un livre où l'on trouve souvent les noms illustres des Socrates, des Platons, des Aristotes, des Cicerons, des Seneques, des Plutarques & autres grands personnages du tems passé ; Dont les lumieres n'ont point cessé de briller depuis qu'ils ont parus sur le theatre du monde. Car non seulement ils ont penetrez dans les profonds secres [sic.] de la nature ; mais encore ils ont inspirez aux hommes le sentiment d'une Divinité, & leur ont donné les preceptes necessaires pour vivre sagement, & pour rendre à Dieu à leurs semblables, & à eux-mémes ce qu'ils sont obligez. J'ay pris un soin particulier de ne point changer les paroles & les sentences de ces habiles gens ; afin de les laisser dans leur force & naturelle beauté, du moins autant que leur en ont pû conserver leurs sçavans & laborieux traducteurs. Comme la liberté est une chose extrémement delicate, que la science est élevée & sublime, & que l'autorité est illustre & éclatante, & que l'on prive autant que l'on peut les personnes du Sexe de ces trois grands avantages ; le parti que je deffends a besoin d'avoir de puissans appuis. C'est pourquoi bien que j'en ay trouvé de tres-forts & de tres-considerables dans le livre de Dieu, & dans ceux des sçavans tant Saints que profanes ; je n'ay eû garde de [xii] negliger les Auteurs modernes, lesquels bien loin de s'opposer aux sentimens que les Anciens ont eû en faveur des femmes ; ils ont écrits à leur loüange, ayant fait une, profession publique de contrarier ceux qui ne s'etudient qu'à les abaisser. Comme l'on peut voir dans les femmes fortes, dans les illustres, dans l'honneste femme, dans l'égalité des deux Sexes, & dans plusieurs autres livres qui sont tous des ouvrages faits par des Auteurs de ce siecle ; lesquels ont estimé que leur esprit, leur science, leur plume & leur tems seroient bien employez à soûtenir la verité en publiant hautement le merite, la valeur & la capacité des personnes du Sexe & comme leurs sentimens favorisent beaucoup mes propositions je les mets en usage en quelques endroits ; non pas pour derober leur doctrine & pour me parer des plumages d'autrui comme la Corneille d'esope, mais pour montrer que tres-mal à propos les Critiques entreprendroient de censurer ce que j'ay écrit ; puisque tant de gens capables ont parlé si sçavamment à la gloire des femmes. Quoique les comparaisons ne puissent jamais avoir tant de force que les raison solides & bien établies, & que les autoritez des sçavans, & elles sont neamoins [sic.] tres-necessaires à la perfection d'un discours, à cause que leur diversité donne du plaisir & du contentement au Lecteur, & que leur rapport & convenance reveille l'esprit en lui presentant les choses sous un voile étranger ; lequel bien loin de les cacher où de les rendre obscures les fait paroître plus évidentes & plus faciles à comprendre étant d'un tres-grand soulagement aux personnes studieuses. C'est pourquoi je les ay mises souvent en [xiii] usage dans les endroits où elles peuvent être utiles à l'éclaircissement de mes propositions. Je les fais paroître aussi naturelles & expressives qu'on le peut souhaitter, si elles ne sont pas éclattantes & bien polies, j'ay la consolation qu'elles ne sont ni empruntées ni recherchées ; la raison, la verité, & mon travail leur ayant donné naissance. Comme les exemples sont toûjours d'un tres-grand poids, & qu'avec les raisons les plus pertinentes, & l'approbation des plus Saints & des plus Doctes ; l'on pourroit dire que tout ce termine seulement en paroles, mais que pour des effets il ne s'en trouve point, les femmes n'ayant jamais donné des marques de leur suffisance & capacité, j'en rapporte un si grand nombre de grand de genereux, & d'éclattans quoi qu'en abregé ; que l'on ne scauroit jamais obscurcir & détruire ce qui est écrit à la loüange du Sexe : je les ay tirez des anciens & graves auteurs, & j'en ay fait le recit brievement & en peu de mots, ayant connu que plusieurs Ecrivains de ce tems avoient composez des livres entiers de semblables histoires. Le Lecteur ne doit pas être surpris de ce qu'en méme tems que je fais voir que les personnes du Sexe sont privées de plusieurs beaux avantages, je fais leur éloge. Car il faut ainsi traiter de cette matiere puisque l'on ne sçauroit prouver l'absence d'un bien dans un sujet, que l'on ne fasse voir en méme tems qu'il est capable d'avoir la possession & la joüissance de ce méme bien. Ce ne seroit pas une privation aux personnes du Sexe d'étre contraintes, ignorantes, & dependantes, si elles n'avoient une puissance & capacité naturelle pour étre libres, sçavantes, conductrices & dominantes. C'est ce [xiv] qui ma engagée de publier leurs loüanges, dans le tems méme que j'ay parlé de leur abaissement. Cette agreable surprise, ou pour mieux dire cette contrainte volontaire, m'auroit donné une satisfaction entiere sans la crainte que j'ay eû que parlant à l'avantage des femmes aprés tant de bons esprits qui se sont mélez d'en écrire l'on ne vint à penser que mon Ouvrage ne seroit qu'une imitation de celui des autres ; Mais grace à Dieu il n'y a rien de cela, & je n'ignore pas qu'il vaut beaucoup mieux ne rien donner du tout que de prendre aux uns pour faire des presens aux autres. Tous ceux qui auront lû les Auteurs tant anciens que modernes sur les sujets de la Liberté, de la Science, & de l'Autorité, & sur les loüanges des personnes du Sexe connoîtront facilement que ce n'est ni leur stile, ni leurs pensées, ni leur methode, ni leur maniere d'écrire, puis qu'aucun ne s'est encore avisé de faire l'Eloge des femmes comme il se voit en ce traité ; qui est une piece plus meditée qu'imitée. La raison, la verité, l'étude, & l'experience lui ayant donné l'étre, & non pas les idées & les conceptions de ces braves Ecrivains ; pouvant dire avec verité que je n'ay travaillé que sur les miennes propres, & que j'ay porté tant de respect à tous ces Auteurs que je n'ay pas voulu abaisser leurs pensées en les faisant passer pour les miennes. J'ay cité exactement dans le corps du discours ou à la marge leurs noms & les endroits de leurs ouvrages d'où j'ay tiré quelques remarques pour enrichir ma composition ; & j'aurois crû beaucoup diminuer de leur force & de leur beauté si je les avois mis en usage sans faire connoître les sçavans maîtres qui ont produits de si beaux sentimens & des pensées si sublimes. [xv] Je n'ay pas suivy en la composition de ce livre le sentiment de Seneque qui veut qu'on tienne caché l'auteur en se servant de ses pensées & qu'on taise son nom pendant qu'on prend son bien & qu'on se l'approprie. Cette maniere d'écrire est fort usitée à present, où la plûpart des habiles gens suivent la Doctrine des anciens sans les citer ny faire connoître les sources desquelles ils tirent tant de belles conceptions. Ie [sic.] n'ay pourtant jamais eu envie de les imiter, aussi ne m'appartient il pas ; & de plus les seuls noms de ces grands personnages donnent une force & une valeur extraordinaire à toutes les propositions qui sont soutenuës par leur autorité. J'ay avancé beaucoup de choses à leur faveur que je n'aurois osé produire par moy-même, & ceux qui m'auroient esté les plus contraires seront contraints d'approuver mes sentimens ; puisque je fais voir qu'ils sont conformes à ceux de tant d'habiles gens qui ont emporté l'estime des siecles passez, & auront encore celle de ceux qui seront jusqu'à la fin du monde. De sorte que ma pauvreté n'est pas honteuse & dépouillée, puisqu'elle est revetuë de tant d'ornemens magnifiques. Car tout de méme que ce n'est pas une mendicité de recevoir les bienfaits des Rois & des Princes ; ce n'est pas aussi une nudité d'esprit de consulter les Maîtres des sciences, de se servir de leur Doctrine, & de suivre leurs lumieres pour fortifier les nôtres, & éclaircir nos difficultez. Les écrits des sçavans peuvent recevoir diverses expositions, & s'accommoder aux differentes necessitez des ames. S. Bernard parlant des écritures sacrées nous assure qu'on les peut expliquer en divers sens, sans [xvi] commettre aucune absurdité. Qu'elle raison peut on avoir pour trouver mauvais que les saintes lettres, les livres des Peres, & des Auteurs graves soient appliquez differemment pourveu que l'on suive toûjours la foy Catholique & orthodoxe ; puisque les choses materielles sont propres à divers usages & servent à plusieurs & differentes fonctions. Quoyque je mette en usage tout ce qui est necessaire pour établir une verité & la faire paroître en son jour. Ce n'est pas encore assez pour avoir entrée dans les esprits du tems, si la façon de produire tant de diversité ne leur plaît. C'est à dire si le stile, & les termes qui le composent ne sont approuvez des Lecteurs ; lesquels ayant une capacité tres inegalle & le goût fort different, il est mal-aisé pour ne dire impossible de les satisfaire & contenter tous, puisqu'une méme façon d'écrire peut étre approuvée des uns & condamnée des autres. Le stile pompeux & enflé donne du plaisir à ceux qui se contentent de ce qui paroît éclatant ; le stile melé de pointes, de subtilitez, & de gentillesses est toûjours agreable aux esprits qui ont plus de feu & de vivacité que de force & de penetration ; pendant que celuy qui ne s'attache qu'aux expressions solides & élevées est toûjours estimé & recherché des sçavans. Comme je ne me picque point d'avoir part à ces trois sortes de stiles, n'ayant ny les termes brillans & ampoulez du premier, ni les adresses delicates du second, ny la noblesse & élevation du troisiéme ; sans m'arrester au desir de plaire & d'emporter l'approbation des Lecteurs par ces manieres d'écrire & de composer. J'ay mis en usage celle que ma pû fournir le Caractere de [xvii] mon esprit, ayant travaillé autant qu'il ma été possible pour rendre le sens naturel, aisé & intelligible, les expressions fortes, & le langage sans affectation, sans artifice & sans mollesse. Si j'étois capable de juger des choses je prefererois toûjours la solidité à la politesse, la Doctrine à l'élegance, & l'utilité à tous les agréemens que l'on trouve dans les discours qui n'ont rien de plus grand que des paroles delicates & choisies. C'est pourquoy j'ay évité la recherche des termes trop affectez pour ne me servir que de ceux qui sont les plus faciles à comprendre. Pour ne point tomber dans la confusion j'ay divisé mon ouvrage en trois parties, dont la premiere contient trente-huit chapitres, la seconde quarante, & la troisiéme vingt trois. Ayant encore observé pour une plus grande clarté & facile intelligence de faire une division de deux ou de trois points en chacun des chapitres, afin d'éviter les obscuritez & les circonlocutions, & pour faire connoître les choses plus aisément ; ce qui paroîtra d'abord au Lecteur spirituel & intelligent ; encore que cette distinction ne soit pas inserée à la marge ; mais cela se voit & se comprend par le sens & par la suite du discours. Un livre seroit peu considerable dont l'Auteur feroit la gloire des petites observations du langage, & des termes nouveaux dont l'on se sert maintenant, plûtôt que de la force des raisons, de la gravité des sentences, du poids des autoritez, du rapport des comparaisons, & de la verité des exemples, c'est ce qui fait dire à Seneque, que les Philosophes & les Sages n'ont jamais perdu le tems aprés des fleurettes & des mots choisis ; mais que tous leurs discours donnent à connoître qu'ils sont veri-[xviii]tablement des hommes ; & que c'est un grand sujet de honte à ceux qui porte cette qualité de ramasser des termes affectez, & de mettre en usage des paroles étudiées, qui servent plus d'amusement que d'instruction. Il semble que le prix & la beauté du langage est comme celuy des habits & des modes qui sont dans un continuel changement, de là vient que tant d'excellens écrivains qui ont été l'étonnement & l'admiration de leur siecle, sont à present negligez à cause qu'ils ne parlent point selon les termes des réformateurs de la langue Françoise. Et par un grand abus l'on méprise la maniere d'écrire & de parler des Anciens qui sont les Maîtres des sçiences & des grandes & solides doctrines pour s'attacher à des mots inventez & à des phrases polies. Comme les hommes de ce siecle ont reformez le langage de ceux qui les ont precedez ils auront peut être un jour la même critique de ceux qui viendront au monde apres eux. Les choses pouvant étre difformes lors qu'elles sont ou trop grandes ou trop petites ou autrement qu'il ne faut ; je ne sçais pas en quel genre de deffectuosité l'on mettra ce livre ni de quelle couleur on en fera la peinture ; mais je sçay bien que tout le mépris qu'on en sçauroit jamais faire ne peut aucunement diminuër ce qu'il y a de bon & de profitable, & que la loüange & l'estime des hommes ne le sçauroient rendre ni plus elegant ni plus accompli. C'est pourquoy je préviens sans m'étonner le dessein de ceux qui voudront faire sa critique ; non pas afin qu'ils m'épargnent mais pour m'instruire moy méme, puisque connoître ses defauts en matiere de sçience ce n'est pas estre tout à fait ignorante ; mais c'est plûtôt un commencement de connoissance & de lumiere. [xix]Il faudroit avoir perdu le bon sens pour espérer de garantir cét ouvrage de la critique ; puisque ceux des plus grands hommes ont passez par cét épreuve. Et S. Jerôme écrivant à Paulin, luy dit que Tertulien pour avoir eu de belles pensées n'a pas laissé d'avoir une expression rude & difficile. Que saint Cyprien a traité des vertus d'un stile doux & agréable mais n'a rien dit de l'Ecriture sainte. Que le glorieux Martyr Victorin a de la peine d'exprimer ses pensées, & qu'Arnobe un Auteur grave est inegal & embarrassé, son discours étant confus & sans ordre. De maniere que dans cette prodigieuse multitude d'écrivains sacrez & profanes, il s'en trouve tres peu que l'on estime accomplis de tout point. Un Moderne pour nous apprendre que tout est sujet à la censure dit ces mots, quelques-uns se sont avisé de dire que Seneque fait un continuel mélange d'épithetes & d'antitheses, que Ciceron est Prolixe & affecté, que Pline est accusé de mensonge, & Thucidide d'obscurité. Les Poëtes qui font souvent la critique des autres ne l'ont pas évitée ; puisque l'on a trouvé les uns licentieux rudes & negligez, les autres ont passé pour étre enflez & fougueux, & d'autres encore pour étre languissans & contraints. Generalement parlant, ceux qui ont écrit en toutes sortes de sçiences n'ont point manqué de blâme & de correction ; & il n'est pas à croire que ceux qui écrivent à present puissent avoir plus de privilege. Si nous croyons de bons Auteurs saint Augustin la merveille des esprits a tiré de Varron ce sçavant Romain une grande partie de ce qu'il a écrit dans son livre de la Cité. Et Platon ce grand genie confessoit franchement que plusieurs choses qui étoient dans ses livres venoient [xx] de Socrate ; & neanmoins il s'est si bien approprié ce qu'il donne à son Maître, que ce qu'il tient d'emprunt semble lui étre tout particulier. Plusieurs nous veulent persuader que l'université du Prince de l'éloquence Latine est tirée en partie du Timée de Platon. Et un sçavant qui a écrit au commencement de ce siécle nous assure qu'il n'apprehende aucun blâme pour avoir mis dans ses ouvrages quantité de choses qui venoient d'Aristote. I'aurois un singulier plaisir, mon Lecteur, si quelques bons esprits avoient traitez des privations qu'endurent les personnes du Sexe ; parce que je n'aurois eû qu'à suivre leurs vestiges, continuer leur dessein & imiter leur methode. Mais personne ne s'étant encore avisée d'ecrire sur cette matiére, les hommes ayant mieux aimé rendre ces privations effectives que de les tracer sur le papier, & que les femmes n'ont pas encore fait usage de leur plume pour deffendre leur cause ; j'ay esté contrainte de chercher un chemin pour entrer dans ce champ spacieux des souffrances du Sexe tout rempli de ronces & d'epines, & en méme tems j'ay tiré de toutes ces pointes picquantes des fleurs & les fruits pour faire leur couronne & la consommation de leur merite, & pour en former les caracteres qui servent à faire leur éloge. La breveté étant d'elle méme toûjours obscure, & l'obscurité servant d'obstacle à l'intelligence ; je me suis servie d'une façon d'écrire un peu etenduë ; étant tres-difficile de renfermer en peu de paroles tant de definitions, de divisions, descriptions, de passages & d'exemples. J'ay méme esté contrainte de mestre en usage les repetitions en quelques endroits où je les ay trouvées absolument necessaires pour soûtenir mes propositions [xxi] & pour les rendres plus utiles & plus agreables. Si les personnes sans etude les prennent pour des redites importunes, les habiles gens connoîtront facilement qu'elles sont inevitables, & que pour étre quelquefois les mémes termes ; ils sont neanmoins appliquez differemment & à divers sujets. Les particules conjonctives dont je me sers souvent n'étant pas selon le stile du tems ne seront pas bien receuës de plusieurs, elles paroîtront plus propre aux argumens de l'école & de la dispute, que pour la composition d'un livre. Mais comme celui-cy est nouveau en son titre, & extraordinaire dans son sujet & dans les matieres dont il traite ; j'ay plútôt recherché la force du raisonnement pour le rendre incontestable, que la politesse du discours qui plaît d'abord à l'esprit & ne le remplit pas, & qui ne l'ebloüit un moment que pour le laisser toûjours vuide. De plus je n'ay pas assez de temerité pour croire que je puisse imiter les maîtres de l'elegance Françoise qui se font admirer aujourd'huy. Puisque je ne peux recevoir de la critique que de trois sortes de gens, qui sont les sçavans, ceux qui apprenent, & les ignorans je me dois facilement consoler ; par ce que les premiers qui seuls me peuvent faire du mal sont ceux que j'apprehende le moins ; à cause qu'étant les seuls capables de connoître les defauts ou la perfection d'un ouvrage, sans doute qu'ils approuveront ce qui est conforme à la verité, à la raison & aux regles des sciences ; & s'ils trouvent quelque chose à reprendre c'est toûjours un grand bien d'étre corrigé par les Sages & par les Maîtres de l'art. Pour les seconds ils ne sçauroient me porter beaucoup de prejudice ; par ce qu'étant encore appren-[xxii]tifs & en état de ne pouvoir juger des choses, dont ils ne connoissent pas le prix & la valeur, leur opinion auroit peu de credit. Et quant aux troisiémes il ne faut pas leur empécher le plaisir de contredire & de critiquer ce que font les autres, puisqu'ils ne peuvent ou ne veulent rien faire eux-mémes. La fin étant ce qui fait agir les estres raisonnables, il ne faut pas manquer d'avertir le Lecteur de celle que je me suis proposée en la composition de ce livre ; où ayant traité du merite des femmes, aussi bien que des privations qu'elles endurent, je ne pretens pas neanmoins de decrediter les hommes ausquels appartient la primauté de la nature humaine, ni de faire aucun tort à l'estime que l'on doit à tous ceux qui sont veritablement des hommes. C'est à dire des sages, des judicieux, des sçavans, des habiles, des debonnaires, & des prudens ; comme je l'expliqueray plus particulierement dans les avant propos des trois parties. Je n'ay point eû d'autre intention en tout ce traité que d'inspirer aux personnes du Sexe des sentimens genéreux & magnanimes afin qu'elles se puissent garentir d'une contrainte servile, d'une stupide ignorance, & d'une dépendance basse & ravalée. Ce qu'elles pourront faire tres-facilement si elles suivent ce qui est inseré à propos sur chacun de ces sujets ; sans qu'il soit besoin pour cela de se revolter contre les hommes ni de secoüer le joug de leur obeïssance, comme firent autre fois les Amazones ; que les femmes de ce tems pourront imiter par une force & generosité Chrétienne, laquelle pour être moins éclatante ne laissera pas d'en être plus utile & plus profitable. Et sans rien diminuër de la soûmission & de[xxiii]férence qu'elles doivent à ceux du premier Sexe, elles les laisseront paissiblement dans la possession de tous leurs avantages. Pendant qu'elles feront un bon usage de ceux qu'on ne peut leur refuser sans une tres-grande injustice. & dont elles ne pourront se priver elles mêmes que par une extréme stupidité ou notable négligence. Tout ce qui vient de l'esprit des femmes étant toûjours suspect à celui des hommes ; j'ay été longtems en doute si je laisserois le Lecteur en suspens pour sçavoir si c'est un homme qui soutient le parti des femmes, ou si c'est une femme qui deffend toutes celles de son sexe. Aprés avoir consulté le bon sens & la raison la dessus je ne fais point de difficulté de confesser que c'est le travail d'une Fille ; par ce que les fautes en seront plus excusables, & que ce traité ne scauroit être que tres avantageux aux personnes du Sexe ; qui peuvent participer à la science, & à la force du discours aussi bien que les hommes. Je le presente au Lecteur sous le nom d'Aristophile étant juste de lui donner ce titre, puisque un amour ardent & passionné pour l'étude & pour les belles connoissances a donné lieu à sa production & que c'est dans la retraite qu'il a été composé. Pouvant dire avec verité que j'étois dans un abandonnement si géneral de de toutes les creatures que je n'avois de secours & d'assistance que du seul créateur ; qui ma fait la grace de ne me point abandonner moy méme & de travailler à cultiver mon esprit, pendant que les autres tâchoient de toutes parts à me jetter dans l'abaissement. Ce n'est pas icy l'oraison d'Isocrates en la composition de laquelle son Auteur employa trois olimpiades, c'est à dire l'espace de quinze années, sans que jamais en tout [xxiv] ce tems il aye fait aucune chose remarquable que sa belle & sçavante composition ; mais c'est icy un ouvrage composé en moins d'un an sans aide ny conseil de personne. Ayant été conceu dans la souffrance de mille traverses & persecutions, produit & enfanté dans la spéculation, le silence & la retraite ; & enfin achevé & perfectionné dans les maladies & dans les continuelles infirmitez du corps. J'ay été contrainte de faire comme ceux qui voyagent, lesquels étant sortis tard sont obligez d'user d'une grande diligence pour arriver au lieu qu'ils se sont proposez. Ce n'est pas mon Lecteur des paroles étudiées que je vous presente ; mais c'est des privations relevées par des raisons solides, remplies par des authoritez puissantes, & enrichies par des exemples autant véritables qu'illustres. Fasse le Ciel que tout de méme que du tems d'Alexandre le Grand les Amasonnes parurent dans l'Asie & dans l'Europe ; que du regne de Loüis le Grand, de Loüis Auguste, de Loüis quatorsiéme la merveille des Rois, les libres, les sçavantes, & les genéreuses puissent paroître sur le Theatre de la France, & se relever de l'ignorance dans laquelle leur Sexe est si profondement abaissé. L'Asie à veu regner les braves Amasonnes, Du tems qu'un souverain conquit tout l'Univers, Les femmes aujourd'huy sans porter les couronnes, Se peuvent élever par la prose & les vers, La liberté d'esprit leur fait beaucoup apprendre, Sous le regne d'un Roy qui surpasse Alexandre. * [xxv] Ce Roy toûjours puissant, & toûjours magnifique, Surpasse infiniment tous ses predecesseurs, Et sous ses étendarts le courage Heroïque, De ses braves sujets les rendent tous vainqueurs, Ils méprisent la mort, ils cherissent les armes, Du tems de Louys le Grand ils moisonnent les Palmes. * Les femmes qui n'ont point de part en la milice, Doivent par leurs vertus & par leur bel esprit, Honorer leur Grand Roy & luy rendre service, Pour s'immortaliser dans le tems avenir, Et l'on dira sans fin de leur puissant Monarque, Que son regne est en tout trés-digne de remarque. * L'étude & la valeur du tems de Louys Auguste, Regnent également parmy tous ses sujets, Tout est grand & Divin au fils de Louys le juste, Sage dans ses Conseils, heureux dans ses projets, Les peuples de son tems ont tous de l'avantage, Les femmes de l'esprit, les hommes du courage. [xxvi] *** PRIVILEGE DU ROY. LOUYS PAR LA GRACE DE DIEU, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, A nos Amez & Féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres, des Requestes ordinaires de nôtre Hôtel, Prevôt de Paris, Baillifs, Senéchaux, leurs Lieutenans Civils, & tous autres nos Officiers & Iusticiers qu'il appartiendra, Salut, nôtre bien Amée DEMOISELLE G. S. Nous a fait remontrer qu'elle a composé un Livre intitulé, Traité de la Morale & de la Politique divisé en trois Parties, sçavoir la Liberté, la Science, & l'Authorité, où l'on fait voir que les personnes du Sexe pour en être privées ne laissent pas d'avoir une capacité naturelle qui les en peut rendre participantes, avec un petit Traité de la foiblesse, de la legereté, & de l'inconstance qu'on leur attribüe mal à propos, lequel Livre l'Exposante desireroit faire Imprimer & donner au Public, s'il nous plait lui en faire expedier nos Lettres necessaires, qu'elle nous a trés-humblement fait supplier lui octroier, A CES CAUSES voulant favorablement traiter l'Exposante, Nous lui avons permis & octroiez permettons & octroyons par ces presentes de faire Imprimer ledit Livre ci-dessus, par tels Libraires & Imprimeurs, en tel Volume, Marge, Caractere, & autant de fois que bon lui semblera pendant le tems de dix Années consécutives, à commencer du jour que le dit Livre sera achevé d'Imprimer, icelui vendre & distribuer par tout nôtre Royaume, Faisons trés-expresse inhibition & deffense à tous Imprimeurs, Libraires, & autres personnes de quelque qualité & condition qu'ils soient d'Imprimer ou faire Imprimer ledit Livre en quelque maniere que ce soit, sans le consenment [sic.] de la ditte Exposante, ou de ceux qui auront droit d'elle à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, trois mille livres d'amande, & de tous dépens, dommages & interêt. A condition qu'il en sera mis deux Exemplaires dans nôtre Bibliotheque publique, un en celle des Livres de nôtre Château du Louvre, & un en celle de nôtre trés-cher Féal Chevalier [xxvii] Commandeur de nos Ordres le Sieur Boucherat Chancelier de France, comme aussi de faire Imprimer ledit Livre sur de bon papier, & en beau Caractere suivant les Reglemens de la Librairie & Imprimerie des Années 1618. & 1686. que l'impression s'en fera dans nôtre Royaume & non ailleurs, & de faire enrégistrer ces presentes sur le Registre de la Communauté des Marchans Libraires, & Imprimeurs de Paris, le tout à peine de nullité des presentes, du contenu desquelles vous Mandons & Enjoignons faire joüir ladite Exposante, & ses Aiant cause plainement & paisiblement, cessant & faisant cesser tout trouble & empêchement contraire. Voulons qu'en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre l'Extrait des presentes elles soient tenuës pour duement signifiées, & qu'aux copies Collationnées par un de nos Amez & Féaux Conseiller Secretaire, Foi soit ajoûtée comme à l'Original, Commandons au premier nôtre Huissier ou Sergent sur ce requis faire pour l'éxécution des presentes tous Exploits, significations, deffenses, saisies & autres Actes de Justice nécessaire sans demander autre permission car tel est nôtre plaisir. Donné à Paris le dix-septiéme jour de Janvier l'an de Grace mille six cent quatre vingt treize, & de nôtre Regne le cinquantiéme, par le Roi en son Conseil, Signé BOUCHER, & scellé du grand Sceau en cire jaune. Enregistré sur le Livre des Libraires & Imprimeurs de Paris, le vingtiéme Ianvier mille six cent nonante trois. Signé P. AUBOÜIN, Sindic. Les Exemplaires ont été fourni. Achevé d'Imprimer pour la premiere fois ce 10. Avril 1693. *** APPROBATIONS DES DOCTEVRS. Ie sousigne Docteur en Theologie de la Societé de Sorbonne ai lû un Livre intitulé, Traité de Morale & de Politique divisé en trois Parties sçavoir la Liberté la Science, & l'Autorité &c. lequel est digne de l'esprit, de la lecture & de l'application de la personne qui la composé. Fait à Lion ce 12. Mars 1693. COHADE. [xxviii] *** Autre Approbation. J'Ay lû le Livre intitulé, Traité de la Morale & de la Politique, Divisé en trois parties, sçavoir la Liberté, la Science, & l'Autorite, &c. Je ne doute pas qu'on ne trouve bien du plaisir en le lisant étant un ouvrage plein de pieté, soûtenu d'érudition, & accompagné de beaucoup de traits d'Histoires qui en rendent la lecture également profitable & divertissante. En foy de quoi j'ay Signé. A Lyon, ce 12. Mars 1693. COMPAIN Prêtre Bachelier en Theologie de la Faculté de Paris. *** Autre Approbation. DEpuis long-tems l'on écrit sur la Politique & la Morale, ces matieres ne seront jamais épuisées, & l'on aura obligation à toutes les personnes qui voudront donner leurs soins à nous en déveloper les secrets & les maximes. Je juge que le public recevra avec joye ce nouveau traité, qu'une personne quoique du Sexe lui presente ; il est brillant, solide & utile. Les differentes methodes dont cette Docte & vertueuse Fille se sert pour établir, la Science, la Liberté, & l'Autorité plairont autant qu'elles instruiront. Nous n'avons rien en ce genre d'écrire qui soit plus Catholique & plus profitable. A Lyon, ce 14. Mars 1693. MATHILLON, Docteur. *** Autre Approbation. I'Ay lû un Livre qui traite de la Liberté, de la Science, & de l'Authorité, composé par ARISTOPHILE, & non seulement je n'y ay rien trouvé qui soit contraire à la Foy & aux bonnes mœurs ; Mais j'y ay remarqué beaucoup de choses sçavantes & curieuses, qui en même tems qu'elles font honneur aux personnes du Sexe, sont un sujet d'émulation & d'imitation pour elles. Donné en nôtre Convent de Chatillon sur Seine, en Bourgogne, ce 24. Octobre 1691. J. B. JUNOT, Docteur de Sorbonne, & ancien Provincial des Cordeliers de la Province de S. Bonaventure. [xxix] PREMIERE PARTIE DE LA LIBERTÉ. OU L'ON PROUVE QUE LES PERSONNES DU SEXE la peuvent posseder encore qu'elles en soient privées. AVANT-PROPOS LE Lecteur pourra étre surpris de ce qu'aprés avoir mis la privation de liberté pour la premiere de toutes celles qu'endurent les personnes du Sexe, au lieu d'exposer promtement ce que l'on peut dire des femmes à ce sujet ; je fais un long discours de l'essence, de la nature, des differentes especes, des proprietez & des avantages de la liberté ; ayant méme employez les quatre ou cinq premiers chapitres à la definir & diviser sans avoir dit un seul mot des personnes du Sexe, & méme dans la plûpart de tous les autres je n'en parle qu'à la fin. Cette conduite & [xxx] maniere d'écrire m'a semblé non seulement utile, mais encore absolument necessaire ; à cause qu'il est imposible de faire connoître combien grande doit être la peine que l'on souffre dans la perte d'une chose, si l'on ne fait voir en même tems son merite & son excellence. Le seul terme de liberté auroit donné de la frayeur aux scrupuleux, du scandale aux ignorans, & une occasion d'examen & de censure aux habiles gens. De sorte que pour ôter aux uns toute occasion de murmurer, & aux autres la peine de consulter ; Mais beaucoup plus encore pour rendre justice à la beauté & grandeur du sujet, j'ay été obligée de le traiter à fond ; & de prendre la liberté dans son principe & dans son origine, qui n'est autre que la raison humaine, le plus pretieux partage des creatures intellectuelles, qui sont les plus parfaits ouvrages de la puissance de Dieu. Aprés avoir consideré l'essence de cette liberté ayant connu que ce terme generique renferme une infinité d'especes, ou pour mieux dire que cette racine produit quantitez de branches ; j'en fais la division afin de montrer que pour étre une seule & méme liberté, elle ne laisse pas de s'exercer en plusieurs & differentes manieres. Les choses qui se passent à l'exterieur étant les plus sensibles & les plus exposées à la connoissance des hommes, je parle premierement de la liberté de condition que possedent ceux qui par le droit de leur naissance sont exemts de la servitude. Et comme ces deux grands états du Mariage & de la Religion se doivent embrasser par un choix tellement libre, que jamais la contrainte & solicitation ne s'en mélent, qu'ils ne degenerent en méme tems de leurs privileges & de leurs merites ; je me suis plus étenduë dans les chapitres où il en est parlé. C'est en ces endroits que je commence à montrer le tort que l'on fait aux personnes du Sexe, lesquelles faute de lumiere, de force, & de resolution s'engagent souvent dans des manieres [xxxi] de vivre qu'elles ne peuvent bien soutenir. Et la liberté du lieu étant un trés-grand avantage pour passer agreablement la vie ; l'on ne sçauroit trouver mauvais quand je dis que c'est une peine aux femmes d'en étre privées d'autant qu'elles ne peuvent voir ni connoître une infinité de choses, qui ne servent pas moins d'instruction que de divertissement. Le regne de la liberté qui est essentiellement dans l'interieur de l'ame, est bien d'une autre consequence que tout ce qu'elle produit au dehors ; c'est pourquoy j'en fais le plus fort de mon ouvrage. Et pour éviter la confusion je l'ay reduite à trois articles principaux, que j'appelle liberté d'esprit, de cœur, & de conscience. Dans le premier je represente un esprit libre selon les proprietez naturelles qu'il a receuës de son Createur, qui sont ordinaires à tous les étres raisonnables ; puis dans cette liberté transcendante qui n'appartient qu'aux esprits sages & privilegiez ; & enfin je la represente comme celle qui fait les parfaits Chrétiens, & les veritables prédestinez. Secondement je fais voir qu'il n'y a point de cœur libre s'il n'est sans amour, sans haine, & sans desir ; C'est à dire un cœur qui ne respire & ne vit que pour Dieu seul. Et en troisiéme lieu je soutiens que la conscience ne sçauroit avoir une vraye liberté, si elle n'est pure, éclairée, & bien reglée. C'est de cette liberté interieure dont je prouve, que les femmes & les filles peuvent étre en possession pour le moins autant que les hommes. Lesquels ne sçauroient porter la contrainte, le commandement & la deffense dans l'ame & dans le secret de l'interieur des personnes du beau Sexe ; & bien qu'ils puissent quelquefois faire des loix, qui obligent la conscience ; neanmoins celles qui l'auront éclairée & bien reglée ne laisseront pas d'étre toûjours libres ; & de posseder la tranquilité & la joye spirituelle, qui sont les [xxxii] fruits de cette liberté sureminente, de méme que la deliberation dans les affaires, & l'execution dans les entreprises sont les effets de cette maniere d'agir libre & imperieuse dont les hommes se sont rendus les maîtres. Et comme les femmes auroient facilement exercez toutes ces fonctions si elles n'en avoient été privées & excluses ; jay [sic.] rapporté plusieurs exemples, qui font connoître leur sufisance & capacité ; & que même la liberté de voyager dans les païs étrangers a été pratiquée par un grand nombre de personnes du Sexe avec des succez merveilleux. La privation de liberté causant nécessairement la contrainte ; je ne dirois les choses qu'à moitié de ne pas décrire les funestes effets de celle-ci ; aprés avoir fait connoître l'excellence & les incomparables biens de celle-là. C'est ce qui m'a engagée par une consequence qui ne reçoit point de contrarieté ; de faire non seulement la description de la contrainté en général, mais d'en remarquer plusieurs especes particulieres. Et comme je fais voir que ces deux grands états Religieux & Seculiers ; où s'engagent presque toutes les personnes du Sexe, ne doivent jamais avoir de plus naturel caractere, que celui d'une franche & parfaite liberté ; pour en tirer le merite & les avantages qui en devroient étre inseparables, je montre en suite que les respects humains introduisent la contrainte dans ces deux vocations & causent tous les desordres qui s'y rencontrent assez ordinairement. D'autant que la Religion est un état plus relevé & plus abstrait, j'en parle en des termes plus exacts, & je mets en usage les sentimens de plusieurs grands hommes ausquels l'on a toûjours déféré. Car je ne me serois pas avancée à dire beaucoup de choses quoique trés veritables si je n'avois eu l'appuy de leur autorité & le soutien de leur doctrine ; dont [xxxiii] je fais l'application d'une maniere si conforme au sentiment des Catholiques que je peux m'assurer, que les plus sévéres & habiles Theologiens n'y remarqueront point d'erreur. Mais comme le monde fait servir la Religion à ses interets, il se pourra trouver des personnes qui ne manqueront pas de blâmer ce que je dis, qu'il faut beaucoup de lumiere & par consequent un âge avancé pour faire un choix si important. Je cite plusieurs passages lesquels pour n'étre pas au goût de tout le monde ne laissent pas d'étre selon la verité & dans la raison. C'est pourquoi les decrets de ces deux Saints Papes Pie premier, & Leon le Grand, que j'ay tirés de leurs vies & des leçons qui se trouvent dans les Brevieres aux jours de leurs fêtes seront desagreables à plusieurs ; puisque l'un vouloit que les filles fussent âgées de vingt cinq ans & l'autre de quarante, auparavant que de faire les vœux solemnels. L'ordonnance de l'Empereur Theodose ne leur deplaira pas moins puisqu'elle porte en termes exprez que les personnes du Sexe qui se dédioient au service de l'Eglise en devoient avoir soixante ; comme il se voit dans son histoire imprimée depuis peu, d'un stile élegant & fleury. Et la recommandation de saint Paul à son Disciple Timothée, auquel il ordonne de veiller à la méme chose, dans la premiere Epître qu'il lui écrit ; ne sera pas encore receuë ni approuvée de ceux qui regardent plus ce qui les accommode que la justice & la raison. Il a été nécessaire de marquer en cét endroit les lieux où j'ay pris ces autoritez ; qui sont si communes, qu'il n'y a personne tant soit peu éclairée, qui n'en n'ait une parfaite connoissance, de sorte que l'on ne scauroit trouver mauvais si j'en fais mention dans le vingt-cinquiéme chapitre de ce traité. Où je parle encore de l'Ordonnance de nôtre invincible Monarque touchant la profession des Moniales ; laquelle pour [xxxiv] n'avoir pas été publiée, n'a pas laissé de faire bruit dans la France ; bien que sa Majesté n'a pas jugè à propos de la faire exécuter pour des raisons de politique. Comme cette matiere est fort delicate & que j'ay préveu qu'elle pourroit étre exposée à la censure, je me suis formé moy méme deux grandes objections, dans la premiere desquelles je montre que l'Eglise a tellement institué l'état Religieux pour la vertu & la sainteté de la vie qu'elle n'en n'a point banni la liberté & le choix, & dans la seconde j'ay justifié autant qu'il m'a été possible l'innocence & la pudeur du Sexe feminin, contre ceux qui pretendent que la clôture est absolument necessaire aux femmes pour garder la chasteté : Et sans blâmer les Grilles qui sont saintement établies pour étre les marques d'une plus grande retraite, je fais voir que ce n'est pas ce qui les oblige d'étre sages & retenuës ; Mais seulement l'amour de la vertu & le zele de l'honneur. Ces derniers chapitres étant d'une nècessité absoluë pour servir à la justification des personnes du Sexe ; je n'ay pas voulu les obmettre & laisser mon Ouvrage imparfait ; pour la crainte de déplaire à ceux qui ne se contentent jamais de la raison & de la vérité, lors qu'elles sont avantageuses au Sexe. Je me suis fortifiée en cette résolution par les paroles de Saint Augustin, qui m'apprend que c'est avoir l'esprit extrémément foible de ne pouvoir endurer la folle opinion du monde, comme au contraire c'est avoir le courage grand & élevé de la mépriser entierement, par ce qu'elle est souvent accompagnée d'erreur & d'ignorance. Chacun sçait que les hommes n'ont point de plus ordinaire entretien que de railler sur le sujet des femmes ; de sorte que les Prédicateurs en chaire, les Ecrivains dans leurs livres, & tous les autres dans la conversation ont toûjours quelques [xxxv] mots à dire pour les abaisser ; & les Femmes suivent toûjours leur maniere ordinaire d'agir sans se mettre beaucoup en peine de tous leurs discours. C'est pourquoy mon Lecteur je ne crois pas que les hommes se veulent formaliser de ce que je dis en quelques endroits qu'ils font les loix & que les Femmes les observent, qu'ils ont la theorie & qu'elles retiennent la pratique ; ce qui ne les doit non plus offenser que les paroles d'un de leur Sexe, qui dit agreablement que si les hommes connoissent Dieu les femmes l'aiment & le servent. Car ce n'est pas à dire qu'ils ne pratiquent la vertu aussi bien que les femmes, & que méme elle ne soit souvent plus éclatante & plus solide en eux que dans les personnes du Sexe, lesquelles d'autre côté pratiquent le bien d'une maniere plus exacte, plus soumise, plus dépendante & plus laborieuse. Ces deux explications que je viens de donner doivent servir pour toutes les choses que je pourray dire afin de soutenir le parti des femmes contre les hommes, par ce que je ne prétens pas d'offenser ceux-cy, en disant du bien de celles là, les bonnes mœurs, la perfection & la sainteté étant propres à tous les Sexes ; Tout de méme que les vices, les pechez & les déréglemens peuvent étre communs aux-uns & aux autres. On trouvera peut-étre étrange que ce traité étant fait au seul sujet des femmes ; je ne laisse pas de raporter plusieurs exemples des hommes pour faire voir la grandeur & l'excellence de la liberté dans les endrois où il a été necessaire de m'en servir pour fortifier mes preuves. Ce qui n'est pas étranger & hors de propos, puisqu'il est impossible de parler de l'un des Sexes sans y rien méler de l'autre. Et de plus je les ay mis en usage dans les discours communs qui appartiennent autant aux hommes qu'aux femmes, chacun ayant droit de les rechercher d'en profiter & de se les ap-[xxxvi]pliquer. Mais dans les endroits où il n'est parlé que du beau Sexe, & sur tout à la fin des chapitres ; je n'ay cité aucuns exemples que ceux qui m'ont été produits par la généreuse & sainte liberté des femmes. Et si j'ay manqué de belles paroles pour les exprimer, ce n'est pas la faute des sujets ; dont l'excellence & la grandeur pouvoient donner naissance à plusieurs rares expressions. Il n'y a point de personne qui n'ait un caractere d'esprit particulier, & une maniere de s'enoncer & de se produire qui lui est toute singuliere c'est par cette raison que l'on a certains mots soit en parlant soit en écrivant, qu'il faut recevoir quand ils se presentent ; & que le sujet que l'on traite les fait naître sans peine & sans difficulté. Par ce qu'il y a des termes sans la répétition desquels l'on ne sçauroit s'exprimer ni se faire entendre. Il y en a d'autres qui s'usurpent aisément à cause qu'ils ne veulent dire qu'une méme chose ; & comme cela est facile à comprendre, je n'en feray pas une plus longue explication. Le Lecteur doit étre seulement averti que sous le nom de femmes l'on comprend aussi les filles & que les qualitez qu'on attribuë à celles là peuvent convenir à celles-ci, étant la raison que les unes & les autres en tirent de l'avantage ; & je les renferme toutes quand je dis le Sexe, ou les personnes du beau Sexe, sans exprimer que c'est le feminin ; à cause que la plûpart du tems cette diction seroit superfluë & ennuyeuse ; les Lecteurs étant d'abord instruits que c'est au sujet des femmes & des filles que ce traité est composé. Comme il se trouve des personnes qui ne laissent rien échaper à la rigueur de leur censure, lesquelles comme dit saint Augustin ne croiroient jamais avoir de l'esprit ni étre assez sçavantes si elles ne déchiroient malignement les Ouvrages des autres ; au lieu de les examiner sans passion pour [xxxvii] en juger raisonnablement : je suis obligée d'avertir le Lecteur, que ces sortes de gens diront peut étre, que la contrainte dont il est parlé en ce premier traité, & la dépendance de la troisiéme & derniere partie sont une méme chose. Bien que la difference soit si évidemment établie, qu'il est trés facile aux Lecteurs d'en faire le discernement ; je ne laisse pas néanmoins de les avertir que la contrainte se doit prendre pour une peine qui est attachée aux états & conditions où s'engagent les personnes du Sexe, soit de la Religion, soit du Mariage. Et la dépendance est essentiellement une soumission & déférence qui se rend aux Maîtres & aux Supérieurs de tous ces Etats & professions. Les loix de la contrainte sont universelles & se trouvent par tout ; d'autant qu'elles sont permanentes & ne changent jamais ; celles de la dépendance sont rélatives à certaines personnes, lesquelles ayant le pouvoir & la puissance en main, peuvent ordonner, commander, & changer aujourd'huy une chose & demain une autre. Et comme ces maîtres sont variables & sujets à de continuels changemens ; ils donnent à leur conduite & gouvernement le caractere de leur esprit & de leur humeur. Puisque la liberté est une chose si prétieuse, qu'il n'y a point d'homme heureux qui ne desire de la conserver, ni de miserable qui ne souhaitte passionnement de l'acquerir & de la posseder ; il ne faut pas demander la cause qui m'a fait employer cette premiere partie à l'expliquer avec ses proprietez & ses excellences. N'ayant point eu d'autre dessein que de montrer les avantages que l'on reçoit de la possession ; laquelle est plus desirable que tous les trésors du monde : Ainsi que nous l'apprend Seneque quand il [xxxviii] dit, que l'entiere & parfaite liberté, c'est de rendre à Dieu le service que nous lui devons, n'avoir aucune crainte des hommes, desirer peu de chose, ne vouloir que ce qui est juste, & posseder toute puissance sur soy-même. En vn mot il n'y a que ceux qui sont parfaitement sages, que l'on peut appeller veritablement libres. PRIVATION DE LIBERTÉ. PREMIERE PARTIE. *** [1] CHAPITRE PREMIER. Definition de la Liberté. PLaton, Aristote, & tous les Anciens Philosophes ont été de ce sentiment, qu'en toute sorte de Sciences, & même de disputes il faut commencer par la définition: à cause que c'est par elle que nous venons à la connoissance des choses. L'autorité de ces Grands Hommes ne me permettant pas de commencer ce Traité par un autre endroit que par celui qui peut donner plus de lumiere dans un sujet aussi inconnu que le terme en est ordinaire dans la bouche des hommes : Je dis, pour définir la liberté, que c'est un don pretieux que la liberalité Divine fait aux creatures raisonnables & intelligentes, par le moyen duquel elles sont renduës maîtresses de toutes leurs actions. Une chose peut être prétieuse considerée en trois maniéres, premiérement à l'égard des principes, dont elle tire son origine, secondement à cause de l'excellence de sa nature & des proprietez qui l'accompagnent, & en troisiéme lieu dans sa durée & dans la fermeté de son être. Le terme de principe se prend généralement pour toute sorte de causes indifferemment, & sur [2] tout pour les éficientes dans l'ordre de la nature, & pour les finales dans l'ordre de la morale. C'est en ce sens que nous disons, que Dieu est le principe de toutes choses ; & que la fin est aussi le principe de toutes les vertus chrétiennes & morales. Personne n'ignore que l'homme ne soit le merveilleux ouvrage de la puissance de Dieu, & que son ame ne tire son origine de la Divinité. Faisons l'homme, dit le Seigneur, à nôtre image & ressemblance. Son intelligence & son immortalité sont des marques évidentes de la grandeur de son principe, lequel pour la faire plus semblable à lui la renduë libre & indépendante. Le partage d'une substance intellectuelle, êtant d'agir & de se mouvoir librement & sans contrainte, aprés que les choses lui ont été manifestées par l'entendement. L'homme porte en soy le caractere de son Souverain, qui n'est autre que la liberté & la franche disposition de tous ses mouvemens ; & l'on peut dire avec verité que la liberté de l'homme, est l'ouvrage le plus délicat qui soit sorti des mains de Dieu. Toutes les choses qui ont un rapport & participation de necessité ne s'éloignent jamais de leur principe ; de même que les rayons du Soleil pour toucher la terre n'en sont pas séparez ; & les eaux qui ne cessent de rouler dans les fleuves, se rendent toûjours dans l'Ocean comme dans leur centre. Il n'y a rien dans la nature, dans la grace, ni dans la gloire, qui n'ait receu l'être de la liberale main de Dieu ; & qui ne renferme en soy quelque perfection singuliere, toutefois trés inégalement : la magnificence du Createur paroissant particuliérement en de certains sujets, où elle fait plus éclater son pouvoir & la grandeur de ses bien-faits. C'est ainsi que dans les Ouvrages de la Nature les Astres du Firmament paroissent avec plus d'éclat que tous les êtres insensibles ; que dans l'ordre de la grace la Divine charité surpasse toutes les vertus intellectuelles, Theologales, Chrétiennes, & Morales ; & que dans l'état de la gloire la vision intuitive de Dieu comprend toutes les aurëoles qui composent la beatitude des Saints : de même entre les biens desquels l'homme est enrichi la liberté est la plus excellente de toutes ses prérogatives. Car selon les Philosophes, plus un être est parfait, plus la puissance & faculté qui lui est propre est émi-[3]nente & relevée ; & d'autant plus la puissance est noble plus l'action qu'elle produit est parfaite & accomplie. Que la créature raisonnable soit une merveille entre les œuvres de Dieu, cela ne reçoit point de doute, non plus que la noblesse des facultez qui lui sont propres & attachées : entre lesquelles l'entendement & la volonté, qui établissent la perfection de sa nature & produisent en elle le prétieux ouvrage de sa liberté, sont tout à fait admirables, d'autant que la raison la conduit par ses lumieres, & la volonté lui sert de sujet d'inhérence comme étant le lieu propre où elle réside & fait sa demeure. La liberté est si éminente par les privileges & les excellences qui l'accompagnent, que pour en concevoir la grandeur, il faut entendre parler l'Angelique Saint Thomas, lequel aprés Saint Augustin nous dit ces belles paroles ; l'autorité de Dieu qui peut tirer un être phisique du neant sans dépendre de qui que ce soit, est obligée de consulter la liberté du criminel pour le retirer du centre de son péché & pour le créer une seconde fois, ou le réssusciter du fond & du néant de son iniquité ; & Dieu semble assujettir l'indépendance de son Divin empire au consentement d'un pécheur. L'on peut dire que l'homme par le privilege de sa liberté entre dans le conseil de Dieu, & donne son suffrage, non seulement pour la conduite de sa vie, mais encore pour sa prédestination ou réprobation éternelle : la liberté étant selon son étimologie, l'arbitre du sort & de la destinée de l'homme. C'est ce qui oblige le même Saint Augustin de dire, que Dieu a fait l'homme avec son libre arbitre ; animal vrayment terrestre, mais digne du Ciel s'il se tient uni à son Créateur, lequel connoissant par sa préscience qu'il pécheroit en transgressant ses loix, ne lui a pas néanmoins ôté la puissance de sa liberté : & puisque c'est l'un des plus éxcellens trésors de l'ame raisonnable, Dieu étoit trop juste pour l'en priver, parce que plusieurs en abuseroient. C'est par la liberté que Dieu est aimé, glorifié & servi, que le prochain est secouru & assisté dans ses besoins ; c'est par elle que les loix sont établies, les Républiques gouvernées, les crimes punis, & les bonnes actions recompensées ; c'est enfin le ressort qui fait agir toutes choses. Et saint Bernard a eu raison de dire, qu'il n'y a rien qui ennoblisse davantage l'ame raison-[4]nable que la liberté, dans laquelle reluit je ne sçay quelle splendeur Divine, qui paroît comme la pierre prétieuse enchassée dans de l'or. C'est par son moyen & par la connoissance du jugement que le pouvoir de choisir nous est donné ; ce pouvoir étant entre le bien & le mal, entre la vie & la mort, entre la lumiere & les tenebres. Pour excellent que soit un sujet, il est peu considerable, si la fermeté de son être ne le rend de longue durée. Ces Astres imparfaits qui brillent un moment à nos yeux, & disparoissent incontinent n'en meritent pas le nom, qui ne peut appartenir qu'à ces globes celestes, lesquels roulent continuellement, & dont la durée est égale à celle des siecles. Dieu a tellement établi la liberté de l'homme qu'il ne la peut détruire, à cause que la volonté qui en est la source, ne seroit plus dans son être naturel, si elle êtoit privée de sa liberté ; l'une ne pouvant cesser d'être, que l'autre ne perisse en même-tems ; parce que la volonté n'est autre chose qu'une puissance libre de faire choix des moyens qui lui sont nécessaires pour parvenir aux fins qu'elle se propose. Il est tems de venir à la seconde Partie de ma Définition, qui porte que c'est aux créatures raisonnables & intellectuelles, que Dieu a fait ce prétieux Don de la liberté. Les agents phisiques & naturels agissent nécessairement, & sont contraints de déployer & d'étendre leurs vertus & leurs actions selon toute l'étenduë de leur puissance. Les brutes n'ont point de liberté, parce qu'elles n'ont point de discours ni de raisonnement, elles sont tellement attachées à leurs fins & aux moyens de les poursuivre, qu'elles ne peuvent changer ny agir au contraire. C'est ce que m'apprend Saint Thomas, lors qu'il dit, que la vertu appetitive n'est pas impérative dans l'animal irraisonable, comme elle l'est dans l'homme, à cause que la brûte ne peut pas ordõner ny commander les actes de son appetit, qui suit ses objets par une absoluë & naturelle necessité. Il s'ensuit donc que la liberté est le partage de la seule nature intellectuelle & raisonnable. Car comme dit encore le même saint Docteur, les puissances intellectives & appétitives raisonnables sont tellement necessaires à la parfaite liberté, que la volonté n'étant à son égard que comme un sujet dans lequel elle établit son siege & sa résidence, la raison est la cause directe ou un principe nécessairement présupposé. [5] Et en effet l'homme n'est libre qu'autant qu'il peut porter sa volonté à des choses diverses & opposées qui lui sont proposées par la raison. Le Philosophe Romain confirme cette verité, lorsqu'il dit, veux-tu sçavoir ce qui appartient proprement à l'homme : c'est l'ame & la parfaite raison, laquelle n'est autre chose qu'une participation de l'esprit Divin, infus & plongé dans le corps de l'homme. Mais comme les étres intellectuels sont de deux differentes classes, il les faut considérer diversement ; parce que la premiére est composée de ces creatures purement spirituelles, qui sont entiérement separées des corps ; ou pour parler dans les termes de l'école, ce sont ces substances completes, c'est à dire, parfaites de tous poincts, ce sont les Anges bien-heureux ; dans lesquels la raison & l'intelligence sont trés-accomplies : dans le second rang se trouvent les hommes doüez d'une ame raisonnable, dont l'inclination naturelle panche vers le corps, qu'elle doit informer, perfectionner & composer avec lui une substance parfaite, à sçavoir l'homme. Il faut observer icy la difference qui se trouve entre la raison des Anges & celle des hommes ; les premiers ont une raison contemplative, c'est à dire, que sans aucun discours par la seule veüe & connoissance du souverain bien, ils ont l'intelligence des choses. Mais celle de l'homme est discursive & ne consiste qu'en raisonnement, par le moyen duquel il parvient à la connoissance de toutes les choses qu'il desire sçavoir, en produisant plusieurs actes & operations particulieres, lesquelles dependent des sens externes & internes. Bien que l'intelligence de l'Ange & la raison de l'homme soient trés-differentes, ils sont pourtant tous deux en possession du prétieux trésor de la liberté, non pas toutefois d'une maniere égale, puisque l'Ange sortant des mains de Dieu avoit plus de lumiére & plus de facilité de se porter au souverain bien ; pendant que l'homme plus foible & plus infirme, étoit plus capable de commettre le mal : mais aussi il surpasse l'Ange dans la durée de sa liberté, qui ne finit jamais qu'avec sa vie. Que les Anges aient été creés avec la volonté libre, on le peut facilement connoître en ce qu'un moment aprés leur création, les uns se sont soûmis à Dieu, & les autres ont été déso-[6]beïssans & rebelles. Ce qui n'a pû se faire sans la liberté qu'ils possedoient trés-parfaitement, à cause des grandes connoissances de leur esprit & de la facilité qu'ils avoient pour s'attacher à Dieu ; parce qu'ils n'étoient pas empêchez par les foiblesses d'un corps remply de corruption & de misere ; ausquelles toute la nature humaine est sujette. Cette liberté des Anges nous est parfaitement representée dans l'Apocalipse, lorsqu'il est dit, qu'un signe apparut au Ciel, d'un Dragon qui avoit sept têtes & dix cornes, & sur ces têtes des diadêmes, lequel traînoit aprés lui la troisiéme partie des étoiles du Ciel. Et cette grande bataille qui se fit entre Saint Michel & Lucifer avec les Anges de leur parti, où la résistance étoit forte des deux côtez, nous est une leçon admirable de la puissance & liberté que les Anges avoient de se perdre ou de s'établir dans l'éternelle felicité. Ce qui fait la chûte des mauvais Anges énorme & sans pardon, c'est que leurs lumiéres & connoissances étoient grandes & extraordinaires. De sçavoir combien de tems les Anges sont demeurez dans la voye pour se déterminer à leur perte ou à leur bon-heur, cela n'est connu que de Dieu, & les opinions des Sçavans sont fort differentes sur cét article : les uns ne leur donnent qu'un jour, les autres qu'une semaine, & même quelques-uns ne leur accordent qu'un seul instant. Mais c'est une chose trés assurée, que dépuis qu'ils ont fait choix les uns du bien & les autres du mal, ils n'ont plus eu de liberté à des choses contraires ou contradictoires, comme à pecher ou ne pecher point ; d'autant que les Anges ont été confirmées dans le bien, & les Demons obstinez dans le mal pour toute l'éternité. L'on ne sçauroit jamais disputer aux Bien-heureux esprits leur excellence & dignité par-dessus les hommes, puisque l'Ecriture conclut cét article par la bouche du Roy Prophete, quand il dit à Dieu, qu'est-ce que l'homme que vous en ayez mémoire, & que vous daignez le visiter ; vous l'avez fait un peu moindre que les Anges ; mais pourtant vous l'avez couronné de gloire & l'avez constitué sur les ouvrages de vos mains. L'Apôtre saint Paul releve beaucoup le parti des hommes, lors qu'il nous assûre qu'ils seront delivrez de la servitude de corruption par la glorieuse liberté des enfans de Dieu. [7]Si la liberté est moins éclairée & plus foible dans les hommes, que dans les Anges ; elle est aussi de plus longue durée, puisque la voye des Anges a été fort courte, n'ayant eu qu'un peu de tems pour se déterminer, & jamais un seul moment pour se repentir & reparer leur faute : mais au contraire celle de l'homme dure autant que sa vie, qui est bien souvent composée de plusieurs & longues années ; & encore que ses chûtes soient presque continuelles, il est neanmoins receu à pénitence autant de fois qu'il retourne à Dieu. Et l'on peut dire que la vie de l'homme est le Royaume de la liberté ; êtant celui de l'ame raisonnable ; à cause que par l'intelligence & la raison il est distinguée des bêtes & fait semblable aux Anges ; & que le parfait usage de sa liberté l'approche & l'unit à son Créateur. C'est ce qui fait dire à Saint Augustin, quelle est la vie de l'ame raisonnable, sinon vous, ô mon Dieu ! & qui sont ses jours que vôtre Eternité, dont les années ne finiront jamais : vous l'avez creée libre & spirituelle, toûjours vivante & mobile, & l'ayant éclairée de vos lumieres, elle est devenuë si capable que rien ne la peut remplir que vous. *** [7] CHAPITRE II. Suite du même sujet. PUisque selon les Logiciens la définition est une oraison succincte, qui exprime l'essence & la nature d'une chose, parce qu'elle doit être composée du genre prochain & de la différence spécifique de son sujet : il est trés-difficile d'en faire de parfaitement reguliéres ; les formes & differences essentielles des substances n'étant pas connuës des hommes ; Dieu seul qui les a creées en ayant une parfaite connoissance, & comme les êtres spirituels & interieurs sont incomparablement plus cachez que tous les êtres corporels & sensibles ; il est trés-rare d'en pouvoir faire une définition juste & exacte, & qui soit entierement conforme aux regles des Philosophes. Je ne laisseray pas néanmoins de poursuivre celle de la liberté, [8]& aprés l'avoir representée au chapitre précédent comme un bienfait de la liberalité de Dieu ; qui ne peut jamais appartenir qu'aux créatures intelligentes & raisonnables : Je la feray voir en celuy-cy comme la maîtresse & gouvernante de toutes les actions humaines, ausquelles elle donne l'être & la forme, comme étant les effets & les marques de son pouvoir & de sa puissance. Nous pouvons connoître par ces termes que le propre de la liberté c'est de commander, d'agir & d'ordonner ; son air toûjours impérieux ne peut rien souffrir de bas, de ravalé ni de contraint : & un Moderne dit à ce propos, que la liberté est si riche & si prétieuse qu'elle nous rend en quelque maniere les Dieux & les Roys de nous mêmes, les arbitres de nos fortunes, & les créateurs de nos propres biens. Saint Thomas nous assure de cette verité quand il dit, que l'homme est le seul être corporel, qui se dirige & se co nduit [sic.] lui-même par sa propre vertu à la fin qu'il s'est proposée, par ce qu'il est lui seul le maître de ses actions par sa propre liberté. Personne ne peut bien concevoir la grandeur de l'empire de nôtre liberté, puisque Dieu même la respecte à tel point qu'il laisseroit plûtôt perir toute la nature, que d'enchainer les mouvemens de nôtre volonté & s'opposer à l'autorité souveraine qu'il a consignée entre les mains de nôtre conseil & de nôtre choix ; de se porter à ce qui nous plaît : d'autant qu'il a fait l'homme maître de toutes ses actions, soit pour garder & conserver le bien, soit pour repousser le mal. Et c'est ce qui le rend le plus excellent de toutes les créatures visibles, de joüir d'une entiere liberté d'agir en toutes choses comme bon lui semble. Nôtre liberté n'est pas une chose que l'on puisse contraindre, c'est un privilege qui vient du Ciel ; toute la Terre & les tyrans mêmes ne la sçauroient jamais forcer. Dieu qui par sa propre vertu est la cause premiere, principale, efficace & indépendante de toutes choses ; laisse à toutes les créatures la vertu & les proprietez naturelles qu'il leur a communiquées en les créant : & bien qu'il soit le Souverain Ouvrier qui fait tout en toutes choses ; néanmoins jamais il ne leur ôte ce qu'il leur a donné en les tirant du neant. C'est ce qui fait dire à Saint Bernard, que l'homme est une haute & sublime Créature, qui porte en capacité la marque de la Majesté Divine ; & en desir & affection celle de la droiture. [9] Toutes les actions de l'homme ne sont pas des actions humaines ; mais seulement celles qui tirent leur principe des lumiéres de la raison : ce sont elles principalement qui sont sujettes au pouvoir de la liberté. Pour comprendre cette verité il se faut souvenir, qu'il y a des actions naturelles, des artificielles, des immanentes & des passageres. Les naturelles dépendent en partie de la liberté, & en partie ne sont pas de son ressort ; comme la respiration, le batement de cœur & autres semblables qui ne sont aucunement libres, par ce qu'elles agissent nécessairement & même contre le vouloir du sujet où elles résident, qui ne les peut empêcher ni retenir en aucune façon. Mais il y a une infinité d'autres actions qui sont également & naturelles & volontaires ; comme de voir, parler, écouter &c. Et genéralement parlant toutes les artificielles se font par l'ordre de la liberté. Les immanentes ainsi nommées par ce qu'elles demeurent en leur principe, sont toûjours volontaires dans leur commencement ; mais dans la suite elles ne sont pas toûjours bien soumises à la raison & à la liberté ; c'est ainsi qu'il est libre de s'addonner à l'acquisition d'un Art & d'une Science ; mais si tôt que l'esprit en est revêtu il n'est plus en son pouvoir de les ignorer & de ne les avoir plus en la pensée ; & tout ce qu'il peut faire c'est d'en retrencher les longues reflexions & les actes exterieurs. Les passageres & momentanées sont quelquefois si soudaines, que la raison & la liberté n'ont pas le tems de faire leur devoir ; comme des regards precipités, des actions impreveües, & sur tout certains emportemens de passions forts & violens, qui ne consultent jamais la raison & n'attendent point les ordres d'une volonté bien disciplinée. Les actions humaines sont celles qui se produisent par les connoissances & les lumiéres d'une raison instruite par de judicieuses considérations. C'est ce que Saint Iacques nous apprend par ces Divines paroles, celui qui aura regardé en la Loy de liberté parfaite, & aura perseveré sans la mettre en oubli, il sera bienheureux ; puisque tout le bonheur de l'homme consiste dans le bon usage qu'il en peut faire. Et Plutarque dit à ce propos, que ceux qui obeissent à la raison doivent seulement être estimez libres. Car ceux qui ont appris à vouloir ce qu'il faut, vivent comme ils veulent ; comme au contraire és actions & affections désordonnées, qui ne sont pas conduites par la rai-[10]son, la puissance de la liberté est foible petite & mêlée de beaucoup de repentir. La liberté de la créature raisonnable est appuyée, non seulement sur une infinité de passages de l'Ecriture sainte, & sur ceux des Sages tant saints que profanes ; mais encore l'Eglise nous a voulu confirmer cette verité ; pour fermer la bouche aux Hérétiques de ce tems qui dépoüillent l'homme de sa liberté & ruinent l'état de sa condition naturelle en le privant du plus grand de tous ses avantages. C'est l'occasion qui obligea le Concile de Trente de prononcer ce Decret, si quelqu'un dit que la liberté de l'homme étant meüe & incitée de Dieu, ne coopere en rien en consentant à la grace qui l'appelle & le previent : afin qu'il se prepare à étre justifié ; & qu'il n'est pas en son pouvoir d'y consentir ou d'y resister s'il veut ; mais qu'il ne fait rien du tout comme une chose sans ame & qu'il est seulement passif, que celui qui parle de cette maniere soit separé de l'Eglise. C'est justement que tant de grands hommes assemblés en ce Concile, prononcerent si hautement en faveur de la liberté ; puisque sans elle l'homme ne peut acquerir aucun merite, & ne scauroit donner à son Dieu des marques sinceres de son amour. Les decrets Divins quoique trés infaillibles ne nous ôtent jamais la liberté ; & la fermeté des jugemens de Dieu est si douce qu'elle ne nous cause aucune contrainte. La prédestination est une barque dans laquelle nous faisons le voyage du Ciel, elle nous conduit heureusement au port de l'Eternité, sans toutefois nous priver de la liberté de nous jetter dans la mer orageuse du peché, si nous voulons nous perdre & décendre en enfer. Aprés avoir dépeint la liberté dominante sur toutes les actions, & tellement imperieuse qu'elle peut resister aux Loix souveraine de son Créateur ; il est juste de lui donner un maintien plus gracieux & plus doux, en disant quelque chose des plaisirs & contentemens qu'elle cause dans le sujet qui la possede. C'est pourquoy je la represente en cét endroit, comme l'élement & les delices de l'esprit humain. Le terme d'élement est équivoque, par ce qu'il s'attribuë à plusieurs sujets qui sont differens de genre & d'espece. Il se prend ordinairement pour signifier ces quatre grands corps, que les Philosophes appellent simples, & qui entrent dans la composition de tous les corps mixtes de sorte que le mot d'é-[11]lement se rapporte à celuy de principe ; l'on donne encore le même nom aux lettres & syllabes qui composent l'oraison, & à tous ces termes ramassez qui forment & accomplissent le discours : comme aussi à tous ces argumens & démonstrations, qui servent de soutient aux raisonnemens des Philosophes. L'on peut encore prendre ce mot pour exprimer ce qui est de plus propre & de plus convenable aux Creatures sensibles ; c'est pourquoy nous disons, que l'air est l'élement des oyseaux, l'eau celui des poissons, & la terre celui de tous les autres animaux. Et nous pouvons dire avec beaucoup plus de raison, que la liberté est l'élement de l'esprit humain, auquel il n'est pas moins naturel d'être libre qu'à toutes ces brûtes de voler dans l'air, de nager dans l'eau, & de marcher ou ramper sur la terre. D'autant que ce ne sont que des corps élementaires qui leur servent de séjour & d'habitation ; mais l'homme renferme & possede en lui-même sa chere liberté, à laquelle sa raison & sa volonté servent d'élement & de lieu de retraite. Ce n'est pas assez que l'homme possede en lui-même le trésor de sa liberté, pour diriger & conduire toutes ses actions, & produire le merite & les bonnes œuvres qui servent à son salut & à sa justification ; si elle ne faisoit encore ses contentemens & ses délices. Les Philosophes nous assurent que le plaisir n'est qu'une cessation de douleur, ou quelques douces qualitez, qui flatent nos sens, & charment nos esprits. Et selon Saint Gregoire, le Grand, nous ne pouvons pas subsister en la vie presente, sans avoir quelque plaisir & satisfaction ; comme nous l'apprend l'experience continuelle que nous en avons. Or est-il que la possession d'une liberté juste & bien reglée est le plus naturel, le plus véritable, & le plus delicieux de tous les contentemens. *** [11] CHAPITRE III. Differentes sortes de liberté. QUi suis-je mon Dieu dit le Grand Augustin, quelle est ma nature, sans doute que c'est une vie doüée d'une trés-grande diversité d'évenemens. Ces courtes paroles nous expriment [12]naïvement les differentes dispositions, ou pour mieux dire les changemens continuels que les hommes expérimentent en cette vie mortelle ; que l'on peut appeller un theatre où chacun joüe un personnage different de celui des autres. Mais pour grande que soit l'inégalité qui se trouve dans les divers sujets qui remplissent le monde ; celle que les hommes ressentent en eux mêmes est beaucoup plus considérable. C'est peut être ce qui a obligé Tertulien de dire, que l'homme n'est pas homme simplement ; puisque c'est un homme multiplié dans un même homme, un homme extérieur qui porte un homme intérieur & qui se sert d'une de ses parties pour mouvoir toutes les autres ; Paroles qui sont une expression véritable de la liberté humaine laquelle étant unique en son essence ne laisse pas d'être multipliée en plusieurs especes & de se diviser en liberté formelle, absoluë, conditionnée, foible & infirme. Si la forme est ce qui donne l'être à toutes les choses qui le possedent, étant ce qu'il y a de plus parfait en toutes les Créatures qui sont tirées par elle du sein de la matiére, pour être mises au rang des êtres réels & accomplis : l'on peut dire pareillement que la liberté est une forme Divine, qui donne à tout moment l'être aux actions qu'elle produit ; les tirant du sein de l'oisiveté qui est un neant moral, pour les elever à la dignité de l'être. Car comme Dieu laisse agir des agents naturels, selon leurs instincts & mouvemens propres, sans jamais changer l'ordre qu'il a mis dans le monde : de même il laisse l'homme à sa conduite & discretion l'ayant doüé naturellement d'une liberté indifferente & indéterminée, qui est également flexible & pour le bien & pour le mal & sans elle l'homme peut aisément produire des actions d'animal, mais non pas de raisonnable. Pour rendre la liberté absolüe elle doit avoir trois conditions, la premiére d'être éclairée par les lumieres de la raison qui lui découvrent & fassent connoître l'importance, médiocrité, ou petitesse de ses entreprises, les circonstances qui les doivent préceder & accompagner les peines & les difficultez qui s'y rencontrent, aussi bien que les joyes & les contentemens qu'elles peuvent causer ; & qui luy fassent penetrer dans les suites soit affligeantes soit heureuses qui peuvent arriver : par ce qu'il est certain que sans la parfaite connoissance de toutes ces choses la li-[13]berté ne peut être veritable ; puis qu'elle est fille de la raison, qui la produit comme sa cause efficiente, ou du moins directive. Car comme dit saint Thomas, les actes naturels sont produits par des puissances qui n'ont aucun discernement dans leur direction, & qui operent par le principe d'une nature aveugle, laquelle se porte à ses fins sans connoissance & sans réflexion : mais les actes libres & volontaires sont produits par une faculté raisonnable & intelligente, qui connoît son bien, ses fins, & ses limites. La seconde qualité que doit avoir la liberté absoluë, c'est le pouvoir d'agir franchement & volontairement, d'autant que d'abord qu'une puissance superieure l'empêche & contrarie, où l'oblige malgré elle d'agir dans la production de ses actes, elle ruine & pert entiérement son être, lequel ne sçauroit subsister avec la violence & la contrainte ; qui sont tellement ses ennemies, que dans le tems même qu'elle peut posseder un bien apparent par le vouloir des autres, mais opposé à sa franchise, c'est pour elle un mal, & une géne insupportable ; comme au contraire dans une servitude volontaire elle se conserve toute entiere. C'est ce qui fait dire à saint Paul, bien que je sois libre à l'endroit de tous je me suis asservi à tous, afin de les gagner tous à JESUS-CHRIST : je me suis fait Iuif avec les Iuifs, à ceux qui sont sous la loy, comme si j'étois sous la loy, à ceux qui sont sans loy comme si je n'en avois aucune, je suis foible avec les foibles, fort avec les forts, & je me fais tout à tous pour les attirer à la sainte liberté des enfans de Dieu. Ce n'est pas assez d'avoir la connoissance & le pouvoir afin de donner à la liberté le titre d'absoluë & de véritable, il faut encore qu'elle soit accompagnée de force & de générosité. Car plusieurs sont éclairez qui manquent de facilité & de moyen pour mettre au jour leurs lumiéres ; d'autres connoissent, & ont une pleine puissance pour agir & executer tout ce qui est nécessaire & utile à leur perfection ; mais trés peu joignent à ces deux qualitez la troisiéme, parce que la crainte & la timidité leur servent d'obstacle dans l'usage d'une liberté haute & généreuse ; laquelle ne peut conserver son être & sa perfection qu'en détruisant ses contraires, à sçavoir l'ignorance, la contrainte & la foiblesse ou timidité ; qui lui sont opposées en toutes choses, [14]& qui seules lui interdisent le titre de liberté absoluë, c'est à dire parfaite. La conditionnée est celle qui met des clauses en son marché, & fait les choses en veuë & en considération de quelques autres ; parce qu'elle prend des mesures intérieures, bien souvent opposées à ce qu'il paroît au déhors. Au lieu que dans les devoirs que nous rendons à Dieu, & dans les promesses que nous lui faisons nôtre liberté ne doit avoir que de la soûmission & dépendance sans jamais se former des regards étrangers, des conditions humaines & des reserves intêressées. C'est en ce Poinct, que ne pouvant tromper Dieu, bien souvent nous sommes trompez nous-mêmes. Jeremie se plaignoit beaucoup de cette funeste expérience, quand il disoit à Dieu, Seigneur j'ay été trompé, & vous m'avez seduit. Est-il possible que Dieu puisse abuser ou tromper ses créatures? nullement. Ce seroit un blasphême de le dire, & la seule pensée nous donne de l'horreur ; mais ce sont les paroles d'un Prophète affligé, lequel dans l'amertume de son ame fait ses plaintes à Dieu, comme s'il vouloit dire, j'ay annoncé vos merveilles en prédisant aux Citoyens de Jérusalem leur perte & leur malheur, s'ils ne retournoient à vous ; & en méme-tems je leur ay enseigné les moyens d'éviter leur ruine : & pour tant de bien-faits qui me devoient attirer l'estime & la bien-veuillance des Prêtres, des Princes & du peuple, je suis traité indignement, d'injures, d'opprobres & d'une prison cruelle, qui m'est plus penible que la mort. C'est ce qui nous apprend que dans les hommages que nôtre liberté rend à Dieu & dans les engagemens qu'elle lui fait ; jamais elle ne doit avoir des intentions basses, des sentimens humains, & des veües intêressées. Il faut s'abandonner entiérement à lui, puisque son conseil demeure stable & que sa volonté s'accomplit toûjours trés-infailliblement. Et c'est ce que Saint Augustin nous explique en ces termes tout admirables, pourquoy le feu est-il chaud & que la pierre descend, & d'où vient que l'homme use de raison, qu'il vit & de lui-même produit son semblable ; sinon parce que l'auteur de la nature l'a ainsi commandé, s'il avoit ordonné le contraire le feu seroit froid, la pierre monteroit, & la bête brûte qui est stupide & sans esprit, seroit intelligente & raisonnable. Si nous traitons avec Dieu injustement dans l'abus d'une li[15]berté conditionnée, c'est trés-justement que nous sommes déceüs & abusez dans les conditions que nôtre liberté ne manque jamais de se reserver dans son trafic & commerce avec les créatures, qui manquent rarement à faire de leur tour, c'est à dire, à nous décevoir par leurs feintes, à nous abandonner par leurs perfidies, à nous affliger par leurs outrages, à nous piller par leur avarice, & à nous tourmenter par toutes sortes de persécutions. Et c'est ainsi que cette liberté qui ne fait jamais rien à son préjudice, puisqu'elle prétend toûjours de conserver ses droits dans la recherche du bien & dans la fuite & l'éloignement du mal, est trés-indignement traitée, quoi-que trés-justement punie. Cette liberté que nous avons veuë comme une forme qui donne l'être à toutes les actions humaines, comme une absoluë & dominante, qui les dirige & les conduit imperieusement, & enfin comme une médiatrice qui traite avec Dieu & negotie avec les hommes, est d'elle même foible & infirme : & pour en être persuadé il faut seulement entendre parler saint Paul, lors qu'il se plaint de lui-même en ces termes, ô homme malheureux, je fais le mal que je ne veux pas, & je ne fais pas le bien que je veux : d'autant que c'est une chose certaine que la foiblesse des hommes ne paroit jamais mieux que dans l'inclination qu'ils ont au peché. C'est ce qui fait dire à saint Augustin, que le commandement que Dieu fit à nos premiers parens, de ne pas manger d'une sorte de fruit, étoit si aisé à garder, & si court qu'ils pouvoient toûjours l'avoir en la memoire, parce que c'étoit dans un tems où la concupiscence ne resistoit pas encore à la volonté ; & que néanmoins il a été violé avec d'autant plus d'injustice, qu'ils le pouvoient observer facilement. Si la foiblesse de l'homme a été si grande dans l'état d'innocence ; que peut-on dire de celle qu'il ressent depuis le peché, puis qu'elle est l'une des plus funestes productions de ce cruel pere. Sa liberté est devenuë si infirme que souvent son appetit le transporte jusqu'à preferer les choses pires à celles qu'il connoît les meilleures. Il est en cela de moindre condition que les autres animaux, qui sont tellement attachez au choix des choses qui leur sont les plus propres & les plus utiles, qu'ils ne se portent jamais à celles qui leur sont contraires, mais suivent indispensablement l'instinct naturel qui les conduit. [16]L'on peut encore observer une diversité notable dans la liberté qui se trouve en tous les hommes ; dont les uns l'ont éclairée, les autres stupide & sans discernement ; les uns l'ont ferme & resoluë, les autres invariable & incertaine ; dans les uns elle est constante & hardie, dans les autres elle est foible & timide ; parce qu'elle suit ordinairement le naturel de chacun & les divers exercices, pratiques, & expériences qui perfectionnent toûjours la puissance naturelle, & remedient quelquefois aux défauts d'un sujet peu avantagé de la nature. En toutes ces différences je ne parle point des enfans, lesquels ne connoissent que par les sens & sont encore comme des brûtes, n'ayant l'usage de la raison qu'en puissance, & non pas encore en acte : de sorte que ce n'est qu'avec le tems qu'ils sont rendus capables de speculation & de discernement, & par consequent qu'il faut de l'âge pour être dans la joüissance d'une liberté parfaite. L'homme étant composé d'ame & de corps, la liberté exerce diversement son pouvoir sur ces deux parties si différentes. Les opérations de l'ame ne dépendant aucunement du corps, qui est formé du limon de la terre, pendant qu'elle est créé à l'image de Dieu. De sorte que la liberté qui ne se pratique que par l'intelligence, la raison, le jugement & la volonté demeure absolument dans l'interieur de l'ame, comme dans son regne & domaine souverain : mais quant aux actions exterieures il est necessaire qu'elle se serve de l'aide du corps qu'elle gouverne absolument. C'est pourquoy Aristote dit fort à propos, que tout de méme qu'il y a une justice du Prince au sujet ; il se trouve aussi une espece de droit en la partie raisonnable de l'ame, sur celle qui ne participe pas de la raison. *** [16] CHAPITRE IV. De la liberté de condition. BIen que nous soyons tous semblables en la maniére de naître & en celle de mourir ; & que la nature, comme dit trés-sagement Seneque, entre les plus belles loix de sa justice, [17]ait cela d'excellent, que quand on est parvenu au dernier point de la vie elle nous rend tous égaux : il paroit néanmoins une étrange diversité dans la condition des hommes. Et lors que l'on considere l'élévation des uns, l'abaissement des autres, les richesses & la pauvreté, les plaisirs & les peines qui les accompagnent avec tant d'inégalité, la raison humaine feroit souvent naufrage, si elle n'étoit soûmise à la trés-sage conduite de Dieu : puisque selon saint Augustin, nôtre vie ne se conduit pas témerairement par le hazard, mais la Divine providence la regle avec conseil ; & toutes les miseres qu'expérimentent les mortels sont des effets de ses dispositions adorables. De sorte que Dieu ordonne & permet les conditions malheureuses & serviles, aussi bien que les honorables & avantageuses. La servitude est le plus grand de tous les maux, par ce que non seulement elle prive les hommes de la liberté qui est le plus pretieux de tous les biens ; mais encore elle renferme les services les plus pénibles, les plus vils & les plus abjets, & reduit les hommes à l'usage des choses les plus basses & les plus grossieres. Ceux qui sont ésclaves par la naissance ont herité ce malheur des parens qui leur ont donné la vie ; d'autres par un funeste & aveugle consentement aprés avoir engagé leur liberté se trouvent captifs de la puissance des grands & des riches, de la procedent les droits de servitude, dont les coutumes & les loix anciennes ont pris leur source & leur origine. C'est dans cét état miserable qu'étoient reduits les Israëlites durant le tems de leur captivité ; lors que Dieu touché de leur infortune dit à Moïse, j'ay veu l'affliction de mon Peuple en Egypte, j'ay entendu ses plaintes causées par la rigueur de ceux qui lui commandent ; & comme je connois la douleur, je suis descendu pour le delivrer des mains des Egyptiens, & pour le faire entrer dans une terre bonne large & abondante. Et dans la loy le Seigneur ordonna expressement que tous les esclaves aprés avoir servi six ans, seroient mis en liberté à la septiéme année ; & que les maîtres en les affranchissant leur fissent des presens, pour rendre leur délivrance plus douce & plus agréable ; bien qu'elle fût en effet la plus grande recompense de leurs services : & celui qui refusoit d'être affranchi ; la Loy êtant comme indignée du refus qu'il faisoit d'une si grande grace le condamnoit à une servitude perpétuelle, ne [18] meritant pas, de jamais posséder le tresor de la liberté ; puisqu'il n'en connoissoit pas le prix. Cette même Loy qui paroit si severe & si rigoureuse en tant de choses use d'une trés-grande douceur en celle-cy, deffendant expressément que le serviteur fugitif qui se seroit échappé fût rendu à son maître. Lors que le Roy Sédécias eut fait alliance avec tout le Peuple de Jerusalem, le Seigneur dit à Jerémie, que chacun laisse ses serviteurs en liberté, & qu'ils n'usent d'aucune domination sur eux. Tous les Princes & les personnes du commun ayant accomplis ce commandement, Dieu leur dit ces consolantes paroles, vous étes convertis aujourd'huy & vous avez fait ce qui est bon devant mes yeux de publier la liberté à vos serviteurs & à vos servantes. Tous ces Oracles de la Loy ancienne nous sont confirmez par celui de saint Paul, qui dit aux Ephesiens, si vous étes engagez dans la servitude tâchez de la supportez patiemment ; mais si vous pouvez devenir libres, je vous conseille de choisir la liberté. Tertullien a eu raison de dire, que les miseres de la nature humaine sont les doüaires de nos naissances, les cruels pratrimoines, & les funestes partages que nous ont laissez nos premiers parens. Et comme entre toutes les disgraces qui nous accablent en ce monde nous ne sçaurions en experimenter de plus grande que la servitude & la captivité, nous devons conclure que la liberté est un bien incomparable ; ceux qui en sont privez passant ordinairement dans l'esprit des hommes pour des gens de neant. La servitude qui nous arrive par les divers accidens de la vie vient de plusieurs causes ; d'autant que l'on n'est pas seulement fait esclave par le malheur de la guerre qui assujettit les vaincus à la puissance du conquerant & les prive des droits & franchises dont joüissent les naturels Citoyens : mais encore une infinité d'autres perils qui assiegent les hommes de toutes parts les mettent souvent dans l'éclavage ; les Corsaires & Pirates sur la Mer, & les autres ennemis qui les persecutent & les tirannisent sur la terre, les peuvent encore priver de la liberté ; mettant les uns dans les prisons & dans les fers, conduisant les autres dans des païs étrangers, & faisant gemir les autres sous la cruauté d'une condition servile : laquelle selon saint Augustin est seulement [19] un droit imposé au pecheur, la nature nous produisant toûjours libres, pendant que la fortune nous rend esclaves. Ce sont des loix établies & faites par les hommes, qui maintiennent les uns dans la liberté, & qui rangent les autres dans la servitude. Saint Bernard dit trés pertinemment à ce propos, que la nature a engendré les hommes dans une parfaite égalité ; Mais que la bonté naturelle êtant dépravée par l'orgueil & par la malice, ils sont devenus impatiens de cette même égalité & ont recherchez d'avoir la preference ; pour avoir le premier lieu & laisser les autres en arriere ; par ce qu'ils sont remplis de vanité & portent envie à leurs semblables. Tous les obstacles & toutes les infortunes qui peuvent arriver aux hommes, ne diminuent aucunement dans les ames généreuses le desir de la liberté ; qui est incomparablement plus puissant en elles que celui de la vie ; par ce qu'elles aiment beaucoup mieux la mort que la servitude. Aussi Seneque loüe hautement un jeune homme, lequel plûtôt que d'être esclave se précipita d'un lieu fort élevé en disant ces paroles, je ne serviray jamais. Le même rapporte de Caton qu'étant sur le point de se donner la mort il avoit toûjours en la bouche ces beaux termes, tu n'as rien avancé fortune de t'être opposée à mes desseins, je n'ay point encore combatu pour ma liberté, mais seulement pour celle de ma patrie. Ce n'étoit pas pour moy que je desirois d'être libre, c'étoit pour avoir l'honneur de vivre avec des personnes libres, mais à present que toutes les affaires du monde sont desepérées, il faut mettre Caton en lieu de sureté. Plutarque rapporte quantité d'exemples des Peuples de Sparte, & autres Provinces de la Grece qui embrassoient de bon cœur la mort pour éviter la servitude. Et entre les autres il fait le recit d'une jeune Lacédémonienne à qui l'on demandoit ce qu'elle sçavoit faire ? Elle répondit hardiment, je ne sçay point d'autre chose que d'être libre. Ce qui nous fait bien voir que les femmes ne cedent aucunement aux hommes en force & générosité de courage ; bien que leur liberté soit toûjours mal traitée. Alexandre le Grand aiant fait paroître devant lui quelques-uns qui avoient conspiré contre sa vie ; un Macédonien nommé [20] Hermolaüs lui dit sans s'étonner ; il n'est pas besoin de nous interroger pour scavoir le sujet qui nous a obligés d'entreprendre de vous faire mourir ; puisque vous sçavez fort bien que vous nous avez traitez en esclaves, & non pas en personnes libres. Encore que ces exemples rapportez par des Auteurs profanes prouvent suffisamment que la liberté est le caractere des grandes ames ; cette verité sera beaucoup mieux appuyée par ceux qui sont écrits au livre de Dieu. Celui de Iudas Machabée entre une infinité d'autres doit passer pour trés-illustre ; si tôt qu'il eut appris que Nicanor avoit ordonné la captivité des Juifs, qu'il vouloit vendre à des Marchands étrangers afin d'avoir de l'argent pour payer le tribut de deux mille talens que l'on devoit aux Romains ; il assembla une Armée de sept mille hommes qu'il exhorta de combattre genereusement pour la deffense de leur liberté, leur promettant le secours du Ciel dans une cause si juste. Aiant donné bataille à leurs ennemis, ils remporterent une glorieuse victoire, tuerent plus de neuf mille hommes, contraignirent le reste de prendre la fuite, & partagerent joieusement l'argent que leurs ennemis avoient destiné pour leur perte ; & donnerent loüange à Dieu qui protege les causes justes. Mais l'exemple prodigieux d'un Rafias seroit capable d'étonner les ames les plus fortes, s'il y avoit au monde un plus grand mal que la servitude, s'étoit un homme des plus anciens de Jerusalem & trés-sçavant en la loy de ses peres ; comme il sçeut que Nicanor envoyoit des Cavaliers pour le prendre il se perça d'un glaive, aimant mieux mourir que d'être captif & sujet aux pecheurs, & prenant ses entrailles d'une force intrepide il les jetta devant ceux qui étoient present, & aprés avoir protesté à Dieu qu'il mourroit pour sa liberté & celle de sa patrie, il le pria que puisqu'il étoit le maître de sa vie & de son esprit il lui fit la grace de les lui rendre un jour dans la Resurrection genérale de tous les morts. Il faut que la servitude soit un grand mal puisque tant de personnes pour l'éviter ont mieux aimez la mort que la vie. Il est si grand que dans l'ancienne Loy, lors que Dieu étoit offensé par son peuple, il ne leur donnoit point de plus sevére punition que celle de la captivité. Tous les Prophetes sont remplis de ses menaces, & les Juifs en expérimenterent une cruelle exécution [21] quand ils furent transferez en Babylone. Et dans le nouveau Testament il est dit en l'Apocalypse, si quelqu'un méne en captivité, il y sera mené, & si quelqu'un tue de glaive il périra de même façon. Remarque digne d'être bien considérée, Dieu punit d'une maniére égalle ceux qui procurent l'esclavage à leur prochain que ceux qui commettent des homicides. Et dans les loix Ecclesiastiques la servitude est une irrégularité, dont le Pape seul peut dispenser. Le droit humain n'est pas plus favorable à ces personnes serviles ; puisque il les estime mortes à la vie civile, & incapables de rien posséder. Car autrefois parmi les Romains les esclaves rapportoient entierement à leurs Maîtres le fruit de leurs peines & de tous leurs travaux. Bien que ce nom d'esclave s'entende particulierement de ceux dont l'on trafiquoit anciennement par tout le monde, & encore à present dans les Indes, dans la Turquie, & en d'autres lieux ; il ne laisse pas de renfermer encore toutes les personnes ; lesquelles par le malheur de leur condition, ou de leur conduite ; se trouvent engagées aux mêmes miseres & calamitez. C'est pourquoy il est permis de s'en tirer par toutes sortes de voyes, où Dieu n'est point offensé. Et c'est ce qui fait dire aux Casuistes qu'un criminel emprisonné & condamné à mort justement, peut rompre ses liens, percer la muraille, & ouvrir les portes de la prison pour se sauver, sans commettre aucun peché. Nous voyons encore dans le monde une autre maniére de servitude beaucoup plus étenduë que toutes les precédentes, qui n'est autre que celle des necessiteux ; dont le nombre est si grand parmi les hommes qu'il en comprend une bonne partie. Qui ne sçait pas que la pauvreté est la plus grande de toutes les miséres ; c'est une captivité domestique, dont les compagnes inséparables, ne sont autres que le mépris, l'abandonnement de tout le monde, la dependance de chacun, & les inquiétudes continuelles. Les richesses seules mettent la difference entre les hommes, que l'on ne considere qu'autant qu'ils sont avantagez des biens de la fortune ; & à moins que d'en être passablement accommodez pour survenir aux pressantes nécessitez de la vie, jamais l'on ne peut avoir la joüissance d'une pleine liberté extérieure. Et c'est la raison même pour laquelle ceux qui ne possedent aucune chose sont toûjours dans la contrainte d'une condition misérable & servile. *** [22] CHAPITRE V. De la Libérté d'état & de profession. IL n'y a rien de plus important à l'homme, que le choix d'un état, qui doit regler tous les emplois de sa vie, & duquel dépend son éternité. C'est pourquoi il ne faut pas que le hazard, la coutume, ou le caprice fassent une chose, qui ne se doit conduire que par les lumiéres d'une raison parfaitement éclairée & l'election d'une liberté indépendante de toute contrainte & considération humaine. C'est ce qui obligeoit le Roy Prophete de faire cette priere à Dieu, Seigneur faites moy connoître la fin où je dois tendre, & à quoy vous m'avez destiné., pour voir si je ne m'en éloigne pas. L'engagement que l'on fait de soy même dans une profession singuliére, étant d'une si grande consequence ; il ne faut pas s'étonner si Dieu nous en fait entierement les maîtres : puisque selon saint Augustin il gouverne si sagement toutes les choses qu'il a crées qu'il les laisse agir d'elles mêmes selon leurs propres mouvemens. Cette liberté de choisir une vocation est si juste, & tellement approuvée de Dieu ; que l'on ne sçauroit jamais contester qu'il naît mis en nôtre disposition, la conduite de nôtre vie. Ce qui nous est confirmé en plusieurs endroits de l'Ecriture , où il est dit, j'ay mis devant toy la vie & la mort, le bien & le mal, le feu & l'eau ; etends ta main à ce qu'il te plaira, & il te sera donné. Et quand Dieu commanda à Moïse d'édifier le Tabernacle & de prendre pour cét effet de l'or, de l'argent, des pierres prétieuses, de la pourpre, des parfums & toutes les autres choses necessaires pour les sacrifices ; il lui ordonna expressement de ne les recevoir que de ceux qui les offriroient franchement & de bon cœur. Pour nous faire connoître que dans les choses qu'on lui presente, il veut que non seulement cela se fasse par le principe d'une sincere liberté ; mais encore qu'elle soit accompagnée d'un certain agréement & generosité, qui marque une surabondance de bonne volonté. [23] Saint Paul congratule les peuples de Galatie de ce qu'ils étoient affranchis du joug insupportable de la Circoncision, & en même-tems il les exhorte de se tenir fermes en la liberté qu'ils avoient acquise par JESUS-CHRIST, qui les avoit délivrez de la servitude ; le grand Apôtre estimant cette Loy sévére, une géne & contrainte qui n'étoit pas conforme à l'esprit du Christianisme. Car bien que tous ces nouveaux baptisez fussent en possession de cette liberté naturelle, que Dieu donne à tous les hommes en les créant ; il vouloit encore les voir dans la joüissance de celle qui est propre aux enfans de la grace regénérez en JESUS-CHRIST. Que Dieu laisse l'homme entre les mains de son conseil, & qu'il l'abandonne à sa conduite ; la Doctrine de l'Ange de l'écôle nous confirme cette verité ; parce qu'il nous assure que la divine Providence est si juste & si sage dans la direction des natures universelles & des particulieres, que non seulement sa conduire ne trouble point l'ordre des choses ; mais au contraire qu'elle le conserve de telle sorte qu'elle s'ajuste à la condition de leur être, de leurs fins, de leurs operations & de leurs especes, cette adorable providence agissant librement avec les créatures libres, contingemment avec les contingentes & necessairement avec les choses déterminées & nécessaires. Nous pouvons inferer de tout ce que nous avons dit, que la liberté est en l'homme un droit naturel, qui est émané de la puissance du Souverain, lequel le rend tellement indépendant de toutes choses, qu'il peut faire le choix d'une vocation qui lui soit propre & convenable pour y bien vivre. Selon Aristote le droit naturel est celui qui ne prend sa force que de lui-même, & s'observe par tout de même façon. La liberté humaine est tellement interne & naturelle dans l'homme, qu'elle n'est point sujette au tems, aux loix, ni aux dispositions & caprices des coûtumes. Son droit est universel par toute la terre, & cette puissance naturelle de s'attacher à une maniére de vie, plûtôt qu'à une autre, s'exerce avec dautant plus d'empire qu'il n'y a rien de si doux à la raison, ni de plus agréable à nos sentimens que d'agir dans une pleine liberté. Et comme le même Philosophie parlant de la saveur nous enseigne, que c'est une qualité, par laquelle l'animal connoît son aliment & trouvant les choses à son [24] goût, il les prend pour sa nourriture : nous pouvons dire de méme, que la liberté est une qualité savoureuse, laquelle ayant connu & discerné ce qui est convenable à l'homme pour arriver à sa fin derniére qui est Dieu, elle embrasse les moyens qui l'y peuvent conduire, par le choix d'une vocation propre à faire son salut. Naturellement les hommes aspirent au bien souverain comme à leur fin uniquement nécessaire ; mais il y a une infinité d'autres fins humaines & particulieres qui sont en leur puissance, & desquelles ils disposent comme bon leur plaît, aussi bien que de ces fins moyennes qui les peuvent conduire à Dieu. Et saint Thomas nous apprend, que les divers emplois & les différentes études qui partagent le cœur des hommes, viennent de ce que l'étre intellectuel peut chercher la raison de son bien souverain, dans les diverses fins particulieres qu'il se propose, quoique tous ces differens offices tendent à une fin dominante & derniere. Si l'on peut dire avec vérité qu'il n'est pas plus naturel au feu de brûler, à l'eau de rafraîchir, à l'air d'humecter & à la terre de produire les plantes ; qu'aux hommes d'être libres dans le choix de leurs états & vocations, si-tôt qu'ils souffrent de la violence & de la contrainte, c'est une tyrannie & non pas un droit : puisque même les loix Canoniques & Civiles sont pour la franchise de tous les états & conditions ; parce qu'elles défendent expressement, non seulement de contraindre, mais encore de soliciter les personnes d'entrer dans le Cloître malgré elles. C'est d'où viennent les droits de réclamation en ceux & celles qui en ont le pouvoir & les moyens, aussi-bien que de bonnes & de pertinentes raisons pour prouver la force & la contrainte qu'on leur a faites. Ce qui est tellement condamné par plusieurs Conciles, & sur tout par celui de Trente, qu'il fulmine Anathéme contre ceux qui usent d'un procedé si injuste. L'Eglise la commune mere des Chrêtiens n'est pas moins soigneuse de conserver la liberté des personnes qui s'engagent dans le monde ; puisqu'elle défend à tous Princes, Seigneurs, Magistrats, & Peres de Famille, de contraindre & obliger leurs sujets, citoyens & enfans de contracter mariage contre leur volonté. Elle veut encore que si une femme ou fille a été prise & enlevée, que son ravisseur & tous ceux qui l'auront assisté, soient [25] sévérement punis, & le mariage declaré nul. Le Droit Civil défend aussi en ce Poinct la liberté de tous ceux qui prennent parti dans cette condition, puis qu'il déclare que le consentement des deux parties est tellement nécessaire, que si l'une des deux y manque le mariage ne peut être legitime ; non plus que s'il se contracte par un signe & cérémonie extérieure, sans le consentement intérieur de la volonté, encore qu'il soit tenu & reputé pour bon & legitime devant le monde ; & l'Eglise qui ne juge que des choses extérieures le reçoit & l'approuve ; bien qu'il ne soit pas legitime au fore de la conscience, que l'on appelle le fore du Ciel, ou fore de Dieu. Tant il est vray qu'il n'y a point de véritables engagemens si la liberté n'y donne son consentement & son approbation. Comme il arrive de continuels changemens dans la vie humaine, & qu'il est impossible que les Auteurs des Loix ayent pû prévenir une infinité de choses qui troublent & qui renversent la condition des hommes : la même équité qui veut qu'ils soient libres dans le choix de leur vocation ; remedie à toutes les mauvaises suites qui leur peuvent survenir. C'est pourquoy un Sçavant de ce siécle nous assure, que par les Canons, & le commun accord de tous les Doctes ; l'homme & la femme sont égaux pour le regard du divorce ; parce que la Religion chrêtienne condamne également l'adultere, & tous les autres abus dans l'un & l'autre sexe : de sorte que plusieurs causes peuvent servir de motif à leur separation, l'hérésie, le schisme, la lêpre & autres maladies contagieuses en sont des raisons justes & legitimes ; comme aussi quand l'une des parties sollicite l'autre à quelques grands pechez ; ou quand il arrive que le mary est si cruel qu'il maltraite sa femme de coups & d'injures outrageuses ; parce qu'il est de l'équité & de la raison que la loy serve d'appuis & donne secours aux personnes qui sont dans l'affliction, dont la plus grande est l'engagement d'une liberté mal-traitée. Cette franchise & liberté a été approuvée de Dieu dans l'Ancien Testament, où il est dit en termes exprés, que si un homme aprés avoir épousé une femme l'avoit en aversion pour être desagreable & difforme ; il pouvoit lui donner une lettre de divorce & la mettre en liberté. Il est vray que JESUS-CHRIST étant interrogé par les Pharisiens touchant l'observance de cette Loy, il leur fit [26] réponse, que Moïse l'avoit permis pour la dureté de leur cœur. Saint Jean Chrysostome dit des paroles toutes Divines sur ce passage, cét écrit de repudiation étoit une merveilleuse invention de la sagesse de Dieu ; qui souffroit un moindre mal pour en retrancher un plus grand. Parce que si Dieu eût contraint les Juifs de retenir leurs femmes, lors même qu'ils les avoient en haine ; il [sic] auroient pû se porter jusqu'à les faire mourir, à cause qu'ils étoient d'une humeur brutale & peu complaisante. Et saint Jerôme parlant d'une Dame Romaine laquelle avoit quitté son mary, parce qu'il étoit fâcheux, adultere & coupable de trés-grands crimes ; & que n'ayant pû demeurer dans le veuvage elle s'étoit remariée ; il dit ces paroles, tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n'est pas moins permis à une femme de quitter son mary s'il est adultére, qu'à un mary de repudier sa femme pour le même sujet. Ce grand & fort esprit fait en peu de mots le procés aux critiques & aux libertins, qui pensent que parce qu'ils sont hommes, ils ont tout pouvoir de mal vivre & d'enchaîner la liberté des femmes, dont la simplicité, ou l'impuissance les rend quelquefois malheureuses dans un engagement inconsidéré & fait mal à propos. *** [26] CHAPITRE VI. De la conduite que l'on doit avoir dans le choix d'une vocation. SEneque au Livre qu'il adresse à son frere l'assure que chacun desire de vivre heureusement ; mais que personne ne peut bien connoître ce qui fait la vie heureuse : parce que si l'on manque une fois à se mettre dans le vray chemin ; au lieu de parvenir à ce bonheur, l'on s'en éloigne dautant plus, que l'on court d'une plus grande promtitude. Cette courte leçon nous enseigne qu'il est trés mal-aisé de trouver une condition qui nous soit tellement propre, qu'elle nous puisse conduire droitement à Dieu, qui seul nous peut rendre heureux : à cause que [27] si par malheur nous prenons un sentier faux & écarté, au lieu d'avancer dans le chemin véritable, nous en serons toûjours plus éloignés. Et le même Auteur dit fort agréablement que nôtre vie n'est autre chose qu'une tragedie, & qu'il ne sert de rien si elle a duré long-tems, mais seulement si elle a été bien joüée ; parce que nôtre affaire la plus importante n'est pas de vivre, c'est plûtôt de penser à mettre un bon ordre pour bien regler & conduire nôtre vie. Les hommes ayant divers temperammens, & des inclinations autant opposées & contraires, que les traits de leurs visages sont differens ; ils ne peuvent tous se ranger à une même profession & genre de vie : Dieu par une providence inéfable a établi une multitude d'états, de conditions & d'offices pour les satisfaire & contenter tous. Il y a des sciences hautes & relevées pour des esprits sublimes, des triviales et ordinaires pour les moins éclairez, des arts mécaniques & populaires pour les hommes du commun, des retraites & des solitudes pour les judicieux & les mélancholiques, & des lieux de divertissement pour les personnes guayes & enjoüées. Le Prince des Philosophes nous propose trois sortes de vies trés-remarquables, la civile, la politique & la contemplative ; la premiere renferme tout ce qui est de la bien-seance & de la conduite ordinaire des personnes qui frequentent le beau monde ; la seconde s'attache aux affaires & au gouvernement de la police ; & la troisiéme s'addonne entiérement à la spéculation & à l'étude des belles connoissances. Et nos sçavans, aprés saint Augustin nous apprennent, qu'il y a une vie toute abstraite & speculative, qui ne s'occupe qu'à rechercher la verité ; une autre active destinée pour les exercices & les actions des choses extérieures ; & une troisiéme qui se peut appeller mixte, parce qu'elle est composée des deux premiéres. Cette division presque semblable à celle d'Aristote, nous presente des maniéres de vie qui peuvent satisfaire & contenter tous les hommes, ausquels il est permis de choisir celle qui les accommode le plus, & dans laquelle ils sont le plus capables de réüssir. C'est une chose admirable que le rapport de pensée & de sentiment de ces deux grands hommes dans une affaire aussi importante que celle d'embrasser une condition. Si l'on demande, dit nôtre saint [28] Docteur, laquelle de ces vies doit être préférée aux autres ; il faut sçavoir premiérement celle qui apporte plus de facilité ou plus d'empêchement, pour parvenir à nos fins ; d'autant que chacun desire d'être heureux, mais tout le monde n'en choisit pas les mêmes moyens. La diversité n'est que dans la recherche ; car il n'y en peut avoir dans l'objet de nos prétentions, qui n'est autre que la félicité. Comme les emplois & les exercices qui occupent la vie des hommes sont trés-différens ; il semble qu'il faudroit décrire autant de moyens particuliers qu'il y a de diverses sortes de professions ; pour nous instruire dans le choix qui nous est le plus convenable. Néanmoins comme nous ne devons tous aspirer qu'à une seule & même fin ; les moyens essentiels sont toûjours les mêmes, & tous les autres s'y doivent uniquement rapporter. C'est pourquoy ayant remarqué trois manieres de vies dans lesquelles les hommes se peuvent ranger ; j'observe autant de moyens principaux & universels ; par lesquels l'on peut parfaitement réüssir dans le choix d'une vocation. Le premier, c'est de recourir à Dieu avec une ferme confiance & un grand desir de connoître son adorable volonté ; le second, c'est d'apporter une éxacte recherche & beaucoup de diligence pour éxaminer la diversité des états qui nous sont proposez, afin de découvrir celui qui nous est propre ; & le troisiéme, c'est de nous considérer nous-mêmes, nôtre temperamment, nôtre naturel & nos inclinations, pour voir ce que nous sommes, & penetrer ce que nous pouvons faire dans une chose aussi importante que celle d'un choix qui doit durer autant que nôtre vie, & duquel dépend nôtre salut éternel. S'il est vray ce que nous enseignent les Theologiens, que nous ne pouvons apporter qu'une disposition negative à la grace ; parce que c'est elle-même qui se produit dans nos ames : il est mal-aisé de comprendre ce que dit le Sage, que l'homme doit préparer son cœur, & que c'est à Dieu de le conduire dans ses voyes ; de sorte qu'il semble que l'on peut trouver de la contrarieté dans ces deux propositions : & néanmoins nous pouvons facilement les accorder, parce que cette disposition negative n'étant autre chose que de ne point mettre d'obstacle à la grace ; tout de même qu'un homme, lequel étant dans une chambre [29] tient les fenêtres ouvertes afin de recevoir la clarté du Soleil, sans que pour cela il contribuë aucunement à la production de sa lumiére. Pareillement la préparation que demande de nous le plus éclairé des mortels, n'est autre que cette soûmission aux ordres de Dieu, & un esprit toûjours ouvert aux rayons du soleil de justice, pour discerner les voyes qu'il nous a destinées nous donnant bien garde de fermer nôtre ame au jour de la grace ; parce qu'autrement elle seroit ensevelie dans l'obscurité & toute environnée de tenebres. C'est ainsi qu'il faut attendre la volonté de Dieu, & lui faire continuellement cette priere que lui addressoit le Prophete qui étoit selon son cœur, je confesse que vous êtes mon Seigneur & mon Pere, & que mon sort est entre vos mains. C'est une verité si constante que Dieu ordonne & conduit nos états & vocations, que personne n'en sçauroit douter, si elle n'est impie ; non plus que de la confiance que nous devons avoir en lui pour réüssir heureusement dans toutes nos entreprises, les conseils & la conduite des hommes étant plus propres à nous embarasser & à nous causer du trouble qu'à nous être utiles & profitables. Et c'est par cette raison que le même Roy Prophete disoit à Dieu, Seigneur conduisez ma voye en vôtre justice, adressez mes pas devant vôtre face, à cause de mes ennemis ; parce qu'il n'y a point de verité en leur bouche, leur cœur est plein de malice, & leur langue n'est que tromperie. Ce n'est pas assez de recourir à Dieu pour lui demander la grace de nous placer dans une condition convenable à nos forces, & tellement propre à faire nôtre salut que nous y puissions passer nôtre vie avec tranquillité : il faut encore travailler à connoître la vocation à laquelle nous sommes destinez ; parce que le grand Apôtre nous assure que les secrets de Dieu sont des abîmes, que ses voyes sont incomprehensibles, & ses conseils impénétrables, & que dans la maison du Seigneur il y a des vases d'or, d'argent, & de terre ; les uns étant destinez à des usages honorables & relevez & les autres à des emplois vils et abjets. C'est à dire, que nous ne sommes pas tous également & indifferemment appellez à toutes les propositions qui se trouvent dans le monde. Ce que S. Bernard nous enseigne quand il dit, qu'il y a beaucoup de chemins & plusieurs sortes de voyes, & que pour cette raison le voyageur [30] court de grands dangers ; parce que celui qui rencontre plusieurs sentiers de côté & d'autre s'égare facilement de son chemin, s'il ne connoît celui qu'il faut choisir entre tous les autres : car le Seigneur dit ce devot Pere n'a pas donné charge aux Anges de nous garder en toutes les voyes ; mais seulement en celles qu'il nous prepare. L'on peut aisement comprendre par ces paroles, que la conduite & la protection de Dieu ne se rend remarquable & évidente, qu'à l'endroit de ceux qui suivent sa volonté par l'engagement qu'ils font de leur personne dans la condition où il les destine. Sa providence en a disposé trois grandes qui paroissent dans le monde, pour satisfaire les inclinations & les humeurs des hommes. Dans la Religion l'on peut mener une vie abstraite & contemplative ; ceux qui n'ont pas des sentimens si épurez peuvent prendre parti dans le mariage établi de Dieu pour la conservation du genre humain ; & les troisiémes ausquels la maniere de vie des premiers, ni les façons d'agir des seconds ne sont point propres ni agréables, se doivent ranger dans une vie neutre & dégagée, dans laquelle ils seront exemts de la contrainte, des soins, & des inquiétudes des autres conditions. Aprés que par les mouvemens & inspirations intérieures nous avons connu la vocation, que Dieu demande de nous ; il faut prendre garde à ne nous pas tromper dans nos lumiéres ; en nous persuadant que des mouvemens de devotion un peu sensibles, sont des Arrêts du Ciel & des volontez de Dieu toutes manifestes. C'est pourquoy il faut apporter une troisiéme disposition aux deux précedentes, en faisant un examen serieux & des réflexions particulieres pour connoître les forces de nos esprits, nos inclinations naturelles & les talents particuliers qui nous rendent propres à une maniére de vie plûtôt qu'à une autre. C'est à dire qu'il faut travailler à la connoissance de nous-mêmes, sans laquelle nous ne pouvons jamais bien reussir dans le choix d'une vocation : d'autant que se seroit une extrême temerité d'esperer de vivre saintement dans le Cloître avec des passions d'amour, de haine, d'ambition, d'avarice & autres ; & avec un tempéramment dont la force & la violence tirent souvent la raison aprés soy. C'est aussi un trés grand abus de s'engager dans le mariage si l'on n'a pas une vertu assez forte pour en supporter les charges, & en soutenir toutes les traverses & les infortunes. Et [31] c'est trés-mal raisonner de dire, que la grace supplée à tous ces défauts ; puisqu'elle ne fait pas des miracles sans necessité, & que jamais Dieu ne protege l'ouvrage du peché, ni des entreprises imprudentes & mal concertées, & ce qui se fait contre les talents & les dispositions qu'il a mises en chaque sujet qu'il destine à une vocation particuliere. Seneque dit trés pertinemment à ce propos qu'il faut bien considerer si l'on est plus porté au maniment des affaires, qu'au repos, à l'étude & à la contemplation ; par ce que l'on doit suivre les inclinations de son naturel ; d'autant que les esprits contrains ne rendent jamais ce qu'on espere d'eux, & c'est travailler en vain que de s'opposer à la nature. Sans l'observation de ces trois points, & la pratique de toutes ces circonstances, jamais la liberté ne doit faire un pas pour s'engager dans une condition. Le plus grand empêchement que l'on y trouve, c'est la trop grande jeunesse en laquelle l'on épouse une vocation ; sur tout les personnes du beau sexe, que l'on fait entrer en religion dans un âge si tendre que leur esprit & leur corps ne sont pas encore parfaitement formez. Elles sont engagées dans le monde de la même façon. De sorte que si l'on réussit dans des entreprises d'une telle consequence ; l'on peut dire que c'est un coup de la main de Dieu, & que l'on est accompagné d'un bonheur d'autant plus grand que l'enfance & la jeunesse sont ignorantes, indiscrettes, sans experience & peu capables de faire des choix d'une telle importance. C'est pourquoy Licurgue ce grand Legislateur des Spartes est si hautement loüé par les Sages de son tems, de ce qu'il ordonna que les filles ne seroient point mariées que dans un âge un peu avancé, afin qu'elles fussent plus éclairées & plus judicieuses pour rendre leur mariage plus accompli, leur amour plus solide, & leur plaisir plus moderé ; comme aussi pour rendre leur corps plus fort & robuste, afin de donner des enfans à la Republique, & de soutenir les travaux de cét étant. C'est ici, mon Lecteur, que je commence à remarquer plus particuliérement le préjudice qu'endurent les personnes du sexe par la privation de liberté ; ce n'est pas que je veule dire que l'on use d'un droit tyrannique à leur égard, mais seulement que les peres & les meres aiant un pouvoir absolu sur leurs filles, qui manquent ordinairement de resolution, de fermeté & de lumiere, dans le [32] tems qu'on leur fait prendre parti soit dans le Cloître soit, dans le Monde ; leur liberté en ces rencontres ne joüit pas entiérement de ses droits, & ne tient pas son rang de souveraine & dominante, puisqu'au sentiment d'Aristote une action ne peut être libre & volontaire, si l'on ne connoit parfaitement les obligations & les circonstances de ce que l'on veut entreprendre. Il faut que la difficulté de choisir une vocation qui soit propre à faire nôtre salut & à l'établissement de nôtre repos soit bien grande, puisque le plus sage de tous les hommes aprés avoir connu les propriétez de tout ce qui est au monde, dépuis l'hisope qui est la plus petite des herbes, jusqu'au Cedre du liban qui est le plus haut de tous les arbres confesse franchement qu'il a autant de peine à comprendre les voyes & les sentiers de l'homme en sa jeunesse, que les traces de l'Aigle qui vole en l'air, que celles d'un Navire qui vogue sur la mer, & que celles d'un serpent, qui rampe sur la terre : de toutes lesquelles choses il ne reste aucun vestige. Comme le pouvoir des hommes est fort absolu, & qu'ils prétendent que les femmes sont extrémement foibles, ils joignent souvent le mépris à la contrainte, alleguant pour leurs raisons que c'est à cause de l'insufisance & peu de capacité des personnes du sexe, qu'ils les traitent avec empire. Autrefois Dieu s'est plaint de cette rigueur par un de ses Prophetes, avec des paroles de menaces ; je ne regarderai plus vos Sacrifices dit le Seigneur tout puissant, & je ne recevrai plus rien de vos mains qui me puisse appaiser ; par ce que j'ay donné témoignage entre vous & la femme de vôtre jeunesse que vous avez méprisée ; n'est ce pas moi qui l'ai faite & n'est elle pas le résidu de mon esprit. *** [32] CHAPITRE VII. De la liberté du lieu. NOtre corps dit saint Bernard a été crée de Dieu pour être la demeure de nôtre ame ; & il la tellement composé, embelli & orné, qu'elle y peut faire son séjour avec joie & contentement : & à ce même corps il a bâty une grande maison, belle, [33] bien parée & toute propre pour lui ; c'est ce monde visible que le Seigneur a donné aux enfans des hommes pour leur servir d'habitation ; comme nous l'apprend le Roy Prophete lequel en plusieurs endroits de ses Cantiques nous enseigne hautement cette verité. Dieu qui est aussi juste que magnifique dans la distribution de ses biens, ne les donne pas également à tous les hommes ; & s'il a mis la terre en leur disposition c'est fort diversement : car les uns la possedent par titre de souveraineté comme les Roys & les Souverains ; les autres en ont la proprieté comme les riches, qui sont favorisez des biens de la fortune ; & les troisiémes seulement pour l'habiter & y faire leur demeure, & c'est le partage des misérables & des nécessiteux qui font un grand nombre entre les habitans de la terre. Mais tous generalement ont receu de Dieu la puissance de voir & de considérer tout ce qui est au monde, où l'homme dit Seneque seroit une bête ignorante & sans expérience d'aucune belle chose, s'il ne sortoit jamais du païs de sa naissance. Cette liberté est si juste & si conforme aux sentimens de la nature humaine, que la raison l'approuve, la bienseance & l'honnêteté la conseille ; & IESUS-CHRIST même l'ordonne & la commande. La raison humaine est tellement portée à la droiture & à la vertu, qu'elle embrasse toûjours ce qui est de meilleur & de plus parfait : & comme les êtres les plus accomplis, sont les plus agissans & les plus actifs, elle porte toûjours le sujet où elle reside à la recherche des belles choses : c'est ce qui fait que les personnes dont l'esprit est vif & penétrant sont toûjours en mouvement pour arriver aux choses que la raison leur fait connoître dignes de leurs recherches. C'est pour ce sujet que les Philosophes nous assurent qu'entre tous les mouvemens, le local est le premier de tous, & celui seul qui convient au Ciel, dont les parties changent incessamment de lieu, bien que tout entier il soit ferme & stable. Seneque nous en parle en ces termes, la nature des choses celestes est d'être toûjours actives, elles fuyent continuellement d'une course fort-legere, considerez ces belles étoiles qui éclairent le monde, pas une seule ne s'arréte, elles vont d'un mouvement continuel & changent de lieu en autre à tout moment. [34] Comme il n'y a rien qui nous soit plus naturel que le desir de sçavoir, & que la curiosité est un feu qui fait briller les bons esprits, l'on ne sçauroit nier que la liberté du lieu ne soit aussi juste & raisonnable, qu'elle est divertissante & avantageuse. C'est pourquoy je peux hardiment la mettre au rang de ces innocens plaisirs dont parle Aristote, quand il dit, que l'insensibilité des hommes n'est jamais venuë à ce point de les mépriser. C'est une de ces voluptez agreables pour lesquelles tout le monde a du penchant, se trouvant peu de personnes qui les puissent surmonter. Entre tous les divertissemens legitimes que l'on peut prendre sans peché, il n'y en a point de plus profitable que celui de connoître la diversité des choses que Dieu a creées ; ce qui ne se peut faire que par la veuë & consideration des mêmes choses, & le passage d'un lieu en un autre. Les œuvres de Dieu sont admirables, mais pour les admirer il les faut connoître, pour les connoître il les faut voir, & en les voiant les bien considerer. Nous sommes des voiageurs en ce monde continuellement soûmis au changement des lieux, & exposez aux accidens des altérations d'une nature foible & infirme : mais nous avons ce bonheur que par ces varietez & changemens, jamais nous ne sommes éloignez de Dieu ; il n'y a que la seule iniquité qui nous en separe. Que sçauroit-on imaginer de plus conforme à la raison, que cette liberté de voir les belles choses, dans les Créatures spirituelles & intelligentes ; puisque même les oiseaux changent de region & vont en d'autres contrées, si elles en étoient privées leur condition seroit bien déplorable, & elle seroit pire que celle des brûtes ! Le sage Socrates disoit qu'il ne pensoit pas être ni d'Athenes, ni de la Grece ; mais que son païs êtoit toute la terre habitable ; & Plutarque veut que l'avantage de voiager soit si grand, que dans l'exil & le bannissement il n'y trouve pas même aucun sujet de reproche, à cause dit-il, qu'il n'appartient qu'aux fols & insensez de prendre pour un déshonneur d'être pauvre & disgracié de la fortune, & d'être pelerin & étranger en d'autres païs. Au contraire ceux qui ne se laissent point aller à ces foiblesses, estiment les gens de bien encore qu'ils soient misérables & abandonnez. Außi Dieu commandoit aux Iuifs de traiter humainement les étrangers qui seroient dans leurs terres ; sans jamais leur faire de [35] reproches, mais qu'ils les aimassent comme leurs freres. La raison n'est pas seule intêressée dans cette liberté & changement de lieu ; l'honnêteté & la bien-seance se mettent du parti ; afin de polir & instruire les hommes par la diversité des choses qu'ils voyent. Car en verité, que seroit-ce de leurs esprits, sans les lumiéres & l'expérience que leur apportent les voyages & le séjour qu'ils font dans les païs éloignez : parce que c'est un moyen trés-raccourci & trés-efficace pour apprendre beaucoup de choses en peu de tems. C'est pourquoy Platon disoit trés-sagement, que l'homme n'est pas une plante terrestre qui soit immobile & sans mouvement ; sa racine, qui est sa tête étant toûjours du côté du Ciel ; auquel il se peut élever par la considération de tout ce qui est au monde. Et un autre Philosophe nous dit fort à propos, que s'il n'y avoit point de Mer pour naviger [sic] l'homme seroit le plus sauvage animal, le plus nécessiteux & le moins respecté qui soit au monde. D'où vient que tant de personnes voyagent par terre, que tant d'autres s'embarquent sur la Mer, & s'exposent hardiment aux accidens & perils que l'on souffre dans les navigations ; si ce n'est par un extrême desir d'apprendre des choses nouvelles, & pour connoître les mœurs, les humeurs & les coûtumes des Nations étrangeres, les secrets de la nature, la diversité des païs, la différence des lieux, & mille belles choses qui servent d'entretien dans la conversation, de reflexion dans la retraite, de regles dans les accidens qui arrivent, de précaution pour les occasions futures, & bien souvent de changement à une meilleure vie. C'étoit la pensée de S. Augustin qu'il exprime en ces termes, vôtre dessein, mon Dieu, étoit de me faire changer de mœurs en changeant de demeure ; ce que vous me fites éxécuter en me donnant des dégoûts à Carthage, & en me proposant des attraits à Rome. L'extrême passion que les Gens d'esprit ressentent en eux-mêmes, de se rendre civils & bien-disans dans les compagnies, habiles & expers dans les affaires, & expérimentez dans le cõmerce, afin de paroître braves dans le monde, & y faire une belle figure est la principale cause qui les oblige à mépriser le repos d'une vie commode & délicieuse, pour s'exposer à tous les travaux que l'on souffre en voyageant ; la faim, la soif, le froid, le chaud [36] & mille autres incommoditez leur semblent douces & agréables, pour avoir le plaisir de se distinguer des autres par la connoissance des choses qu'on ne peut sçavoir, à moins que de se transporter dans les Provinces éloignées. La raison & la bienseance ne sont pas les seules maîtresses, qui nous enseignent les avantages que l'on possede par la liberté du lieu : JESUS-CHRIST même nous en a donné des préceptes, pour nous montrer que rarement l'on peut éviter les perils que par la fuite, & qu'il faut avoir des aîles dans les occasions du danger. C'est pourquoy lors qu'il voulut donner la Mission à ses Apôtres il leur dit ces remarquables paroles, je vous envoye comme des brebis au milieu des loups ; lors qu'ils vous persecuteront dans un lieu, fuyez promtement dans un autre. Et un jour comme il enseignoit dans la Sinagogue, les esprits mal-faits des Juifs étant scandalisez de sa Doctrine, il leur apprit que personne n'est bon Prophete en son païs, & que jamais l'on ne reçoit moins d'honneur que dans sa propre maison & parmi les siens. Et ce divin Sauveur unissant la force de ses exemples à l'éloquence de ses paroles, comme une fois les Juifs le menérent hors la ville sur une haute montagne pour le précipiter en bas, il passa devant eux, & descendit en Capharnaum ville de Galilée : & non seulement en cette occasion, mais encore en plusieurs autres JESUS-CHRIST a évité les persécutions de ses ennemis par le changement des lieux ; & cela pour nous donner l'exemple de la maniere que nous en devons user quand nous sommes mal-traitez. C'est ce qui fait dire à saint Chrysostome, d'où vient que le Seigneur se retire en Galilée, si ce n'est pour nous apprendre, mes Freres, à ne pas nous jetter de nous-mêmes dans la persécution ; mais de ceder à la violence & de l'éviter autant qu'il nous est possible : car ce n'est pas un crime de ne se point précipiter de soy-même dans les maux ; mais s'en est un de ne les pas souffrir avec courage quand ils nous arrivent. Les Apôtres étant conduits du Saint Esprit, & pour suivre l'exemple de leur Maître, passoient de Ville en Ville & de lieu en lieu pour sauver leur vie : ce qu'ils étoient obligez de faire pour prêcher l'Evangile & établir la foy. De sorte que cette liberté du lieu prêchée & pratiquée par JESUS-CHRIST ; & imitée par ses Apôtres, a été suivie par une infinité de Saints, [37] lesquels ont toûjours cedez à leur persécuteurs en leur laissant la place libre ; parce qu'ils aimoient beaucoup mieux vivre tranquillement loin de leur patrie, que d'être parmi des gens, dont la haine & les mauvais traitemens les mettoient en des continuelles occasions d'offenser Dieu. Cette liberté étoit fort en usage dans la Loy ancienne où les Citez de refuge étoient expressement ordonnées, afin que ceux qui tomboient en des homicides, ou autres malheurs y pussent avoir recours, pour se délivrer de la vengeance & des poursuites de leurs ennemis. Et Dieu commanda à Ieremie de faire des vaisseaux de transmigration & de passer en plein jour d'un lieu en un autre, en la presence de tous ceux de Ierusalem ; afin de les exciter par son exemple à suivre les volontez du Seigneur, qui leur ordonnoit de fuïr promtement, pour ne point tomber dans les malheurs dont ils étoient menacez. O que Dieu est liberal, dit un Pere de l'Eglise, dans les Dons qu'il a fait aux hommes ; il a crée les élemens & tout ce qu'ils contiennent pour leur service. Combien de choses a-il ordonné pour leur entretien, combien pour leur instruction & pour leur consolation ; & combien encore pour leur correction pour leur plaisir & leur contentement. Mais tous ces merveilleux privileges desquels l'on peut joüir & profiter par la veuë & par l'usage de tant de choses si admirables, qui devroient être communes à toute la nature humaine, semblent n'être propres qu'à une seule partie, & que l'autre demeure dans un engourdissement perpetuel, par la privation & l'absence de tout ce qui peut perfectionner l'esprit & la raison. Et pour parler en terme de Philosophe, l'on peut dire, que les femmes & les filles sont traitées comme des êtres negatifs, ausquels l'on ne peut appliquer les formes des choses excellentes ; parce que les hommes les en estiment tout-à-fait incapables, & veulent que tout ce qui est grand & illustre soit à leur égard une véritable negation, & non pas une privation injuste. Car puisque il est trés-vray que l'on ne sçauroit parvenir à une fin sans l'application des moyens qui nous y conduisent. Quelles lumiéres peuvent jamais avoir les personnes du Sexe, qui ne voyent rien de remarquable & qui regardent leur Patrie & leur Ville, comme un tombeau où elles sont ensevelies, & le sepulchre du-[38]quel il ne leur est pas permis de sortir, pour avoir l'usage & la connoissance de ce qui fait le bonheur & la felicité de la plûpart des hommes. Le Sauveur du monde n'a pas traité les femmes avec tant de mépris & de rigueur ; puisque durant sa trés-sainte vie il a été suivi de la Madeleine, de Marie mere de saint Jacques, de la femme du Procureur d'Herode, de Susanne & de plusieurs autres personnes du beau Sexe, qui prenoient un soin particulier de lui administrer les choses nécessaires à la vie humaine, & pour cet effet le suivoient en ses voyages, allant aprés lui de lieu en autre. Et depuis l'Ascension de JESUS-CHRIST les Apôtres furent assistez en leurs besoins par plusieurs femmes pieuses & honorables, qui les accompagnoient dans les Villes où ils alloient prêcher l'Evangile : tant pour s'instruire en la foy, que pour leur procurer la nourriture & les autres choses dont ils avoient besoin. Et saint Paul le plus severe de tous, comme il ne pratiquoit pas cette coûtume, pour ne point scandaliser le foible esprit des Gentils qui étoient nouvellement convertis à la Loy ; écrivant aux Corinthiens, il leur dit ces mots, N'ay-je pas la puissance de mener par tout des femmes vertueuses, comme les Apôtres & les autres Disciples du Seigneur. *** [38] CHAPITRE VIII. 
Le sejour des païs éloignez sert à l’instruction de l’esprit, 
& à la correction des mœurs. J’Ay consideré toutes choses, dit le Sage , & j’ay appliqué mon cœur à mediter tout ce qui est sous le Soleil. Cét Oracle du Ciel nous apprend qu’il n’y a rien sur la terre qui ne soit digne de serieuses reflexions, & que tout ce qui est dans la nature parle bien haut dans son silence : les créatures inanimées & insensibles nous donnant pour l’ordinaire des leçons plus pertinentes & plus utiles, que les humaines & raisonnables ; lesquelles par leur corruption nous causent souvent du préjudice & des impressions mauvaises au lieu que les autres qui suivent par une loy indispensable [39] l’ordre & l’instinct qu’elles ont receu de Dieu, nous portent facilement à l’amour de celui qui les a crées. Seneque avoit bien raison de vouloir que cette opinion fût gravée dans l’esprit de tous les hommes qu’ils ne sont pas nez pour un seul lieu, mais que leur patrie est par tout le monde. L’utilité qu’ils reçoivent de la demeure qu’ils font dans les païs étrangers comprend beaucoup de choses particulieres ; & pour éviter d’en faire une discussion trop étenduë, je les renfermerai en trois articles : cette utilité consiste à reveiller l’esprit ; à modérer les passions, & à dissiper le chagrin et la tristesse. C’est une chose assurée, que par la réception ordinaire & frequente de plusieurs & differens objets, les sens et l’entendement se perfectionnent toûjours davantage. Et quand le Poëte Grec nous veut répresenter un homme sage en la personne d’Ulysse, il nous assure que ce Prince avoit vû beaucoup de choses ; ayant voyagé en divers païs & conversé avec des Nations étrangeres. La raison en est trés-évidente, puisque c’est par les yeux, qui surpassent en vivacité tous les autres sens du corps humain, que nous recevons la plus grande partie des connoissances que nous avons ; parce que les choses s’impriment incomparablement mieux dans nos esprits lors que nous les regardons attentivement, que par les recits que l’on-nous en fait : d’autant qu’il n’y a rien de plus propres pour réveiller, entretenir & satisfaire nos pensées, que les diverses choses qui nous passent devant les yeux. Et saint Gregroire le Grand nous assure ; que les images & autres signes exterieurs de devotion sont les livres des ignorans, parce qu’ils apprennent mieux en voyant qu’en écoutant. Anciennement les Chrêtiens entreprenoient trés-souvent de longs voyages pour visiter les lieux que JÉSUS-CHRIST a sanctifié par sa presence ; afin de renouveller leur ferveur & leur amour envers lui. Saint Augustin confesse que sa devotion prenoit beaucoup d’accroissement quand il consideroit ce grand Univers ; parce que le ciel, & la terre l’avertissoient continuellement d’aimer Dieu, & que tout ce qui étoit dans leur enceinte lui faisoit la même leçon. Et saint Bernard nous assure qu’encore que plusieurs choses soient nuisibles à la santé & aux biens temporels des hommes, elles ne laissent pas d’avoir quelque bonté naturelle [40] qui les rend profitables ; & que pour inutiles qu’elles soient en apparence, elles donnent toûjours à l’esprit sujet de s’exercer et de rentrer en lui-même. L’imagnation étant vague & indeterminée elle se figure comme il lui plait les objets qui ne sont pas presens ; au contraire l’œil les reçoit comme ils sont veritablement, il n’en altere jamais ni la couleur ni la figure ; il nous est toûjours fidelle & son rapport n’est point trompeur. C’est ce qui fait dire à saint Jerôme, que pour bien comprendre le troisiéme livre de l’Eneide de virgile il est necessaire d’avoir été par mer depuis Troye la grande jusqu’à l’embouchure du Tybre : que pour bien entendre l’Histoire Grecque, il faut avoir été dans Athenes : & que c’est un trés-grand avantage à ceux qui ont voiagé dans la Palestine, & en ont remarquez les lieux & les noms particuliers des Villes, pour avoir l’intelligence de l’Ecriture Sainte. L’on ne sçauroit jamais disconvenir que ceux qui ont veu les Royaumes Etrangers, & se sont appliquez à la recherche des raretez qui se voient dans les lieux & dans les Provinces particulieres ne soient dans l’estime du monde comme des gens éclairez & capables. Cette verité nous est suffisament prouvée par l’experience ; & par le témoignage de Plutarque, qui nous assure que les plus illustres & habiles Philosophes ont vecus en des païs étrangers, non pas qu’ils y aient été contrains par quelque punition ou infortune, mais seulement parce qu’ils s’y sont transporté eux-mêmes, pour fuïr les empêchemens qu’apportoit la patrie : & la plûpart des belles compositions que ces grands hommes ont faites, c’est pendant qu’ils ont été éloignez de leur maison, soit volontairement, soit même quelquefois durant l’exil qu’ils ont endurés par la persécution de leurs ennemis. Car c’est une chose certaine que tout ce qui est rare et inusité, reveille l’esprit et lui donne toûjours d’agréables pensées. Ce n’est pas la seule utilité que nous recevons de la liberté du lieu ; & ce seroit trés peu de chose de nous satisfaire par la veuë & la considération de tout ce qui peut avancer nos connoissances, si nous n’en tirons la réformation de nos mœurs, et l’amandement de nôtre vie, qui sont plus considerables que la théorie des choses que nous pouvons sçavoir, puisque le salut de nôtre ame, le repos de nôtre esprit, & la tranquillité de nos [41] vies dependent de la correction de nos defauts, qui n’est autre que le bon reglement de nos passions ; il est necessaire de considerer si le changement des lieux nous y peut aider. Personne n’ignore que si nos passions se rangent du côté de Dieu & de la vertu, elles ne soient bien tôt dans le calme & dans le bon ordre : comme au contraire si elles se tournent du côté de la créature & au déréglement du vice, c’est une cruelle guerre & une secrette tyrannie, qui s’exercent avec d’autant plus de violence, que les objets qui sont capables de les exciter sont proches de nous : l’amour, la haine, la crainte, la tristesse, la joye, la témérité ou l’hardiesse, ne nous étant jamais plus sensibles que par la presence des choses qui font naître en nous ces sentimens rebels & déréglez. C’est pourquoy nous pouvons dire avec vérité que la fuite est le plus souverain remede pour guerir tous ces grands maux. Ciceron dit à ce sujet ces belles paroles, bien que nous ayons tous un même sentiment de douleur en quelques lieux que nous puissions être, & un même regret pour nos malheurs & ceux de nôtre Patrie ; il est poutant trés-vray que les yeux l’augmentent beaucoup, parce qu’ils sont contrains de voir & de regarder ce que les autres apprennent seulement par le recit : les miséres presentes ne permettant pas à la pensée de s’en retirer et de s’en divertir. Il n’y a rien de plus juste que de s’éloigner des objets que nous aimons au préjudice de l’amour que nous devons à Dieu ; & rien de plus doux & de plus agréable que d’abandonner ceux qui nous deplaisent, nous affligent & nous persecutent. C’est ce qui fait dire à ce même Auteur écrivant à un de ses amis, je vous donne un conseil que je veux prendre pour moy-même, c’est que nous évitions les yeux des hommes, si nous ne pouvons éviter leur langue. C’est dans le séjour des païs éloignez que l’on apprend à se surmonter en beaucoup de choses ; parce que l’on est obligé de prendre des mesures pour se garder des saillies & des emportemens d’un mauvais naturel, pour vaincre des inclinations perverses & pratiquer la patience en supportant une infinité de peine, & d’incommoditez qui sont presque inévitables, lors que l’on n’est pas sur son lieu : parce que c’est le propre du sage d’endurer les injures ; & le fol quand il est dans le peril, menacé de [42] plusieurs mauvais traitemens, est contraint de rentrer en lui-même , afin de les éviter par la moderation & par la patience ; ne le pouvant faire autrement à cause qu’il est éloigné de tous ceux dont il pourroit recevoir du secours & de l’appui. Le monde, au dire de saint Augustin, ne devant sa beauté qu’au mélange des biens & des maux qui le composent, c’est une verité constante que les plus belles vies sont les plus agitées de traverses & de passions contraires & opposées, & se donnant la suite les unes aux autres, un seul & même sujet les expérimente toutes en divers tems & successivement ; & par consequent il se trouve obligé de rechercher des moyens forts et efficaces pour les guerrir & surmonter, & en s’éloignant des objets qui lui sont trop sensibles, il s’en rend le maître, & obtient la victoire sur ses déréglemens. Nous lisons dans la Genese, que le Patriarche Abraham étant en dispute avec Loth pour l’abondance de leurs biens, & la prodigieuse multitude de leurs troupeaux, qui étoient en si grand nombre, que le païs qu’ils habitoient ne les pouvoit tous contenir ; ne voulut pas l’emporter par violence ; mais il chercha le repos dans la separation, et dit à Loth, toute la terre est à ton commandement, separons-nous je te prie, si tu vas à la droite, je prendray la gauche, & si tu prens la gauche je me rangeray à la droite. David en toutes les persecutions qu’il a souffertes, tant de Saül que de son fils Absalom, n’a jamais cherché de s’en délivrer que par la fuite qui le separoit promtement de ses persecuteurs. Et ces grands Capitaines de la Grece, Themistocles & Aristides sont loüez hautement de ce qu’ils laissoient toutes leurs inimitiez lors qu’ils sortoient d’Athenes pour aller à la guerre ou en d’autres voyages & expeditions ; mais ils étoient blâmables de ce qu’au retour ils les reprenoient. Nos passions qui sont si éloquentes aux approches de ce qui les flatte deviennent souvent müettes & interdites par l’éloignement de ces même choses qui les touchent & leur sont sensibles ; c’est pourquoy il faut imiter ce généreux animal, dont Avincenne & les Naturalistes nous rapportent qu’il cherche toûjours les lieux hauts & élevez pour sa pâture & qu’il ne se defend jamais ni des pieds ni des cornes ni des dens ; mais il se délivre de ses ennemis par la fuite, & son odorat est si pénétrant [43] qu’il discerne trés-facilement les bonnes herbes d’avec les mauvaises. C’est le même, dont parle l’Amante sacrée, lors qu’elle invite son Epoux de fuïr, comme le Faon des Cerfs, & qu’elle le presse de sortir par ces mistérieuses paroles, fuyez, fuyez mon bien aimé sur les colines de Bethel & sur les montagnes des parfums & des choses aromatiques. Outre les connoissances que reçoivent nos esprits par le moyen des voyages que l’on fait dans les païs éloignez, & la reformation de nos passions & de nos mœurs ; nous en tirons encore un troisiéme avantage qui est de nous soulager dans les maux qui nous affligent, & nous délivrer d’un certain dégoût intérieur qui cause en nous le chagrin et l’ennuy, parce que nôtre cœur qui ne se peut attacher qu’aux choses les plus charmantes & les plus agréables ne trouvant pas ce qu’il cherche, les objets qui le peuvent contenter étant trés-rares ; il tombe dans la tristesse & ne se peut guerir que par quelque nouveauté & changement. Combien de dégoûts dans la possession des objets que nous voyons sans cesse, combien de mauvais tours nous font nos ennemis, combien d’infidelitez dans les amis, de mauvais succez dans les affaires, de fâcheux évenemens dans les compagnies où nous sommes & dans les occasions qui se presentent : & un changement de lieu peut remedier à toutes ces choses, parce que la cause du mal est éloignée, l’esprit se fortifie, le cœur n’est plus si sensible & si tendre, de nouveaux objets succedent aux premiers & les effacent ; s’ils sont fâcheux, ils ne font que passer ; & s’ils sont agréables, ils donnent plaisir au voyageur & addoucissent son amertume ; le changement de demeure & la nouveauté des choses qu’il voit & qu’il observe dissipent sa tristesse & ses ennuis. C’est ce que nous apprend Aristote quand il dit, que dans les voyages éloignez nous expérimentons souvent combien l’homme est agréable à l’homme qui n’est appellé humain que parce qu’il est amateur de ses semblables. Si nous sommes persecutez de nos amis, c’est un grand plaisir de les abandonner & de leur faire connoître que nous méprisons leur perfidie : & pour nos ennemis il est impossible que l’éloignement ne nous en soit agréable. L’expérience qu’en a eu saint Jerôme l’oblige de confesser qu’étant mal traité d’injures [44] & de calomnies, tant par les Origenistes que par d’autres personnes qui faisoient profession de piété en apparence, il avoit été contraint d’abandonner le Desert qu’il n’avoit jamais quitté pour toutes les tentations des Diables. Et en une autre Epître il parle en ces termes, il est bien plus à propos de changer de demeure que de foy, & il vaut mieux ceder que d’être continuellement en guerre & en dispute. Et écrivant encore à un de ses amis auquel il parle de ceux qui le persecutoient, il dit ces mots, ils m’ont ravi mes freres, qui sont une partie de moy-même, & je me mettrois en chemin pour m’en éloigner toûjours d’avantage, si je n’en n’étois empêché par la foiblesse de mon corps & par la rigueur de l’hiver, il vaut beaucoup mieux vivre parmi les bêtes sauvages, qu’avec de pareils Chrêtiens. Ceux qui donnent en partage aux personnes du beau Sexe, la force des passions & la foiblesse de l’esprit, doivent confesser en cét endroit leur injustice, puisque dans leur sentiment elles sont toûjours dans le combat de leurs affections ou de leurs haines déréglées ; & néanmoins on leur ôte les armes qui leur pourroient servir de défense, en les privant des moyens par lesquels il leur seroit facile d’en être victorieuses. Car s’il est vray ce que dit Hypocrate ; qu’un malade qui est avec peu de force & de trés-violentes douleurs, difficilement peut être guery par tous les remedes de la Médecine ; comme se peut-il faire que les femmes & les filles resistent aux efforts de tant de passions, avec un cœur languissant & un esprit aussi foible qu’un roseau qui se laisse agiter des vents sans faire aucune resistance. Car c’est ainsi que les hommes en parlent, tant ils en ont peu d’estime ; & toutefois il faut qu’avec ces grandes foiblesses qu’on leur attribuë elles ne laissent pas de surmonter tous les déréglemens des passions & des vices ; bien qu’on les prive du plus efficace de tous les moyens, qui est celui de la fuite & de l’éloignement qui leur est interdit avec tant de rigueur, qu’il n’y a point de raison capable d’en adoucir les loix, & d’en introduire la dispense. Dans les principes de la conscience on dit toûjours aux personnes du Sexe, que si un amour trop sensible parle un peu haut dans leur cœur, elles aient à s’en retirer aussi prõtement, que d’un importun qui les presseroit de leur deshonneur. Mais tous ces remedes qui ne consistent qu’en des avis & en des paroles sont [45] foibles & sans pouvoir ; pendant que l’absence d’une seule année feroit plus de merveille que cent discours, & que de longues & ennuyeuses exhortations : parce que l’on coupe la racine des passions en s’éloignant des objets qui les font naître ; & par toutes les autres pratiques l’on prend seulement des mesures pour bien faire, qui demeurent souvent inutiles. C’est une verité connuë de tout le monde, qu’en quelque état & condition que s’engagent les personnes du Sexe, la liberté du lieu leur est absolument interdite. Si elles s’établissent dans le Cloître, c’est une retraite qui ne souffre jamais le changement des lieux ; si elles prennent parti dans le monde, elles sont obligées de garder la maison sous la severe conduite d’un mary ; & finalement, si elles demeurent neutres sans faire aucun engagement l’on prétend toûjours que c’est un honneur à leur Sexe de ne sortir jamais de leur Patrie. Cette opinion est tellement grande dans les esprits, que c’est perdre le tems de vouloir persuader les bien qui pourroient arriver par un autre coûtume. Je voudrois bien sçavoir quelles sont les passions que l’on donne ordinairement au Sexe, & si les personnes qui le composent sont plus sujettes à l’amour qu’à la haine ; si nous prenons le suffrage des hommes là-dessus, ils ne manquent jamais de leur attribuër la premiere ; mais si nous consultons la raison & l’experience, nous trouverons que la seconde leur est plus commune & plus ordinaire. Et quand nous n’aurions pas ces deux grands appuis, l’Oracle du Saint Esprit l’emporteroit par-dessus toutes les disputes ; puisqu’il nous assure que rien ne peut être comparé à la colere & à la vengeance de la femme. Aprés une autorité si forte, il est facile de conclure que si la separation & l’éloignement sont absolument nécessaires pour guerir l’amour déréglé des créatures ; ils ne le sont pas moins pour surmonter la haine & l’aversion que l’on peut avoir contre ses ennemis : car si la presence des objets reveille & entretient l’amour ; elle ne porte pas moins de préjudice pour faire naître & augmenter la haine. Il y a certaine coûtume dans le monde qui semble contrarier le droit naturel, bien qu’il soit le plus juste de tous, à cause qu’il prend son origine de la loy éternelle. C’est par cette raison que la défense que l’on fait aux miserables de prendre du pain ou de [46] l’argent pour en acheter seulement dans leur extrême nécessité, afin d’avoir moyen de conserver leur vie, paroît trop severe & rigoureuse. L’on en peut dire autant de celle qui ne permet pas la pêche en certaines Rivieres & Ports de Mer ; parceque [sic] la nature a rendu toutes ces choses communes. Et l’on ne doit pas trouver mauvais si je dis que la Privation de la Liberté des lieux aux personnes du Sexe n’est pas moins contraire au droit naturel, puisque toute la terre étant commune au genre-humain, elles n’en peuvent seulement avoir la veuë, si ce n’est d’un trés-petit Poinct, où elles habitent & font leur demeure. *** [46] CHAPITRE IX. Liberté d’esprit. L’Esprit de l’homme est si grand & si généreux qu’il ne peut souffrir aucune borne ni limite ; il ne prend point pour sa demeure un seul endroit de la terre : il ne se contente pas, dit Seneque, ni d’Ephese, ni d’Alexandrie, ni d’autres lieux plus spacieux, plus remplis de Citoyens & d’un plus grand nombre de maisons ; sa Patrie est tout ce que l’Univers environne & renferme dans son enceinte. Son étenduë est si prodigieuse qu’il est absolument indépendent des lieux, du tems, des personnes, & même de son propre corps, parce qu’il est une substance spirituelle, qui n’a rien de terrestre & de materiel. Je prens l’esprit pour la supréme pointe de l’ame, ou pour mieux dire, c’est d’elle-même que j’entens parler ; puisque donnant la forme & la vie au corps, elle voit par les yeux, entend par les oreilles, se sert de la langue pour exprimer ses sentimens ; & met en usage ses facultez intérieures pour ses operations plus relevées & plus sublimes, elle veut par la volonté rappeller les choses passées par la memoire, raisonne et connoît par l’entendement. En plusieurs endroits j’usurperay le terme d’esprit pour celui de l’ame, puisque ce n’est essentiellement qu’une même chose. Car bien que l’on observe une grande diversité entre les créatures raisonnables ; les unes paroissant comme des intelli-[47]gences celestes, & les autres comme brûtes, tant elles sont stupides & peu capables de raisonnement ; cette différence ne vient que des qualitez accidentelles de l’esprit, & non pas de l’esssence de l’ame ; celle d’un païsan n’étant pas moindre que celle d’un habile Théologien, quant à la forme & à l’essence, mais seulement en la maniére & facilité de bien concevoir & discourir des choses : celui-ci ayant acquis plus de lumiére par sa subtilité & par son étude, pendant que celui-là est demeuré dans l’ignorance par sa stupidité naturelle & par le manquement d’instruction & d’exercice. Néanmoins pour grossiers que soient les hommes, il y a des privileges & des excellences qui sont tellement attachez à leur espéce, qu’ils n’en peuvent jamais être dépoüillez tant qu’ils possedent la qualité de raisonnables. Les Philosophes m’apprennent que l’esprit de l’homme ne peut être renfermé en aucun lieu, parce qu’il n’a point de limite. C’est ce qui oblige Aristote de dire en son Traité de l’Ame, que l’esprit est toutes choses, puisque par l’excellence de son être il se porte hors de son sujet, sans toutefois qu’il sorte de sa place ni qu’il abandonne son lieu. Il participe en quelque façon à l’agilité des Anges & à leur activité, se transportant en un moment de France en Italie, d’Europe en Asie, & de l’Affrique aux Indes. Il tient de la nature de l’éclair qui paroît soudainement de l’Orient en l’Occident, du Midi au Septentrion, & en un clein d’œil il vient & s’en retourne sans laisser aucun vestige de sa naissance. Mais ce qui est encore prodigieux & admirable, c’est que ses conceptions & ses raisonnemens sont en quelque façon infinis, il penetre jusqu’au dessus des Cieux & décend au fond des abîmes, il se trouve en mille endroits différens, il embrasse les choses sans y toucher, il les frappe sans se faire sentir, il remuë les trésors sans les emporter, il rode sur la terre sans marcher, il vogue sur la Mer sans naviger, il est dans le feu sans brûler, dans l’air sans voler, & dans les abîmes sans s’abaisser. Tant de merveilleuses proprietez obligent saint Bernard de s’écrier avec étonnement, l’esprit se peut élever par-dessus les Cieux sans se servir du corps & sans s’arrêter aux choses sensibles, & par la vivacité de sa nature il a la force de se porter aux choses les plus élevées, & de pénétrer jusques aux plus basses. Et un Auteur [48] de ce tems à raison de dire, que tous les corps, le Firmament, les Astres & tous les Royaumes du monde ne valent pas le moindre des esprits ; car il connoît tout cela & soy-même aussi. Ses agitations & tous ses mouvemens étant invisibles, sa liberté ne peut être empêchée par aucune chose, il n’y a point de considération qui le puisse retenir. Et c’est ce qui fait dire à S. Augustin ces paroles, vous sçavez Seigneur, vous qui êtes l’arbitre des esprits, les courses & les retours du mien, vous connoissez si la racine de ses pensées est douce ou amere, & vous voyez l’abondante matiére de tant d’agréables feuilles. L’esprit humain n’est pas moins libre et indépendant du tems que de la diversité des lieux. Le tems dis-je qui prend sa mésure du mouvement des Cieux & du cours des Astres, qui fait les jours, les mois & les années, est la durée de toutes choses ; & pourtant sa mesure, qui sert de regle à la conduite extérieure de nôtre vie, ne peut jamais prétendre d’empire sur celle de nôtre esprit. L’une des plus grandes marques de son immortalité étant le mouvement continuel où il se trouve, parce qu’il n’a jamais d’interruption mais il agit sans cesse ; & bien que la nuit soit comme une tréve à toutes les actions du jour, l’esprit n’en donne point à ses opérations : il réfléchit, il raisonne, il medite, il approuve une chose, il en condamne une autre, il forme des desseins de mille différentes façons ; au milieu des tenébres il fait en lui-même un ciel de lumiére & de clarté, & dans le plus grand jour il se propose les plus secrettes solitudes & les retraites les plus sombres. Il y a plusieurs choses qui se font dans le tems sans être sujettes à ses mesures, à cause qu’elles se passe [sic] en un instant, comme l’illumination de l’air dans un lieu obscur, lors que l’on ouvre les portes & les fenêtres, la réception d’une parole dans l’oüye, & l’action de l’œil qui reçoit en un moment les divers objets qui se presentent à lui. De même la vivacité de l’esprit ne souffre aucun empéchement dans son action qui se produit sans résistance & avec un tel empire que saint Jean Chrysostome nous assure qu’il arrive tous les jours que lors qu’il est fortement occupé nos yeux ne s’apperçoivent pas de ceux qui sont presents. C’est non seulement parce que l’esprit est un puissance universelle qui se porte à tout ce qui est intelligible & imaginable in-[49] dependamment des sens & de leurs organes ; mais encore par ce que c’est une cause superieure qui étant appliquée pour agir serieusement & avec attention, suspend les actions des causes inférieures & bornées qui sont les sens ; de même que toutes les Dames suivantes d’une Princesse ou d’une Souveraine demeurent debout dans le silence & dans le respect, pendant qu’elle parle, qu’elle s’explique & qu’elle declare ses volontez. C’est ce qui disoit l’Ange Raphaël à Tobie, il sembloit véritablement que je m’engeasse & que je beusse avec vous ; mais j’use d’un boire & d’un manger invisible qui ne peut être apperçu des hommes. Et Seneque dit à ce propos, que nous avons receu de Dieu un esprit qui peut en un moment parcourir tout le monde ; d’autant qu’il n’est point sujet à la suite des tems, & qu’il est plus promt & plus leger que les étoiles ; car il prévoit long-tems auparavant le cours & le chemin qu’elles tiendront dans les siécles à venir. L’esprit humain ne seroit jamais libre, bien qu’il ne dépende aucunement nj des lieux, ni du tems, s’il étoit tant soit peu sujet aux caprices & maniéres d’agir des hommes ; mais ni leurs promesses, ni leurs menaces, ni leurs commandemens, ni leurs deffenses, ni leur amour, ni leur haine ne peuvent jamais retarder ses opérations. L’Ecriture Sainte nous confirme cette grande verité par les paroles du Sage qui dit dans l’Ecclesiaste, qu’il n’est pas en la puissance de l’homme d’empêcher l’esprit. C’est une admirable créature, laquelle selon saint Augustin a du rapport avec toutes les autres, & porte en soy la ressemblance du Créateur, ayant des traits de la sagesse divine, & étant semblable à la terre par l’être qu’elle possede, à l’eau par l’imagination, à l’air par la raison, & au firmament par ses lumiéres. Comme seroit-il donc possible que l’esprit humain fût soûmis à tant de variétez qui se trouvent continuellement dans la conduite & dans les sentimens des hommes, puisque leur presence & tous leurs efforts ne sçauroient jamais retarder ni empêcher ces fonctions ordinaires ; car dans le tems que l’homme est aux pieds des Monarques & des Souverains, son esprit peut raisonner en lui-même avec des bergers. Toutes les loix & toutes les ordonnances humaines ne le peuvent jamais engager, puisque leur puissance n’a point de droit sur lui & qu’il ne releve que du seul Créateur, [50] auprés duquel nous sommes véritablement libres dans les actes de nôtre soumission & de nôtre amour envers lui. Saint Bernard avoit une parfaite connoissance de cette verité quand il disoit, qu’une ame où l’esprit du Seigneur habite est en possession d’une vraye liberté. L’autorité de JESUS-CHRIST est plus puissante que tout ce que l’on peut avancer ; parce qu’il nous avertit de ne pas craindre ceux qui n’ont du pouvoir que sur le corps, mais seulement celui qui peut envoyer l’ame & le corps dans la gene. Toutes les contraintes, persécutions et violences que les hommes exercent les uns contre les autres n’ont point de prise sur les esprits. Celui là se trompe dit Seneque, qui pense que la servitude ait pris possession de tout l’homme, la meilleure partie en est exemte. Ie confesse dit ce Philosophe que les corps sont dependents & assujettis ; mais l’esprit retient toûjours sa franchise, il est si libre qu’il ne peut être retenu dans la prison même où il est renfermé : & pour nous confimer cette vérité il rapporte l’exemple de Socrate lequel étant au milieu de trente Tyrans, ils ne peurent jamais flechir son courage ni l’intimider tant soit peu : parce que celui qui méprise la servitude est toûjours libre, quand il seroit esclave de mille Rois. Et Ciceron nous assure que plusieurs illustres personnages ont soufferts une grande diversité de regnes dans Athenes, Syracuse & autres païs, mais qu’étant dans la servitude ils ne laissoient pas d’avoir l’esprit en liberté. Nôtre ame laquelle selon les Philosophes est dans le corps definitivement, c’est à dire toute en toutes les parties sans y occuper aucune place & sans y être contenuë, n’est point captive de ce même corps ; bien que Platon & ceux de sa secte tiennent qu’elle y demeure comme une prison. Mais il est trés-constant qu’encore que le corps soit une partie de l’homme, l’esprit n’en dépend en aucune maniére. Saint Augustin ravi en la connoissance de cette auguste vérité dit ces belles parole : s [sic] mon ame ce qui releve de ta dignité, c’est que tu es la vie de ton corps ; ton Dieu est celle de ton esprit, & ainsi il est en quelque façon ton ame. Puisque le propre des natures intellectuelles c’est d’agir & de se mouvoir d’elles mêmes ; il ne faut pas s’étonner si l’esprit n’est point sujet à la puissance du corps, des organes duquel il se sert seulement pour quelques fonctions extérieures & sensibles, [51] qui ne paroitroient jamais au déhors sans le service de cét animal corporel & visible qui est comme une bête de charge sujette à tous les emplois qu’en veut faire l’esprit. Que pourront dire en cét endroit ceux qui font profession de persécuter les femmes & les filles, par toutes les maniéres qu’ils se peuvent imaginer ; puisqu’il est trés-constant que leur esprit est tiré d’un même principe que celui des hommes, & possede les mêmes privileges & excellences ; étant indépendant de la diversité des lieux, du changement des tems, de la servitude des créatures, & de celle de leur propre corps ; parce que se [sic] sont des proprietez naturelles qui sont inséparables de tous les esprits doüez de raison. Ie connois néanmoins qu’ils ne laisseront pas de dire, que les organes du corps dont l’esprit se sert pour la production de ses actes exterieurs, étant foibles & infirmes dans le Sexe ; les effets n’en peuvent être ni forts ni considérables. Qu’ils écoutent parler le saint Esprit, qui compare la vie & la conduite d’une femme sage & honnête à des colomnes d’or & d’argent, qui meritent d’être placées dans le Temple de Dieu ; sa lumiére à celle du Sanctuaire, & sa beauté à tout ce qu’il y a au monde de plus charmant & de plus agréable : afin qu’ils apprenent à corriger leur langage, étant convaincus par l’autorité Divine, du merite & de la capacité des personnes du beau Sexe. *** [51] CHAPITRE X. Suite du même sujet. SI dans le chapitre précédent nous avons fait voir un esprit libre selon les qualitez naturelles qu’il a reçeuës de Dieu ; il est nécessaire de le répresenter en celui-cy dans cette liberté suréminente que les sages peuvent acquerir, par une serieuse pratique de la plus solide vertu, à la faveur de la vivacité & force d’esprit dont le Seigneur les a privilégiez. C’est icy le partage des ames grandes & élevées d’être au dessus des faveurs de la fortune, de l’opinion & de l’estime des hommes, & de tous les accidens impreveus de la vie. [52] La fortune selon Aristote est une chose accidentelle qui se fait de propos déliberé, & se conduit par la disposition des créatures raisonnables. Bien que les dons de la fortune soient fort differens, & en trés-grand nombre ; ils peuvent toutefois être contenus en trois classes : dans la premiére sont les richesses, dans la seconde les honneurs, & dans la troisiéme les plaisirs & les delices des sens. Le premier bien dont elle favorise les heureux selon le monde, ce sont les commoditez temporelles, qui engagent tellement l’esprit des hommes, qu’anciennement les Payens estimoient que la fortune maîtrisoit les plus sages comme une tres-puissante Déesse ; & pour cette raison lui consacroient des Temples, afin de se la rendre favorable : bien que les plus censez & judicieux la tenoient pour une aveugle, voyant que les avares, les ignorans & les indignes avoient plus de bonheur que les magnanimes & généreux. Si à present on ne lui dresse pas des autels en public, on ne laisse pas de lui sacrifier en particulier, puisque généralement toutes choses tant saintes que profanes servent à l’interêt, le mépris & l’abandon des richesses étant si rare que le Sage aprés avoir declaré, bienheureux l’homme qui n’a pas recherché l’or & l’argent qui n’a pas mis se [sic] confiance & son appuis dans les trésors de ce monde ; semble témoigner de l’admiration & de l’étonnement quand il dit, qui est celui-là nous le loüerons, parce qu’il a fait merveille en sa vie. Ces paroles inspirées de Dieu au plus éclairé de tous les hommes nous donnent bien à connoître que l’amour des richesses est tres-puissant & que c’est une espece de miracle de les mépriser. Il n’appartient qu’à celui qui est entierement libre d’esprit de faire ce prodige, & de s’élever par la sublimité de ses pensées au dessus de toutes les choses perissables. Si l’on croit les Stoïciens, les sages seulement sont les véritables riches, & jamais aucun d’eux n’a desiré les biens de la terre ; parce que l’avarice est un poison qui affoiblit l’ame & le corps de l’homme. Elle est toûjours insatiable, toûjours infinie, & ne se remplit jamais par l’abondance. C’est le naturel des ames magnanimes de mépriser les richesses, comme nous l’enseigne Aristote lors qu’il dit, qu’elles sont d’une humeur à en être facilement dépoüillées parce qu’estimant peu les biens de la fortune, il n’est pas mal aisé de les surprendre & de leur faire tort. Le peu d’état que font les sages des richesses de ce monde, les rend [53] intrepides aux sentimens de l’envie & de l’avarice ; à cause qu’ils sçavent tres-bien ce que dit un Philosophe, que d’être heureux c’est une occasion à devenir miserable en ceux qui ne sçavent pas profiter de leur bonheur : parce que les biens de la fortune donnent sujet aux malavisez de faire beaucoup de folie ; l’amour de l’argent étant la marque d’un esprit grossier & d’un foible courage. Les honneurs qui sont encore des bienfaits de la fortune, sont fort peu estimez par les esprits libres ; lesquels vivent dans un parfait dégagement de toutes choses. Ils considerent les grands & tous ceux qui font éclat dans le monde, comme ces montagnes qui sont hautes & élevées aux yeux des hommes ; mais si tôt qu’on les touche elles jettent des feux & des flames de toutes parts, & enfin se reduisent en fumée. Toutes les grandeurs du monde n’ont point d’attrait pour ceux qui sont dans la recherche des biens de l’esprit ; d’autant qu’ils considérent les choses en elles mêmes, & non pas selon qu’elles paroissent au déhors. C’est ce qui a obligé tant d’habiles Philosophes de mépriser les charges, les honneurs & les bienfaits des Rois & des Souverains de la terre. Diogenes le Cynique pauvre & misérable en apparence, avoit cette liberté dans un si haut point qu’étant visité par Alexandre le Grand, qui lui offrit des richesses & des honneurs ; il en fit si peu d’état qu’en ayant fait le réfus par une réponse facetieuse & agréable, il causa tant d’étonnement à ce puissant Monarque, qu’il dit hautement que s’il n’étoit Alexandre, il voudroit être Diogenes : donnant à connoître par ces paroles qu’il le préferoit en estime aux Princes & grands Seigneurs des [sic] son Empire. La liberté de Calisthenes n’eut pas un pareil succez, lors que voyant ce Prince blessé il lui dit avec un esprit de Philosophe, qu’il s’étonnoit que son sang n’étoit pas comme celui des Dieux, voulant corriger par ces paroles la superbe de ce Roy, qui prétendoit d’être réveré comme une Divinité. Mais il fit bien connoître qu’il étoit un homme trés-foible, puisque ne pouvant supporter cette raillerie ; il s’en vengea cruellement par un coup de fleche, qui fit mourir Calisthenes ; lequel étoit de ces forts & libres esprits qui sont peu sensibles aux brillans des honneurs que donne la fortune : puisqu’il n’eut pas de crainte de s’attirer la haine d’un si puissant Monarque, & méprisa comme avoit fait Diogenes toutes les magnificences de sa Cour. [54] De cette trempe d’esprit étoit sans doute cét illustre Romain, lequel aprés avoir vaincu les plus fortes & vaillantes Nations du monde cultivoit de ses mains quelque peu de terre qu’il avoit, & que les Ambassadeurs des Samnites trouverent comme il aprêtoit lui-même son souper ; ils lui firent de grands honneurs & lui presenterent quantité d’or & d’argent, qu’il refusa sans vouloir accepter aucune chose, & leur fit réponse que celui qui se contentoit d’un si pauvre repas n’avoit aucunement besoin de ces trésors, & qu’il estimoit beaucoup plus honorable de mépriser les richesses & les grandeurs que de les posséder. Tous ces Grands Hommes étoient des siécles passez, celui d’apresent ne demande pas de si puissans efforts pour donner le titre de magnanime & de généreux à ceux qui prétendent de se distinguer du commun par leur sagesse & leur générosité. Ce seroit bien peu de chose d’être libre par le mepris des richesses, & des honneurs, si l’on se se rendoit captif des plaisirs & des voluptez des sens ; parce qu’ils empêchent autant l’esprit de liberté que les obstacles précédens dont je viens de parler. Il faut observer de deux sortes de plaisirs, dont les uns sont des presens de la fortune, comme les superfluitez dans les habits, les logemens & le vivre que l’on ne peut avoir que par ses bienfaits ; les autres sont des divertissemens, les agréables conversations & l’usage trop delicieux des choses nécessaires à la conservation de la vie humaine. Et tant les uns que les autres sont contraires à la véritable liberté d’esprit, si tôt qu’on les recherche avec inquiétude, que l’on s’en sert sans modération & avec déréglement, & que l’on est dans une crainte continuelle de les perdre : car c’est proprement se rendre esclave de ses appetits désordonnez ; comme au contraire c’est les assujettir à la droite raison, que de rejetter les plaisirs dangereux, & user des licites & permis pour la seule nécessité. Comme le Ciel n’est point sujet aux générations & corruptions des choses inférieures & terrestres ; de même les esprits libres, qui sont d’une nature toute divine & celeste, n’ont garde d’engendrer & de nourrir des appetits & des passions qui les peuvent corrompre & affoiblir. Et comme la parfaite félicité, selon saint Thomas, doit suffire à elle-même, & doit avoir par elle-même & dans elle-même toutes les choses nécessaires à la [55] possession de son bonheur : pareillement ceux qui possedent la vraye liberté de l’esprit, que nous pouvons appeller la félicité de la vie presente, n’empruntent jamais des objets extérieurs dequoy se satisfaire, parce qu’ils la recherchent & l’établissent en eux-mêmes & dans le plus intime & caché de leur intérieur. Le même saint Docteur nous apprend cette vérité, lors qu’il dit, que la félicité de la nature raisonnable n’est pas dans les richesses, dans les honneurs ni dans les faux jours de la gloire du monde, non plus que dans les plaisirs & les delices du corps. Ce n’est pas assez à l’esprit humain pour être libre d’être dégagé des biens, des honneurs & des plaisirs, qui sont les presens de la fortune, il doit encore passer plus avant pour arriver à la perfection de cette liberté, & à cét effet mépriser l’opinion des hommes, & se rendre intrepide à tous les accidens imprévûs qui arrivent continuellement en ce monde. Bien que l’homme spirituel juge toutes choses, & que pour son regard il ne soit jugé de personne au sentiment de l’Apôtre saint Paul, il est pourant trés-vray que nous sommes tous exposez au blâme, mépris & censure les uns des autres ; autant les sages & vertueux, que les impies & scelerats, les sçavans & les habiles, que les stupides & les ignorans ; autant les Roys & les Princes ; que les roturiers & les esclaves. Personne ne se peut dire exemt de la langue des autres, & si Dieu s’est reservé le jugement & la vengeance, les hommes sont si malins que n’ayant pas le droit d’en faire de justes, ils usurpent souvent la liberté d’en former de téméraires. C’est ce qui obligeoit le saint Roy David de dire à Dieu, jugez-moy Seigneur, & que je ne sois point exposé aux impitoyables jugemens des hommes. Et quand il parle des médisans, il s’écrie, que leurs lévres sont iniques, leur langue pleine de fraude, & tous leurs discours remplis de tromperie. Il les compare à des fléches aiguës & à des charbons brûlans, dont il demande la délivrance avec empressement. C’est ici où la liberté d’esprit a besoin de toute sa force pour endurer, négliger, dissimuler, ou mépriser les extravagantes saillies des fols, les offenses des malicieux & les injures des emportez : pusique l’Ange de l’école nous enseigne qu’il n’y a rien de plus naturel à l’être raisonnable, que de rechercher, aimer [56] & conserver le bien de sa propre excellence, & que de tous les motifs qui peuvent avec justice émouvoir nos ressentimens, le mépris & le peu d’état que l’on fait de nous est le plus sensible. Le plus patient de tous les hommes demandoit à Dieu de le délivrer du fleau de la langue qu’il reconnoissoit pour être la plus grande de ses miseres & calamitez. C’est un mal trés-leger en apparence, puisqu’il se forme de pensées & de paroles, dont les premieres ne se peuvent produire que par le moyen des secondes, qui s’évanoüissent en les proferant. Mais néanmoins, dis un Poëte, c’est un mal qui a des aîles, & dans ses courses précipitées il renouvelle toûjours ses forces, dautant qu’une parole dite legerement & pour nuire à nôtre prochain en produit un million d’autres dans la suite du tems. Le naturel des hommes est si porté aux soupçons & mauvais jugemens, qu’il ne perd jamais les malignes impressions, dont il est préoccupé. Et la bonne reputation d’une personne qui ne peut être établie que par une infinité de belles actions, sera ruinée & perduë par la seule opinion d’une mauvaise, tant c’est une chose cruelle que le caprice des hommes. Et l’opinion dispose de tout, elle fait la beauté & la laideur, la justice & l’iniquité, la prosperité & le malheur de tout ce qui est au monde. C’est la directrice de la haine & du mépris, aussi-bien que de l’estime & du respect que les hommes se portent les uns aux autres : & par cette raison l’esprit libre et généreux ne s’arrête pas à toutes ces phantaisies, il n’est point affligé par le dédain ni enorgueilly par les loüanges. Il oublie facilement les injures, parce que c’est l’effet d’un grand courage, dit Aristote, de les mépriser plûtôt que de s’en souvenir, sur tout quand elles viennent de la malice des méchans, ou de personnes peu considérables. Le Philosophe Romain veut que nôtre vertu soit encore plus forte, quand il nous dit que pour être heureux & hommes de bien nous devons trouver bon que l’on nous méprise, non seulement par les paroles, mais encore par les effets, & aprés toutes ces choses il prétend que si nous sommes solidement vertueux nous pouvons tout supporter sans trouble & sans inquiétude. Il ne faut jamais donner à nos ennemis la satisfaction de leur faire connoître qu’ils sont capables de nous facher : mais par une [57] générosité qui doit être plus forte que leur malice, il faut mépriser toutes leurs indignitez. Saint Iean Climaque estime cette victoire un veritable triomphe que nous remportons sur la terre ; en souffrant toutes sortes d’affrons avec une insensibilité, qui est le couronnement & le fruit de nos combats, & de nos souffrances. Cette impassibilité est une chose toute Divine, qui eleve l’ame à un haut état de perfection ; & la rend toûjours presente à elle même, dans le mépris & les dédains que lui font les créatures. De toutes les choses qui peuvent le plus surprendre nos esprits, celles que nous attendons le moins nous affligent plus sensiblement. Nos préventions sont courtes & limitées, & Dieu se plaît à nous donner des succez opposez à nos attentes ; car nous voions tous les jours mille choses arriver sans en pouvoir connoître les raisons. De sorte que nous sommes obligez de rapporter le tout à cette haute & Divine providence ; qui étant la premiére de toutes les causes se sert ordinairement des secondes pour l’exécution de ses desseins. Entre tous les evenemens qui peuvent le plus nous étonner ceux qui sont imprevûs & qui tendent à la ruine de nôtre liberté & de nôtre vie nous sont les plus insuportables. Comme aussi ceux que nous suscitent témérairement nos ennemis sans sujet ni raison aucune. Telle fut la disgrace de Joseph vendu par ses Freres aux Ismaëlites qui le mirent entre les mains de Putiphar, & par une suite de malheur étant fait prisonnier, son esprit demeura toûjours libre au milieu de tant d’occasions capables de le troubler. Il s’est trouvé des sages profanes, lesquels étant seulement éclairés des lumiéres de la raison, & assistés des principes & argumens de la Philosophie ont supportez sans émotion les mépris & les affrons les plus insignes. Comme Diogenes le Stoicien, lequel parlant en public, un jeune homme arrogant & téméraire lui cracha au visage, ce qu’il endura sans s’émouvoir aucunement. Il en arriva autant à Caton pendant qu’il plaidoit une cause d’importance, sans qu’un mépris si extraordinaire le pût mettre tant soit peu en colere. Le traitement que receut le Philosophe Aristides lors qu’on le menoit au supplice dans Athenes, & que tous ceux qui le voyoient passer pleuroient amérement, [58] comme si l’on eût fait mourir non pas un homme juste, mais la justice même, dit Seneque, doit surprendre tous les plus forts esprits ; parce que s’étant trouvé un infame qui lui cracha au visage, il pria doucement le Magistrat d’avertir cét homme d’être plus honnête à l’avenir, & sans dire une seule parole d’aigreur & de facherie il endura constamment la mort. Il y a une infinité d’autres rencontres qui ne sont pas si rudes, & pourtant ne laissent pas d’être sensibles aux esprits qui ne sont pas entierement libres ; comme peuvent être les mocqueries des insolens & des indiscrets ; & plusieurs autres evenemens lesquels pour être impreveus ne laissent pas de toucher l’amour propre, & d’être facheux à un cœur qui n’est pas dégagé de ses foiblesses. Nous apprenons de l’exemple du Roy Prophete, à nous mettre au dessus de tous ces accidens, & à mépriser ce qui fache les autres ; parce que ce Prince ayant amené l’arche d’Alliance de la maison d’Obedédon dans la sienne accompagné des Prêtres, & des Levites, comme il dansoit en joüant des instrumens il fut mocqué & rallié par sa femme Michol, qui le traitta de bouffon & de plaisanteur sans qu’il eut d’autre repartie à ces paroles picquantes, sinon vive le Seigneur qui m’a plûtôt élû que ton pere & toute ta maison, je serai toûjours plus vil & abjet en sa presence. L’ame de ce Prince étoit parfaitement libre & au dessus de tous les discours du monde : ce qu’il fit bien voir dans une occasion encore plus facheuse & plus importante, lors qu’étant maudit & injurié par Semei il n’eut jamais la moindre parole d’impatience en la bouche & en deffendit la vengeance, ne permettant pas qu’on le fit mourir. C’est par cette grandeur de courage, & de génerosité naturelle, que nous appellons liberté d’esprit ; que ceux qui la possedent ne s’étonnent point des accidens imprévus & inopinez qui leur arrivent ; parce que n’étant attachez à aucune chose ils agissent en tout dans une pleine franchise : à cause que leur consentement ne dépend point de la volonté, de l’opinion ni des caprices & mauvais traitemens d’autruy. C’est ce qui faire dire à Ciceron, que les sages ne sont troublez & emeüs que par les seuls vices & pechez, & non par les accidens de la vie ; par leur propre défaut, & non par l’injure des autres. Ceux qui se mêlent de critiquer les personnes du Sexe pré-[59]tendent d’avoir ici grand sujet de les abaisser, c’est ce qui leur faire dire, que cette liberté des esprits extraordinaires & privilégiez qui ne leur peut être déniée en puissance, n’est pas néanmoins de leur pratique, parce qu’elles la mettent rarement en effet & trés-peu souvent en acte. Comme au contraire les inquiétudes & les empressemens qu’elles témoignent dans les moindres occasions font connoître que bien loin d’avoir l’esprit libre au dessus de tout, un petit interêt de famille les met en alarme, & les moindres démarches de leurs domestiques qui ne sont pas à leur gré les font trémousser de colere, que le mépris, la médisance & l’abandonnement des hommes les desolent entiérement ; êtant comme la Lune qui n’a de brillant ni d’obscurité, que selon les approches ou l’éloignement du Soleil. Mais qu’ils se souviennent de l’Oracle sacré, qui dit en termes exprés, que les femmes bonnes & sages sont de grandes & riches possessions à leurs maris, & qu’elles sont données aux hommes qui craignent Dieu pour les recompenser de leurs bonnes œuvres. S’ils ne sont contens de l’authorité divine, qu’ils considérent encore l’exemple d’une Dame de Thebes dans lequel ils verront toutes les marques de grandeur d’un esprit éminent & parfaitement libre : puisque la ruine de sa Patrie, la perte de ses biens, la mort de ses plus proches, les affrons & l’infamie ne l’altérérent aucunement ; mais au milieu de tant de malheurs cette généreuse femme conserva une fermeté d’ame, une presence d’esprit & une raison si judicieuse, que sans tirer force & conseil que d’elle-même, aprés avoir été indignement traitée par un Capitaine de l’armée ennemie, elle le fit décendre un puits, lui persuadant qu’elle y avoit cachez ses trésors, où l’ayant accablé de pierres, elle fut accusée devant Alexandre le Grand, qui lui demanda sa qualité & la cause de la mort de celui qu’elle avoit tué ? & alors d’un visage assuré & d’une voix ferme, elle lui répondit hardiment ? je suis la sœur de Thëagenes Général des Thebains, qui mourut en deffendant la liberté de la Grece, j’ay tué un voleur pour vanger l’injure qu’il a faite à ma chasteté ; je n’aprehende point que vous me condamniez au supplice, puisqu’aprés la perte de la pudicité il n’y a rien qu’une honnête femme méprise plus que la vie, quelque diligence qu’on apporte à me punir je mourray toûjours trop tard pour avoir la [60] honte de survivre à mon honneur & à ma Patrie. Ce puissant Monarque étonné de l’esprit & généreuse liberté de cette illustre femme prononça en sa faveur, que le mort avoit été justement tué, & aprés l’avoir loüée de la grandeur de son action, il la mit en liberté & tous ses parens à sa considération, leur donnant la joüissance entiere de tous leurs biens. *** [60] CHAPITRE XI. Sur le méme sujet. CE seroit trés-peu de chose de considérer l’esprit de liberté dans la possession des avantages, qu’il a reçu de la nature, & dans les priviléges qui sont inséparables de la raison : & ce n’est pas encore assez de l’avoir representé dans ce haut poinct où il peut être élevé par une [sic] naturel fort & généreux, aidé du secours qu’il tire des raisonnemens que lui fournit la Philosophie & son experience particuliére, s’il ne rapportoit toutes ces choses à Dieu, en les soumettant aux préceptes du Christianisme. Le Sauveur du monde êtant sur la Montagne pour declarer à ses Disciples les chemins plus assurés pour arriver au Ciel, la premiére parole qu’il leur dit fut pour canoniser les pauvres d’esprit: non point ceux qui manquent de ce feu & vivacité spirituelle, qui fait éclat dans les conversations & belles compagnies, & que la raillerie des hommes condamne de bêtise & de stupidité : mais les libres & dégagez de toutes les choses creées, qui n’estiment rien que de plaire à JESUS-CHRIST, & se conformer à sa trés-sainte vie. Et comme la corruption de l’esprit est aussi contraire à l’Evangile que celle des mœurs, pour l’éviter & se rendre véritablement Chrêtien, il faut suivre les préceptes de saint Paul aux fidéles de l’Eglise de Corinthe, ausquels il parle en ces termes, que ceux qui possedent les biens de ce monde soient comme ne possedant rien, ceux qui sont dans les plaisirs comme s’ils n’en avoient aucun, ceux qui pleurent comme n’étant point tristes, ceux qui sont joyeux comme s’ils étoient sans joye, & enfin que ceux qui usent des choses de [61] ce monde vivent comme s’ils en étoient bien éloignez, parce que sa figure passe, & que le tems est tres-court. Les motifs que le grand Apôtre nous propose pour nous rendre libres de toutes les choses de la terre, se prennent de leur légéreté & inconstance naturelle, de leur courte durée & du peu de tems que nous avons à vivre. Tout ce qui est sous le Ciel est sujet au changement, & l’inconstance des êtres les plus parfaits, qui sont les raisonnables, nous fait bien connoître que nous en devons être libres & détachez. Et quand nous n’y serions pas poussez par ce grand principe, nous avons encore deux raisons fort pressantes pour nous dégager de tout ce qui est creé, qui sont que toutes choses tendent à leur fin d’une course précipitée, & quand elles ne finiroient pas promtement, nous finirions nous-mêmes, puisque à tout moment nous approchons de la mort, & que nôtre vie n’est pas de longue durée. Sans m’arrêter davantage à ces motifs, qui sont plausibles & d’une expérience continuelle, je remarqueray seulement que ce ne seroit pas avancer en la voye de Dieu de mettre en usage cette liberté d’esprit, selon les avantages qui lui sont naturels : car pour être indépendant des lieux, des tems, & des personnes, ce n’est pas à dire que ces perfections naturelles ne doivent être appliquées que pour se contenter & satisfaire soy-même, & s’en prévaloir humainement. Elles sont destinées à quelque chose de plus grand & de plus surnaturel. C’est à dire, que l’esprit qui connoît tant de diversitez, & qui se proméne continuellement par tous les endroits du monde, doit reconnoître en tous ces differens objets le souverain Auteur qui leur a donné l’être, les rapporter à lui & ne les considérer que parce qu’ils sont ses ouvrages. Et cette liberté qui met l’esprit au dessus de tous les tems, qu’il médite & comprend avec tant de facilité, ne lui seroit guere avantageuse si elle ne lui servoit pour le rapporter à Dieu, & l’avoir toûjours present, sans que la course des années le puisse empêcher de penser à l’Auteur suprême qui ne change jamais. Et quelle utilité pourroit encore tirer ce même esprit de son indépendance de toutes les créatures, s’il n’étoit parfaitement soûmis à Dieu, & dans un dégagement volontaire de tous ces objets qui n’ont aucune puissance sur lui que celle qu’il leur donne. Bien que la raison fasse son devoir pour ne point se rendre [62] esclave des richesses, des honneurs & des plaisirs qui sont les presens de la fortune ; & qu’elle soit à l’epreuve des jugemens, opinions, & caprices des hommes pour s’en rendre la maîtresse ; aussi bien que des accidens imprevus qui peuvent arriver : l’esprit ne sera jamais en possession de cette liberté suréminente, qui est celle des enfans de Dieu, s’il ne méprise toutes ces choses pour l’amour de ce même Dieu, auquel seul tout se doit rapporter. Car pour libre que l’on soit de toutes les choses de la terre, comme l’ont été autrefois ces sages & grands Philosophes, dont nous avons parlé dans les derniers chapitres ; ce n’est pas neanmoins avoir la liberté chrêtienne dont je parle en celui-ci : d’autant que tout cela se peut faire par une sagesse humaine qui se considére soy-même dans la recherche de son repos & de sa propre satisfaction, & encore pour s’attirer l’estime des autres. Or est-il que la liberté dont il est question n’est autre qu’une qualité admirable qui est proprement la marque de l’adoption des Chrêtiens ; suivant la doctrine du grand Apôtre, qui nous assure que l’esprit du Seigneur est un esprit de liberté. Lors que la fuite, le mépris & l’aversion que nous avons, pour tout ce qui fait les delices des amateurs du siecle ; se font dans le desir de plaire à Dieu & de lui rendre service : nous pouvons participer au merite de ceux dont parle saint Chrysostome quand il dit, si vous meprisez tout ce qu’il y a dans le monde, vous serez plus grand que le monde ; comme ont été autrefois ces Saints dont le monde n’étoit pas digne. JESUS-CHRIST veut que les siens se mettent au dessus toute la malignité des hommes dit encore cét éloquent Pere ; non pas en étant point exposez à leurs calomnies & médisances ; mais en les souffrant avec courage ; & en faisant connoître leur fausseté par l’innocence de leur vie. Car il est sans doute beaucoup plus glorieux d’être mal traité sans ressentir de l’aigreur, que de ne recevoir aucun mauvais traitement. Ce grand Saint nous donne bien à connoître que la souffrance des injures, qui sont entiérement contraires aux honneurs que recherchent les enfans du siecle ; nous conduit insensiblement aux mépris de toutes choses & nous fait rentrer en nous mêmes pour nous introduire auprés de Dieu ; afin d’apprendre les Divines paroles de l’Evangile, qui ne sont autres que celles d’une liberté [63] sublime. Ne soiez pas en soucis pour le lendemain, dit le Sauveur du Monde, à chaque jour suffit son affliction. N’amassez pas des trésors, qui peuvent être gatez par la roüille ou emportez par les voleurs. Vous serez bienheureux quand on vous aura persécutez, & dit toutes mauvaises paroles en mentant. Trois grandes maximes de la liberté Evangelique capables de former un esprit parfaitement Chrétien ; car c’est se tromper & se méprendre de la chercher autre part. Saint Jérôme dit à ce propos, que celui qui s’est enrollé dans la milice chrêtienne marche indifferemment ; par l’honneur & par l’infamie, par l’abondance, & par la pauvreté, à droit & à gauche. Il ne s’eleve point quand on le loüe, il n’est point abatu lors qu’on le blâme, les richesses ne le rendent pas insolent & la pauvreté ne l’afflige pas beaucoup, il méprise les bons & les mauvais succez. Dieu ne donne ces frandes dispositions & ces graces extraordinaires, qu’à ces esprits qui sont entiérement libres de toutes les choses de la terre ; étant comme nous apprend le Roy Prophete, le protecteur des pauvres & des orphelins ; cela s’entend de ceux qui n’ont pas le monde pour pere, la chair & les plaisirs pour mere. Il donne un monde de richesses à l’homme juste, dit le devot saint Bernard, dautant que ce qui est bon par les prosperitez, & ce qui est mauvais par les adversitez, est d’une même façon destiné au service de l’homme libre parce que toutes choses contribuent à son avancement. C’est une admirable grandeur que celle d’un esprit pauvre & dénué de tout ce qui est crée. Une seule personne n’a jamais dominé & possedé toute la terre ; mais une seul peut tout mépriser. C’est ce qui fait dire à l’incomparable saint Augustin, ô vie heureuse des pauvres & libres d’esprit ; Seigneur mon Dieu coulez tant soit peu de ces inéffables douceurs dans mon ame. Et selon l’Angelique saint Thomas le ciel est promis & sa possession proposée aux Chrêtiens ; lesquels pour mépriser Souverainement la joüissance des biens du monde, & l’usage des honneurs & vanitez du siécle, se sont abandonnés aux soins de la Providence, & sont devenus pauvres d’esprit. Que pourront dire sur cét article ceux qui ne sont pas bien intentionnez pour le Sexe ; puisque il est trés constant que l’esprit du Christianisme regne singuliérement dans les femmes. [64] Car l’Eglise étant un corps composé de plusieurs membres où chacun fait des fonctions différentes ; puisque les hommes ont toûjours l’avantage, & qu’ils sont les chefs & les langues du genre humain ; l’on ne sçauroit nier, que les femmes n’en soient les bras & les mains : parce que s’ils annoncent l’Evangile, elles travaillent pour le mettre en pratique, s’ils font les ordonnances elles les observent, s’ils composent de grands préceptes de réformation & de reglemens de mœurs, elles s’y soumettent humblement comme aux maîtres qui sont dans la puissance de leur faire des loix. Et aprés tout cela, ils ne manqueront pas de dire que cette élevation d’esprit si transcendante, que nous donnons à ceux qui sont libres & dégagez, n’est pas de leur connoissance & encore moins de leur pratique ; dautant que leur vertu n’est autre chose qu’une certaine routine, qui fait joüer tous les ressorts de leur conduite ; & que leur nudité d’esprit n’est rien qu’une privation de lumiére & de jugement ; & non pas un parfait dégagement de toutes choses. Aprés tous ces discours si désavantageux aux personnes du beau Sexe, ils sont contrains de recevoir leur condamnation de la bouche de Dieu même, qui leur dit par celle du Sage, que la femme vertueuse est sans prix & que sa renommée vole jusques aux derniéres parties de la terre, que son mari aura confiance en elle, parce qu’elle lui procure beaucoup de biens tous les jours de sa vie ; & tant qu’il sera en sa compagnie il n’aura faute d’aucune chose, d’autant qu’elle est comme le navire d’un marchand chargé de toutes sortes de provisions, & que sa diligence est si grande qu’elle se leve la nuit pour donner ordre à ses domestiques, & pourvoir aux néceßitez de sa famille. Le Sauveur du monde leur impose encore silence, comme il fit autrefois à ses disciples & aux Pharisiens, qui murmuroient contre la Magdelaine de sa sainte prodigalité par l’éffusion d’une liqueur pretieuse sur les pieds de JESUS-CHRIST ; qui leur dit pour la deffendre de leur calomnie, qu’elle avoit fait une bonne œuvre envers lui d’avoir prevenu le tems de sa sepulture, & qu’en tous les endroits, où cet Evangile seroit prêché, l’on parleroit d’elle avec avantage ; & que ses loüanges seroient publiées par toute la terre. Bien que cét éloge ne soit que pour une femme particuliere cela ne laisse pas de retourner à la gloire de tout le Sexe, dont plusieurs se sont renduës imitatrices de la Madelaine par leur pieté & amour envers Dieu. *** [65] CHAPITRE XII. Liberté du cœur. L’On ne sçauroit trouver de cœur libre s’il n’est sans amour, sans haine, & sans desir. Cette proposition paroîtra d’abord comme un Paradoxe, puisque l’amour de Dieu & celui du prochain nous sont commandez expressement, & que la haine du peché, & le desir de la vertu nous sont d’une obligation trés-étroite. C’est par ces mêmes raisons que ne pouvant satisfaire à ces grands devoirs & à ce trés-juste commandement qu’en surmontant l’amour injuste & désordonné des créatures, il faut nécessairement ruiner celui-ci pour introduire & établir celui-là. Que les richesses, les honneurs, les charges, les plaisirs & autres biens de ce monde ne soient des objets qui peuvent attirer & embarasser nos cœurs, aussi-bien que nos esprits, chacun en est trop convaincu par sa propre expérience pour en douter. Et le précepte que Dieu fit à Moïse de ne point donner à son peuple un Roy qui eût beaucoup d’or & d’argent en sa puissance nous prouve hautement cette verité ; c’est à cause dit le Seigneur, que ces choses pourroient troubler son cœur & l’empêcher de bien gouverner son peuple. Comme dans les derniers Chapitres j’ay montré que les libres d’esprit sont entierement détachez de toutes les choses, que les ambitieux, les avares & les libertins possedent avec tant d’ardeur : il est à propos de parler en celui-ci de l’amour trop sensible que l’on peut avoir pour les créatures, parce que c’est un commerce tout-à- fait opposé à ceux qui veulent posseder leur cœur dans une parfaite liberté. Pour arriver à cette félicité intérieure il se faut servir de trois puissantes considérations ; la premiére, que d’aimer avec attachement quelqu’autre chose que Dieu, c’est lui faire une injure ; la seconde, c’est le préjudice qui nous en revient à nous-mêmes ; & en troisiéme lieu l’infidelité, l’ingratitude, & l’inconstance qui se trouvent dans les créatures. Il se faut souvenir qu’il y a deux sortes d’amours qui renferment toutes les especes diffé-[66]rentes de la division que l’on en peut faire. L’un n’a de commerce qu’avec les esprits, & l’autre tient son regne dans la chair. Il faut combattre l’un, pour bien établir l’autre ; c’est à dire, qu’il est nécessaire de surmonter toutes les affections trop sensibles, pour aimer Dieu uniquement. Comme nôtre cœur ne se peut non plus passer d’aimer que le feu de brûler, parce qu’il n’est pas moins le principle de nos inclinations & de nos passions que celui de nos vices ; Dieu en veut être le seul objet. Car tout ainsi que nous sommes vivans par le moyen des arteres qui sont les canaux par lesquels l’esprit vital s’épanche par tout le corps, & que ce même esprit qui bat continuellement dans le cœur, le porte par son ardeur & sa vivacité toûjours en haut : pendant que la substance de ce même cœur, qui est une chair ferme & solide, l’attire & le repousse en bas : de même nous ressentons en nôtre intérieur des mouvemens opposez, qui nous portent tantôt du côté du Ciel, & d’autrefois nous font ramper sur la terre. De sorte, que si nous ne mettons nôtre cœur à son devoir en l’attachant à Dieu, qui doit être son unique objet, parce qu’il est son véritable Maître & son heritage permanent ; il sera toûjours remply d’inquiétude & de miséres. Comme le reconnoissoit trés-bien saint Augustin, lors qu’il disoit à Dieu, j’étois misérable quand j’aimois autre chose que vous, & toutes les ames qui aiment les choses perissables le sont aussi, elles se voyent déchirer de la crainte de les perdre & ressentent le mal qui les afflige, auparavant que d’en souffrir la perte. Le seul amour de Dieu met nos cœurs dans la possession des vrays delices & des solides contentemens, & c’est l’unique moyen d’empêcher les altérations & les corruptions continuelles que leur causent les créatures. C’est pourquoy nous avons grand sujet de suivre le sentiment de saint Bernard qui nous avertit, que tous nos soins doivent tendre à la garde de nôtre cœur, d’autant que c’est la source de la vie spirituelle de nôtre ame, & que le Demon ne s’efforce pas tant de nous enlever les richesses du corps que celles du cœur : parce qu’étant la perfection & l’accomplissement de l’animal, comme le dit Aristote, c’est ce que nous devons sacrifier le premier à Dieu, & faire le contraire en s’amusant aux créatures, c’est les préférer au Créa-[67]teur, & lui faire une injure. Car comme dit saint Thomas le péché devient péché par la passion qui produit la conversion à la créature, & il devient mortel par l’acte qui produit l’aversion du Créateur. Et comme le bien est ce que chacun desire par son inclination naturelle ; n’est-ce pas mépriser celui qui est le souverain bien de lui préférer ce qui n’en merite pas le nom, étant certain que jamais l’on ne peut aimer que les choses que l’on estime, encore que bien souvent l’on estime des personnes qu’on ne sçauroit aimer. Comme l’amour est l’acte le plus naturel du cœur humain, il n’est pas criminel pour aimer, mais bien pour faire choix des objets qui lui sont deffendus. Saint Jean Chrysostome nous apprend la conduite que nous y devons avoir, quand il dit, que JESUS-CHRIST nous marque précisement que nous devons retrancher l’œil droit & la main droite, pour nous enseigner qu’il ne parle point des membres de nôtre corps ; mais des personnes qui sont les plus cheres & les plus unies. Comme s’il disoit, quand vous aimeriez quelqu’un de telle sorte que vous le regarderiez comme vôtre œil droit, ou qui vous seroit aussi utile que vôtre main droite, s’il est préjudiciable à vôtre ame, retranchez-le hardiment loin de vous. Et puisque selon saint Bernard la véritable sagesse est tirée des lieux profonds & cachez, pourquoy la chercher au dehors dans le commerce des choses extérieures : son sejour devant être dans l’intime du cœur. La seconde raison qui nous porte à rendre nôtre cœur entiérement libre & détaché de toutes les créatures, se doit tirer du préjudice qu’elles nous causent, par l’inquiétude, le trouble & le mécontentement qui sont inséparables de l’amour qu’on leur porte : parce qu’il rend toûjours esclave ce petit superbe, qui ne reconnoît point d’empire que celui de sa liberté ; toute les loix civiles & humaines n’ayant aucun droit de lui commander, toutes les puissances de la terre ne pouvant contraindre, & tout ce qui est de plus fort & de plus charmant sous le Ciel n’étant point capable de le captiver, si lui-méme ne travaille à ses chaînes, & ne forme les liens de sa liberté. Cõme la crainte est la loy des esclaves, l’interêt celle des ames basses & mercenaires, l’amour est la seule loy qui peut assujettir ce petit Souverain, qui ne depend [68] que de Dieu & de lui-même. Mais souvent pour son malheur il se sert de cette puissance, pour se mettre en captivité ; qui lui est toûjours inévitable si tôt qu’il ne s’attache pas à Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, aimer quelque chose moindre que vous Seigneur, n’est-ce pas vouloir une faim perpetuelle ; parce que le cœur humain ne peut être rempli que de celui qui l’a crée : quand il vous possede, ses desirs sont assouvis & rien ne lui reste plus à souhaitter ; & s’il souffre les inquiétudes de la poursuite, c’est une marque qu’il ne vous possede pas encore. Si la tranquillité & le plaisir accompagnent toûjours un cœur qui est à Dieu ; le mécontentement & l’inquiétude sont le partage de celui qui aime les créatures ; & plus cette passion est forte, plus il augmente son supplice. De sorte que c’est avec raison qu’il peut dire avec le Roy Prophete, mes tribulations se sont multipliées, Seigneur regardez mes bassesses & me delivrez de tant de miseres parce qu’il n’y peut avoir de salut qu’en vous seul. Seneque a eu grand sujet de dire, que l’amour & la folie se tiennent par la main ; & que cette passion est tellement inquiétante que jamais elle ne loge à l’enseigne du repos. D’autant que ceux qui s’arrétent aux créatures sont continuellement exposez aux impertinences des paroles indiscrettes, ils reçoivent souvent des plaintes & des murmures. S’ils trouvent du retour à leur passion ils sont tourmentez du desir de plaire à l’objet qu’ils aiment, & de la crainte de le perdre : s’ils sont traitez d’ingratitude & de mépris, le repentir & le désespoir les accompagnent inséparablement ; parce qu’ils voyent que pour avoir donné une chose aussi grande & aussi prétieuse que l’amour, & dont Dieu même se contente ; ils ne reçoivent que de l’infamie, & de la confusion. Comme les meilleurs esprits ont le sentiment delicat, & que les bons temperamens sont remplis de vigueur ; c’est ce qui forme ces grands naturels, toûjours portez à la tendresse & à l’amitié : comme au contraire les esprits froids & les cœurs engourdis ne sont capables que de produire des lâchetez ; dautant qu’ils n’ont d’amour que pour eux-mêmes & pour leurs propres interêts. Il est vray que si ces derniers sont extrémement désagreables, à cause de leur trop grande insensibilité, les premiers peu-[69]vent aussi trés-facilement excéder, à cause que le naturel est un penchant qui nous tire & nous emporte aprés soy. L’amour profane selon saint Jerôme n’étant autre chose qu’un égarement de la raison, & au dire de saint Bernard, le cœur d’un homme n’est jamais placé au côté gauche que pour nous apprendre que son affection est toûjours portée & penchante vers la terre ; il faut le rendre fort & robuste, afin qu’il ne s’attache jamais à aucune créature ; & par ce moyen nous trouverons une suavité & une paix surabondante. Car comme dit un grand devot, les fruits doux, savoureux & de longue durée viennent dans les regions où l’air est bien temperé ; & les grandes & solides vertus se trouvent dans les ames moderées, qui sçavent regler leurs passions. La troisiéme raison qui nous doit porter au dégagement des créatures ; c’est leur infidelité, leur ingratitude & leur inconstance. Le cœur de l’homme dit le Sage, est comme l’eau profonde, plusieurs sont appellez misericordieux, mais qui trouvera un seul homme fidele. Aprés cet oracle du Saint Esprit, qui peut jamais être assez aveuglé pour mettre sa confiance & son appuy dans les créatures. Et d’où vient que nous sommes si misérables & tellement ennemis de nous-mêmes, que nous tombions tous les jours dans ces fautes ; c’est sans doute par un juste Iugement de Dieu, que nous n’avons pas fidellement aimé, & dont nous avons souvent négligez les inspirations, que nous sommes laissez à nous mêmes, & que malgré ce que nous connoissons & nos experiences continuelles, nous donnons entrée dans nôtre cœur à des objets qui sont indignes de le posseder : lesquels par une extrême insensibilité & tres-grande ingratitude nous refusent & nous ferment souvent le leur. Pour remédier à tous ces maux, qui sont plus grands que l’on ne pense ; il faut suivre le conseil du Sage qui nous dit ces belles paroles, entre mille pacifiques choisis un seul pour être ton conseiller, & si tu as un ami possede le en tentation ; parce que plusieurs sont amis selon le tems, & ne perseverent pas au jour de la tribulation. Il s’en trouve aussi d’autres qui changent leur amitié en haine, & revelent les secrets de leur ami. Quand tous les Philosophes moraux seroient assemblez pour nous faire des leçons, afin de guerir nos cœurs malades ; ils ne pourroient jamais nous donner de meilleurs préceptes, que ceux qui nous sont enseignez dans le livre de Dieu : & ceux que je viens de rapporter me pa-[70]roissent si admirables que leur pratique peut réparer tous nos desordres & rendre à nos cœurs la liberté que nous avons perduë. Le mépris que nos amis apparens font de nos biens, de nos maux, de nos personnes & de tout ce qui nous concerne, nous est sans comparaison plus nuisible, plus affligeant & plus injurieux, que celuy de nos ennemis ouverts & declarez. C’est pourquoy ce nous doit être une tres-puissante raison pour ne pas nous engager facilement dans des affections trop empressées : puisque les véritables amitiez sont si rares, que toutes les histoires tant anciennes que nouvelles nous en donnent fort peu d’exemples : pendant qu’elles nous en fournissent une infinité de trompeuses & de perfides : toute la terre étant remplie de ces faux amis, qui abandonnent au besoin, & se retirent au tems de la necessité ; qui persécutent pour l’interêt ; & meditent des prétextes pour laisser ceux qui les ont le plus aimez. C’est de ces sortes de gens que parle saint Bernard, lorsqu’il dit, que le propre d’un mauvais cœur c’est de chercher les occasions d’être ingrat. Ie n’aurois jamais fait mon Lecteur, si je faisois passer par ma plume, tout ce que mon esprit me fournit à ce propos. Ie dirai seulement que pour éviter les saillies, le caprice, & les amitiez feintes des créatures ; il faut nous mêmes les abandonner & nous rendre libres de leurs chaines : si elles demeurent immobiles pour ne point s’approcher de nous ; il faut faire cent pas afin de nous éloigner d’elles : & lors que par les obligations & les necessitez de la vie presente nous sommes contrains d’y avoir recours ; il faut soigneusement garder la liberté de nôtre cœur, & jamais ne permettre que personne s’en rende le maître, dans toutes les communications extérieures qui sont inévitables en ce monde. Mais comme Seneque m’apprend, que nos inclinations ne sont pas en nôtre puissance, & qu’il est plus facile de voir la fin de l’amour, que d’en comprendre la nature : j’ay crainte que la liberté du cœur ne soit pas d’une acquisition si facile que je me le persuade. Et de plus c’est un enseignement de la morale, que l’amour étant une passion & la prémiere de toutes, il ne peut être un effet du raisonnement & de la liberté : parce qu’il est certain qu’il ne seroit pas une passion, s’il naissoit dans nôtre ame par connoissance & par jugement. L’experiénce continuelle que nous [71] avons, nous rend trés-habiles en cette science ; dautant que bien souvent nous sommes portez d’affection pour des personnes malgré nous, & dont le souvenir nous importune avec tant de violence, qu’il nous est impossible de le bannir tout à fait de nos esprits. C’est pourquoy afin de nous rendre libres de toutes ces tirannies ; il faut suivant le conseil du même Seneque, nous adonner à la Philosophie & mettre toute la force du raisonnement en pratique pour surmonter ce que nous sentons en nous de contraire & d’opposé à la raison & aux maximes du Christianisme. Et de cette maniére nous étant rendus les maîtres de nos cœurs, nous serons entiérement libres pour nous attacher à Dieu. Ceux qui cherchent toutes sortes de moyens pour abaisser les femmes, ne manqueront jamais de dire sur ce chapitre, que la cõparaison que fait Plutarque de l’amour au lierre leur convient parfaitement ; parce que comme le lierre se lie & s’attache à tout ce qu’il trouve ; de même elles cherchent des engagemens de toutes parts : ce qui paroît evidemment par les soins extraordinaires qu’elles prenent pour se parer & s’ajuster, leur plus grand empressement n’étant que pour la beauté du corps, la richesses des habits, & la coquetterie dans la conversation ; à quoy se passe la plus grande partie de leur vie : pauvre & misérable employ, puisque la plûpart du tems, c’est pour plaire à des hommes qui les en estiment moins, & ne les en aiment pas davantage : & quand même ils auroient de la passion pour elles ; ils sont tous d’humeur à faire le même discours que le Philosophe Aristipe, lors qu’on lui reprochoit qu’il avoit de l’amour pour la courtisane Laïs, je la tiens dans mes liens, disoit-il, mais je ne suis pas dans les siens. Nous avons à leur répondre que si cela se peut prouver par la conduite de quelques coquettes qui aiment le monde & la recherche des hommes. Il y en a une infinité de sages & de judicieuses qui les condamnent par le mépris qu’elles en font & par leur bonne & sainte vie. Un sçavant Philosophe ferme la bouche à tous ceux qui médisent du beau Sexe quand il dit, que l’estime & l’amitié des femmes honnêtes & agreables ne passent jamais ni avec les rides ni avec les cheveux blancs, mais qu’elles durent jusqu’au tombeau. Les hommes doivent être persuadez que la plus grande partie des personnes du Sexe n’ont aucun empressement pour leur plai-[72]re ; bien que sans sujet ils pensent souvent le contraire. L’exemple d’une sainte Vierge qui s’enferma dans un sepulchre durant le cours de dix années pour éviter les poursuites d’un homme qui en étoit éperduement amoureux, prouve hautement cette vérité : aussi bien que celui de sainte Potamienne, qui aima mieux endurer le cruel supplice du feu & mourir dans une chaudiére d’huile boüillante, que de se rendre aux infames sollicitations d’un-maître vicieux & débauché qui la tenoit en puissance ; bien que la force de ces grandes actions semble un peu rare, il s’en trouve quantité de pareilles dans les histoires, qui font bien connoître que la plûpart des personnes du Sexe ont plus d’indifference que d’amour ; sans parler d’un trés-grand nombre qui ne sont connuës que de Dieu, lesquelles gardent constamment la liberté & franchise de leur cœurs aussi bien que la chasteté de leur corps. *** [72] CHAPITRE XIII. Suite du méme sujet. C’Est une chose étonnante que l’amour & la haine qui sont deux passions si opposées se succedent ordinairement l’une à l’autre ; & que les aversions les plus fortes & les plus emportées prenent leur naissance de l’amour même, lors qu’il est méprisé & maltraité. Ce sont ces sortes de haines qu’Aristote & saint Thomas appellent des maladies incurables, parce qu’elles n’ont presque point de remede ; à cause que cette passion qui est cruelle & farouche de son naturel n’est jamais plus vindicative qu’à l’endroit de ceux qui la font naître par le mépris de ce que nous avons de plus cher qui est nôtre cœur. Et comme il est aussi tourmenté par la haine qu’il le peut être par l’amour ; celui qui se veut rendre libre s’en doit donner de garde, d’autant qu’elle cause une infinité de désordres dans l’intérieur de ceux qui la laissent dominer. Car cette turbulente & maligne passion lors qu’elle est dans sa violence, empéche l’usage de tous les bons mouvemens par les orageuses tempêtes qu’elle excite dans le su-[73]jet où elle réside. Et même les autres passions n’ont pas grande force lors que l’ont est préoccupé de celle-cy ; parce que la puissance de nôtre ame étant finie & limitée, quand elle s’attache fortement à un objet, elle s’affoiblit & devient sans vigueur à l’égard de tous les autres. Cette passion ne tire pas son être d’un seul principe, elle vient de plusieurs causes, l’envie la fait naître, les deplaisirs & les affrons, les antipaties & les humeurs contraires, les mauvaises ou désagreables qualitez soit du corps soit de l’esprit, les torts & les injures que l’on nous fait soit devant nous ou en nôtre absence : toutes ces choses peuvent allumer le feu de la haine dans nôtre cœur ; mais en différentes maniéres : parce que tout de même qu’il y a des êtres dans la nature lesquels ont du rapport & de la conformité à de certaines choses, & sont opposez à d’autres, comme la chaleur qui est conforme à la nature du feu est contraire aux proprietez de l’eau ; aussi parmi les objets qui peuvent produire la haine dans nôtre cœur il y en a qui l’y rendent sensible & d’autres qui ne font aucune atteinte sur lui ou trés-legere : cela se fait suivant le temperament, le naturel, la force ou la foiblesse d’esprit d’un chacun. Un petit point d’honneur blesse celui-ci, un mediocre interêt celui là ; tandis qu’une ame généreuse s’élève au dessus de l’un & de l’autre nous aimons tous & haissons suivant nos dispositions intérieures plûtôt que par les rapports ou les oppositions que les objets ont avec nous. De quelque maniére que cette passion nous domine, elle est trés-dangereuse ; non seulement parce qu’elle nous ravit la liberté du cœur, mais aussi parce qu’elle engage nos consciences. Ce que saint Augustin nous prouve lors qu’il dit, que la créature douée d’intelligence n’a point de plus dangereux ennemi que la haine qu’elle conçoit contre son semblable : à cause que c’est une loy interieure de conscience & non pas une instruction de simple morale ; que l’on ne doit jamais faire à son prochain, ce qu’on ne voudroit pas en souffrir. Or est-il que personne ne veut être l’objet d’aversion des autres ; chacun étant bien-aise d’avoir l’amitié de tout le monde. La haine est une passion diabolique, & le péché des Demons & des reprouvez ; qui ne feront eternellement autre chose que de haïr Dieu est les ames bienheureuses. Que ceux qui ont atteints de la haine en ce monde [74] se souviennent qu’ils commencent leur enfer dont le plus horrible tourment sera composé d’une rage & desespoir inconcevable, que leur causera l’aversion continuelle qu’ils auront contre leur souverain Iuge. Il y a une sorte de haine qui n’est pas tout à fait criminelle, mais qui ne laisse pas de renfermer quelque chose d’injuste & d’inhumain : comme celle que nous concevons sur des apparences qui nous trompent, ou sur quelques imperfections naturelles qui nous deplaisent dans les autres : nôtre cœur étant si delicat qu’il se rebute facilement sans considerer qu’il ne se peut trouver au monde une seule personne sans défaut. Saint Jerôme desabuse ceux qui seroient si peu éclairés & si foibles que d’avoir cette pensée ; l’homme dit-il est porté au mal dés sa tendre jeunesse, son cœur est comme flotant entre les œuvres de la chair & celles de l’esprit ; car personne ne vient au monde sans vice, & celui-la est le meilleur qui en a le moins. Si nous voulons sçavoir laquelle de ces deux passions l’amour & la haine, est la plus sensible & la plus ordinaire au cœur des hommes, il faut entendre parler l’Ange de l’école saint Thomas qui nous apprend que l’amour consideré dans sa propre nature est plus fort que la haine ; parce qu’il est plus puissant, plus actif & plus agreable. Mais il est certain que la haine considerée dans ses éffets & conditions accidentelles, paroit ordinairement plus sensible, & s’emporte avec plus de violence que l’amour le plus empressé : à cause que celui-ci nous étant plus naturel il ne repugne point à l’appetit ; pendant que les objets qui occasionnent la haine, contrarient les sens & même s’elevent dans le raisonnement. Cette vérité ainsi établie par le plus sçavant des Scholastiques ; elle peut être encore confirmée par l’usage & la pratique qui se trouvent entre les hommes, dans lesquels la haine regne incomparablement plus que l’amour. Les funestes effets que cette passion produit continuellement en sont des marques ; parce que c’est elle qui suscite les procés & les chicanes, que l’on voit tous les jours dans les tribunaux ; qui met les injures, les calomnies & les médisances dans la bouche de tous les hommes ; c’est elle encore qui leur met en main le feu & le fer, qui ruine les uns de bien, les autres d’honneur & souvent arrache la vie à d’autres ; toute la terre est remplie de ses violences & de ses cruautez. [75] Comme au contraire l’on voit tres-peu de marques d’un véritable amour : les exemples de liberalité, d’honneur, de préférence, d’empressement pour rendre service, & autres qui sont inséparables du parfait amour étant tres-rares. Il est vray que celui qui est faux & trompeur fait souvent paroître son caprice ; mais tout s’évanoüit en fumée, parce qu’il n’a point de solidité, & qu’il est plus à craindre que la haine la plus cruelle & la plus emportée. Chacun connoît encore par son expériemce propre & particuliere, que les objets où se porte sa haine sont en plus grand nombre que ceux qui excitent son amour. De toutes les créatures que nous voyons la plus grande partie nous sont tres-indifférentes, nous avons de l’aversion pour plusieurs autres, de l’estime & de l’inclination fort modérée pour quelques-unes ; mais un seul objet pénétre nôtre cœur, & encore bien souvent ce feu s’éteint, ou manque de retour, ou par l’inconstance naturelle des créatures : La plus grande partie des hommes par une corruption & malignité de cœur qui est tres-blamable, ont plus de ressentimens pour les moindres déplaisirs, que de reconnoissance pour les plus grands services & les plus rares bien-faits, & plusieurs rompent facilement avec leurs amis pour tirer vengeance des injures qu’ils prétendent avoir reçûës de leurs ennemis. En un mot nous voyons souvent des amours tres-violents & tres-emportez, qui dégénérent en des haines mortelles : mais tres-rarement & presque jamais l’on passe d’une grande chaine à un amour passionné : c’est de toutes ces criminelles & penibles dispositions, dont ceux qui possedent la liberté du cœur sont exemts ; parce qu’ils prennent gardent de n’être pas surpris de haine & d’aversion, d’autant que la sagesse ne fait point sa demeure dans l’ame des vindicatifs. L’on ne manquera pas de dire que les personnes du Sexe ne sont jamais bien reglées en leurs dispositions ; d’autant que si elles aiment avec empressement, elles haïssent avec violence, la médiocrité n’étant point de leur commerce? je réponds à toutes ces calomnies, que si la raison ne leur servoit de guide dans l’œconomie de leur conduite elles ne seroient pas si prudentes à modérer les aversions & les ressentimens trop justes [76] qu’elles ont contre les libertins, qui pensent bien souvent en être aimez ou haïs mal à propos : lors qu’elles possedent leur cœur dans le calme d’une parfaite liberté. Leur discretion à couvrir les foiblesses & les défauts de ceux qui les censures en tout rencontre, les devroit obliger à mieux parler d’elles : ce qu’ils feroient sans doute s’ils consideroient la modération ordinaire aux femmes, opposée à leur emportemens. Si je ne voulois épargner les personnes du premier Sexe, en défendant la cause de celles du second, je prouverois par une infinité d’histoires tant saintes que profanes, que la retenuë & la fidelité ont toûjours été le partage de celles-cy ; pendant que des qualitez toutes opposées sont ordinaires à ceux-là, lors qu’ils dégénérent du merite & de la sagesse des veritables hommes. Mais comme je n’ay garde de m’éloigner du respect qu’on leur doit, je raporteray seulement l’exemple d’Amnon fils aîné du Roy David, pour justifier l’innocence & la pudeur des filles en la personne d’une de leur Sexe qui fût la victime de l’amour & de la haine de ce Prince incestueux, qui étoit tellement épris d’amour pour sa sœur Thamar qu’il en étoit malade à mourir : parce qu’il désespéroit de jamais obtenir ce qu’il desiroit d’elle, à cause qu’elle étoit vierge & fille tres-sage : de sorte que n’ayant jamais pû avoir sa possession que par fourberie & par violence il n’eut pas plûtôt contenté sa folle passion que la fureur s’étant emparée de son ame, la haine qu’il lui portoit surpassant de beaucoup l’amour qu’il avoit eu pour elle, dit l’Ecriture, & ne pouvant plus voir la cause innocente de son crime, il la fi promtement sortir de sa chambre, dans les larmes, les regrets & la confusion ayant ces tristes paroles en bouche ton extrême perfidie est un plus grand mal, que ton incestueuse volupté. L’on peut facilement voir dans cette Histoire les impertinentes dispositions qui precedent le peché, l’infamie qui l’accompagne & les cruelles suites qui lui sont ordinaires : la malice, l’inconstance & l’infidelité du cœur des hommes êtant parfaitement representées en la personne de ce Prince passionné. Et l’on peut remarquer en sa conduite les ruses & les surprises d’un amour folâtre & badin, aussi-bien que la rage & la cruauté d’une haine inhumaine & barbare, que ceux de son Sexe font succéder assez souvent l’un à l’autre. Et dans tout le procedé de [77] cette innocente & malheureuse Princesse, l’on y peut connoître la résistance aux mauvaises poursuites, l’aversion du péché, & la crainte du deshonneur, qui sont trois choses communes & ordinaires à la plûpart des femmes. *** [77] CHAPITRE XIV. Suite du même sujet. S’Il est vray que l’amour est un desir qui se termine à la joüissance, & la haine un autre desir de l’éloignement & séparation des choses qui nous affligent : j’ay raison de dire que ces trois passions étant la source & le principe de toutes les autres : le troisiéme tyran qui enchaîne & mal-traite nos cœurs n’est autre que le desir : parce que sa trop grande multitude & ordinaire inutilité sont les causes de nos douleurs & de nos souffrances : les biens & les plaisirs que nous souhaittons prennent tres-souvent la fuite ; pendant que les choses qui nous tourmentent se tiennent aussi proche de nous, que nos desirs les portent loin. Tu n’auras jamais de crainte, dit le Philosophe Romain, si tu ne desire jamais rien. La peur suit toûjours l’espérance & je ne m’étonne pas qu’elles prennent cette route, puisque l’une & l’autre sont le supplice d’un cœur qui vit en suspend, c’est le tourment d’une attente facheuse, & leur comune cause, c’est que nous ne méditons pas sérieusement les choses presentes, & que nous portons bien loin nos pensées dans celles qui sont à venir, & dont l’incertitude ne nous donne jamais de repos. La nature des desirs étant d’être toûjours en attente. Ce sont des arbres qui produisent beaucoup de fleurs & rarement de bons fruits, & la plûpart du tems ils demeurent dans les idées de nôtre esprit, comme ces belles republiques de Platon, qui n’ont jamais été mises en pratique. Nos cœurs ne sont pas seulement incertains & inquiets par l’abondance de nos desirs, ils deviennent encore tres-foibles & [78] languissans ; ainsi que nous l’enseigne saint Augustin, lors qu’il nous assure, que l’ame humaine devient trés-languissante & sujette à de grandes foiblesses par la multitude des desirs, & se plaignant de soy-même il disoit à Dieu, je me suis égaré en me séparant de vôtre appuis, & me suis écoulé de desir en desir, étant à moy-même une terre sterile & une contrée d’indigence. Paroles admirables qui nous font bien connoître que nous sommes toûjours dans la possession d’une parfaite liberté lors que nous ne desirons aucune chose : d’autant que rien n’éleve nos cœurs en haut & ne les abaisse vers les choses de la terre, rien ne les dissipe & ne les égare lors que nous sommes libres de tous desirs ; mais si-tôt que nous commençons à desirer quelque chose, ils se travaillent ils se lassent & s’affoiblissent. Nous ne sçaurions jamais être libres avec une abondance de desirs ; parce qu’ils sont entierement opposez à la franchise de nos cœurs qu’ils déchirent continuellement. Ce qui faisoit dire autrefois à une Dame Romaine, plûtôt l’exil que le desir ; parce que ne pouvant supporter l’absence de son fils que l’on avoit exilé, le bannissement lui auroit été beaucoup plus agréable que l’ardent desir de le révoir, & d’autant qu’elle étoit incomparablement plus tourmentée que si elle avoit supporté l’éloignement de son païs & de tous ses proches. Comme les personnes qui sçavent tant soit peu de morale ne sçauroient ignorer que nos cœurs ne soient le principe d’où procedent les passions & le theatre sur lequel elles joüent leurs personnages ; elles sçavent aussi que leurs plus violens emportemens viennent de l’empresssement de leurs desirs, parce que ceux-cy sont leurs continuelles & infaillibles productions : car bien que le desir soit le plus legitime enfant de l’amour & de la haine, il participe encore de toutes les autres passions ; lesquelles à proprement parler ne sont que des desirs, les unes d’éviter quelque mal, les autres de parvenir à la joüissance d’un bien ; qui s’appelle selon saint Thomas le fruit des desirs ou le dernier repos de l’inclination humaine. C'est pourquoy il faut nécessairement tirer une conséquence certaine ; que si-tôt que nos desirs sont dans le déréglement, nôtre cœur ne sçauroit être qu’une mer orageuse agitée des vents & des flots de divers mouvemens, qui ne le laisseront jamais libre qu’ils ne soient tous dissipés & vaincus. [79] Désirer ou convoiter sont des termes qui se prenent bien souvent l’un pour l’autre ; & ils ne different qu’en ce que la convoitise est de l’appetit sensitif, & que le desir ne se dit jamais que de l’appetit raisonnable. C’est une même chose qui s’exerce diversement, la convoitise se portant à ce qui la flatte & qui lui est sensible, & le desir étant conduit & dirigé par un sentiment humain, qui n’est autre que la raison. C’est par la justice de ses regles que les desirs sont toûjours dans la modération & la bienseance ; mais si-tôt qu’ils se portent à ce qui est de l’animal sans appeller le conseil de la raison, ils ne sçauroient produire que de trés-mauvais éffets : parce que les desirs sont aussi feconds en trouble & inquiétude, qu’ils sont steriles en bonheur & en tranquillité. L’on ne sçauroit jamais avoir tout ce que l’on desire ; mais l’on peut bien ne point desirer ce que l’on n’a pas. Se contenter dans l’indifférence c’est la meilleure piece de nôtre liberté, qui ne sçauroit se maintenir que par le retranchement de tous les desirs inutiles & superflus. S’il est vray que les desirs sont des marques de nécessité & d’indigence ; l’on ne manquera jamais d’en donner une multitude aux femmes & aux filles ; puisque trés-volontiers on leur fait present de toutes les choses les plus désavantageuses. N’est-il pas juste de leur permettre l’abondance des souhaits, n’aiant pas le pouvoir de rien exécuter, disent ordinairement les hommes : qu’elles désirent à la bonne heure tout ce qui leur plaira, étant dans l’impuissance de faire aucune chose remarquable & qui puisse tant soit peu contrarier la conduite que l’on tient à leur égard ? mais on répond que c’est une extréme injustice de leur attribuer de grandes foiblesses & de leur ôter les moyens de s’en delivrer ; puisque l’accomplissement & la possession sont les arts certains & assurés d’amortir & d’éteindre tous les desirs qui sont raisonnables & honnêtes. Pourquoy ne leur permet-on pas de les remplir ces desirs en possedant leurs objets, lors qu’ils sont justes & agréables ; car pour eux qui sont dans le desordre la joüissance les irrite plûtôt que de les appaiser, & le pouvoir de les satisfaire n’appartient pas plus aux hommes qu’aux femmes si ce n’est trés-abusivement. *** [80] CHAPITRE XV. Liberté de Conscience. VNe conscience ne sçauroit être libre, si elle n’est pure, éclairée & bien reglée. Par la premiére qualité elle se trouve exemte des liens & des chaines du péché ; par la seconde elle est preservée de l’erreur & des scrupules ; & par la troisiéme elle se rend quitte de tous les engagemens indiscrets & précipitez, qui pourroient surpasser sa capacité & ses forces. La source du péché est inséparable de l’homme, & c’est ce qui fait dire au bien-aimé disciple ; que si nous pensons être sans peché nous nous trompons nous-mêmes & la verité n’est point en nous ; que toutefois si nous confessons nos offenses, Dieu est juste & fidelle pour nous les pardonner & nous rendre nets de nos iniquitez. Depuis que l’homme a perdu l’innocence il est si porté au mal, que bien qu’il soit en son pouvoir de ne le pas commettre, il s’y laisse néanmoins continuellement aller. C’est ce qui donne sujet aux gemissemens du grand Augustin qu’il exprime en ces termes, la conscience me remord, les secrets de mon cœur m’affligent, l’avarice me trouble, la superbe m’accuse, l’envie me ronge, la concupiscence m’enflame, l’impureté me soüille, la calomnie me déchire l’ambition m’abat, l’inimitié me divise, la colere me transporte, & mille sources de péchez me tourmentent & me sollicitent. Il est facile de persuader que l’ame ne sçauroit être libre, si elle conserve en elle-même des attaches au péché, puisque sa propre conscience quand elle est coulpable & criminelle, lui sert de prison, lui donne la mort & la conduit en enfer. Cela se prouve par deux raisons, la prémiere que le péché est infiniment désagréable à Dieu, qui est l’auteur de la vie & de toute sainteté ; la seconde qu’il rend l’ame difforme & insuportable à elle-même. Que Dieu porte une extrême aversion au péché ; c’est une verité, qui nous est enseignée dans toutes les pages de l’Ecriture ; & pour nous confirmer dans ce sentiment, il faut seulement con-[81]sidérer la vengeance qu’il en tira du tems de Noé. Le Seigneur connoissant que la malice de l’homme étoit si grande que toute sa pensée tendoit au mal, il se repentit de l’avoir fait, & prévoyant l’avenir, il dit ces paroles, j’ôteray de dessus la terre l’homme que j’ay creé, & je feray perir jusqu’au bétail, aux reptiles & aux oyseaux, parce que toute chair a corrompu sa voye. Et le Roy Prophete nous assure, que Dieu perdra les pecheurs & que tous leurs desirs periront. Ces grandes menaces ne doivent pas nous étonner, puisque la Theologie ne considére le peché que comme une chose outrageuse à Dieu, parce qu’elle contrarie la regle de la raison divine. Saint Augustin le définit une débauche de la volonté qui abandonne un bien fixe & permanent, pour s’appliquer à un bien apparent & périssable. En un mot, ce n’est autre chose qu’une attache à la créature, & un éloignement du Créateur. Et selon le même Saint, l’essence ou la nature du peché étant une parole, une action, une pensée, ou un desir contre la regle de la loy éternelle, il n’a point d’autre forme que le déréglement de la volonté, qui s’égare du droit chemin pour suivre de faux sentiers, qui nous conduisent à nôtre perte. Le saint homme Job parfaitement éclairé dans la connoissance de la sévérité que Dieu exerce contre le pecheur, disoit avec crainte & tremblement, ô Seigneur vous avez écris contre moy des amertumes, & il semble que vous me voulez consumer pour les pechez de ma jeunesse. Vous avez mis mes pieds aux fers & avez considerez tous mes pas, & vous avez cachetez toutes mes fautes comme dans un sac pour en faire l’ouverture au dernier jugement. Et le grand Apôtre nous dit en termes tres-exprés, que Dieu n’a trouvé personne de juste sur la terre, parce que tous sont criminels, & ont besoin de la grace divine. Le péché est tellement ennemi de Dieu, que pour satisfaire à sa justice, il n’a point voulu de remede que la mort de son fils unique. Et entre les œuvres admirables que JESUS-CHRIST a faites en ce monde, la plus grande de toutes, c’est la remission des péchez. Aussi rien n’étonnoit tant les Scribes & les Pharisiens ses plus ordinaires persécuteurs, que lors qu’ils consideroient comme il pardonnoit les crimes aux plus misérables. C’est ce qu’il leur fit dire quand ils virent le miracle du Paralitique auquel il donna la santé de l’ame aussi-bien que celle du corps, qu’il avoit blasphemé, à cause que Dieu seul pouvoit par-[82]donner les pechez, & que JESUS-CHRIST qu’ils n’estimoient pas être le Messie s’attribuoit cette puissance. C’est aussi le chef-d’œuvre de sa miséricorde & le plus grand effet de son amour, que la redemption du monde. Ce qui fait dire à saint Paul écrivant à son cher Timothée, que Iesus-Christ étoit venu sur la terre pour sauvez les pecheurs, dont il étoit le plus grand, que pour cette cause il en avoit reçu miséricorde, afin de faire paroître en lui sa clemence infinie. Mais qui sont ceux lesquels pourront espérer de recevoir cette même grace? pour l’apprendre, il faut écouter saint Jean Chrysostome, quand il nous dit, que le premier bonheur de l’homme est de ne point pecher, & le second de connoître & pleurer son peché. Si vous n’étes pas en peine d’examiner vos défauts comme [sic] prierez-vous Dieu de vous en accorder le pardon, dit cette bouche d’or, & dans cette ignorance comment pourrez vous être touchez de la grandeur de sa miséricorde. Il faut donc considerer vos pechez, afin de sçavoir ce que Dieu vous pardonne & que vous ne soyez pas ingrat envers vôtre bien-faiteur. Et comme le juste peche sept fois le jour, ainsi que nous l’apprend l’oracle sacré, saint Jerôme dit à ce propos les paroles suivantes, s’il tombe comment peut-il être nommé juste, & s’il est juste comment tombe-t-il? celui qui se releve par la pénitence ne perd point la qualité de juste, & les pechez ne sont pas seulement pardonnez sept fois à celui qui se convertit, mais sept fois septante. Par le peché l’homme n’est pas seulement desagréable à Dieu ; mais il est encore insupportable & odieux à lui-même, lors qu’il sçait connoître son déréglement. Pour être persuadé de cette vérité, il faut sçavoir que le peché étant le mouvement d’une créature doüée de connoissance & de volonté, lors qu’elle vient à y tomber, elle conçoit un certain déplaisir contre elle-même qui la tient dans le chagrin & dans les regrets de voir que par un acte d’entendement & de liberté, elle s’est privée de la grace divine, & du repos & tranquilité qui sont ordinaires à une conscience pure & libre de peché. C’est une erreur extrême de croire que Dieu devoit faire l’Ange & l’homme impeccables par nature ; puisqu’il a voulu abandonner l’homme à se [sic] propre conduite, & lui faire con-[83]noître le chemin du Ciel sans forcer ses inclinations, avec plein pouvoir de le suivre ou de s’en écarter. Car tout de même que son mérite est d’avoir le mal en puissance & la vertu en effet ; le moyen d’acquerir la gloire étant de pouvoir pecher & de ne le pas faire, pareillement sa défectuosité, son supplice & son malheur viennent de sa liberté déréglée, qui le fait tomber dans le peché. L’homme ne sçauroit être plus misérable & plus ennemi de lui-même que de s’exposer aux supplices & tourmens d’une mauvaise conscience, parce que c’est un mal si terrible qu’un sage profane nous assure, que les remords que l’on endure lors qu’on a commis quelques fautes laissent un deplaisir en l’ame qui la tourmente continuellement, d’autant que la raison qui efface & dissipe les autres douleurs & tristesses, engendre celle du repentir, lequel produit sa honte & se punit soy-même : & pour opposer les delices de la bonne conscience au tourment de la mauvaise, il ajoûte, qu’il n’y a point de noblesse, de grandeur, de charge, d’office, de richesse, de science & de beau discours qui apportent tant de calme & de tranquilité à la vie de l’homme, que d’avoir l’ame pure & exempte de toutes mauvaises actions, volontez & desirs. Quelle horreur ne devons-nous pas avoir du peché, nous autres qui sommes éclairez par les lumiéres de la foy ; puis que ce Payen qui n’en avoit que de naturelles & celles que lui pouvoient fournir les raisonnemens de la Philosophie, a eu de si beaux sentimens touchant la franchise & liberté des consciences pures & nettes. Ceux de Seneque ne sont pas moins admirables, quand il nous dit, que celui-là est véritablement libre qui est échappé des liens de sa propre conscience, parce que c’est une servitude perpetuelle qui nous tourmente jour & nuit sans nous donner aucun [sic] relâche, d’autant que plusieurs crimes & pechez évitent le jugement & la punition des hommes, mais ils ne peuvent jamais éviter ces cruels & naturels supplices, qui sont la crainte & le remord qui leur servent d’une rigoureuse pénitence. Nous pouvons nous délivrer de tous ces maux en nous formant une conscience pure & nette, qui nous retire efficacement du peché, pour nous mettre en possession d’une véritable & sainte liberté. [84] Pourrons-nous trouver des Catons assez sévéres & rigoureux, pour critiquer les femmes & leurs filles sur ce que nous venons de dire, puisqu’elles sont dans l’ignorance de la plus grande partie des pechez que les hommes commettent, & que si-tôt qu’elles tombent en quelque faute soit par fragilité ou autrement, elles ont promtement recours au remede de la pénitence, laquelle selon tous les Saints Peres, est la seconde planche, qui nous est donnée pour nous sauver du naufrage. Mais à toutes ces choses j’entens que l’on me dit que leurs frequentes confessions sont des marques de leurs continuelles rechûtes, & que bien souvent c’est plûtôt l’effet d’un amour propre & caché qui les porte à se rechercher elles-mêmes, que non pas celui de Dieu, dont les approches operent dans les ames des fruits de bonnes œuvres, que l’on ne voit pas dans leur vie. L’autorité de l’Eglise renverse toutes ces objections par le titre glorieux de Sexe devot qu’elle leur donne ; mais avec tant de justice que sans elles la plûpart du tems les Temples seroient deserts, les Confessionaux inutiles, la saint Table sans communians, les Processions sans suite, les Confesseurs sans pratique, les Directeurs sans conférence, les Hôpitaux & les Prisons sans visite, les pauvres & les nécessiteux sans consolation ni assistance : parce que c’est une chose trés-certaine que la pureté de conscience, la pieté & le zele des personnes du Sexe, servent de ressort pour faire agir toutes ces choses, & mettre en pratique toutes ces bonnes œuvres. *** [84] CHAPITRE XIV. Sur le méme sujet. SAint Augustin a eu raison de dire, que la paix que nous possédons en ce monde, est plûtôt le soulagement de nos miséres, qu’une véritable paix, & que nôtre justice en cette vie périssable consiste plûtôt en la remission des pechez qu’en la perfection des vertus, parce que nous avons en nous-mêmes une source de travaux & d’inquiétudes, qui n’est autre que nôtre propre conscience, laquelle bien souvent faute de lumiére nous [85] causent beaucoup de préjudice : l’ignorance où nous sommes étant le principe de nos chûtes & de nos déréglemens ; & nous ne pouvons jamais nous en relever, si ce n’est par les connoissances que nous recevons de la foy, ou par celles que nous donne la raison. Les lumiéres que nous donne la foy sont d’une trés-grande étenduë, & je ne pretens point de parler ici, de ces hauts & profonds misteres de la religion Chrêtienne, d’autant qu’elle nous oblige plûtôt de les croire & adorer, que de les rechercher par des spéculations qui seroient inutiles à cause de leur obscurité. Je veux seulement dire quelques choses touchant ce qu’elle nous enseigne des devoirs de nos consciences, dont la plus ordinaire inquiétude, est celle que nous cause la crainte de nôtre salut. Ce qui nous doit consoler en cette importante affaire c’est qu’elle ne dépend que de Dieu & de nous mêmes sans avoir aucun raport à la malice ou mauvaise volonté des hommes : car nous avons beaucoup de sujet d’en bien esperer du côte de Dieu, qui ne nous refuse jamais les graces sufisantes pour nous sauver ; & du nôtre à moins que d’être ennemis de nous mêmes nous y devons travailler ; parce que nôtre liberté doit cooperer au grand ouvrage de nôtre prédestination : & si Dieu permet quelquefois des chûtes & des péchez, c’est pour mieux faire connoître la puissance de cette prétieuse liberté. D’autant que comme la nature ne souffre les pourritures & les corruptions que pour la production des plus belles choses ; de même Dieu n’endure le péché que pour en tirer sa gloire soit par la punition des méchans, soit pas la correction des justes. Si tu fais bien dit le Seigneur à Caïn, tu auras la recompense, & si tu fais mal ton peché sera toûjours auprés de toy pour demander vengeance. Paroles qui meritent d’être bien considerées, & qui nous doivent en même tems inspirer de la confiance & donner de la crainte. Les lumiéres que nous recevons de la foy pour la conduite & la direction de nos consciences, meritent d’être bien examinées. Saint Augustin que j’ay cité au commencement de ce chapitre nous apprend que tous leurs secrets & toutes leurs fautes les plus cachées seront un jour mises en évidence. Et pour mieux concevoir cette verité il faut rapporter les mêmes termes de ce grand Docteur, les livres seront ouverts dit-il, cela s’entend le [86] livre de chacun, parce que les hommes seront éclairez d’une vertu divine qui leur remettra en memoire toutes leurs actions bonnes & mauvaises ; ils les verront d’une merveilleuse promtitude, par le regard de l’entendement ; de sorte que la science viendra à excuser ou accuser la conscience. Et ainsi tous en général & chacun en particulier seront jugez ensemble. Cette puissance & vertu Divine par laquelle les hommes verront à découvert tout l’état de leur vie s’appelle livre, parce que tout se lit & se connoit parfaitement en elle. Cette même lumiére & connoissance que nous donne la foy doit être la directrice de nos consciences, à cause qu’elle leur fait voir clairement que les choses, que Dieu veut de nous, consistent dans une application de cœur & d’esprit à lui seul, dans un mépris & dégagement de toutes choses, & dans la mort de nos passions, qui sont les pieces principales de nôtre salut, parce qu’il en dépend beaucoup davantage, que de toutes les ceremonies extérieures de vertu & de religion, bien que nous devons prendre garde à ne les pas négliger, crainte de scandaliser les foibles, & pour donner à Dieu des marques extérieures de nos soumissions & dépendances, sans toutefois en faire un point capital, & essentiel qui se doit reserver pour l’intérieur & le secrêt de l’ame, afin de ne pas encourir le reproche que JESUS-CHRIST fit aux Iuifs par ces paroles, ce peuple m’honore des lêvres mais son cœur est éloigné de moy. Pour bien conduire nos consciences, aprés le respect que nous devons aux lumiéres de la foy, il faut encore mettre en usage celles de la raison, à cause qu’elles instruisent nos esprits de plusieurs grandes connoissances, par lesquelles nous pouvons faire la distinction des differentes consciences qui se trouvent dans le monde, & que nous pouvons reduire à trois pour éviter la confusion & une longueur qui seroit inutile pour leur éclaircissement. C’est pourquoy je diray en peu de mots qu’il y a une conscience droite qui juge sainement des choses, une erronée qui les considére autrement qu’elles ne sont en effet, & une douteuse qui est toûjours incertaine : sans parler de celle qui se fait une voye large & égarée, laquelle ne peut jamais être au rang des consciences libres ; d’autant qu’on ne le peut être qu’en se soumettant à Dieu. Et c’est ce que fait trés-parfaitement celle [87] qui suit les vrayes lumieres de la raison sans s’éloigner tant soit peu des justes regles de sa droiture : puisque selon saint Thomas la raison humaine ne peut ordonner & regler les actes de la volonté que selon les lumiéres qu’elle a reçeuës de la raison Divine ; parce que la regle eternelle est véritablement la forme de toutes les formes, la regle de toutes les regles, & la raison de toutes les raisons. Le reproche que saint Paul faisoit aux Corinthiens se pourroit faire à plusieurs de ce tems ; à cause qu’il y a beaucoup plus de partialités entre eux qu’il n’y en eut autrefois parmi les premiers Fideles dont la plûpart se ventoient d’avoir reçeu l’Evangile, les uns de Paul, les autres d’Apollo, & d’autres, de Cephas. Mais comme leur dit ce vaisseau d’élection, JESUS-CHRIST ne sçauroit être divisé, Paul n’a pas été crucifié pour vous, ce n’est pas en son nom que vous êtes bâtisez ; mais au nom du Seigneur Iesus. Et par conséquent il faut avoir un esprit d’unité, afin de prosséder sa conscience libre. Celui qui pourroit donner des avis convenables à toutes sortes de personnes auroit l’esprit bien universel ; & si encore il ne pourroit exercer son talent à moins que d’avoir connoissance de l’interieur & des dispositions particuliéres de ceux qui le consulteroient, ce qui est reservé à Dieu seul. Un moderne a eu raison de dire que la conscience est une maison remplie de tenebres ; puisque les pensées des hommes sont dans une telle obscurité que les Anges & les Demons n’y peuvent rien connoître. Personne ne doit entreprendre d’ordonner, conseiller & diriger ce qu’il ne peut sçavoir, que par des apparences si trompeuses, que bien souvent elles sont toutes opposées à ce qui est en effet. Mais en suivant la raison cette sage gouvernante de l’ame, cette prudente maîtresse de la vie, l’on ne sçauroit jamais manquer ; puisqu’au sentiment de saint Augustin, la plus parfaite vertu est celle qui ne se contente pas des jugemens humains ; mais qui se rapporte en toutes choses à celui de sa propre conscience. Plus cette conscience qui se laisse conduire par la droite raison est agréable à Dieu & utile à celui qui la possede, plus celle qui lui est opposée pour être dans l’erreur, est préjudiciable & dangereuse. Ce que saint Thomas nous enseigne quand il dit, que toute volonté qui contredit sa propre conscience & qui va con-[88]tre sa raison, soit que cette même raison soit juste ou qu’elle sois erronée & fautive ; elle est toûjours défectueuse & déreglée, puisqu’elle suit le mal directement, & que s’il arrive dans son erreur qu’elle fasse le bien, c’est contre son intention, non pas à l’égard de l’objet consideré dans sa propre nature ; mais à l’égard du même objet consideré sous la fausse raison, & sous la forme intelligible qui lui en donne la connoissance. Tous les Casuistes, suivant l’opinion de ce grand Maître de la Theologie assurent, que celui qui croit que jetter quelques regards immodestes ou proférer des paroles oysives sont des pechez mortels, s’il le fait il peche mortellement, parce qu’il a volonté d’offenser Dieu. Ce qui n’arrive pas seulement dans les pechez veniels & dans les choses indifférentes, mais encore dans les bonnes actions ; de maniére que si une personne avoit la pensée & croyoit fermement, que d’assister aux divins offices & donner l’aumône aux pauvres, c’est pecher mortellement ; s’il le fait il commet un peché mortel, tant il y a de périls & de dangers pour les consciences erronées & ignorantes. Seneque dit avec beaucoup de raison que le commencement du salut, c’est la connoissance du peché, parce que celui qui ne sçait pas s’il peche ne se peut corriger, & il se faut trouver en faute auparavant que de s’amender. Il en est de même de celui qui n’est pas assez éclairé pour faire le discernement du peché mortel d’avec le veniel, & de celui-ci d’avec les actions indifférentes, & qui ne sépare point ce qui est indifférent, d’avec ce qui est bon & digne de vertu, parce qu’il est en péril de faire des crimes, où il n’y a que de legeres fautes, & souvent il se forme des sujets de punition dans les choses mêmes, dont il se peut faire des matiéres de recompense. Saint Augustin dit à ce propos, que ceux des Gentils, qui suivoient les lumiéres de la nature pour leur guide si elle n’étoit pas soüillée & corrompuë par des mauvais jugemens & opinions fausses ont pû être aussi agréables à Dieu, que ceux qui ont gardé la loy Mosaïque ; par ce que leur conscience leur a servi de loy. Et S. Paul enseigne aux Romains, qu’aucune chose considérée en elle-même ne peut être impure ni soüillée, si ce n’est à celui qui la croit mauvaise & corrompuë. Funeste état d’une ame dans les tenebres, par l’absence de sa propre raison, qui lui fait penser le bien être mal, & le mal être bien. [89] C’est par cette lumiére de conscience, ou par ce principe de raison, que nous discernons ce qu’il faut faire ou éviter, les choses qui sont de précepte d’avec celles qui sont de conseil. Nous connoissons encore que les commandemens Divins ne reçoivent jamais de dispense, qu’ils s’observent par tout sans aucune exception, d’autant qu’ils sont établis pas une sagesse infinie qui ne se peut jamais méprendre & qui les a entiérement proportionnez à nos forces. Au contraire des loix humaines, lesquelles n’obligent pas toûjours la conscience, & en beaucoup de rencontres elles sont sujettes à souffrir la dispense, & changent souvent de regle & de maniére d’agir. De plus, comme les hommes imposent ordinairement des fardeaux les uns aux autres, il faut que la raison fasse son office & prenne garde de ne pas être comme ces Scribes & Pharisiens, qui tenoient pour un grand Poinct de Religion de ne pas faire la moindre chose au jour du Sabbat & de laver les mains devant le repas ; pendant qu’ils étoient pleins de superbe, d’avarice & d’animosité, & qui auroient fait scrupule de négliger la plus petite de leurs traditions en même-tems qu’ils transgressoient les commandemens d’aimer Dieu & le prochain, & ne voulant point entrer dans un tribunal de justice, crainte d’être foüillez d’une impureté légale, ils s’abîmoient dans le plus grand de tous les crimes en poursuivant la mort de JESUS-CHRIST. Il faut prendre d’autres sentimens & s’attacher à cette loy de la raison, qui n’a point d’autre source que l’éternelle, qui ne peut jamais manquer. Et comme ces loix nous apprennent le respect & la soûmission que l’on doit aux puissances de la terre, elles nous défendent aussi d’établir nôtre salut & nôtre perfection dans certaines formalitez & pratiques, qui brillent aux yeux des moins éclairez, & de tenir nos consciences genées & nos esprits contraints crainte de nous exposer aux indiscrets jugemens des hommes. Il se trouve encore une autre espéce de conscience que nous appellons scrupuleuse, qui provient ordinairement d’ignorance, ou de timidité & quelquefois de mélancolie. Cela peut aussi arriver par les suggestions de l’ennemi commun du genre-humain, qui se sert de ce moyen comme tres-puissant pour empêcher les ames de s’unir à Dieu ; parce qu’étant agitées de pen-[90]sées importunes, qui les inquiétent & les troubles continuellement, elles sont incapables de s’appliquer aux choses saintes, & le tems qui se pourroit employer à produire des actes de vertu, & à faire des réflexions utiles & sérieuses, est misérablement perdu à former des pechez imaginaires, qui ne se trouvent jamais que dans les appréhensions des consciences excessivement craintives. Ces phantaisies & fausses idées tourmentent & affligent extrêmement une pauvre ame, qui peut dire en cét état avec le Roy Prophete, des maux sans nombre m’ont environné, mes iniquitez m’ont troublé, car elles sont multipliées comme les cheveux de ma tête, & mon cœur m’a delaissé. On peut dire encore de cette conscience scrupuleuse avec le même Prophete, qu’elle a tremblé où il n’y avoit pas lieu de craindre ni sujet de se troubler. Il n’y a rien qui s’augmente davantage que les scrupules, un seul en attire mille, & c’est une suite qui n’a point de fin, si elle n’est corrigée par la force de l’esprit & par les réflexions d’une conscience éclairée. La conduite d’un sage, sçavant & experimenté Directeur peut encore arrêter le cours des scrupules & des troubles de conscience, car il peut par ses avis & ses conseils aider une ame pour la sortir de ce malheureux état, pourveu qu’elle soit soûmise & obeïssante. Ce secours spirituel étant capable de remedier au trouble de son esprit, aux illusions de ses pensées & à l’incertitude de sa volonté. Il ne faut pas confondre la conscience scrupuleuse avec celle qui n’est que timorée, parce que celle-ci est bonne étant le commencement de la sagesse, au lieu que celle-là est foible & mauvaise étant un obstacle au progrez que l’on doit faire dans la vertu. La premiere craint sans fondement & avec inquiétude & perplexité, mais la seconde demeure tranquille, sa crainte est celle d’un enfant & non pas d’un esclave, elle apprehende de manquer aux commandemens divins & de ne les pas remplir parfaitement dans toutes leurs circonstances, si elle connoit une occasion dans laquelle Dieu peut être offensé, elle se défie de ses forces & s’en retire. Et comme personne ne sçait s’il est digne d’amour ou de haine nous avons toûjours sujet de craindre, & c’est pourquoy une conscience timorée ne peut être que bonne & avantageuse, puisqu’elle conduit au pur amour de Dieu. [91] Nous serons jugez de Dieu selon la mesure des graces qu’il nous donne : & comme cette mesure n’est pas égale en tous les hommes, les uns étant prévenus des bénédictions & douceurs celestes, pendant que les autres sont abandonnez dans cette cathegorie générale de grace suffisante donnée à tous les hommes, pas un ne se pouvant plaindre qu’il n’a point eu les secours nécessaires pour faire son salut, sans doute que les premiers éprouveront un jugement plus sévére & terrible, puisque l’on demande beaucoup à ceux qui ont reçu davantage. C’est ce qui fait dire à un de nos Sçavans, que sans parler du feu qui brûlera éternellement les damnez, il y a un enfer de science & de conscience, qui tourmentera particulierement ceux qui auront été doüés d’un bel esprit & qui l’auront mal employé, & que ceux qui auront eu beaucoup de lumiéres & de connoissances seront plus rigoureusement punis, s’ils n’en font un bon usage. Plusieurs pechez sont assemblez en celui qui aura usé d’une grande négligence, dit saint Bernard, parce qu’il est tres-juste que le serviteur qui aura caché son talent en terre, sans se mettre en peine de le faire profiter, en soit privé & qu’il soit jetté dans les tenebres extérieures. Se pourroit-il bien faire que la conscience d’une personne éclairée, non seulement par les lumiéres de la foy & par celles de la raison, mais encore par les connoissances & les veües particuliéres d’un esprit subtil & penetrant, & secouruë d’une assistance particuliére du Ciel, fût en repos & parfaitement libre en suivant la vie commune & le train des vanitez de la plus grande partie du monde ; cela doit passer pour impossible dans le sentiment des véritables Chrêtiens. Et néanmoins les stupides & les grossiers qui n’ont gueres plus de connoissance que des brutes, excepté l’usage commun de la raison humaine, se pourront sauver par ce même genre de vie ordinaire entre les hommes, pendant que les personnes privilégiées y trouveront leur perte pour être trop inférieure à l’éminence des graces, dont elles sont prévenuës. Et comme ces faveurs demandent une parfaite correspondance, & que d’être infidéle à Dieu c’est mettre son salut en grand péril, & se former des habitudes criminelles que l’on ne peut ensuite surmonter qu’avec d’extrêmes difficultez : il ne faut pas s’étonner si saint Augustin aprés en avoir fait [92] l’experience nous assure que cette résistance au bien n’est autre chose que la loy du péché, & que cette même loy n’est rien que la mauvaise coutume, qui captive l’esprit, même contre son inclination, & cela sans injustice puisqu’il s’y est laissé aller sans resistance. Que Dieu dans l’ordre de la nature donne plus d’esprit, plus de lumiéres & de capacités aux uns qu’aux autres ; l’inégalité que nous voyons dans toutes les créatures raisonnables nous certifie cette vérité. Mais que dans l’ordre de la grace il y ait des ames privilegiées & singuliérement choisies, JESUS-CHRIST lui-même nous en assure, lors qu’il dit par son Evangeliste saint Iean, qu’il y a diverses demeures en la maison de son Pere. Le choix qu’il a fait de quelques uns de ses disciples preferablement aux autres en est un exemple : ce Souverain Maître ayant voulu nous montrer par sa conduite, aussi bien que par ses paroles, qu’il y a des personnes qu’il destine à quelque chose de grand. Il est vray de dire qu’il est de certaines ames d’élites à qui Dieu donne des graces beaucoup plus fortes qu’à d’autres pour surmonter les difficultez & les obstacles de la nature corrompuë, & c’est à ces ames que l’on peut addresser ces paroles d’un Prophete. Ie semeray ta voie d’epines afin que tu retourne à moy. Ie ne pretens pas d’ôter par cette proposition la liberté à l’homme ; je veux plûtôt dire avec saint Augustin qu’elle est parfaitement établie par la grace bien loin de l’anéentir ; dautant que la grace guerit la volonté pour lui faire aimer la justice, & Dieu par des attraits singuliers nous attire au dedans de nous mêmes pour nous unir à lui ; pendant qu’il nous fait éprouver des amertumes & des ennuis parmi les créatures afin de nous en éloigner. Les Panégiristes des femmes prétendent que ce sujet leur doit servir d’un champ trés-spacieux pour se divertir. Quel esprit & quelle raison peuvent-elles avoir, disent-ils en tout rencontre, puisque toutes leurs lumiéres sont empruntées ; comment pourroient-elles mettre leur conscience dans l’heureuse liberté des enfans de Dieu, n’ayant pas la science nécessaire pour discerner la nature, le genre, les espéces, & les differences des péchez, les circonstances qui les agravent, & mille particularitez qui s’echappent à leur connoissance. Et comme elles ne sont pas assez éclairées pour faire tous les discernemens qu’il faut pour leur [93] conduite ; elles sont continuellement dans l’occasion de mandier les conseils & les avis des autres ; qui se trouvent tellement lassez de leurs redites, qu’ils les écoutent avec ennui, leur répondent avec précipitation, les traitent souvent avec mépris, & quelquefois sont infideles à garder leurs secrets ; ils font passer leurs doutes pour bétise, leurs scrupules pour foiblesses, & leurs répétitions pour une éternelle sterilité d’esprit. Que ceux qui les traitent d’une maniére si désobligeante, apprennent aujourd’hui qu’elles ne manquent de lumiére que parce qu’on leur ôte les moyens d’en acquerir ; & qu’elles pourroient bien se conduire dans les détours de leur conscience & dans les sentiers de la vertu, si on leur permettoit l’usage des sciences capable de les éclairer dans leur nécessitez spirituelles. La defférence & la soumission que les personnes du Sexe pratiquent pour la direction de leur conscience est plûtôt un témoignage de leur foy, & de leur attachement aux loix de l’Eglise, que des foiblesses, scrupules & redites ennuyeuses & bien souvent elles recherchent en apparence ceux dont elles voudroient bien s’éloigner en effet : dautant qu’elles n’ignorent pas ce que dit le Sage, qu’il faut être fort reservé à mettre sa confiance aux hommes, parce que le nombre de ceux qui manquent de fidelité & qui ne gardent pas bien les secrets est trés-grand. *** [93] CHAPITRE XVII. Suite du méme sujet. BIen qu’une conscience pure & éclairée puisse posséder la liberté ; elle ne seroit pas de longue durée, si par un bon reglement elle ne mettoit ordre à l’avenir. Et comme cela ne se peut faire qu’en évitant tous les engagemens inconsiderez, dont l’on ne pourroit supporter les charges ni accomplir les obligations ; il faut être fort circonspect & reservé, lors qu’il est question de choisir un état ; parce qu’autrement l’on se mettroit dans une continuelle occasion de pécher ; à quoy l’on ne seroit pas exposé dans une vie plus conforme à son naturel, & moins chargée de regles & d'exercices. Le grand Apôtre nous fait une admirable leçon à ce propos, lors que dans l’Epitre qu’il adresse [94] aux Romains il dit ces paroles, sans la loi je vivois, mais par le commandement le peché a commencé de revivre, & moy je suis mort. Ce n’est pas à dire que les loix fassent le crime c’est seulement la transgression qui le cause ; mais cela se doit entendre de plusieurs préceptes, conseils & coutumes, qui sont tellement attachez à une vocation, qu’il n’y a que ceux qui s’y engagent, qui s’y trouve sujets & obligez : parce que le péché n’est autre chose que l’éloignement de la regle qui est prescrite par une puissance qui a droit de nous commander. Or est il que toutes les conditions ont chacune leurs reglements, & des personnes destinées à la conduite de celles qui s’y engagent pour ordonner & disposer de toutes leurs actions & maniéres d’agir. De sorte que l’on se trouve chargé de differentes obligations, qui sont des sources de merite si l’on sçait bien s’en acquiter ; comme aussi elles le peuvent être de grands desordres & de beaucoup de péchez, si l’on neglige de les observer & de remplir son devoir. Qui pourroit douter qu’une femme qui est sujette aux volontez d’un mary, au gouvernement d’une famille, au soin d’élever des enfans & d’instruire des domestiques ; ne soit exposée à commettre plusieurs péchez, s’il arrive que cét état ne lui soit pas propre & qu'elle n’en puisse supporter les charges ; pour être au dessus de ses forces & de sa capacité : comme au contraire une personne qui n’est pas dans ces engagemens est libre de quantité de chûtes & de défauts où les autres tombent trés-souvent. C’est pourquoy chacun se doit regler selon sa portée ; & sur tout tâcher de connoître la volonté de Dieu pour la conduite de sa vie & le choix de son état. Il ne faut pas se meprendre en se persuadant que les maniéres de vivre les plus éclatantes sont toûjours les meilleures. Car bien qu'effectivement cét éclat de religion & de pieté soit estimé le plus parfait, dautant que l’on embrasse les conseils, qui deviennent ensuite des preceptes ; néanmoins il n’est profitable qu’à ceux que Dieu y destine, & qui accomplissent dignement tous les devoirs d’une condition si relevée, pour les autres que la Providence reserve à des professions moins étroites, qu’elles ne se laissent pas surprendre par la splendeur de la vie monastique, qui ébloüit la plupart du monde ; qu’elles ne s’arrêtent pas toûjours à certaines ferveurs & tendresses de devotion qui ne sont pas des [95] marques infaillibles d’une vocation véritable. Il se faut garder, comme nous l’enseigne le Roy Prophete, non seulement de la flêche qui vole durant le jour, & du Demon qui negotie dans les tenebres, mais encore de celui qui nous surprend par les éclatantes lumiéres du midy, parce que nôtre salut n’est pas en assurance pour éviter les vanitez & les plaisirs que l’on voit dans le grand jour du monde, & qui par leur changement & inconstance sont comparées à des flêches, dont les courses précipitées ne peuvent avoir de fermeté & de dureté ; & il ne seroit pas encore bien établi par la vigilance que nous devons avoir, afin de nous preserver de toutes ces actions noires & ténébreuses que l’ennemi suggere avec tant de soin : si nous ne prenons garde à ne pas nous laisser surprendre par cét esprit superbe & trompeur, qui ne fait jamais mieux son compte que dans les entreprises de belle apparence & dans les brillantes ardeurs d’une piété distinguée & d’une vie séparée du commun. Le Seigneur, dit le Sage, ouvre au méchant de mauvaises voyes. Ces paroles sont tout-à-fait surprenantes, puisque les œuvres de Dieu ne sont pas moins bonnes dans la morale & dans la grace, que dans la nature, desquelles l’Ecriture Sainte nous apprend, qu’il trouva bon tout ce qu’il avoit fait. De sorte qu’elles se doivent entendre, par maniére d’épreuve & de la même façon que l’on explique ce passage de la Genese, où il est dit, que Dieu tenta Abraham, c’est à dire que pour son bien & pour augmenter sa gloire, s’il étoit trouvé fidéle. De même Dieu a mis devant nous plusieurs chemins, pour nous servir d’épreuve & nous obliger d’exercer nos esprits, afin de connoître celui qui nous est le plus propre & nous donner garde de ne point prendre d’autres routes : parce qu’encore qu’elles soient bonnes & justes en elles-mêmes, & pour les personnes que Dieu y destine : néanmoins elles se sont pas convenables à celles qu’il veut conduire par d’autres voyes. Car dans ces vocations où elles ne sont pas appellées, elles se verront reduites dans une impossibilité morale de pouvoir jamais posséder la véritable liberté de conscience, parce que les occasions de pecher & de transgresser leur regle, leur seront toûjours presentes ; d’autant que n’ayant pas la grace de la vocation, elles ne pourront resister aux peines & fatigues qu’il faut endurer, & à leur tour elles expérimenteront ces paroles [96] de saint Augustin, je veux & je ne peux, quand j’ay pû je n’ay pas voulu, & comme j’ay abusé de mon vouloir, mon ame a perdu la facilité de son pouvoir. Puisque de toutes les libertez, il n’y en a point de plus juste que celle de la conscience ; l’on ne sçauroit nier que sa privation ne soit un trés-grand mal, sur tout quand il est question de faire des engagemens pour sa vie, & d’épouser une vocation que l’on ne sçauroit jamais quitter. Je ne prétens pas de montrer que les personnes du Sexe sont privées de cette legitime & tant nécessaire liberté, pour ne point m’exposer à la censure : étant au pouvoir de chacun de penser ce que bon lui semble de la conduite qu’on tient sur elles, quand il est question de les engager dans un état qui doit durer autant que leur vie. Comme elles sont les plus intéressées en cette grande affaire, je leur diray avec franchise, qu’il ne faut rien voüer à Dieu, ni promettre aux hommes, qu’aprés une longue expérience de grandes & meures considérations, & une épreuve qui serve à éclairer l’esprit, à regler la volonté & à pacifier la conscience. *** [96] CHAPITRE XVIII. De la delibération. LA liberté est une Princesse souveraine qui ne marche jamais seule, étant toûjours accompagnée d’une si grande suite, que ce seroit entreprendre l’impossible d’en vouloir faire une entiére description. C’est pourquoy il faut seulement considérer ses quatres premiéres & principales productions que nous pouvons appeller ses Dames d’honneur, parce qu’elles la découvrent & la font particuliérement connoître, nous manifestant son pouvoir & les grands avantages qu’elle communique à ceux qui la possedent. Par la delibération elle ordonne & dispose de toute la conduite de la vie humaine. Par l’exécution elle met la main à l’œuvre & donne des marques effectives de sa puissance, qui s’oppose généreusement à toutes les contrariétez qui lui peuvent servir d’obstacles. La tranquillité ne l’a-[97]bandonne jamais, car c’est l’un des fruits de ses travaux & de son parfait dégagement. Et la joye qui se rend de la partie est le quatriéme effet que nous mettons à la suite de la sainte liberté. Et bien qu’elle en produit une infinité d’autres, étant tous exactement considérez, l’on connoîtra qu’ils se peuvent rapporter à ces quatres premiers & principaux effets, dont nous allons parler. Encore que la delibération reside dans l’entendement comme dans le principe, d’où elle tire ses raisons, ses conséquences & ses conclusions, elle ne laisse pas d’avoir son siege dans la volonté, étant certain que l’une & l’autre puissance lui donnent l’être : puisque vouloir une chose & la preférer à une autre, suppose toûjours la connoissance d’une fin & des moyens nécessaires pour y arriver. Quoyque nôtre volonté ne se porte jamais qu’au bien, soit véritable ou apparent, elle se trompe souvent dans son choix & se range à ce qui lui est moins propre & convenable. Il est vray que ce n’est pas sans être seduite par les fausses lumiéres de l’entendement, d’autant qu’elle ne sçauroit jamais vouloir aucune chose, si elle n’est persuadée qu’elle peut en tirer de l’avantage. Les hommes ne consultent que les choses qu’ils peuvent faire, ou ne faire pas, dit Aristote, ou faire plûtôt d’une façon que d’une autre : néanmoins il y a certaines choses qui dépendent tellement de leur liberté, qu’elles ne laisse pas d’avoir des routes reguliéres & determinées, qui les conduisent à leurs fins. De-là vient qu’un Philosophe ne se consulte jamais sur les moyens que lui prescrit la science pour se rendre habile homme, parce qu’ils lui sont connus & déterminez, Il en est de même d’un artisan qui suit les regles de son Art sans rien consulter. Il y a mille choses basses & de petite conséquence qui n’entrent point dans le conseil de la delibération, elle ne s’exerce ordinairement que dans les choses importantes qui nous intéressent beaucoup, dans les imprevuës qui nous surprennent, & dans les penibles qui nous affligent & nous tourmentent. Saint Chrysostome nous enseigne, que quand Dieu veut faire quelque chose d’extraordinaire il ménage beaucoup de circonstances, & procure un grand nombre d’evénemens particuliers, afin d’imprimer dans les esprits la connoissance & le souvenir de [98] ce qu’il va faire, de peur qu’aussi-tôt que cette occasion est passée on ne la mette en oubli. C’est à ce divin exemplaire que nous devons nous conformer, puisque lui-mêmé [sic] nous invite d’être Saints & parfaits à son exemple. De sorte que quand il s’agit de quelque entreprise & action importante à nôtre salut & au repos de nôtre vie, il faut mettre en usage toutes nos puissances & facultez intérieures pour bien reüssir. La memoire doit rappeller les choses passées, l’entendement examiner les presentes, la prévoyance pénétrer dans l’avenir, & la consultation méditer & conférer tous les expédiens & les moyens propres & nécessaires pour ne point manquer. Le Sage nous donne de salutaires avis là-dessus, quand il dit, mon fils ne fais jamais rien sans conseil, & tu ne te repentiras point de toutes tes entreprises, que tes paupiéres allent devant tes pas. Cela s’entend qu’il faut consulter auparavant que de rien entreprendre. C’est ce qui obligeoit le Roy Prophete de faire cette priere à Dieu, Seigneur, mettez une lampe ardente à mes pieds, conduisez-moy en toutes mes entreprises, & que vôtre lumiére éclaire tous mes pas, afin que je ne fasse point de fausse demarche dans les rencontres, où la moindre seroit capable de me conduire au précipice. Les ignorans, les précipitez, & les jeunes gens qui n’ont aucune expérience des accidens de la vie humaine, s’imaginent souvent que rien ne leur est impossible, de-là viennent ces choix & delibérations, qui n’ont point d’autre suite que les regrets & les repentirs. Et comme la mort est souvent plus rude dans son attente, que lors qu’elle fait son coup, selon la remarque de saint Jerôme : de même nôtre esprit présage toûjours nôtre malheur, quand nous sommes embarqués dans un dessein mal concerté, ou dans une condition qui nous est contraire : soit que nous ayons manqué par précipitation, faute de lumiére ou autrement ; car alors nous prévoyons que toute nôtre vie sera comme une Mer orageuse, sur laquelle étant misérablement engagez, nous serons contraints, comme dit Ciceron, de suivre l’art du Nautonnier, qui est d’obeïr aux vents & à la tempête : mais s’il peut arriver au Port en changeant & remuant ses voiles, c’est une grande bêtise à lui de tenir avec peril & danger le cours du chemin qu’il a commencé, puisqu’en prenant d’autres routes, il peut parvenir où il veut. Qui est la personne si dépourvûë de [99] bon sens & tellement opposée à son propre bien, laquelle se trouvant mal placée par son malheur, par son aveuglement, ou par une violence supérieure, ne cherche pas à se tirer de l’impetuosité de mille orages qui l’environnent, & que si elle trouve une planche qui la peut sauver du naufrage, ne l’embrasse fortement, & ne s’y attache comme à l’unique moyen qui lui reste pour éviter sa perte. Bien que Seneque aye dit autrefois que le Sage ne peut se repentir d’aucune chose, parce qu’il ne sçauroit rien faire ni ordonner de mieux, que ce qu’il a fait ; il ne laisse pas de tomber d’accord que ce même sage peut changer de dessein, si les causes & les circonstances qui lui ont donné le premier conseil changent elles-mêmes. N’est-il pas juste, dit ce Philosophe, si nous avons été trompez par les autres, & si nous-mêmes nous sommes tombez dans le mécompte de réparer ce qui s’est fait mal à propos. Et de plus, il est trés-facile aux hommes de se méprendre, & par consequent de se repentir, non pas comme sages, mais comme hommes. Les changemens continuels qui arrivent dans les choses extérieures, & dans nous-mêmes, non-seulement nous obligent, mais encore nous contraignent souvent de changer nos entreprises. De tous les divers accidens, dont la vie humaine est composée, il n’y en a point qui consterne davantage l’esprit, que ceux qui nous surprennent lors que nous y pensons le moins : parce que la delibération n’a pas le loisir de recourir aux conseils & aux réfléxions, qui sont les pieces nécessaires pour former ses entreprises & ses resolutions. Ce que l’on ne peut faire dans la surprise des évenemens imprevûs, où il est presque impossible de prendre de justes mesures. C’est pourquoy David ayant appris qu’Achitophel l’un de ses Courtisans étoit dans la conjuration d’Absalom son fils, il demandoit à Dieu qu’il lui plût d’aveugler & abêtir son esprit, afin qu’il ne pût prendre un bon & sage conseil. C’est une chose tellement nécessaire que la prévoyance de la raison précéde le consentement de la volonté, que saint Thomas est de cét avis, que dans les choses que l’homme fait sans delibération & sans le discours de la raison, ce n’est pas lui proprement qui les fait, à cause que ce qui est de principal en lui n’y contribuë aucunement. Et Aristote nous assure, que la [100] consultation a besoin du secours de la méditation & de celui du tems. Ce qui a donné lieu à cette grande maxime, qu’il faut être lent à delibérer, & trés-promt & diligent à éxécuter. Dans les occasions surprenantes & non attenduës, l’on ne sçauroit observer tant de formalitez. C’est ce qui fait dire à Plutarque, que le bon sens se voit beaucoup mieux dans les affaires, & dans les rencontres qui ne sont pas préméditées, que dans celles où l’on a le tems de refléchir sur soy-même & sur les choses qui se presentent : d’autant que la hardiesse se montre forte & bien avisée dans les perils, où il est nécessaire que le discours de la raison soit mêlé avec la passion qu’apporte la presence du danger. Car tout de même que l’on connoît la fermeté d’une tête bien-faite, lors qu’on marche hardiment dans les lieux hauts & élevez sans crainte de tomber : de même la force des esprits consiste à se voir dans les perils sans se troubler, & à se deffendre des malheurs sans foiblesse ni temérité : parce que c’est l’affaire d’un homme judicieux de prévoir les infortunes & d’y remedier, & quand elles sont arrivées de les supporter patiemment. C’est ici, mon Lecteur, où la prudence se trouve dans son plus haut Poinct & dans son plus fort exercice ; puisqu’elle tire ses conseils de sa propre raison, sans mendier ceux des personnes de qui elle en pourroit recevoir. Et comme Dieu a mis du sel dans tous les mixtes parfaits pour leur conservation, & pour reveiller l’appetit & rendre les viandes plus savoureuses & plus saines : de-même il a donné la prudence aux hommes pour se conduire en toutes choses, & sur tout en celles qui sont les plus fâcheuses & les plus étonnantes, parce que c’est là où leur précaution se montre plus judicieuse & plus vigilante, sans cette vertu il est impossible de jamais bien delibérer sur la conduite de nos vies, & sur une infinité d’accidens qui arrivent sans qu’on y pense & lors qu’on les attend le moins. Il ne faut pas s’étonner de voir tous les jours tant de mauvais succez dans le monde, & un si grand nombre d’entreprises, qui n’arrivent pas à leur perfection ; puisque la prudence qui doit présider aux delibérations humaines est si rare, que les plus faciles conseils manquent souvent aux plus avisez dans les occasions les plus pressantes & les plus facheuses. [101] Nous n’avons pas seulement besoin de prudence pour delibérer dans les choses importantes, & des les imprevûës ; mais encore dans celles qui nous affligent, soit par le déplaisir qu’en reçoivent nos esprits, soit par les douleurs qu’en ressentent nos corps : puisque l’un & l’autre peuvent avoir tant de puissance & d’empire sur nos ames, que la raison & la liberté qui donnent l’être à la delibération, en pourront être empêchées, & par conséquent le pouvoir de nous bien conseiller & determiner nous-mêmes, étant comme absorbé dans l’application & dans la peine que nous endurons : nous avons besoin de recourir à Dieu, comme le saint homme Job, qui lui disoit dans l’excez de ses maux, ô Seigneur, parlez pour moy, car je souffre violence. Le Sage nous apprend que les pensées des hommes sont pleines de crainte, & que leur providence est fort incertaine ; parce que le corps qui est corruptible appesantit l’ame, & la demeure terrestre abaisse le bon sens qui se divertit en beaucoup de choses inutiles. C’est pourquoy il nous donne avis d’établir en nous-méme un cœur de bon cõseil, afin qu’en toutes les choses qui nous peuvent affliger nous soyons toûjours resignez au vouloir de Dieu : comme le fut autrefois le saint Roy David, lequel aprés avoir fait le denombrement de son peuple ; le Seigneur lui ayant fait dire par un Prophete, qu’il eût à choisir la famine, l’espace de sept ans, ou la guerre durant trois mois, ou enfin la peste pendant trois jours, aima beaucoup mieux tomber entre les mains de Dieu, que d’être exposé à la fureur & cruauté des hommes, à cause, disoit-il, que les misericordes du Seigneur sont infinies, & que l’on ne peut esperer aucune bonté des creatures. Nous devons prevenir par un sage conseil & par une prudente delibération ce que nous pourrions obtenir par la longueur du tems, c’est à dire l’oubli & la modération de nos douleurs & de nos déplaisirs le plus puissant remede pour les adoucir, c’est de nous servir de la raison que Dieu nous a donnée pour ceder au tems, obeïr à la necessité des choses, recevoir avec respect les avis des sages, & nous donner garde de ces amis qui ne sont pas à l’épreuve des changemens de la fortune, parce qu’ils sont d’ordinaire de trés-mauvais conseillers & l’on gagne beaucoup, lors qu’on les pert & qu’on est delivré de leurs tromperies. Si la sagesse dans les conseils, l’éloquence dans les paroles & [102] la solidité dans les delibérations ont toûjours été recommandables dans le monde, les hommes ne manqueront jamais de soûtenir que les personnes du Sexe n’y peuvent prendre aucune part, puisque la prudence ne leur est connuë que de nom, que tous leurs discours sont plûtôt des caquets importuns que des raisonnemens judicieux, & que le peu de fermeté de leur esprit ne leur permet pas de faire une delibération hardie & courageuse. Mais sans rapporter les raisons & les autoritez par lesquelles je pourrois prouver que toutes ces grandes qualitez se trouvent aussi-bien parmi les femmes, qu’entre les hommes : je feray seulement le recit d’un exemple où elles paroissent toutes éminemment dans une seule femme. C’est la méme que Joab choisit pour reconcilier le Prince Absalom avec le Roy David son Pere, n’ayant trouvé personne en Israël plus propre pour negotier cette importante affaire que cette habile femme. Peut-on trouver une prudence plus achevée que de sçavoir se déguiser sous un habit de deüil & paroître comme une personne qui pleuroit la mort de quelqu’un de conséquence. De quelle addresse n’usât-elle pas en ses paroles si judicieuses & si choisies qu’elles eurent assez de force pour persuader au Roy tout ce qu’elle voulut, & obtenir de lui le retour du Prince Absalom son fils, ce que personne en tout le Royaume n’avoit osé demander. Nous mourrons tous, disoit-elle, & nous allons dans la terre comme les eaux, qui ne retournent jamais : außi Dieu ne veut pas que l’ame soit perduë, que la parole du Seigneur mon Roy lui soit un agréable sacrifice, & que l’Ange de Dieu soit toûjours avec lui. Peut-on trouver avec plus de promtitude des moyens plus efficaces, des expédiens plus propres, des conseils plus judicieux & une delibération plus sage & mieux concertée, que ce qui paroît dans l’exemple de cette femme admirable. æ *** [103] CHAPITRE XIX. La liberté rend l’exécution de nos entreprises aisée & facile. C’Est ici que la liberté possede son plus grand avantage, tous ses projets & ses delibérations étant peu de chose, si elles ne sont suivies des effets & de l’exécution de ce qu’elle a prémedité. A quoy servent une infinité d’idées, si elles ne se produisent au jour, & quelle utilité peut-on recevoir de tous les desseins que l’on forme, s’ils ne sont reduits en pratique. C’est le plus grand de nos plaisirs de donner l’accomplissement à toutes nos entreprises, & la plus forte de nos passions est celle qui nous incite à exécuter ce que nous avons resolu. Parce que tout de même que Dieu ayant fais nos sens capables de volupté, il leur a destiné des objets propres pour les satisfaire, & que l’on ne trouveroit point de plaisir à boire & à manger, lors que l’on a faim & soif, sans la saveur qu’il a mise dans les alimens ; que sans la douceur du repos l’on ne seroit point soulagé dans ses lassitudes, & que jamais l’on ne pourroit dissiper les nüages de la tristesse sans le divertissement de la conversation, & ainsi, de toutes les autres choses, dont nous avons l’usage, qui n’est jamais vitieux que par l’excez & par le déréglement. De même le plus propre & le plus naturel objet de la liberté humaine, c’est l’exécution de tous ses projets, & l’accomplissement de toutes ses résolutions. Il faudroit être sans jugement pour faire choix des choses qui sont impossibles, ou qui surpassent nôtre pouvoir : & comme trés-souvent nôtre volonté se porte plus loin que sa puissance ne lui sçauroit permettre, nous pouvons bien desirer, mais non pas choisir les choses qui ne dépendent pas de nous. Car bien que parmi tant de créatures sensibles, il n’y est que l’homme seul qui soit libre, & qui puisse par la raison s’assujettir toutes choses, lors qu’il conduit sagement ses entreprises, il ne laisse pas de trouver souvent ses desseins traversez, soit par les [104] dispositions de la Providence Divine, soit par la malice de ses ennemis, soit par les artifices de ses faux amis. Dieu du plus haut des Cieux regarde ce qui se passe sur la terre, se mocque des pensées des hommes, dit le Roy Prophete, & il ordonne souvent les choses d’une maniére qui ruine entiérement leurs desseins, soit à cause qu’ils ne sont pas toûjours conformes à ceux de son adorable providence, soit pour les punir de leurs pechez, ou pour éprouver leur vertu. Et c’est ce qui fait dire à un Auteur de ce tems, que si les hommes agissent souvent, comme s’il n’y avoit point de Dieu ; de même Dieu agit & fait tout ce qu’il a resolu, comme s’il n’y avoit point d’hommes : il leur laisse leur malice à laquelle il ne prend point de part, & leur permet d’exercer la puissance qu’il leur a donnée ; mais aprés cela il se sert d’eux-mêmes contre eux-mêmes, & il fait servir tous leurs desseins & tous leurs projets à l’exécution de ses divines volontez. Et il arrive trés-souvent, que par les mêmes choses, dont les hommes esperent tirer de l’honneur & recevoir beaucoup d’avantage, ils n’en reçoivent que des affrons & des mépris : la revolution des choses humaines etant toûjours extrêmement incertaine, lors même qu’elles paroissent plus assurées & plus éclatantes. Si Dieu se plaît quelquefois de ruiner nos projets & nos entreprises, il nous donne assez souvent des succez si heureux qu’ils surpassent entiérement nôtre attente, & cela par des voyes qui semblent non seulement éloignées mais encore opposées à toutes nos poursuites. Il nous fait ressentir à tout moment les effets de ce Divin Oracle, mes pensées ne sont pas vos pensées, ni mes desseins les vôtres, il y a autant d’éloignement des unes aux autres, que du Ciel à la terre. Saint Augustin nous dit à ce propos, qu’il y a une différence infinie, entre les vûës de Dieu & celles des hommes, d’autant que nous voyons les choses, parce qu’elles sont, & elles ne sont que parce que Dieu les voit. Et saint Jean Chrysostome nous assure que souvent Dieu force les plus grands ennemis de contribuër eux-mêmes à l’exécution de ses desseins. Vérité qui nous paroît toute évidente dans l’exemple de Balac Roy de Moab, lequel ayant mené le Prophete Balaam sur une Montagne pour maudire le peuple d’Israël, il lui donna tout au contraire mille bénédictions. Tant il est vray [105] que personne ne sçauroit faire de mal à ceux que Dieu protege. Bien que nous soyons quelquefois tellement oppressez par les afflictions qui nous accablent qu’il semble que nôtre perte est inévitable ; il ne faut pas néanmoins manquer de courage, au contraire nous devons lever les yeux & le cœur au ciel dont nous attendons le secours, parce que l’esperance doit être la consolation de nôtre pelerinage ; & jamais nous ne devons oublier les belles paroles d’un grand capitaine grec, lequel étant banni de la ville d’Athenes se retira auprés du Roy de Perse qui le receut si favorablement & lui fit tant de bien qu’il étoit beaucoup plus riche & plus puissant que dans sa propre patrie ; ce qui l’obligeoit de dire souvent à ceux de sa maison, nous étions perdus, si nous n’avions été perdus. Tant il est vray que de nos plus grandes miseres Dieu tire souvent nôtre bonheur, de même que tous les jours il fait naître la lumiére des plus obscures tenebres. Pour sauver un homme dit Plutarque il faut qu’il ait de bons amis ou de cruels ennemis ; à cause que ceux là par de salutaires conseils, & ceux-cy par des injures outrageuses, l’empêcheront de faire du mal & de tomber en plusieurs fautes. Il semble que les hommes étant tous d’une même nature, ne devroient avoir que des sentimens d’humanité les uns pour les autres ; & il arrive que nous expérimentons continuellement le contraire par les persécutions qu’il faut endurer de nos semblables. L’envie que les hommes se portent & la tristesse qu’ils ressentent quand ils voyent reüssir dans leurs affaires ceux qu’ils haïssent, & leur joye quand ils sont maltraités de la fortune, sont des marques évidentes de la corruption de leur cœur & de la dureté de leur ame : & même nous en voyons assez souvent lesquels aprés avoir receu plusieurs bons offices d’un ami, au lieu de chercher les moyens de les reconnoître, embrassent les occasions de lui porter du dommage, s’opposent à ses entreprises & empéchent l’exécution de ses desseins autant qu’il leur est possible. Mes ennemis se sont multipliez disoit David, & ceux qui m’ont en haine se sont elevez contre moy. Il se trouve une infinité de personnes au monde qui pourroient faire à Dieu la même plainte que le Roy Prophete ; le nombre de ceux qui les affligent étant si grand qu’il est mal aisé de le rapporter. Mais de toutes les per-[106]sécutions il n’y en a point de plus cruelle que les oppositions que l’on apporte à l’exécution de nos desseins, & qui rompent les mesures que nous avons prises pour y reüssir. Les uns y mettent empéchement par leurs calomnies & medisances, les autres passent plus avant parce qu’ils ruinent nos entreprises par des moyens si éfficaces, que nous ne pouvons pas y resister : les premiers s’opposent à nous ouvertement par leurs paroles outrageuses, les seconds usent de précaution & gardent une certaine politique, laquelle pour être moins violente, en est plus dangereuse & plus propre à nous faire du deplaisir. Un sage de la Grece nous avertit qu’il faut être autant sur nos gardes pour éviter l’envie des amis, que les embuches des ennemis ; parce qu’il y a incomparablement plus de danger dans les secrettes persécutions de nos amis dissimulez que dans celles de nos ennemis déclarez. C’est ce qui oblige saint Augustin de dire, qu’il n’y a point de contrarietés plus facheuses que celles qui sont cachées sous la dissimulation du parentage, & sous les apparences de l’amitié ; parce que l’on peut facilement éviter les maux qui nous attaquent ouvertement ; mais ceux qui sont inconnus, intestins & domestiques, nous surmontent avant que nous puissions nous en appercevoir. C’est pourquoy nous devons avoir plus de soin de nous garder des flatteurs qui cachent leur dessein, que de ceux qui nous persécutent à découvert. Les amis en apparence dans la pensée de saint Iean Chrisostome, sont veritablement des ennemis couverts. Le grand Apôtre nous declare quels sont ces gens là, quand il dit, que par leurs douces paroles ils sêduisent le cœur des innocens. Ne soyons donc pas troublez de voir en nôtre temps de ces sortes de personnes, dit cét eloquent Pere ; puisque le Seigneur nous en a donné avis dés le commencement de l’Eglise. Les hommes ne sçauroient continuellement poursuivre leurs entreprises, parce qu’ils ne peuvent produire un mouvement perpetuel ; cela n’est propre qu’à Dieu seul d’agir sans jamais se lasser, d’autant que ses perfections sont infinies ; comme au contraire celles qui se trouvent dans les créatures sont tellement limitées, que l’exercice les abat & les ruinent incontinent ; parce que l’impétuosité de leur esprit, qui se porte avec empressement à l’exécution de leurs entreprises, ne peut subsister longtems [107] dans la vigueur de ses poursuites. C’est par cette raison que tout ce qui s’oppose à l’effet de leurs desseins leur est trés-sensible, parce que c’est un obstacle à leurs contentemens, que ceux qui les traversent ruinent autant qu’il est en leur pouvoir. Ie je sçaurois avoir de familiarité avec un homme qui a la langue plus sensible que le cœur, disoit autrefois Caton à un certain qui recherchoit son amitié. C’est de ces personnes que le Sage nous apprend qu’ils ont un beau semblant de mines & de paroles, qui ne sont propres qu’à tromper ; parce qu’étant douces comme de l’huile elles se changent en fleches pénétrantes & meurtrieres. C’est veritablement le nüage de Junon dont il est parlé dans Ovide, duquel elle trompa Ixion. C’est le portrait de ces trompeuses amitiez qui en retiennent le visage & l’apparence exterieure mais dans le cœur ce n’est que perfidie. C’est pourquoy nôtre franchise en est toûjours séduite & trompée ne trouvant que de l’ombre où elle cherchoit de realité. Il y en a, dit saint Augustin, qui sous prétexte de donner des conseils salutaires, combattent une juste & bonne resolution ; & quand ils feignent de nous temoigner de l’amour ils nous font sentir les effets d’une aversion cruelle, parce qu’ils s’opposent à nos desseins, & servent d’obstacle à nos entreprises. C’est pourquoy suivant le conseil de Plutarque, il faut éprouver ses amis de longue main & dans un tems propre, avant que les occasions de les employer se presentent ; afin que dans la nécessité on n’en fasse point l’essay à son préjudice. Puisque l’exécution de nos desseins & le succez de nos entreprises est le plus naturel & le plus genereux effet de nôtre liberté ; il faut apporter du remede à tout ce qui nous peut être des sujets d’empêchement. Le moyen le plus assuré c’est d’opposer à nos ennemis une vie sans reproche pour leur ôter le pouvoir de nous contrarier avec justice, & une force d’esprit qui supporte avec constance les contrarietez qu’ils nous feront naître par malice. Et pour celles qui peuvent arriver de la part des dissimulez amis ; afin de n’y être pas trompé il n’y faut pas mettre sa confiance, s’en donner de garde, & rendre nos amitiez trés-rares ; & lors que la foiblesse ou la nécessité nous contraignent d’y recourir, nous devons user de beaucoup de précaution & d’une trés grande reserve, pour ne donner jamais de prise sur nous à [108] personne, & les aimer aujourd’huy comme si demain nous devions être l’objet de leur aversion. Pour les obstacles qui arrivent par les ordres de Dieu, contre lesquels il n’y a point de mesure à prendre, que celles de la soumission & dependance ; il faut imiter ce poisson dont parlent les Naturalistes, lequel si tôt qu’il sent & connoît que la tempête est sur le point de s’élever, s’attache promtement aux rochers les plus forts, & par ce moyen il échappe l’orage & le peril. De même dans tous les facheux evenemens & contrarietez qui nous arrivent, il faut nous attacher à ce rocher inébranlable de la Providence divine ; & nous eviterons tous les écueils qui nous menacent ; pour posseder nôtre ame dans une pleine liberté. Ceux qui font semblant de vouloir mal aux femmes, ou qui les haïssent effectivement, ne manqueront pas de raisonner sur ce chapitre & de dire, que si leur imbécilité les rend incapables de conseiller les autres, & de se delibérer elles memes ; elles sont encore dans une plus grande impuissance d’exécuter aucune chose digne de remarque : jusque là qu’elles servent souvent d’obstacle aux meilleures entreprises ; & sont cause de la ruine de plusieurs bons desseins & pour persuader, ce qu’ils prétendent ils allegueront incontinent ce que rapporte un grave auteur ; qu’entre les faveurs que la fortune fit à Cesar, ce fut de mettre Cleopatre comme un rocher, contre lequel Marc-Antoine ce grand & généreux Prince s’alla briser & noyer, afin qu’Auguste demeurât seul Empereur du monde ? nous leur pouvons répondre sans beaucoup de recherche que la chûte de cette grande Reyne ne leur sçauroit donner occasion de conclure au desavantage de toutes les femmes ; puisque celle-cy qui ruina la fortune d’Antoine & la sienne propre, avoit auparavant gouverné un grand & fleurissant Royaume, avec des succez merveilleux & des expéditions extraordinaires : que si elle a eu des compagnes en son malheur, elle en a beaucoup davantage dans sa générosité & bonne conduite. Nous avons une infinité d’exemples qui pourroient prouver la force, l’adresse la promtitude & la diligence des personnes du Sexe pour l’exécution de plusieurs belles entreprises. Et celui qui est rapporté au second livre des Roys est plus que suffisant pour nous persuader cette vérité. Voicy comme il en est parlé au livre de Dieu, Seba homme de marque s’étant retiré dans la ville, d’A-[109]bela aprés avoir fait revolter le peuple d’Israël contre le Roy David : Joab Général d’armée de ce Prince, ayant mis le siege devant cette Ville dans le dessin de la ruïner & de la perdre, les habitans firent choix d’une femme judicieuse & prudente pour traiter de la paix & détourner l’orage qui les menaçoit, ce qu’elle fit avec tant de sagesse, qu’aprés avoir parlé au Général de l’armée & conclu les articles de la paix, elle condamna à mort celui qui étoit rebelle à son Roy, & unissant la promtitude de l’exécution à ses judicieux & pertinens discours, elle termina en peu d’heures cette grande affaire, empêcha les progrez d’une puissante armée, fit rendre les hommages à son Souverain, retira d’entre les bras de la mort une infinité de personnes, remit son païs dans un bon état, & aprés avoir dissipé tous les orages de la rebellion & des guerres civiles, elle procura à tout son peuple l’incomparable bien de la liberté. *** [109] CHAPITRE XX. De la tranquillité. LA vraye Religion nous commande de retrancher tous les mouvemens importuns de nos cœurs, la legéreté & l’inconstance de nos esprits, & les troubles & les inquiétudes de nos ames, dit le miraculeux saint Augustin, d’autant que les Demons sont agitez de toutes ces terribles & fâcheuses passions. C’est par la liberté de l’esprit, du cœur & de la conscience, dont nous avons traité en plusieurs Chapitres, que nous entrons dans la pratique de ces beaux & excellens préceptes, & que nous-nous mettons en possession de cette aimable tranquillité & paix intérieure, dont nous parlons à present. Surquoy il faut observer qu’elle ne peut jamais être véritable & de durée ; si elle n’est établie sur ces trois grands principes & la vouloir trouver autre-part, c’est prétendre separer l’effet de sa cause & faire agir le corps quand il est privé de la vie. Pour mieux prouver cette proposition, il se faut encore servir de l’autorité du même saint Augustin, qui nous assure que la [110] paix de l’ame raisonnable, n’est autre chose qu’un reglement de connoissances, de mœurs, & d’affections bien ordonnées : de même que celle du corps consiste dans le bon tempéramment de toutes ses parties : mais que la paix du corps & de l’ame tout ensemble, c’est la vie & le salut de l’homme, lequel encore qu’il soit mortel & perissable, ne laisse pas de trouver la paix avec son Dieu, puisque le cœur qui arrête ses desirs en lui est en possession du véritable repos. Et saint Paul nous apprend dans son Epître aux Romains, que la prudence de la chair est une mort, parce qu’elle est ennemie de Dieu, & ne peut être sujette à sa loy, pendant que celle de l’esprit est la vie & la paix du Seigneur, qui rend les ames parfaitement tranquilles en elles-mêmes. Et aux Colossiens, il leur souhaitte la paix de JESUS-CHRIST à laquelle ils sont appellez, comme étant le prix & le contentement de leurs cœurs. Le saint Esprit nous dit par la bouche du Sage, que la conscience qui est libre du peché est un banquet delicieux : & par celle du Roy Prophete, que ceux qui aiment la loy de Dieu posséderont une abondance de paix. Cela nous est confirmé par lé [sic] Concile de Tente, lors qu’aprés avoir parlé du Sacrement de Penitence, qu’il appelle un batême penible & laborieux, il dit que ceux qui s’en approchent avec piété & devotion possedent ordinairement une grande paix & tranquillité de conscience. Tous les Philosophes moraux sont d’accord, que la tranquillité de l’ame est la vie bien-heureuse, & il s’en est trouvé qui l’ont appellée la souveraine félicité. Seneque est de ce sentiment, puisqu’il nous assure, que la paix & la tranquillité ameine toutes sortes de bonheur avec soy ; mais qu’il n’y a que les sages qui peuvent tendre à ce but, & ceux dont l’esprit, le cœur, & la conscience sont parfaitement libres & dégagez de toutes choses. Le même Auteur dit encore à ce propos, que la tranquillité ne peut être qu’en ceux qui ont acquis un jugement solide & stable, les autres tombent & se relevent, ils flottent de côté & d’autre entre les choses qu’ils ont abandonnées & celles qu’ils desirent de nouveau : celui seul qui possede la sainte liberté est tranquille & immuable. La beauté & perfection de tout ce qui est dans l’Univers vient de l’accord & bonne intelligence de ses parties. L’utilité que nous recevons des élemens n’a point d’autre source que l’union qu’ils entretiennent, nonobstant leurs qualitez contraires, l’har-[111]monie de la Musique vient de l’accord des voix, la santé du corps humain ne se conserve que par la bonne disposition des parties qui le composent, & nôtre ame ne peut avoir de vrais contentemens ni de solide tranquilité, si elle n’établit sa perfection sur le fondement inébranlable d’une liberté généreuse & chrêtienne. C’est ce qui fait dire au Roy Prophete, que celui qui aime la vie & desire les longs jours, doit chercher la paix & la poursuivre avec empressement. Ce n’est point la volonté de Dieu, dit un grand Devot, que l’ame soit troublée ou endure quelque chose ; car si elle souffre cela procéde de l’imbecillité de sa vertu ; vû qu’un homme parfait se réjoüit de ce qui cause du déplaisir à celui qui ne l’est pas. Le Sauveur du monde nous a bien enseigné cette vérité, quand il dit à ses Apôtres, je vous donne ma paix, non pas de la maniére que le monde la donne, mais je vous laisse une paix stable & permanente. Il n’appartient aussi qu’à Dieu de nous faire ce present, la paix & le repos étant tellement son ouvrage, qu’il avoit ordonné dans la loy ancienne que toutes choses auroient leur tems de repos & de tranquillité, les hommes se reposoient au septiéme jour, & la terre demeuroit sans labourage la septiéme année. Cela nous apprend, que la separation & l’éloignement de toutes les choses creées que nous appellons sainte liberté, produit en nous un certain repos & douceur d’esprit que l’on ne sçauroit bien exprimer. Comme le sommeil est une passion douce & tranquille qui bouche les conduits du cerveau & les voyes des sens, qui fortifie la vertu naturelle & rappelle la chaleur au dedans pour aider à la digestion : de même la paix & la tranquillité de l’ame, qui est un sommeil misterieux delectable & accompagné de raison, la retient au dedans d’elle-même, pour perfectionner toutes ses opérations & pour gouter à loisir le plaisir innocent que lui procure la possession d’un bien tout spirituel. Car tout ainsi qu’autrefois la porte du Temple de Janus étant ouverte, elle signifioit au peuple Romain que la guerre étoit declarée dans tout l’Empire ; comme au contraire si-tôt qu’elle étoit fermée s’étoit une marque qu’ils avoient la paix universelle par tout le monde : l’on en peut dire autant d’une personne, dont les sens exterieurs du corps & les puissances intérieures de l’ame sont ouvertes à tous [112] les objets qui se presentent, que les revoltes que lui font ses passions lui causent mille guerres intestines : comme au contraire, lors qu’elle est entierement fermée à toutes les créatures, l’on doit être certain qu’elle possede une paix qui n’est aucunement troublée ni alterée tout le tems qu’elle demeure en elle-même, & que la porte de son cœur est fermée à tout ce qui n’est pas Dieu, & à tout ce qui ne conduit pas à Dieu. La loy Divine & les loix humaines se proposent des fins trés-inegales, dit saint Thomas : parce que la fin des loix civiles, c’est le repos & la tranquillité temporelle des peuples ; mais celle de la loy Divine n’est autre que la paix intérieure & l’acquisition de la felicité & beatitude souveraine. Toutes choses tendent à cette aimable tranquillité, & les plus grands travaux n’ont point d’autre but. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, que les guerres où l’on souffre tant de peines, cherchent la paix comme la plus glorieuse de toutes les victoires. Et le Prince des Medecins Hypocrates veut qu’en tous les mouvemens & agitations qui lassent le corps, il cherche promtement le remede du repos, comme le seul moyen qui le peut rétablir dans ses premiéres forces. Il faut observer qu’il y a une paix que possedent les impies, & une autre qui n’appartient qu’aux stupides : mais ni l’une ni l’autre ne sçauroient être attribuées aux personnes qui sont parfaitement libres. Le Prophete couronné parle des premiers en ces termes, j’ay êté attristé en voyant la prosperité & la paix des pecheurs, la mort ne les touche point & leur châtiment est toûjours facile à supporter, parce qu’ils ne sont point compris dans les travaux des autres hommes, étant ébloüis d’ambition & environnez de malice & d’impieté. C’est de ces sortes de personnes, dont Dieu se plaint par Jerémie qui dit ces paroles dignes de remarque, ils guerissoient les contritions de la fille de mon peuple à leur confusion, & disoient hautement paix, paix, où il n’y avoit que du trouble au lieu de paix ; cette tranquillité des pecheurs ne peut avoir d’autre source que l’aveuglement de l’esprit & la dureté du cœur, qui leur ôtent le sentiment du malheureux état ou ils se trouvent & les laissent en repos pendant qu’ils ont en eux-mêmes la source de toutes les inquiétudes qui est le peché. Et pour les insensibles, ils paroissent quelquefois tranquilles & modérez, aussi-bien que les [113] sages & les parfaits ; mais c’est avec une grande difference ; la paix & la tranquillité de ceux-cy n’ayant point d’autre principe que leur elevation d’esprit, qui les fait être au dessus de toutes les choses basses & terrestres ; pendant que la stupidité des autres les fait paroître paisibles & sans émotion en beaucoup de rencontres capables de toucher & d’émouvoir les personnes les plus éclairées & les plus vertueuses. Peut-être qu’en cét endroit les femmes seront exemtes de blâme, & qu’au moins on leur accordera la paix, puisqu’elles n’ont pas la liberté de faire la guerre. Mais je change promtement de pensée au discours que l’on en tient ordinairement ; car comment pourroient les personnes du Sexe pretendre à cette tranquillité intérieure qui peut pacifier tous les mouvemens impetueux & empêcher toutes les émotions turbulentes qui sont capables de ruïner la paix, puisque leur ame est comme une mer pleine d’écueils, qui produit tant d’orages & de tempêtes, que les moindres occasions les troubles & les mettent dans des agitations & dans des inquiétudes facheuses ? que ceux qui jugent si témérairement fassent un peu de reflexion sur les defauts qu’ils attribuent aux femmes ; & ils verront que ce ne sont là tout au plus que de legeres promtitudes & des saillies soudaines & momentanées & non pas des fureurs & des emportemens considérables. Quoy qu’ils puissent jamais dire à leur desavantage, il est certain que plusieurs personnes du Sexe possedent leur ame en paix parmi les occasions les plus facheuses, & les plus capables de troubler les plus forts esprits ; de sorte que c’est avec beaucoup de justice qu’elles peuvent dire comme un ancien affligé, que leur amertume trés-sensible est accompagnée de la paix. L’illustre Mariane pratiqua hautement cette généreuse tranquillité, dans le funeste & malheureux état de sa fortune ; ayant supporté avec une incomparable douceur d’esprit la mort ou plûtôt le massacre & le meurtre que l’on fit de ses plus proches, passé sa vie sous la puissance d’un mari qui en avoit été le bourreau ; & aprés avoir enduré de trés-fausses accusations ausquelles elle répondit sans s’emouvoir, qu’elle avoit toûjours plus aprehendé l’amour d’Herode que sa haine, elle receut sa condamnation avec une constance ; incomparable sans que jamais la cruauté, d’un mari ou plûtôt d’un tyran, les injures & les reproches d’une [114] mere passionnée, & la plus terrible de toutes les choses qui est la mort pussent tant soit peu alterer la paix de son ame n’y ébranler la force de son esprit. *** [114] CHAPITRE XXI. De la joie. Quatriéme effet de la liberté. LA fin de toutes choses c’est le plaisir, dit saint Thomas. Et-ce même plaisir est un attrait sensible & un charme innocent, qui porte à son amour toute la nature universelle. Et comme il y a deux sortes de convoitises, les unes animales & tellement necessaires & naturelles qu’elles sont immuablement attachées à leur sujet, & les autres dont le siege est dans la raison, qui sont libres, accidentelles, surnaturelles & surabondantes : l’on doit aussi conclure qu’il y a deux sortes de joyes ; les unes qui sont causées par quelques attraits sensibles & si promts qu’il est impossible d’empécher leurs premiers mouvemens ; & les autres suivent le penchant où les portent leurs inclinations naturelles, elles se delectent dans les choses extérieures, & s’attachent à ce qui leur est le plus agréable. C’est ce que nous enseigne Aristote lors qu’il dit, que chacun tire de la satisfaction & du plaisir des objets où son inclination le porte ; les harmonies contentent ceux qui les aiment, les jeux & les spectacles ceux qui se plaisent à les voir ; de même celui qui aime la justice prend plaisir aux choses justes, & les amateurs de la vertu se delectent à tout ce qui se fait par son mouvement. Mais il y a d’autres joyes qui prenent leur source dans l’intérieur de l’ame, & qui ne dependent point des objets exterieurs. Les joyes externes dit Seneque à ce propos, ne remplissent point le cœur, elles sont trop legeres & de peu de durée : la joye qui vient du dehors n’a rien de permanent ; & nous n’en pouvons avoir de véritable que celle que nous possédons en nous mêmes. Et l’on peut dire que celui-là est parfait qui connoit les sujets qui sont capables de le rejoüir, & qui n’engage pas son bonheur sous la puissance d’autruy : mais l’établit solidement en lui-même. [115] Ie ne prens pas icy la joye dans cette definition générale que l’on en fait, lors que l’on dit, que c’est un épanchement de la volupté, qui dilate tous les esprits, & répand une grande douceur par tous les sens : mais je parle de cette joye qui est plus intime que tout interieur, & que je ne sçaurois mieux exprimer qu’en la representant comme une surabondance de paix & de tranquillité qui se fait sentir au cœur humain par la possession d’un bien permanent, qui n’est autre que cette liberté suréminente, laquelle est inséparable d’un repos & d’un calme qui n’est point sujet aux alterations des troubles & des inquietudes ; & d’une joye qui est si fort au dessus des sentimens humains & terrestres que leur gout ne lui donne point de satisfaction & leur privation ne lui cause point de tristesse. Il n’est point de plaisir dit le sage qui surpasse la joye du cœur, car il vaut mieux mourir que d’avoir une vie amere. Et comme s’il n’étoit pas content d’avoir une seule expreßion, il repete encore la même chose en ces termes, l’alegresse du cœur c’est la vie de l’homme, & un trésor accompagné de sainteté ; parce qu’il éloigne de soy toutes tristesses & ne se tourmente point par la diversité de ses conseils & de ses desirs. Comme nous ne pouvons jamais être sans quelque plaisir ; l’ame se delectant ou dans les choses de la terre ou dans celles du ciel ; & qu’Aristote nous enseigne que la joye est une condition inséparable de la felicité ; il la faut demander à Dieu avec le Roy Prophete & luy dire, rendez-moy Seigneur la joye de vôtre salutaire ; & toûjours accompagner nos priéres de la pratique d’une sainte liberté qui nous peut conduire à la possession d’une joye parfaite. Entre toutes les propriétez essentielles à la nature humaine, celle de risible lui est tellement attachée qu’elle ne peut convenir qu’à elle seule : le japer n’étant pas plus naturel au chien, & le hennissement au cheval, que le rire l’est à l’homme. Et saint Augustin assure qu’il n’y a personne qui n’aît de l’inclination pour la joye. Mais il condamne celle qui fait que les hommes se laissent aller à leur mauvaise & corrompüe volonté, & préférent par un criminel oubli la créature à Dieu. Ces joyes ne sont jamais sans crainte, sans amertume & sans deplaisir ; elles sont de si courte durée qu’elles commencent & finissent en un même jour : & non seulement elles s’évanouissent en un moment ; mais l’on [116] peut dire que ce sont des joyes meurtrieres qui ne dilatent le cœur que pour en faire évaporer les esprits & lui donner la mort ; de même qu’une tristesse excessive l’étouffe en le resserrant. L’on ne sçauroit nier que la dissipation de l’ame, quand elle sort d’elle-même pour s’epancher parmi les créatures, ne soit la mort spirituelle, & que le regret trop sensible qu’elle ressent de la privation de ces objets humains & imparfaits ne la prive de joye de l’esprit, laquelle est incompatible avec le peché, qui n’est autre chose qu’une séparation de Dieu, dans lequel toutes les véritables joyes sont renfermées comme dans leur source & dans leur principe. Je ne crois pas m’écarter de la vérité en disant que le plaisir & la joye ne sont pas proprement dans les objets extérieurs ; parce que c’est une chose certaine que tout ce qui est dans l’Univers se presente également à tous les hommes, l’or, l’argent, les richesses, les harmonies, les divertissemens, les delices & une infinité de choses différentes sont toutes exposées à leur vûë, & néanmoins la satisfaction qu’ils y prennent est trés-inégale, d’autant qu’elle n’a point d’autre mesure que leur inclination naturelle : la joye des avares étant de leurs trésors, celle des sensuels dans les voluptez, & le plaisir des ambitieux dans l’honneur. Ce qui est si véritable que les Histoires nous apprennent que plusieurs sont morts par la violence de cette passion, comme Chilon Lacédémonien, qui mourut de joye voyant son fils couronné aux jeux Olimpiques. Il arriva la même chose à Denis le Tyran de Syracuse, lors qu’aprés sa déroute, s’étant rendu Precepteur à Corinthe, comme il apprit que l’on avoit donné le prix à l’une de ses Tragedies, qui fut plus estimée que celles des autres, il abandonna tellement son ame à la joye qu’il y perdit la vie. Et Leon dixiéme avoit tant d’aversion pour les François, qu’ayant reçû les nouvelles qu’ils avoit [sic] perdu la bataille de Milan, il en mourut de joye la neuviéme année de son Pontificat. Tant il est vray que nous trouvons en nous-mêmes les motifs qui nous réjoüissent, aussi-bien que ceux qui nous causent du déplaisir & de l’affliction. L’on ne manquera jamais de faire trouver les joyes puériles & évaporées dans le rendez-vous des femmes ; puisque celles qui surpassent les sens & qui tirent leur source d’une sublime [117] liberté sont trop relevées pour elles, & que la conversation des esprits forts ne sçauroit être propre à des personnes qui n’en peuvent avoir que de trés-foibles. Si l’on considére l’emploi de leur tems & l’occuption de leur vie, l’on trouvera que c’est plûtôt un ménage d’enfans, qu’un commerce d’esprits raisonnables. Les jeux, les bals, les promenades & mille autres amusemens sont les sujets de leur joye & de tous leurs plaisirs, qui sont des moyens bien opposez à ceux que demande la joye spirituelle & intérieure. Mais toutes ces choses ne se doivent attribuër qu’aux personnes qui suivent la grande route du libertinage, & non point en général à tout le Sexe : le saint Esprit en ayant fait l’éloge dans les sacrez cahiers en tant d’endroits qu’il est impossible d’en faire le détail. Les seules paroles suivantes sont capables de nous en faire connoître le merite. La bonne grace de la femme diligente & agréable réjoüira son mari, elle sera sa joye & son allegresse, dit l’Ecclesiastique, d’autant que sa discipline est un don de Dieu. Non seulement les femmes causent de la joye dans leur famille particuliére ; mais encore elles en procurent trés-souvent aux Royaumes & aux Empires. Esther ayant delivré son peuple de la mort, par ses priéres, par son addresse & par sa beauté, elle causa une joye universelle à plus de cent vingt-sept Provinces, qui étoient comprises dans les Etats du grand Assuerus : & il sembloit à tous les Juifs qu’une nouvelle lumiére leur étoit apparuë qui leur procuroit toutes sortes de bonheur & de prosperitez. *** [117] CHAPITRE XXII. Plusieurs exemples des personnes du Sexe, dont les voyages ont apportez beaucoup de fruit & d’utilité. BIen que les femmes & les filles soient en plusieurs maniérés [sic] privées du trésor de la liberté, tant par le malheur de leur condition qui les fait naître du Sexe le moins heureux, que par la sévérité des loix qui les tiennent toûjours dans la contrainte : le caprice de la coûtume a beau leur être contraire, il [118] n’aura jamais le pouvoir d’abaisser leur esprit, d’enchaîner leur cœur, ni de rendre leur conscience criminelle. Et dans la diversité des conduites qui les rendent sujettes, il s’en trouve toûjours quelques-unes qui sçavent bien prendre les moyens d’adoucir leur sort. Entre toutes les libertez que l’on condamne dans les personnes du Sexe, celle de voyager & de voir le monde passe dans l’opinion de la plûpart des hommes pour un crime qui merite l’Anathéme : bien que la raison & une infinité d’exemples servent d’appuis au sentiment contraire. Premierement la raison veut que Dieu ayant créé tout ce qui est dans l’Univers pour servir non seulement à l’usage & aux plaisirs des hommes, mais encore à leur instruction ; que les femmes qui sont comprises dans le genre commun de la nature humaine participent à ce privilége. Et comme pour glorifier Dieu dans ses ouvrages il faut nécessairement les voir & les considérer. La même obligation qui les engage de loüer le Créateur leur donne les moyens qui les peuvent conduire à l’accomplissement de ce devoir. En second lieu nous sommes portez par un trés-grand nombre d’exemples à deffendre ce parti. Les personnes du Sexe ayant fait paroître dans une infinité d’occasions qu’elles sont capables de voir le monde, & que leur corps est propre à soûtenir les fatigues des voyages, aussi-bien que leur esprit à produire de belles & bonnes pensées. Pour ne point faire de discours vagues & indéterminés, je m’arrêteray seulement à quelques exemples les plus remarquables : & comme il n’y en a point de plus fort que ceux qui nous sont produits par l’autorité Divine, je me serviray d’abord de celui de la Reyne de Saba loüée dans l’Ecriture, pour avoir quitté son Royaume afin de voir Salomon & la magnificence de sa Cour. Le Sauveur du monde a voulu lui-même faire son éloge par ses remarquables paroles, la Reyne des parties du midi se levera au jour du jugement contre les hommes de cette Nation, dit JESUS CHRIST, & les condamnera, parce qu’elle vint des extrêmitez de la terre pour oüir la sagesse de Salomon, & vous negligez d’entendre celui qui est incomparablement plus grand que tous les Roys de la terre. Dans les premiers siécles de l’Eglise naissante, les Chrêtiens [119] alloient en troupe visiter les Saints lieux que JESUS-CHRIST avoit sanctifiez de sa presence, aussi-bien les femmes que les hommes. Theodoret en rapporte plusieurs exemples, & entre les autres celui de Marane & de Cyre est tout-à-fait admirable, parce que ces deux Saintes, que l’on peut nommer des prodiges d’une pénitence rigoureuse laisserent les commoditez & les delicatesses de leur maison qui étoit abondante en toutes sortes de biens, pour embrasser les travaux & les fatigues de plusieurs longs pelerinages. L’exemple de sainte Paule doit passer pour un des plus illustres, parce qu’aprés avoir conversé avec les Saints Paulin & Epiphane, dont l’un étoit Evêque d’Antioche & l’autre de Salamine en Cypre ; mais sur tout animée des sentimens que lui avoit inspiré saint Jerôme, elle se trouva tellement embrasée de l’amour de Dieu & d’un ardent desir de voir la Palestine, qu’aprés avoir distribué toutes ses richesses à ses enfans & meprisé toutes les magnificences de la Cour Romaine, elle s’embarqua sur Mer avec sa fille Eustoquie, sans que les larmes, les regrets & les priéres de tous les siens pussent empêcher ni retarder son voyage. Aprés avoir passé quantité de païs & de Provinces, que saint Jerôme décrit avec tant de soin & d’exactitude, qu’il sémble [sic] avoir compté tous ses pas & observé toutes ses demarches, elle fut en Cypre pour visiter tous les Monastéres de cette Isle, elle passa ensuite dans la Seleucie & en Egypte, & étant arrivée à Nitrie, qui étoit un Bourg rempli de solitaires, lesquels furent tous au devant d’elle, il n’y en eut pas un seul de ceux qui étoient en opinion de sainteté qu’elle ne visitât particuliérement ; & aprés avoir été par toute la Judée & visité tous les lieux Saints, elle se retira en Bethléem, ou elle passa le reste de sa vie & y mourut saintement. Cette grande ame trouva tant de plaisir en ses pelerinages, qu’elle souhaitta que d’autres fussent participantes de son bonheur. C’est ce qui donna lieu à la lettre qu’elle écrivit à sainte Marcelle pour l’inviter d’abandonner la ville de Rome, afin de se rendre auprés d’elle pour visiter les lieux où JESUS-CHRIST avoit accomply la Redemption des hommes. Quand viendra le jour auquel il nous sera permis d’entrer ensemble dans la grotte de la Nativité de nôtre Sauveur, disoit cette Sainte, & de vi-[120]siter le lieu où il a passé les douze années de son enfance & les dix-huit de sa vie inconnuë & cachée, aprés nous irons au fleuve du Jourdain, dont il a sanctifié les eaux par son Batême, & ensuite nous verrons tous les endroits de la Palestine qu’il a honoré de sa Doctrine & de ses miracles, & où il a souffert la mort pour nous racheter, aprés avoir pleuré sur le Calvaire & auprés du sepulcre, nous irons à la Montagne des Oliviers pour nous élever au Ciel par les desirs & les souhaits de nos ames : ayant ainsi visité toute la terre-Sainte, nous retournerons en nôtre solitude pour nous occuper à chanter les loüanges de Dieu & à prier sans relâche, afin qu’étant percées des traits de l’amour de nôtre Seigneur, nous lui puissions dire chacune en son particulier, j’ay trouvé celui que mon ame cherche, je le tiendray & ne le laisseray point aller : & par plusieurs discours qui témoignoient l’ardeur & le zele de cette grande ame, elle exprimoit avec passion l’extrême desir qu’elle avoit d’en attirer d’autres dans les lieux Saints. Le même saint Docteur nous donne encore un exemple admirable en la personne d’une autre Dame Romaine, qui alloit par toutes les Isles & les lieux les plus éloignez pour faire ressentir les effets de sa liberalité aux Monasteres & aux pauvres, & qui craignoit si peu le travail & la fatigue des voyages qu’elle passa en Jerusalem, où aprés avoir demeuré quelques mois, elle retourna en Italie, employant une partie de son tems en pelerinages, tant par piété, que pour remédier aux pressantes nécessitez de son prochain. Rufin Prêtre d’Aquilée l’un des premiers Auteurs qui a mis en lumiére un abregé de la Vie des Solitaires, étant allé à Rome conversa trés-particuliérement avec la fameuse Melanie femme de grande qualité & retourna avec elle pour visiter les Cenobites & Anachorettes de l’Orient : & aprés avoir parcouru tous les Deserts, s’étant retirée en Jerusalem elle y demeura vingt-cing ans, & saint Jerôme écrivit à Rufin pour le congratuler du bonheur qu’il avoit d’être auprés de cette Sainte, laquelle ayant visité tous les Monastéres & les Solitaires, tant de l’Egypte que des autres lieux éloignez, comme elle apprit que plusieurs Saints personnages étoient exilez par le Gouverneur d’Alexandrie, elle les suivit dans la Palestine pour leur donner toutes les [121] choses necessaires à l’entretien de la vie ; & même elle se deguisoit en servante pour les assister plus librement. Et aprés avoir fait bâtir un Monastere en Jérusalem elle retourna en Italie, où par ses conseils & sollicitations son fils, sa belle fille, leurs enfans, sa petite Melanie, son mary Pinien & plusieurs autres de ses parens sauverent leurs biens & leur liberté ; parce qu’ils la suivirent en Jérusalem où elle retourna une seconde fois, & evitérent par ce moyen d’être ensevelis sous les ruïnes de la ville de Rome qui fut saccagée peu de tems aprés. Palladius Evêque d’Helenopolis parle de cette sainte Melanie & de beaucoup d’autres personnes du Sexe en des termes pleins d’estime & de respect. La vertu de plusieurs femmes fort religieuses & devotes, dit ce saint Homme, & l’esprit & le merite de quantité de Vierges & de vefves m’ont fait souhaitter avec passion de les connoître ; entre les autres la bienheureuse Melanie Romaine, fille du Consul Marcellin & vefve d’un homme de grande qualité. Et ensuite de ces paroles il s’etend sur les loüanges de leur pelerinage & des courses qu’elles ont faites en des païs fort eloignez du lieu de leur naissance. L’un de ces mêmes Auteurs nous raconte qu’une Dame Romaine vint exprez en Egypte pour voir le grand Arsene, laquelle fut bien receuë par Theophile Patriarche d’Alexandrie, qui loüa hautement son dessein l’estimant rempli de pieté & de vertu. Et saint Gregoire Pape écrivant à une illustre Dame nommée Rusticie qui étoit décenduë des Patrices, la louë & congratule de ce qu’elle étoit allée en pelerinage à la montagne de Sinaï, & l’assure qu’il auroit bien souhaitté d’y aller avec elle, mais qu’il n’en seroit pas retourné ; ne pouvant s’imaginer comme elle avoit pû quitter un lieu si saint pour reprendre le chemin de Constantinople. Qui ne seroit surpris d’admiration de voir l’Imperatrice Eudoxia laisser la Cour de l’Empire de l’Orient pour se rendre Pelerine en Ierusalem, tant par piété, que pour apporter du soulagement à ses ennuis causez par l’outrage qu’on lui faisoit de soupçonner son innocence. Et comme l’Empereur Theodose le jeune l’eut rappellée auprés de lui ; ayant receu de nouvelles persécutions elle retourna pour la seconde fois dans la Terre sainte, où elle mourut aprés avoir fait des actions d’une vertu si extraordi-[122]naire que tout le monde en étoit dans l’étonnement. Sainte Brigide n’a telle [sic] pas quitté le Royaume de Suede pour visiter les Tombeaux des Apôtres saint Pierre & saint Paul. Ortelane Mere de sainte Claire ne fit-elle pas les pelerinages de Iérusalem, de Rome, & de saint Michel au Mont-Gargan. Une infinité d’autres personnes du Sexe n’ont-elles pas surmontés les travaux & les perils des voyages ; aussi bien que les opinions mal fondées de ceux qui se plaisent à critiquer tout ce qui passe tant soit peu la contrainte ordinaire de la vie des femmes. Mais qui pourra aprés tant d’exemples approuvez par de si grands & saints personnages, blâmer la force & la genérosité des filles qui travaillent à se distinguer de celles qui egalent l’imbécillité de leur esprit à la foiblesse de leur corps, & qui se laissent aller à de certaines maniéres d’agir si populaires & communes qu’elles se rendent toûjours plus méprisables. *** [122] CHAPITRE XXIII. Description de la contrainte. COmme la liberté est un bien incomparable, sa privation que nous appellons contrainte doit être estimée le plus redoutable de tous les maux. Et nous pouvons dire qu’il renferme en soy tant de miseres & de souffrances, qu’il est trés-difficile de le bien décrire : étant composé d’un trés-grand nombre de parties & de circonstances qui l’accompagnent & qui se suivent toûjours. L’on ne sçauroit mieux faire la description de la contrainte, que par les menaces que Dieu fit autrefois à son peuple, lors qu’il lui dit ces terribles paroles, tu n’auras jamais aucun repos, ta demeure ne sera point stable, tu auras un cœur tremblant & tes yeux seront dans une deffaillance continuelle, la tristesse sera dans ton ame, tu craindras jour & nuit, & ta vie sera incertaine. Voilà une peinture achevée des parties, propriétez & circonstances de cette ennemie de la liberté humaine. Un cœur toûjours dans la crainte, des yeux dans l’eclipse de toutes sortes de lumieres, une ame [123] privée de la tranquillité & joye interieure, & une incertitude en toutes choses. Le saint homme Job me fournit des termes aussi pressans pour dépeindre la contrainte que ceux que je viens de rapporter ; son piege est caché en terre dit-il, & sa chaine est dans le sentier, elle donne l’epouvante de toutes parts, & embarrasse les pieds des hommes. Ie crierai donc parce que je souffre violence & personne ne m’exaucera, j’eleverai ma voix, aucun ne se rendra juge favorable pour mes interêts, mon chemin est environné de haie & je ne sçaurois aller plus avant, parce que ma voie est remplie de tenebres : je suis perdu & detruit de toutes parts, étant privé de toute esperance comme un arbre arraché qui ne sçauroit plus porter de fruits. Belle mais triste description qui renferme tous les états & toutes les dispositions d’une personne qui expérimente le supplice de la contrainte. Ce chemin rempli de tenébres, ce trouble qui vient de tous côtez, cette attente trompée & deçuë de même qu’une plante arrachée ; n’est-ce pas l’image d’une personne privée de la liberté, embarassée de mille objets importun [sic] qui occupent ses pensées, ses affections & ses desirs, & continuellement troublée dans l’aprehension de perdre une chose & dans les empressemens d’en acquerir une autre. Ce chemin rempli de haies qui traversent & empêchent une plus longue course, & la chaine qui ferme tous nos sentiers, qu’est-ce autre chose? que les vocations où nous sommes tellement attachez qu’il n’y a pas moyen de nous en rendre libres ; soit que l’autorité des autres nous domine, ou que nôtre imbécillité & nôtre ignorance nous servent d’engagement, ou plûtôt de pieges pour nous tenir dans une contrainte sans merite, quoy que trés-laborieuse & penible. Comme entre tous les sentimens qui sont les plus naturels aux hommes il n’y en a point qui leur soit plus sensible que l’amour de la liberté ; il n’y en a point aussi qui leur puisse être plus facheux que l’aprehension de la contrainte : & l’on ne sçauroit nier que ce ne soit une passion trés-legitime que celle qui nous fait haïr toutes les choses qui nous peuvent priver de l’une & nous engager de l’autre. Le corps dit saint Augustin se porte à son lieu par son propre poids qui le fait tendre en bas & chercher toûjours le centre des choses pesantes ; comme au contraire le feu ne manque jamais de s’élever en haut ; & ainsi en est-il de [124] toutes les autres choses qui suivent indispensablement le penchãt & l’inclination de leur nature : parce que les êtres n’étant pas dans leur ordre sont en de continuelles inquiétudes, & si tôt qu’ils ont repris leur place ils trouvent incontinent leur repos. Il n’y a point de plus grand desordre dans la morale ni même dans la vie chrêtienne que la contrainte. C’est ce qui fait dire à l’Orateur Romain que tout ce qui tient tant soit peu de la condition servile n’appartient qu’aux ames basses & abjettes ; parce que la servitude renferme toutes sortes de miseres : & comme nous sommes tous nez pour la liberté, la mort est préferable à la contrainte, à cause que l’on n’est plus à soy-même n’ayant pas le pouvoir de disposer ni de ses biens ni de ses propres actions, & qu’en toutes choses il faut agir par le mouvement d’autruy. L’on peut dire qu’il y a beaucoup de différence entre la servitude & la contrainte ; & que néanmoins je n’en fais qu’une même chose? je reponds à cela que si l’on prend le sens dans la rigueur, ce mot de servitude ne se doit entendre que de ceux qui sont esclaves ou par le malheur de leur naissance, ou par celui des guerres, ou bien par la pauvreté : mais à considerer ces choses d’une façon plus étenduë il peut être appliqué à tout ce qui se ressent des effets de la servitude ; bien que la politique y donne des noms plus doux & plus honorables. Ces deux termes considérez de cette maniére peuvent être pris l’un pour l’autre ; quoy que celui de la contrainte s’étende beaucoup plus loin que le mot de servitude : parce que celui-ci proprement ne s’attribuë qu’aux personnes mal-traitées de la fortune ; pendant que celui-là se peut dire de la plus grande partie du monde qui se trouve ordinairement dans les occasions de souffrir quelque sorte de contrainte ; dont les unes sont attachées aux conditions particulieres de chacun dans lesquelles il faut necessairement vivre & mourir, & les autres se rencontrent quelquefois par hazard & sont tellement passageres qu’en un même jour l’on en peut experimenter de diverses sortes. Et il arrive souvent que l’on se fait à soy-même une espece de contrainte par des considérations humaines, & des raisons de politique ; & de cette maniére c’est vouloir & ne vouloir pas en même tems. C’est la contrariété dont parlent les Philosophes qui est mêlée de liberté & de contrainte, parce que la raison veut les choses par [125] des motifs, & y repugne par d’autres ; elle accepte souvent ce qu’elle voudroit pouvoir éviter, sans se porter préjudice. En un mot tout ce qui est servitude est contrainte, mais tout ce qui est contrainte n’est pas servitude ; de même que parmy les Philosophes & les Theologiens ce qui est cause est principe, mais ce qui est principe n’est pas toûjours cause. A prendre les choses en general l’on peut appeller contrainte tout ce que l’on dit & fait contre son naturel, son inclination, ou la portée & capacité de son esprit. C’est-ce qui fait dire, à un Sage, que la vertu est à moitié depérie & perduë en celui qui est assiegé par la necessité de la contrainte : d’autant que personne n’est capable de toutes choses, & toutes choses ne sont pas bien-seantes à tous ; & neanmoins nous voyons tous les jours que l’on engage sans discernement les uns & les autres dans des êtats & vocations qui leur sont contraires & qui sont entiérement opposées à leur naturel. Que châcun desire & entreprene ce qu’il voudra, si la nature y repugne, son travail sera inutile, & jamais il ne fera bien ce qui sera contraire à son inclination, dit Seneque. Saint Bernard nous fait entendre la même chose par des paroles dignes de remarque, je suis si miserable, dit ce devot Pere, que je ne vois point de fin à mon malheur, par ce que la volonté me rend inexcusable & la necessité me fait incorrigible. Toutes les choses qui sont dans la nature ne produisent jamais des effets plus funestes que lors qu’elles sont dans la contrainte, c’est à dire hors de leur centre. D’où viennent les Tonnerres & les foudres qui font tant de bruit sur nos têtes ; Si ce n’est des exhalaisons & des vapeurs qui s’elevent de la Terre & de l’eau leur naturel & ordinaire sejour ; & lors qu’elles se trouvent dans des nuës chaudes ou froides qui les agitent & les combattent, elles font tous ces remuemens qui donnent de la crainte à tous les hommes. Et les tremblemens de Terre qui leur causent tant de frayeurs & de si grands dommages, qu’est-ce autre chose que des vens renfermez dans les cavernes & lieux soûterrains dont ils ne peuvent trouver la sortie, & c’est pourquoi ils causent ces secousses & ces terribles mouvemens à la terre. Ce qui fait dire à saint Thomas que le vent qui n’est en apparence qu’une foible vapeur produit de grands tumultes & d’éfroyables orages pour [126] se delivrer des tirans qui le retiennent ; puisque lors qu’il est enfermé dans un lieu souterrain qui l’empêche de courir dans l’air qui est le centre de son repos, il fait de si étranges remuemens, & cause à la terre de si rudes convulsions. Les agitations que la contrainte cause dans l’esprit des hommes, sont incomparablement plus malignes & plus dangereuses ; par ce que cette imperieuse gouvernante donne souvent la naissance aux tempétes & aux orages des passions les plus pernicieuses. Elle fait les changemens & les troubles dans les familles, & renverse ordinairement l’ordre & la conduite qui doit être dans le monde. Il faut donc se garder de sa domination qui est plus à crainde [sic] que tous les renversemens de la nature, & que toute la contrarieté des elemens. Les persones du beau Sexe, qui souffrent la privation des plus grands avantages d’une liberté morale & politique, se trouvent souvent accablées sous l’insuportable poid de la contrainte. C’est elle qui conduit leur jeunesse, qui regle leur condition, & & [sic] qui les accompagne toute leur vie. La plûpart du tems elles sont meuës & non pas mouvantes, & prenent autant de formes & de figures qu’on leur en veut donner. Qu’elles se souviennent des paroles de saint Jerôme, qu’aiant êté formées à l’image & ressemblance de Dieu ; c’est une extréme bassesse & infirmité si elles prenent d’autres figures : elles seroient au dessus d’une partie de leur contrainte, si elles sçavoient y resister, & n’être pas assez faciles & assez aveugles pour aider à former leur chaines. Mais bien loing de travailler à l’aquisition d’une sainte liberté, elles inventent tous les jours mille inventions qui ne servent qu’à les rendre plus captives ; même dans les choses où il semble qu’elles sont les plus libres. L’affectation dans leurs complimens, la vanité dans leurs habits, la coquetterie dans leurs gestes, la feinte dans leurs complaisances ; & plusieurs autres manieres d’agir, qui se peuvent trés-justement appeller des contraintes puériles & étudiées sont des marques qu’elles se rendent ennemies d’elles mêmes & deleur [sic] propre liberté qu’elles enchainent si mal à propos. Il est vray que tous ces petits amusement [sic] ne servent d’appas qu’aux personnes mondaines, les femmes sages & judicieuses ne mettent pas en usage toutes ces bas-[127]sesses qui sont filles de la contrainte & ennemies de la vraye liberté. *** [127] CHAPITRE XXIV. De quelle maniere la contrainte se peut trouver dans le Cloître. LEs esprits précipitez qui vont toûjours trop vite me condamneront d’abord au commencement de ce chapitre ; Mais le judicieux & prudent Lecteur qui se donnera la peine de bien considerer les choses prendra de plus justes sentimens : puisque ceux que je propose, sont appuyez de la verité, de la raison, & de l’autorité des sçavans. S’il est vray que servir Dieu c’est regner selon les paroles du Sage, l’on ne sçauroit douter que la Religion qui est particulierement dediée au culte divin, ne soit une chose trés-sainte, sa fin êtant de glorifier Dieu. C’est un êtat eminent & parfait, à cause qu’il surpasse les maximes & les manieres de vivre des gens du monde. Le Prophete Ieremie qui nous apprend que c’est une bonne chose à l’homme de porter le joug dés son adolescence, nous enseigne en même tems qu’il doit demeurer solitaire & s’élever au dessus de soy-même dans un profond silence. Ces courtes paroles expriment merveilleusement bien la perfection de la vie Religieuse ; & les suivantes nous font connoître la grande précaution que nous devons observer pour faire un choix de cette consequence : Considerez vos voyes, dit ce Prophete, & les cherchez exactement ; parce que toutes personnes indifferemment n’y sont pas destinées. Ce sentier êtroit de la vie Evangelique n’appartient qu’à ceux qui sont appellez à cette condition sublime & qui possedent les qualitez necessaires pour y bien vivre : & c’est une illusion & une tromperie extréme de croire que par ce qu’un êtat est bon de soy-même, nous le devons embrasser sans en faire un judicieux discernement. Il y a une infinité de choses trés-saintes que Dieu demande des uns, & non pas des autres. [128] Tout cela supposé, je soûtiens que la vie du Cloître est un état de contrainte pour toutes les personnes qui n’ont pas une véritable vocation, que l’on peut reduire à trois ; premierement des filles qui entrent en Religion à la sollicitation & par le mouvement d’autruy, secondement de celles qui s’y introduisent par leur propre conduite, sans être prevenuës & assistées des lumiéres du Ciel, & en troisiéme lieu des autres qui n’ont pas les talens & les qualitez nécessaires pour remplir leur devoir & s’acquitter de leurs obligations. Donne-toy garde, dit le Seigneur, de sacrifier tes holocaustes indifferemment en tous les lieux que tu verras, mais en celui seulement que j’ay choisis, tu presenteras tes oblations & tes sacrifices. Il n’appartient qu’à Dieu seul de faire le choix des lieux où il veut qu’on le serve, & ce n’est pas aux parens, non plus qu’à toute autre personne, d’immoler des victimes innocentes comme bon leur semble ; soit pour la décharge de leur famille, soit pour satisfaire à leur ambition, soit pour contenter leur avarice, ou pour assouvir leur vengeance. Et ces Cloîtres qui ne doivent être le sejour que des ames choisies & uniquement attachées à Dieu, le sont trés-souvent de ce qui est le rebut & la malédiction du monde. Il ne faut pas s’étonner si le Seigneur s’en est plaint par son Prophete Evangelique, quand il dit, vous avez fais le conseil vous-même, & non par mon inspiration, vous avez tissu la toile sans la conduite de mon esprit, afin de vous rendre toûjours plus coupables en ajoûtant peché sur peché. Ceux qui pensent faire une bonne œuvre de solliciter les personnes qui leur sont à charge d’entrer en Religion se trompent beaucoup. Il n’appartient qu’à Dieu de choisir ses domestiques, & c’est trés-mal-à-propos qu’on prétend de lui faire la loy. Et néanmoins c’est ce qui se fait tous les jours, car bien que l’on se couvre du manteau de piété, ce n’en est que l’apparence, qui ne trompe que ceux qui ne sçavent pas discerner, que par un malheur extrême la Religion sert ordinairement à la politique, & que des raisons humaines l’on en fait à tout moment des maximes de conscience : le mal ne se commettant jamais avec plus de liberté, que lors qu’il est appuyé du pretexte de Religion. Separez la chose pretieuse de celle qui ne l’est pas, & vous serez comme ma bouche, dit Dieu par un Prophete. Le monde ne s’en-[129]tend pas à cette separation, qui est trop delicate pour des esprits préoccupez de l’amour d’eux mêmes & de leurs propres interêts. La coûtume s’oppose à la raison, le mensonge à la verité, & le bien apparent au bien véritable. C’est de ces personnes trompeuses & intéressées que l’on peut dire ces paroles du Roy Prophete, les pecheurs ont tendu leur arc, ils ont preparé leurs fléches dans leurs carquois, pour en tirer dans l’obscurité, contre ceux qui ont le cœur dur. Quelles plus épaisses ténébres & quelle plus grand obscurité que celles qui se trouvent dans ces esprits qui n’ont aucune lumiére ni connoissance des obligations & du merite de la vocation Religieuse ; parce que toutes ces choses ne peuvent être bien comprises, que par une pénétration qui est au dessus de la jeunesse des personnes que l’on engage dans cét état. Et c’est pourquoy l’on peut leur attribuër cette droiture, dont parle le texte sacré, étant dans une simplicité & innocence qui les empêchent de discerner l’état qui leur est propre. Il n’appartient qu’à Dieu, dit saint Augustin, de dresser les pas de l’homme & de luy marquer son chemin. Aussi Jeremie disoit à ce propos, ô Seigneur, c’est à vous de disposer de la fortune & de la condition des hommes, c’est à vous seul de les mettre en tel état que vous trouverez à propos, & non pas à eux de disposer injustement les uns des autres. C’est une chose étonnante que la dureté de ces cruels parens, lesquels immolent souvent leurs enfans mal à propos, & par un zele indiscret ou malicieux les obligent à des choses qui surpassent leur capacité & qui seront cause de leur perte, semblables à Jepthé, qui retournant victorieux de la guerre des Ammonites, pour accomplir le vœu qu’il avoit fait avec tant d’indiscretion, sacrifia sa propre fille, avec plus de regret que sa victoire & bonne fortune ne lui donnoit de plaisir. Comme ses paroles le témoignent, j’ay ouvert ma bouche trop legerement, & j’ay fait au Seigneur une promesse inconsiderée & fort indiscrette. Nous ne lisons pas dans l’Evangile, que jamais JESUS-CHRIST ait fait paroître tant de zele, que quand il chassa du Temple les gens qui vendoient & achetoient des colombes, parce qu’il renversa leurs tables & les fit promtement sortir en les frappant avec des foüets. Qu’est-ce que vendre des colombes, dit saint Gregoire Pape, que de recevoir dans l’Eglise & [130] dans la Religion les personnes pour le profit temporel & non pas à cause de leur vertu & de leur capacité. Le Sauveur a également chassé les vendeurs & les acheteurs, parce qu’ils meritent tous du blâme. Les parens qui donnent quelques sommes d’argent pour mettre leurs filles en Religion, afin d’éviter d’en debourser de plus grandes pour les établir dans le monde, & qui se déchargent à petit frais du soin qu’ils sont obligez d’en avoir, ne sont pas toûjours exemts de peché : & le peril de conscience des personnes Religieuses n’est pas moindre lors qu’elles se laissent plûtôt gagner par l’interêt que par la raison, étant plus ébloüies par l’éclat de l’or que par celui de la vertu. C’est un malheur étrange que la nature & l’equité sont contraintes de ceder souvent à l’opinion, & que pour obeïr aux coûtumes du monde, l’on abîme son esprit dans l’erreur. C’est ce qui fait mettre en usage des moyens sacrez pour arriver à des fins profanes, & se servir des choses saintes pour parvenir à celles qui sont mauvaises. En un mot, c’est engager dans les Cloîtres des personnes qui n’en ont ny le desir ny la capacité pour avoir moyen d’en élever d’autres dans le luxe & dans l’abondance. N’est-ce pas faire un marche-pied de la pauvreté Evangelique pour monter aux degrez d’honneurs, que l’ambition invente tous les jours, sans se mettre en peine du salut de ceux, qui sont engagez à des obligations si étroites & si mal-aisées à observer, comme s’il n’y avoit qu’à changer de lieu & d’habit, pour se revétir des qualitez & des vertus nécessaires pour mener une vie austere & penitente. Que ces parens intéressez, & ces devots zelez se souviennent des paroles de saint Paul, que tous ceux qui sont en Israël ne sont pas Israëlites, mais seulement ceux qui sont dans la foy parfaite qu’ils doivent avoir aux promesses du Seigneur. Que jamais ils ne mettent en oubly celles de l’Angelique saint Thomas, que ce n’est pas assez d’être dans un état de perfection, si l’on ne travaille à se rendre parfait. Et que celles d’Aristote soient toûjours presentes à leur esprit, puisqu’il les assure que l’on peut faire des actions de justice sans être justes ; comme font tous ceux qui gardent les Loix & les Ordonnances par contrainte, ou ne sçachant pas ce qu’ils font, ou bien par quelqu’autre considération [131] que celle de la justice. Toutes les autoritez de ces grands Personnages leur feront connoître qu’en vain l’on fuit le monde quand on le porte en son cœur, & que trés-souvent les personnes du beau Sexe desirent plus ardemment, aussi-bien que les hommes, les choses dont elles-mêmes se sont interdites l’usage. A plus forte raison quand cét état n’est pas embrassé par un choix & une liberté entiére, mais par des sollicitations importunes qu’elles n’ont pas eu la force de repousser. C’est avec beaucoup de justice qu’elles peuvent dire à Dieu, Seigneur pourquoy se sont multipliez ceux qui nous affligent, & qui s’élevent contre nous. *** [131] CHAPITRE XXV. Suite du même sujet. UN grand Philosophe d’Athenes, disoit un jour dans une assemblée publique ; qu’il s’étonnoit beaucoup, que dans les delibérations des Grecs, les Sages proposoient les affaires importantes, & que les fols les decidoient. C’est avec raison que je peux dire la même chose touchant le sujet dont je traite ; puisque l’Eglise comme une bonne mere, par le moyen de ses sages, qui sont les Sçavans, les éclairez & tous ceux qui ont charge de la conduite des ames, propose à ses enfans plusieurs différentes conditions & maniéres de vie, qu’elle laisse à leur volonté, & veut qu’ils soient absolument libres dans le choix qu’ils en peuvent faire : & néanmoins par une extrême folie, ils se méprennent bien souvent dans la preférence qu’ils font d’un état pour lequel ils n’ont aucune disposition ny capacité, & dont ils ne sçauroient avoir une véritable connoissance, si ce n’est par une longue pratique & par une expérience particuliére, qui demande un tems fort considérable. Et comme toutes ces choses leur manquent souvent, il ne faut pas s’étonner s’ils se trompent eux-mêmes dans cette importante affaire, où il s’agit du repos de leur vie & de leur salut éternel. Ce qui peut arriver en deux maniéres, ou par ignorance, ou pour être préoccupez de fausses idées. [132] La connoissance n’est autre chose qu’une lumiére, qui découvre à nos esprits les objets comme ils sont en eux-mêmes, sans que le voile du déguisement serve d’obstacle à tout ce qui nous peut instruire des circonstances & particularitez de ce que nous entreprenons. Cette connoissance est si nécessaire, qu’Aristote assure, que les choses qui se font par ignorance ne sont jamais entiérement libres : & que celles qui sont accompagnées de douleur & de repentir, sont toûjours contraintes & forcées. De sorte que de s’engager dans une vocation sans la bien connoître, s’est se tromper soy-même, & se mettre en danger de transgresser les obligations de son état. Il est impossible d’avoir des connoissances véritables, si l’esprit n’est parfaitement formé, & dans une maturité capable de grandes refléxions ; ce qui ne se peut trouver dans un âge foible & enfantin, comme celui où la plûpart des filles s’engagent à la Religion : à moins que Dieu par une grace extraordinaire ne prévienne de ses benédictions de douceur les ames qu’il a choisies pour cette vocation : ce qui passe tellement la régle commune, que l’on n’en doit tirer aucune conséquence. Et il arrive souvent que l’on se trouve aveuglé dans cette grande affaire ; d’autant que Dieu par un secret jugement retire son esprit & répand, comme dit saint Augustin des tenébres & des obscuritez, pour punir les convoitises & les desirs illicites que nous entretenons en nous-mêmes : car bien que ces dispositions criminelles ne viennent pas à la connoissance des hommes, elles ne laissent pas d’être exposées à découvert aux yeux de Dieu. Il n’est pas moins dangereux d’être préoccupé de fausses lumiéres, que d’être privé de celles qui sont solides & véritables, & même il semble que le peril y est plus grand, à cause que par le défaut de connoissance nôtre esprit est seulement privé d’une certaine clarté & perfection, dont il est capable ; mais ces lumiéres trompeuses le gâtent, le corrompent & en le corrompant elles nous seduisent, nous troublent & nous perdent entiérement. Ce qui fait dire à saint Jerôme, que c’est en vain que les Eglises se vantent de leurs Sacrificateurs & de leurs anciens Ministres, quand elles ont perdu la vision, la loy & le conseil : parce qu’encore que l’on ne puisse jamais se méprendre dans [133] l’estime que l’on fait des ordres Religieux, à cause qu’ils ont été inspiré de Dieu, aux saints Patriarches qui les ont établis, & qu’ils sont approuvez de l’Eglise, qui est conduite par le saint Esprit ; néanmoins les personnes qui veulent embrasser cette condition se peuvent équivoquer en beaucoup de choses. Premierement, parce que les maximes & les pratiques de la Religion ne sont pas toûjours comme elles devroient être ; puisque par un sens opposé à celui du Prophete, l’on decline quelquefois du bien au mal, & par une corruption ordinaire à la nature humaine, l’on trouve souvent insupportables les mêmes choses que l’on s’étoit figurées trés-faciles. En second lieu, l’on ne se connoit pas encore bien soy-même, & quand on pourroit en assurer au tems present, il est impossible de pénétrer dans les sentimens & dans les dispositions que l’on peut avoir dans la suite des années. Il ne faut jamais s’arrêter à quelques petites ferveurs passageres qui ne sont rien moins que des inspirations du Ciel & des sentimens d’une solide vertu, lesquels perfectionnent efficacement leur sujet. Mais il faut suivre la Doctrine de saint Jean Climaque, qui nous enseigne, que celui qui ne connoit pas encore Dieu par une familiarité toutes sainte, n’est aucunement propre à la vie Religieuse, & ne peut l’embrasser sans qu’il s’engage en même-tems dans une infinité de perils : car elle perd ceux qui n’ont pas l’expérience des choses de Dieu, à cause que n’ayant jamais gouté les douceurs Divines, ils passent leur vie dans des obscuritez d’esprit, des distractions, des langueurs, & des inquiétudes continuelles. La leçon que ce grand Solitaire fait aux personnes qui veulent prendre parti dans le Cloître, les oblige à se souvenir, que si tous les être corporels & sensibles qui se trouvent dans la nature, sont composez de la matiére des élemens, leur forme néanmoins vient du Ciel & des Astres. De même ce qui paroît à nos yeux des pratiques du Cloître, c’est seulement des choses extérieures qui n’en forment que de corps, que nous pouvons dire être sans ame, s’il n’est animé des inspirations & des graces celestes & favorisé des bienfaits & des misericordes de Dieu. L’esprit humain se trompe souvent lui-même, & s’imagine qu’il fait les choses par une mouvemẽt tout spirituel lors qu’il n’agit que [134] par un sentiment d’amour propre. Il faut porter le fruit de la vocation religieuse quand Dieu le veut & dans le tems qu’il l’a resolu, & non autrement. JESUS-CHRIST n’est point allé de luy-même dans le desert, dit saint Iean Chrisostome ; mais il y fut conduit par le divin Esprit. Ce qui nous fait bien connoître que nous ne devons pas nous jetter de nous mêmes dans les tentations ; mais seulement les souffrir avec courage quand le Seigneur nous les envoye. Nous sommes toûjours en danger de perir, aussi bien dans la religion que dans la vie seculiére, lors que nous n’y sommes pas conduits par la volonté de Dieu. Le Prince des Apôtres saint Pierre nous donne un bel exemple de cette verité ; parce qu’ayant marché hardiment & à pied sec sur les eaux, quand JESUS-CHRIST l’eut appellé ; il fit quelque tems aprés un malheureux naufrage dans la maison de Caiphe, parce qu’il y vint de luy-même sans le commandement de son maître, qu’il nia & abandonna lachement. Le Roy Osias aprés avoir remporté de grandes victoires sur plusieurs nations ; voulant s’introduire lui-même dans le Temple pour presenter des Sacrifices en actions de graces, & offrir de l’encens au Seigneur ; fut frapé de lépre en la plus éminente partie du visage, qui lui demeura toute sa vie en punition de sa témérité, & étant chassé honteusement des lieux Saints, jamais depuis il n’y pût avoir l’entrée. L’on ne doit pas s’étonner si tant de précautions sont necessaires, pour avoir une bonne & sainte vocation ; puisque l’éternité de ceux qui s’y engagent en depend, & que c’est le fondement de l’edifice de leur salut. Et comme toutes ces dispositions ne sçauroient être dans une personne, si elle ne possede beaucoup de lumiéres, & une fermeté d’esprit qui ne se peut acquerir que par de longues épreuves : il ne faut pas s’étonner si le grand Apôtre ordonne à son disciple Timothée, de ne recevoir aucune femme au service de l’Eglise devant l’age de soixante ans & qui n’eussent donné des marques de vertu & d’une sage & bonne conduite. L’Empereur Theodose fit une semblable loy à celle de saint Paul, pour les Diaconesses de son tems, qui se conservoient à l’Eglise ; & deffendit expressement qu’elles y fussent receuës avant le dit age de soixante ans, pour éviter les abus & les devotions indiscrettes de se distinguer des autres, & pour empêcher les repentirs qui suivent ordinairement les entreprises précipitées. [135] Afin d’appuyer ce sentiment de l’autorité des Vicaires de JESUS-CHRIST, c’est assez de dire que Pie premier de ce nom, onziéme Pape depuis saint Pierre, qui mourut sous l’Empereur Marc Aurelle avoit expressement commandé, que l’on ne donneroit point le voile aux Vierges devant l’age de vingt cinq ans. Et comme la suite des tems fit connoître que l’excellence de cét état demandoit un âge plus fort & plus judicieux. Le grand saint Leon Pape fit un Decrêt par lequel il ordonna que l’on ne recevroit point les filles à faire les vœux de Religion qu’elles n’eussent atteint l’âge de quarante ans, & aprés avoir donné des preuves de leur vertu & de leur probité. Pour venir à nôtre tems, Louïs quatorziéme, trés-Chrêtien, Roy de France à present regnant étant en son Conseil fit une Ordonnance que l’on ne recevroit point de Religieuses en tout son Royaume devant l’age de vingt cinq ans. Loy trés-juste & trés-necessaire pour le salut des ames ; ce grand & puissant Monarque ayant fait voir son admirable conduite en cette occasion aussi bien qu’en toutes les autres de sa vie pour le bien de l’Etat & de la Religion & nous pouvons dire avec verité que Dieu a donné ses jugemens & sa justice au Roy, qu’il a jugé son peuple équitablement & que son trône sera établi à perpetuité parce qu’il a fait justice aux petits. Il est vray que cette Ordonnance n’a pas été mise en exécution sa Majesté trés-Chrêtienne ayant jugé à propos d’en user ainsi pour quelque raison d’Etat, & pour ne point donner d’atteinte à la discipline presente de l’Eglise, qui permet les professions solemnelles à l’age de seize ans. Ce Souverain Monarque étant aussi pieux que sage, & aussi zelé pour la perfection Evangelique, que vigilant pour les interêts de son Royaume. L’on ne peut opposer à tout ce que nous avons dit que le Concile de Trente qui permet les Professions aprés seize ans passez ; mais il faut considérer que c’est une tolerance & non pas un précepte, une permission & non pas une loy, comme l’on en peut facilement juger par les termes du Concile ; de maniere que nous devons penetrer dans son esprit, qui n’est autre que de porter les ames à une plus grande perfection, & d’empêcher les abus qui peuvent arriver dans une chose si importante ; comme le témoigne les deffenses expresses qui furent faites au sujet de ces [136] professions que l’on peut dire prématurées, pour en exclurre toutes les contraintes, qui n’étoient pas si ordinaires dans le tems que le Concile s’est tenu qu’elles sont à present, & neanmoins il ne laisse pas d’en faire une exclusion si exacte qu’il fulmine Anatheme à l’endroit des contrevenans. Et de plus il faut observer qu’il n’y avoit pas au tems de ce Concile une si prodigieuse quantité de de Monasteres de Filles comme il s’en trouve aujourd’huy. De sorte que nous devons demeurer fermes en cette creance que l’Eglise ne veut que le salut & l’avancement des Fideles & qu’elle n’a point d’autre intention touchant les personnes du Sexe qui épousent le Cloître que si elles n’ont pas assez de lumiere & de force à seize ans pour une si grande entreprise elles doivent attendre un age plus avancé. *** [136] CHAPITRE XXVI. Suite du méme sujet. LE Cloître n’est pas seulement un lieu de contrainte pour les personnes qui s’y laissent conduire par la sollicitation & violence de ceux qui les gouvernent ; & pour celles qui n’étant pas appellées de Dieu à cét état ne laissent pas de s’y ingerer d’elles mêmes par caprice plûtôt que par vertu ; étant seduite par une stupide ignorance, ou aveuglées par de fausses lumiéres : mais il l’est encore pour toutes celles qui n’y sont pas propres, ayant des qualitez & des passions entiérement opposées à la sainteté de la vie Monastique. Le Cloître demande des ames divines, ou pour mieux dire divinisées par les continuelles approches qu’elles doivent avoir avec Dieu ; afin de n’être pas comprises dans ces paroles du Prophete Osée, Ephraïm a multiplié ses Autels, pour augmenter ses offenses. Une action dit saint Thomas, peut être grandement difficile en deux manieres, en premier lieu par le manquement de volonté, chacun trouvant penible ce qu’il ne fait pas de bon cœur ; & secondement à cause de la grandeur de l’entreprise. Il n’y a personne au monde à moins que d’être privée de raison, qui puisse [137] jamais nier que de toutes les conditions la vie Religieuse ne soit la plus contraire aux sentimens de la nature, & par conséquent la plus penible : & lors que les sujets qui s’y engagent sont incapables d’y bien reüssir, & que la violence de leurs passions les rend inhabiles à cét état ; il est impossible de s’imaginer un plus grand malheur ni une contrainte plus dangereuse. Et c’est ce qui fait dire à un Pere de l’Eglise Grecque, que ceux qui embrassent la vie Religieuse ayant l’ame remplie de passions, sont semblables à ces personnes, qui étant dans un Vaisseau bien equipé se jetteroient dans la mer ; parce qu’elles croyent pouvoir arriver au port sur une petite planche. C’est en peu de paroles nous exprimer l’extrême peril qui se rencontre dans les choses les plus saintes ; Car vouloir surmonter son naturel, c’est par maniére de dire s’eloigner & se separer de soy-même. Dans l’ancienne loy Dieu deffendoit non seulement de presenter en sacrifice l’Aigle, le Vautour, le Corbeau, & autres Oiseaux qui sont specifiez dans le Levitique, parce qu’ils étoient la figure de plusieurs vices & pechez, comme de la superbe, rapine, colere & impureté : mais encore les animaux qui avoient les pieds trop divisez & fendus comme les Lions, les Chiens & autres, & ceux encore qui étoient trop aquatiques & ordinairement dans les eaux ; à cause que les premiers sont d’une complexion trop chaude & trop seche, & les seconds l’ont trop froide & trop humide. Ce qui nous apprend non seulement que Dieu ne veut point de ces victimes qui sont entachées de vices & de pechez enormes, mais qu’il réprouve celles dont le tempérament trop fort ou trop foible pourroit dans la suite du tems faire de facheuses revoltes, ou dégénerer de la perfection de cét état, à cause de leur incapacité naturelle qui est souvent presque sans remede, si elle n’est surmontée par une grace toute puissante & victorieuse, ce qui fait voir que l’entrée dans le Cloître doit être dégagée des passions. Il n’y a point de condition dans le monde pour misérable qu’elle soit, où l’on ne se puisse consoler par l’esperance d’une meilleure fortune, le Soldat parmi la poussiere & les sueurs d’une penible campagne prétend d’avoir du repos en son cartier d’hiver, le Matelot au mileu [sic] des écueils & des orages de la mer espere la tranquilité quand il sera au port, le Marchand qui s’expose aux perils & dangers de plusieurs voyages, se réjoüit de re-[138] tourner bien tôt en sa maison pour profiter de son trafic, un Pupille n’attend qu’un peu d’âge pour sortir de tutelle. Une femme mal pourvuë par la société d’un mauvais mary en peut étre delivrée par la mort, ou par quantité d’accidens qui les separent l’un de l’autre. La seule condition des personnes qui s’engagent dans le Cloître ne peut jamais avoir de fin. Et pour empécher que l’on ne prene ce discours pour une hyperbole, il faut rapporter les paroles de saint Bernard, veritablement dit ce grand Abbé, c’est une captivité trés rude & fâcheuse que la condition dans laquelle les hommes sont nez ; mais bien davantage celle où ils se sont emprisonnez aux mêmes comme en un lieu austere pour y faire une rude penitence, mortifier leur propre volonté, & se mettre comme les fers eux pieds par une rigoureuse discipline. C’est une miserable servitude si elle n’est embrassée genéreusement & de bon cœur. Tout autre que saint Bernard seroit exposé à la censure s’il en avoit écrit autant ; par ce que les scrupules en matiére de Religion, peuvent beaucoup sur les esprits qui ne considerent que l’apparence des choses & n’en penétrent pas l’essence & l’interieur. Ce que nous avons dit n’est pas le seul mal qui peut arriver dans ces lieux où la vertu doit être comme dans son centre. Les occasions de pecher qui en paroissent si eloignées y sont beaucoup plus ordinaires que l’on ne pense : par ce qu’une infinité de choses, qui sont à peine des pechez veniels pour les seculiers, deviennent mortels par les obligations des Cloître [sic], non pas qu’ils puissent changer de nature étant toûjours les mêmes, mais à cause du vœu & de la regle qui interdisent les actions & les pratiques, qui êtoient indifferentes avant que de s’étre engagez dans la Religion, où aprés elles sont renduës mortelles. Il ne faut pas croire que les personnes qui professent la perfection Evangelique soient impeccables & moins sujettes aux miseres & foiblesses humaines que les autres. Dieu en fait ses plaintes quand il dit par un Prophete, l’iniquité de la fille de mon peuple est devenuë plus grande que celle de Sodome, laquelle fut renversée en un moment. Ces Nazaréens êtoient plus blancs que la neige, plus reluisans que l’Or, plus vermeils que l’Yvoire, & plus beaux que le Saphir ; mais à present leur face est plus noire que les charbons, ils ne sont plus reconnus pour ce qu’ils êtoient auparavant. Chacun sçait qu’ancien-[139]nement les Nazareens êtoient des personnes consacrées à Dieu, comme le sont aujourd’huy celles qui vivent dans les monasteres. Et cette fille bien aimée dont les crimes surpassent ceux de ces infames citez, nous marque les ames choisies dont les pechez sont plus grands que ceux des gens du monde ; par ce qu’elles sont obligées à une vie plus sainte & plus reguliere. Plusieurs marchent dans la voye de Dieu, dit saint Paul, qui sont ennemis de la Croix de IESUS-CHRIST, dont la gloire est leur infamie ; par ce qu’ils ont toûjours leurs pensées aux choses de la terre. Qui pourroit étre assez depourvû de jugement pour croire qu’une separation exterieure puisse faire la solitude des cœurs. Ceux des enfans d’Israël retournerent bien en Egypte, encore que la Mer rouge leur en fermât mieux le passage, que ne sçauroient jamais faire toutes les precautions des Cloîtres & des retraites les plus austeres, par ce que pour étre toûjours des signes de ce que l’on doit étre, ce n’est pas à dire qu’elles soient des marques assurées de ce que l’on est en effet. Et de plus c’est une malignité attachée à la nature humaine ; que les choses deffenduës lui causent plus d’empressement que celles qui ne le sont pas. Saint Augustin confirme cette verité quand il dit, que la deffense augmente le desir d’une chose illicite ; ce qui peut arriver lors que la convoitise du peché n’est pas vaincuë par l’amour de la vertu. Et saint Jerôme écrivant à sainte Eustoquie l’assure qu’une chose pour facile qu’elle soit ; devient mal aisée & insuportable, quand on la fait par contrainte & avec repugnance. Il ne faut pas prendre une ferveur passagere pour un mouvement du saint Esprit, un foible desir pour une ardente devotion, & une essay de peu de tems pour une longue & forte épreuve. Ie sçay bien que la puissance de Dieu est aussi grande à present que dans les siecles passez, qui ont produit une infinité d’ames saintes, dont les exemples ont donnez tant d’exercices aux historiens. Ie n’ignore pas que la miséricorde divine peut faire les mêmes prodiges qu’autre fois ; si les sujets étoient parfaitement disposez & n’apportoient aucun obstacle aux graces du Ciel. C’est ici la difficulté & le point de la these. Comme nous devons avoir beaucoup d’estime & de respect pour la vie Religieuse, à cause que l’Eglise nous la propose comme un état de perfection ; [140] nous devons aussi avoir une grande prudence quand il faut nous engager nous mémes dans ce chemin étroit de la penitence, & demander à Dieu un rayon de lumiere pour nous éclaircir la veuë, & dissiper les nuages qui nous empéchent de voir & de connoître la verité. *** [140] CHAPITRE XXVII. Contrainte de l’état seculier. DIeu dont la conduite est admirable sur les enfans des hommes, leur presente des moyens differens pour arriver au port de salut ; par ce que l’on ne sçauroit trouver de condition dans le monde qui ne puisse contribuer à leur santification ; pourveu qu’ils en fassent bon usage. Entre tous les états il n’y en a point de plus ordinaire parmi les hommes que celui du mariage par ce qu’il a eté institué de Dieu en la Loy de nature pour servir de supléement à la création, en la loy écrite pour étre un remede à la concupiscence, & en la loy de grace pour étre un Sacrement entre les Fideles, ausquels il peut servir d’un moyen de meriter, & de pratiquer plusieurs bonnes œuvres. Il combat les affections indecentes & deréglées, il agrandit les êtats, multiplie les alliances, inspire le menage & la conduite ; aussi est-il recommandable selon les loix de la nature, de la politique, & de l’Evangile : par ce que la nature ne cherche qu’à perpetuer son espece par la production de ses semblables ; la politique qu’à se maintenir par les alliances & la societé ; & la vie Chrêtienne qu’à procurer l’augmentation du regne de la grace par la multitude des personnes qui servent Dieu. L’on ne peut douter que le mariage ne soit saint & d’institution divine ; puisque Dieu a autorisé celui de nos premiers parens dans le Paradis Terrestre ; & JESUS-CHRIST, dans la Loy nouvelle a voulu honorer les nôces des Epoux de Cana Ville de Galilée. C’est un Sacrement qui nous represente l’union du Verbe divin avec la nature humaine, & celle du Sauveur avec l’Eglise, suivant les paroles de saint Paul, qui nous as-[141]sure, que c’est un grand Sacrement en JESUS-CHRIST, & en son Eglise. C’est à dire, qu’il a beaucoup plus davantages dans le Christianisme que dans la loy de Nature & dans la loy écrite, à cause que la grace sanctifiante qui se confére par les Sacremens, pour operer chacun leur effet dans nos ames, se donne à celui-ci pour produire des enfans & les élever en la crainte de Dieu, & pour rendre l’union des mariez inséparables, afin qu’ils se gardent une fidélité qui soit exemte de soupçon. Bien que tous ces privileges se trouvent dans le mariage, il n’est pas néanmoins sans expérimenter de trés-grandes miséres ; ce qui peut arriver par le desordre & la corruption des hommes, qui ne se servent pas toûjours des choses permises selon la volonté de Dieu. C’est pourquoy la vraye liberté des enfans de la grace en est souvent bannie, & l’on trouve en la place une contrainte, qui est opposée à l’esprit du Christianisme. Cela ne manque jamais d’arriver, lors que l’on s’engage en cét état, plûtôt par ambition, par avarice & par volupté, que par un motif de plaire à Dieu qui destine les uns à cette condition, pendant qu’il en détourne les autres. L’on ne s’étonnera peut-être que je donne le nom de contrainte à ces trois convoitises, qui sont si naturelles au cœur humain, qu’il s’y laisse emporter avec tant de facilité, que sa volonté au lieu d’en être maîtresse par une forte resistance, en demeure l’esclave. De sorte que j’ay raison de dire que pour sainte & libre que soit une chose, elle est toûjours contrainte & dangereuse, quand elle ne se fait pas selon les ordres de Dieu, & que l’on y laisse dominer ses passions, sur tout lors qu’elles sont fortes & violentes comme celles dont je prétens de parler. Que l’ambition & l’avarice soient le plus ordinaire commerce des Mariages, la pratique en est si commune, que prétendre de soûtenir le contraire ce seroit combattre ouvertement la vérité. Puisque l’on n’y cherche que les charges & les emplois qui font eclat dans le monde, & que l’or & l’argent qui entretiennent le luxe & la vanité servent de prix à toutes choses. Si-tôt que l’on fait rencontre de ces deux avantages le reste n’est plus considéré, & l’on met en oubli ces paroles du Sage, que les richesses sont donnée des parens, mais que la femme prudente est un don de Dieu, que c’est le trésor & l’heritage de son mary, & [142] qu’entre les choses que le Seigneur estime & cherit beaucoup, l’union & la concorde du mary & de la femme sont des plus considérables. Néanmoins les Chrêtiens d’apresent considerent peu ces choses, lors que les commoditez temporelles en sont separées, & que les honneurs du siecle ne se rencontrent pas dans leurs alliances & dans leurs societez. Il semble qu’en cela ils sont inférieurs à la vertu de plusieurs Payens, qui nous ont donnez des exemples que l’on ne sçauroit trop admirer. Lycurgue ce prudent Legislateur des Lacedemoniens n’avoit-il pas ordonné que les filles fussent mariées sans porter aucune dote à leurs maris, afin qu’ils ne les prissent pas pour leurs biens, mais seulement pour leurs bonnes mœurs & leurs belles qualitez. Pour cette raison il bannit de Sparte tous les fards & embellissemens artificiels. Et comme il s’en trouvoit parmi les Grecs qui ne pouvoient supporter que les Amans fussent en liberté de frequenter les filles, il étoit de contraire opinion, & vouloit que-ceux qui seroient épris de l’amour de quelques filles pour la beauté de leur esprit eussent tout pouvoir de les converser particulierement ; mais que s’ils étoient seulement passionez de la beauté de leurs corps, ils s’en devoient priver avec la même rigueur que le pere s’abstient de sa fille en ce qui est du commerce de la chair. Solon fit dans Athenes de semblables Loix à celles de Lycurgue, & défendit expressement que les filles portassent aucune dote à leur mary, mais seulement quelques meubles de petite conséquence, parce qu’ils ne les devoient épouser que pour leur merite & leur vertu. Et autrefois parmi les Perses l’on ne permettoit jamais à un homme d’épouser une femme qu’il n’eût coupé la tête d’un ennemi de l’état. Ce qui fait bien voir que les personnes du Sexe ne sont pas si peu considérables que les hommes d’apresent le veulent persuader. Et même encore aujourd’huy dans la Chine, ceux qui ont beaucoup de filles sont estimez les plus riches, car il faut que ceux qui desirent les épouser les dotent & par maniere de dire les achetent. Mais au contraire dans l’Europe elles sont regardées comme des trés-grandes charges dans les familles, particuliérement en France, ou pour en marier une seule à la mode & selon les avantages du monde, il en faut mettre plusieurs dans le Cloître. Et ce qui [143] est de plus affligeant, c’est qu’aprés être revêtuës de la dépoüille de tant d’innocentes victimes elles n’en sont pas les maîtresses ; puisque tout demeure en la puissance d’un mary, qui pour l’ordinaire ne leur permet pas d’en disposer. Martia fille de Caton, qui étoit une judicieuse & prudente veuve, étant interrogée pourquoy elle ne prenoit pas un nouveau parti, fit une réponse qui merite d’être bien considerée ? à cause dit-elle, que je ne trouve point d’homme qui ait plus d’amour pour moy que pour mon bien, donnant à connoître l’ordinaire convoitise des hommes, qui cherchent plus les richesses dans les femmes qu’ils épousent que l’esprit & la vertu. C’est par cette raison que cette illustre Romaine méprisoit tous les mariages, qui se font plûtôt par interêt & par ambition que par amitié, d’autant qu’elle les consideroit comme une véritable contrainte. Et en effet c’en est une trés-rude, selon la Doctrine de saint Paul, qui nous assure que ceux qui sont dans les liens du mariage sont tellement engagez, qu’ils sont esclaves ; mais que ceux qui peuvent éviter ses liens, joüissent d’une agreable liberté. Saint Bernard dit avec beaucoup de raison, que les voyes des enfans d’Adam sont conduites par la necessité & par la convoitise. La seule différence se trouve en ce que la nécessité nous presse & la convoitise nous attire : la nécessité procede de l’infirmité de la chair ; mais la convoitise est l’affection d’un cœur préoccupé de passion. Ces deux voyes sont universelles à tout ce qu’il y a de créatures raisonnables dans le monde : le peché nous ayant tous rendus infirmes & sujets à desirer plusieurs choses qui nous font criminels devant Dieu. Il est vray que chacun se ressent fort inégalement de cette tyrannie domestique ; parce que la grace de JESUS-CHRIST nous donne les moyens de vaincre cette foible nécessité, qui n’est jamais victorieuse que de ceux qui lui adherent & se rangent de son côté. Et pour la convoitise d’un cœur deréglé, il n’en sera jamais quitte s’il n’est rempli du souvenir de Dieu, & de tout ce qui le peut degoûter des créatures. Si en toutes les vocations les personnes du Sexe ont toûjours le plus mauvais partage, dans celle dont nous parlons leur souffrance surpasse tout ce que l’on sçauroit s’imaginer. Et c’est un parti qui seroit embrassé de trés-peu de filles ; si elles en pou-[144]voient pénétrer les disgraces & les infortunes. Sans doute qu’elles imiteroient ce sage Grec, qui disoit à ceux qui le pressoient de se marier en sa jeunesse qu’il n’étoit pas encore tems, & qu’une affaire de cette conséquence demandoit un âge plus avancé. Et quand il eu passé la fleur de ses années, il répondoit qu’il étoit trop tard pour s’engager dans un état qui demande de la force & de la vigueur, & qu’il ne faloit pas se rendre miserable sur la fin de sa vie. Les filles qui pourroient gagner sur elles-mêmes de passer le printems de leur âge, sans prendre aucun parti, auroient beaucoup avancé pour conserver le trésor de leur liberté, & pour se rendre heureuses tout le reste de leur vie ; parce qu’elles auroient trouver le moyen de conserver la tranquillité, le repos & la joye, qui sont les choses qui se perdent les premieres, deslors que l’on est sous la puissance d’un mary. Ils auront tribulation en la chair, dit le grand Apôtre. Belle leçon pour les personnes qui veulent s’engager dans le mariage. Entre ceux qui expérimenteront les jugemens de Dieu avec moins de rigueur & de sevérité ; les personnes qui par un malheureux sort, on fait rencontre d’une mauvaise société, sont les premiéres en nombre ; étant trés-vray qu’un fâcheux mary est un penible & rigoureux Purgatoire, pour ne pas dire un véritable Enfer : puisque la haine, la fureur, & la discorde y sont ordinaires & que tous ces grands maux n’ont presque point de remede : la compagnie d’un mary fâcheux & peu raisonnable étant d’une trés-difficile separation. Car au sentiment du même saint Paul, elles n’ont pas la puissance de leur propre corps. Et bien que cette loy conserve le même droit pour les deux parties également ; les hommes en prennent toûjours plus facilement la dispense pour eux, & l’imperieuse autorité qu’ils exercent à l’égard des femmes, est fort opposée à la douceur qui devroit être dans leur societé. Le droit, qui est à la verité pour ceux du premier Sexe degénére ordinairement dans un trés-grand abus, par l’exercice d’une rigueur qui ne permet aucune deffense aux femmes, que celle de souffrir patiemment. Les maux qui n’ont point de remede, doivent être les plus redoutables, dit saint Thomas, parce qu’ils sont jugez perpétuels dans leur antipathie & dans leur contrarieté. C’est bien un mal [145] sans remede que celui qui n’en n’a point d’autre que la mort. La presence continuelle d’un ennemi, dont on est inséparable, est entiérement opposée à la satisfaction de l’esprit, à la joye du cœur, au repos de la conscience & au contentement de la vie. C’est pourquoy ce Philosophe, dont parle Plutarque, n’avoit pas mauvaise raison de répondre à ceux qui lui demandoient en quel tems il étoit bon de se marier ? que c’étoit lors qu’on avoit envie d’avoir beaucoup de peine. Ce n’est pas que je prétende persuader que toutes personnes du Sexe doivent fuïr le mariage, & encore moins qu’il faille le mépriser, ce que j’ay dit au commencement de ce Chapitre, prouve bien le contraire. Mais il est à souhaitter que les filles qui n’y sont pas appellées de Dieu par une vocation singuliere, ne s’y engagent aucunement, & qu’elles évitent l’insupportable contrainte que souffrent celles que l’ambition & l’avarice on bien souvent mal placées. Et comme cét état est beaucoup plus penible pour elles que pour les hommes, elles doivent avoir plus de précaution & garder plus de mesure quand il est question de s’y engager. C’est une grande foiblesse aux personnes du Sexe de se laisser surprendre par les titres d’honneur & de vanité dont le monde fait gloire ; & de préferer des biens perissables, aux veritables contentemens de l’esprit. Qu’elles apprenent à l’avenir à ne plus être comme cette Atalante, dont parle Ovide, qui ne s’étant jamais laissée surmonter à la course, le fut enfin pour s’être arrétée à ramasser la pomme d’or que son amant lui presenta & par ce moyen se rendit son vainqueur. Que la pluye d’or de Iupiter ne soit jamais capable de renverser la Tour de leur constance & fermeté. Et comme Romulus lors qu’il voulut conclure le mariage des Sabines qu’il avoit fait ravir, presenta un sacrifice au Dieu du Conseil, dont l’Autel étoit caché dans la terre pour apprendre comment il s’y devoit comporter : pareillement les filles doivent avoir recours au Dieu du Ciel dont les secrets sont trés-profonds & hors de la connoissance des hommes, pour lui demander l’esprit de conseil, qui les gardera de tout mal, comme dit le Sage, & les empéchera de manquer & de s’égarer dans un chemin si dangereux ; parce qu’il leur fera pénétrer dans ces voyes profondes & cachées, qui ne se peuvent découvrir que par les lumiéres du Ciel ; à la suite des années & à la faveur de divers [146] evenemens ; qui leur feront connoître qu’elles ne se doivent jamais arrêter aux trompeuses apparences des hommes. *** [146] CHAPITRE XXVIII. Suite du méme sujet. IL y avoit autrefois des peines ordonnées entre les Spartes pour ceux qui ne se vouloient point marier, ou qui le faisoient trop tard & sur le declein de leur âge, ou qui ne recherchoient que les avantages de la fortune, & non pas l’alliance des gens d’esprit & de vertu. L’on ne sçauroit nier que les deux premiers articles de cette loy ne fussent tout à fait injustes, laissant à part les raisons particuliéres qui étoient de la connoissance du Legislateur ; parce qu’elles contrarioient entiérement la liberté humaine, qui peut choisir cette condition, ou ne la choisit pas, ou ne s’y engager que bien tard ; selon la diversité des sentimens & dispositions des hommes, qui sont variables & sujets au changement. Mais pour le troisiéme l’on ne sçauroit jamais douter de son équité, ceux qui ne s’engagent dans le Mariage que pour l’amour des richesses, & des plaisirs qui flattent les sens, plûtôt que pour la vertu & le merite des femmes qu’ils épousent étant dignes de la punition qui étoit ordonnnée par ces anciens sages. Et si cette loy avoit lieu en ce tems, il faudroit souvent preparer des châtimens lors que l’on fait des mariages : puisque ceux qui n’y sont pas conduits par l’ambition, ou par l’avarice, y sont souvent attirez par les attraits de la volupté. L’amour profane & sensuel est si puissant sur l’esprit des hommes, qu’il s’en rend le maître & le vainqueur, de maniére qu’il enchaine leur liberté, & en fait ses esclaves. Et c’est ce que l’Ange Raphaël dit à Tobie, que le Demon a du pouvoir sur ceux qui ne prenent leurs femmes que par volupté & non pas pour obeïr à Dieu & afin de produire des enfans pour son service ; étant comme des brûtes sans esprit & sans jugement ; car ils se rendent contraires à la loy Divine, qui veut que l’ame use de puissance sur les choses inférieures & non pas qu’elle se laisser dominer par elles. [147] L’amour est une passion si naturelle qu’encore qu’il n’y ait point d’écôle où il s’apprene, ni de maître qui en fasse des leçons, chacun néanmoins est si sçavant en cét art ; qu’il ne faut pas s’étonner si cette maligne contagion penetre insensiblement les cœurs & les corps de ceux qui ne s’en donnent pas garde. C’est pourquoy saint Paul écrivant aux Thessaloniciens, les exhorte de posseder leurs corps avec honneur & sanctification, par une conduite pure & sans taché, & de se traiter eux-mêmes, & les autres außi avec honnêteté & respect ; afin de ne pas être comme les gentils qui ne connoissent point Dieu, & se laissent emporter à leur concupiscence & paßions déreglées. Dieu pouvoit aussi facilement peupler la terre de plusieurs millions d’hommes, qu’il a fait le Ciel d’une infinité d’Anges ; & c’est ce qu’il n’a pas voulu faire pour des raisons qui sont connuës à lui seul, & pour nous apprendre combien la condition du mariage est sainte & honorable, lors que l’on vit en sa crainte & dans l’observance de ses commandemens. Ce qui fait dire à saint Augustin, Seigneur vous l’avez établis suivant les divins projets de vôtre Providence, pour être un Sacrement de vôtre Eglise : & pour servir de remede à ses piquantes épines qui nous restent de la desobeissance d’Adam. Ce qui porte vôtre bonté à cette amoureuse condescendance, c’est que vous ne voulez pas tout à fait vous éloigner de nous, dans le tems même que nous ne pensons à vous. C’est une chose si ordinaire d’epouser les sentimens des personnes que l’on aime, qu’anciennement Dieu deffendit à Moïse l’alliance des peuples etrangers ne voulant pas que les Israëlites prissent leurs filles pour femmes, crainte qu’elles ne les incitassent d’adorer leurs faux Dieux. Pour cette même raison lors qu’Isaac commanda à son Fils Iacob d’aller en Mesopotamie ; il lui deffendit de prendre une femme de la race des Chananéens ; mais lui ordonna de choisir pour Epouse une des filles de Laban frere de sa Mere. Et au livre des Iuges il est remarqué que les enfans d’Israël ayant épousez des filles Chananéennes, Amorrhéennes, Iebuséennes & autres Nations ennemies de Dieu, ils furent si aveuglez qu’ils adorerent leurs fausses Divinitez ; dont le Seigneur étant irrité il les abandonna souvent à la puissance de leurs ennemis. Ce qui nous fait bien connoître qu’il est trés-dangereux de suivre le penchant d’une inclination aveugle & deréglée ; à cause que tout de même que le cœur anime le [148] corps & le fait vivre, pareillement l’amour donne le branle & le mouvement à toutes nos actions qui se conforment toûjours aux sentimens de l’objet que nous aimons. Puisque saint Paul nous enseigne, que le mary infidelle & vitieux sera converti & sauvé par la femme prudente & vertueuse ; L’on peut tirer une conséquence opposée, que si le peché & quelque passion desordonnée se trouve parmi-les personnes de cette societé elles peuvent facilement se causer la perte l’une à l’autre, & se donner des occasions continuelles de transgresser la Loy de Dieu ; & passer leur vie dans un trouble de conscience, aussi bien que dans un engagement de liberté. L’on ne sçauroit douter que cette convoitise sensuelle ne serve de contrainte à l’esprit & à la raison ; puisque saint Jerôme nous apprend que Dieu a mis en l’homme le plaisir de la volupté pour la seule production des enfans ; & que si tôt qu’il passe les justes bornes & limites il devient criminel, cherchant à se satisfaire par une fureur brutale que la nature corrompuë lui inspire, plûtôt que d’accomplir la Loi du Seigneur qui devroit faire toute sa joye. Et saint Gregoire confirme cette verité par les paroles suivantes, bien que le mariage soit trés-bon, dit ce grand Pape, à cause que Dieu l’a institué pour la propagation du genre humain, il arrive néanmoins que plusieurs n’y cherchent pas tant l’effet de sa fecondité ; que la satisfaction de leurs desirs sensuels de sorte qu’une chose bonne & juste en elle-même, devient souvent mauvaise & criminelle. Les loix qui tendent toûjours à l’abaissement des femmes, ont permis aux hommes en plusieurs rencontres de les repudier ; mais il n’en a jamais été de même d’elles, c’est ce qui est marqué dans l’ancien Testament, & JESUS-CHRIST même en a fait mention dans le nouveau lors qu’il dit aux Juifs, Moïse vous l’a permis pour la dureté de vôtre cœur. Et entre les Ordonnances que Romulus fit aux Romains il y en avoit une trés-rude qui donnoit permission au mary de repudier sa femme pour des choses importantes ; mais n’accordoit point ce pouvoir aux femmes. Il est vray que si les hommes les repudioient legerement & sans de pertinentes raisons la moitié de leurs biens étoit à elles, & l’autre au Temple de la Déesse Cerés. Cette puissance & liberté des hommes se pratique encore aujourd’huy en plusieurs endroits du monde. [149] De tout ce que nous avons, dit-il, est trés-facile de conclure que le Mariage est beaucoup penible & onéreux pour les personnes du Sexe, parce qu’elles sont exposées aux mépris & aux mauvais traitemens des hommes facheux & sans raison. Et même les plus moderez les tiennent souvent dans le dedain & dans l’indifférence. Il semble aussi que le commandement du grand Apôtre n’a aucun pouvoir sur eux, quand il leur ordonne en des termes si forts, que chacun aime sa femme comme soy-même & comme IÉSUS-CHRIST aime son Eglise. Mais que la femme honore & craigne son mary ; c’est qu’ils font observer à la lettre. Il est vray qu’ils n’ont pas grande peine d’en venir à bout, étant plus facile aux femmes de les craindre que de les aimer. Les sages profanes ont beaucoup recommandé l’amour & le respect des hommes envers leurs femmes. Et un ancien Philosophe dit à ce propos qu’ils les doivent plus revérer que toutes les personnes du monde ; & que leur chambre nuptiale leur doit être une école d’honneur & de chasteté ; autrement qu’elle sera un sejour d’intempérance & d’infamie. Il s’en trouve un grand nombre qui ne s’entendent pas beaucoup à estimer les femmes, dont les moindres demarches leur donnent souvent à matiére de soupçon : étant aussi promts à condamner la fidelité du Sexe, qu’ils sont faciles à transgresser la leur. Et si le Sage mêt une femme défectueuse que l’on a prise en mariage au rang des choses qui sont trembler la terre, l’on peut dire qu’elle est entiérement desolée par les maris fâcheux & ridicules que l’on voit tous les jours. C’est pourquoy les filles qui sont libres se doivent maintenir en cét état, pour éviter les miséres de celles qui n’ont pas sçeu connoître leur bonheur : que la soûmission que l’on doit à un mary, sa bigearerie, ses emportemens, ses dedains, sa mauvaise foy & plusieurs autres raisons les en dégoûtent. Qu’elles n’oublient jamais ces paroles du saint Esprit, que de se confier en l’infidel, c’est être comme une dent pourrie qui tombe lors qu’on y pense le moins, & qu’au tems de la nécessité on se verra sans secours & sans appuis. Que le soin d’une famille, de nourrir & d’éléver des enfans, de conduire des domestiques & mille autres peines qui sont inseparables du mariage, les en éloignent efficacement. Et comme il se trouve des occasions où les pour-[150]suites sont pressantes, & la raison un peu foible pour y resister, qu’elles se donnent bien garde de s’engager par caprice & par legéreté d’esprit. Et pour cét effet, il faut éviter sur toutes choses la precipitation qui ne produit jamais rien de bon. Et par ces moyens elles seront preservées des disgraces qui accompagnent toûjours un mauvais choix, & de la contrainte qui est inséparable d’un état permanent, où il faut demeurer, quelques peines que l’on endure. *** [150] CHAPITRE XXIX. De l’incertitude dans nos desseins & entreprises. L’Incomparable saint Augustin nous rapporte en son livre de la Cité, que les Romains étoient si addonnez à la superstition & à l’idolatrie, qu’ils adoroient des Dieux, sous quantité de titres differens : & même il y en avoit qu’ils nommoient des Dieux certains, & d’autres des Dieux incertains. Nous pouvons tirer de belles conséquences des erreurs de cette aveugle gentilité ; car si le Dieu que nous adorons est immuable, sage, éternel & permanent, les hommes qui lui rendent leurs hommages sont le joüet de l’inconstance, de l’instabilité & de l’incertitude. Et pour suivre toûjours la Doctrine du même Saint, ne nous apprend-t-il pas, que toutes les choses terrestres sont sujettes à de continuels changemens. Mais laissant à part tout ce qui peut être compris dans ce genre d’instabilité ; je m’arrêteray seulement à mon sujet pour faire voir que les esprits incertains, sont toûjours flottans entre le desir, l’espérance & la crainte, qui se persuadent continuellement que ce qu’ils souhaittent prend toûjours la fuite, & que les choses qu’ils apprehendent s’approchent sans cesse pour les accabler. C’est le premier effet de cette malheureuse contrainte, dont je parle à present. Les pensées des hommes sont mal-assurées, dit le Sage, & leurs desseins sont remplis d’incertitude. Ces dangereuses & penibles dispositions qui se trouvent en tous les enfans d’Adam, ne sont pas également dans les deux Sexes. C’est ce que nous apprend [151] saint Thomas, quand il dit, que la fin de nos premiers parens fut de s’élever par-dessus leur condition & de se détacher de l’Empire de Dieu par le mépris de son precepte, ce qui fit naître dans l’homme le désir d’experimenter des choses qui surpassoient son pouvoir, & dans la femme l’incredulité & l’incertitude en tous ses desseins. Bien que ce saint Docteur veut dire qu’Eve ne fût pas soûmise aux paroles de Dieu & qu’elle n’obeït pas à ses commandemens étant incertaine dans la soûmission qu’elle leur devoit rendre : cela se peut étendre plus loin en nous donnant à connoître que les personnes du Sexe ne peuvent être certaines & determinées en leur conduite, parce qu’elles ne sont point maîtresses de leurs actions qui sont entiérement soûmises à la disposition d’autruy : leur volonté n’étant puissante qu’en desirs donne toûjours naissance à de nouvelles douleurs, à cause des oppositions continuelles qui se presentent dans la plûpart des choses qu’elles entreprennent. Et comme elles n’ont aucun pouvoir, c’est avec beaucoup de raison qu’elles peuvent dire aprés le Roy Prophete, nous sommes faites comme des personnes qui n’entendent point & qui n’ont aucune replique en bouche, & si-tôt que nos pieds font la moindre demarche, nos ennemis disent de grandes choses contre nous. Comme ce peut s’entend n’avoir point de parole en bouche, sinon être sans resistance & sans contrariété en toutes les choses ausquelles on les destine, & de quelle maniere se peuvent expliquer ces pas & ces demarches exactement observées, si ce n’est que jamais les personnes du Sexe ne font aucune entreprise qui surpasse tant soit peu leur ordinaire maniere d’agir, qu’elles ne soient exposées aux plaintes, aux murmures & aux calomnies du monde, & sur tout aux persécutions & traverses de leurs ennemis. Le Sage, dit Seneque, en tout ce qu’il entreprend ne le fait jamais qu’avec cette condition, que rien n’arrive qui contrarie & qui s’oppose à ses justes desseins, parce qu’il connoit le pouvoir de l’ignorance & de l’erreur, qui préviennent ordinairement les hommes, dont les entreprises sont tellement incertaines qu’une infinité d’evenemens traversent leurs conseils & empêchent l’exécution de leurs desseins. Le même Philosophe nous assure qu’il n’y a rien de si fâcheux, que d’être long-tems incertain & dans le doute. Plusieurs aimeroient mieux être [152] refusez d’abord, dit-il, que de souffrir les ennuis d’une attente continuelle, d’autant qu’il n’y a point d’homme de si peu de sens qui n’aime beaucoup mieux tomber une seule fois à terre, que d’être toûjours suspendu en l’air. C’est ce qui faisoit dire à Cesar, qu’il aimoit mieux mourir une fois que de craindre la mort si souvent. L’incertitude & la crainte qui sont inséparables des esprits contraints & genez, se trouvent fort bien décrites dans le vingtiéme degré de l’échelle spirituelle de saint Jean Climaque, où il dit, que c’est une prévoyance & une apprehension des perils soit véritables ou imaginaires qui nous menacent continuellement, ou bien un tremblement de cœur causé par l’idée qu’il a conceüe de quelques malheurs, qui tourmentent & affligent nôtre esprit, & lui ôtent toute assurance dans les choses mêmes les plus assurées. C’est le malheur déplorable de ces ames qui choisissent d’elles-mêmes un certain genre de vie sans consulter si c’est la volonté de Dieu. Car comme dit trés-bien saint Bernard, de tous les empêchemens qui retardent l’homme au chemin du Ciel. Le plus dangereux, c’est nôtre ignorance ; parce qu’en la plûpart de nos affaires, nous sommes incertains de ce que nous devons embrasser : & ce n’est que parce que nous ne connoissons pas bien ce qui nous est propre, que nous-nous égarons fort souvent. L’incertitude des personnes du Sexe, est presque inévitable, à cause que si elles sont engagées, ou pour mieux dire embarrassées dans le monde, elle ne peuvent jamais former aucun dessein, que par la permission de leur mary, & à l’heure méme qu’elles se proposent quelques bonnes œuvres pour le service de Dieu & l’assistance du prochain, elles sont obligées de se donner au soin d’un ménage & avoir de la complaisance pour ceux qui les dominent. Si leur sort les a placées dans le Cloître, elles peuvent encore moins faire des entreprises & inventer de nouvelles pratiques, puisque tous leurs momens sont reglez, & que l’on n’y peut apporter de changement que par des volontez étrangeres, contraires & opposées à la leur propre. Et si autrefois un Sage étant interrogé pourquoy ses desseins lui reüssissoient si mal, puis qu’il étoit si judicieux & si prudent à les entreprendre, fit cette agréable réponse, c’est parce que je suis maître de mes [153] pensées & de mes paroles, mais le Roy & la fortune disposent toûjours des affaires comme il leur plaît. Les personnes du Sexe qui ne manquent jamais de bon sens, de raison, ni d’artifices pour former & inventer de nouvelles entreprises, & avec tout cela n’avancent jamais rien, ont sujet de dire que le manquement de pouvoir, & l’impuissance où elles sont reduites, les empêchent de paroître ce qu’elles sont en effet. Le défaut des occasions fait que la vertu des plus braves demeure oysive, & ne sçauroit se discerner d’avec la foiblesse des personnes lâches & sans cœur ; comme au contraire, les affaires & les grandes actions reveillent les plus endormis, & donnent quelquefois des forces & de l’hardiesse à la timidité même. Le peu d’assurance & de resolution, que l’on prétend être dans les filles, vient faute d’exercice & par les engagemens de leurs conditions, ce qui le tient toûjours dans la crainte & dans l’incertitude, qui sont de terribles obstacles à tout ce que l’on peut faire de grand & de genéreux. Si la variété & les changemens continuels que l’on voit dans les êtres font une partie de la beauté de l’Univers ; c’est tout le contraire dans la morale, rien n’étant plus opposé au bon reglement de la vie & à la perfection de l’esprit, que d’être toûjours flottant & embarrassé dans une multitude de sentimens & d’opinions contraires, sans avoir la puissance de se servir de ses propres lumiéres, lesquelles pour être plus naturelles & plus certaines en ce qui nous concerne, nous sont aussi les plus propres & les plus utiles ; bien que la phantaisie du monde, qui est une source d’erreur & de tromperie tienne souvent le contraire. Que les personnes du beau Sexe apprennent à profiter de tout, & sans perdre courage pour les mépris, dont elles sont traitées, qu’elles tâchent de connoître les choses en elles-mêmes sans les mesurer à l’opinion de ceux qui n’en auront jamais aucune qui ne leur soit desavantageuse. Et que de tous les maux la contrainte qui produit dans leur ame cette incertitude, qui les rend toûjours flottante & irresoluës, soit le sujet de leur aversion. Qu’elles se souviennent des paroles du texte sacré, que le desir promtement éxécuté est un arbre de vie, mais que l’espérance différée tourmente l’esprit & donne la mort. Encore qu’il se trouve des necessitez inévitables, & des contrarietez que l’on ne peut sur-[154]monter à cause qu’il est impossible de disposer des occasions comme l’on voudroit : il y a pourtant des difficultez & des rencontres fâcheux, dont l’esprit & l’adresse des femmes les rendent souvent victorieuses ainsi que plusieurs l’ont fait connoître en mille rencontres, je suppose pour tant que cette adresse ne soit pas opposée ni à la loy de Dieu, ni à celle de la droite raison ; car il voudroit mieux vivre dans la contrainte & dans la peine que dans le crime & le peché. Le seul exemple de cette illustre Dame nommée Arétaphile peut servir de preuve touchant la capacité des personnes du Sexe. Par ce que celle-cy étant jeune, belle, d’un grand esprit & trés-éclairée dans les affaires d’état & de politique, elle ne se servit de tous ses avantages, que pour donner la liberté à son païs, dont le tiran Nicocrate avoit usurpé l’autorité avec tant de violence qu’il en fit mourir les principaux habitans. Le mary d’Arétaphile étant compris dans cet malheur commun, cét injuste usurpateur en devint si passionnement amoureux, qu’il lui donnoit part au gouvernement des peuples : Mais cette genéreuse femme meprisant dans son cœur tous ces bien-faits de la fortune, & menageant avec beaucoup d’adresse l’esprit de cét homme aveuglé ; aprés s’étre instruite de ses secrets, elle lui suscita plusieurs ennemis qui le firent mourir, & delivra par sa mort la ville de Cyrene de sa tirannique domination, & comme on lui offrit d’en étre la gouvernante elle refusa genereusement cet honneur, voulant passer le reste de sa vie en repos avec ses parens & amis, & fit connoître à tout le monde qu’en procurant la liberté de sa patrie, elle avoit conservé celle de son cœur & de son esprit. L’on ne sçauroit dire que cét exemple soit unique, puis que la ville de Cumes nous en fournit un pareil en la personne de Xenocrite, qui étant tendrement aimée du tirant Aristodemus, qui affligeoit beaucoup ses Citoyens, elle leur inspira par ses paroles hardies & resoluës, un tel courage qu’ils conspirerent contre la vie de ce tiran, & ayant par son moyen entrée auprés de lui, ils le tuerent facilement. De maniere que cette cité fut delivrée de toutes les miseres que la servitude attire aprés elle, c’est-là l’effet de la vertu & genéreuse resolution d’une femme qui étant maîtresse d’elle même aussi bien que de la bonne fortune des au-[155]tres refusa tous les honneurs & tous les avantages qui lui furent offerts, acceptant seulement le choix que l’on fit de sa personne, pour étre Prêtresse au temple de Ceres. *** [155] CHAPITRE XXX. Du trouble de l’esprit, second effet de la contrainte. LE terme de trouble renferme une signification si ample, qu’il s’étend aux choses méme les plus insensibles. C’est pourquoi l’on s’en sert pour exprimer l’obscurité de l’air, lors que le Soleil aprés avoir fait son cours se retire de nôtre Hemisphere, & nous rameine peu à peu la nuit que sa presence avoit bannie. Nous donnons encore le méme nom à l’air, quand les nuées qui se forment en sa moyenne region, nous ôtent l’agréable veuë des rayons de ce bel-Astre. De plus nous appellons trouble une chose qui est mélangée d’une autre, qui lui est inferieure & de moindre valeur ; c’est ainsi que l’eau des riviéres & des fontaines perd beaucoup de sa pureté, & devient trouble par le mélange de la terre qui est au fond. De même un verre, un cristal & autres choses transparentes perdent beaucoup de leur clarté lors que la poussiere s’y attache, qui en ternit l’éclat. Ce mot se prend aussi dans un sens moral & spirituel, de sorte que nous pouvons definir le trouble un desordre intérieur qui cause l’obscursissement de la raison, & une continuelle agitation de pensées diverses & inquiétantes. Job se plaint de ce mal beaucoup plus que de tous les autres qui l’ont affligé, il faut seulement l’entendre parler pour concevoir la grandeur de ce cruel supplice, si je m’endors, dit-il, je dis aussi-tôt quand me leveray-je, & étant levé je me dis en moy-méme mon lit me consolera, & m’entretenant avec mes pensées je me reposeray sur ma couche, je seray tourmenté par des songes & troublé par d’horribles visions, je m’entretiendray dans l’amertume de mon ame, & je parleray dans l’affliction de mon esprit. Je suis renfermé dans une prison comme une Baleine dans les eaux. Quelque recherche qu’on puisse faire, on ne [156] sçauroit jamais trouver une description plus achevée que celle de ce miroir de patience, parce qu’elle contient les différentes parties, la diversité des tems & tous les accidens, qui sont inséparables d’un esprit agité de trouble & d’inquiétude. Les uns sont tourmentez de ces penibles dispositions par leur foiblesse naturelle n’étant jamais satisfaits de ce qu’ils possedent & de l’état où ils sont ; les autres s’en trouvent agitez par des passions violentes qui les attachent trop à eux mêmes, & aux créatures, dont l’amour ou la haine, le mepris ou les persécutions, les tiennent toûjours dans l’inquiétude. La plus grande partie des hommes se laissent troubler par l’aprehension d’un malheureux succés qui les peut reduire dans la pauvreté, leur causer de l’infamie & même les conduire à la mort. Tous ces accidens & plusieurs autres sont capables de donner de la terreur aux personnes les plus courageuses & les plus resoluës : mais entre toutes les choses qui peuvent le plus inquiéter l’esprit humain, la contrainte où l’on se trouve engagé dans une état de vie dont on ne peut soutenir les obligations, soit pour être trop rudes & trop étroites, soit parce que nous sommes trop foibles & trop imparfaits ; soit enfin à cause que l’on s’y tient à regret, dautant que le choix n’en a pas été libre ni fait avec discernement. La contrainte dis-je, est le tourment le plus difficile à supporter, & le plus capable de troubler l’esprit humain. C’est ce qui fait dire à un Prophete parlant de ces sortes de personnes, ils mangeront leur pain avec trouble & boiront leurs eaux avec desolation ; parce que la terre sera troublée de sa multitude, & de l’iniquité de ses habitans. Ces maniéres de vies où l’on ne s’est pas engagé par l’esprit & par la volonté de Dieu, peuvent être comparées à la descente aux Enfers dont parlent les Poëtes ; qui nous representent quatre grands Fleuves, dans lesquels les habitans de ces tristes demeures payent le tribut de leur mechanceté. C’est une représentation naïve d’une ame renfermée dans la prison du corps, chargée de plusieurs obligations trés-étroites & rigoureuses, agitée de passions violentes, & pour comble de malheur privée de l’espérance de pouvoir jamais obtenir un sort plus heureux. C’est l’impetuosité de ces Fleuves qui renverse la constance des forts esprits qui sont plongez dans les douleurs & dans les inquiétudes [157] qui les tourmente sans cesse il n’y a personne de content, dit Seneque, que celui qui vit sans crainte & sans trouble. La vie est miserable si elle est accompagnée de crainte & de soupçon ; parce que ces dispositions bannissent le repos de l’esprit de ceux qui en sont agitez. Ce n’est pas sans sujet que le trouble est comparé aux tenebres, puisque la raison est en eclipse si tôt qu’elle en est preocupée ; la liberté de ses opérations étant comme suspenduë par l’ennuy & le chagrin où elle se trouve. Et comme dans un état le trouble n’est autre chose qu’une revolte & sedition des sujets qui le composent : de même dans la petite republique de l’ame si-tôt que l’inquiétude s’en est emparée, tout y est aveugle & sans discernement ; le desordre ne manque jamais de s’y trouver & l’on se range souvent du côté le plus dangereux, parce que l’esprit n’est pas assez eclairé ni assez libre pour choisir ce qui est le plus expedient & le plus utile. Une barque exposée sur une mer agitée des vents ; environnée de précipices, tourmentée des flots, & dans une continuelle attente de son debris & de sa perte, est la vraye representation d’une ame dans le trouble. Aussi saint Jerôme écrivant à Rustique lui dit ces mots, bannissez de vôtre esprit toutes les inquiétudes ; parce que si elles s’emparent une fois de vôtre cœur elles vous conduiront dans le desordre. Et le Roy Prophete, confesse de lui-méme qu’étant dans le trouble, son ame étoit tellement preoccupée qu’il en perdoit l’usage de la parole. L’epine qui est un arbre rempli de pointes aiguës qui blessent ceux qui le touchent sans y prendre garde, n’est point selon l’intention de la nature aux sentimens d’un grave Auteur ; parce qu’elle ne veut point que les arbres soient picquans & épineux pour nuire aux hommes. Nous en pouvons dire autant de la grace, qui ne produit jamais ces pointes malignes & pernicieuses qui affligent les cœurs ; son principal dessein n’étant que de les rendre paisibles ; parce que rien n’est plus contraire aux choses spirituelles & celeste que le trouble & l’inquiétude de l’esprit. Un grand Solitaire nous assure que c’est un desordre de l’ame, une deffaillance du cœur, & une [sic] éloignement de la vie intérieure. Le malheur de la condition humaine étant si terrible que souvent sans aucun sujet de trouble, nous sommes ennuyez par nôtre propre état, étant insuportables à nous mêmes. A quelle extrémité [158] sommes nous reduits, lors que tant de maux nous accablent, que nous n’avons pas le pouvoir d’y resister, dit Seneque. Le repos dont les momens sont remplis de facheries n’est pas un repos, mais une lacheté & langueur d’esprit. Et la diligence qui prend plaisir à se tourmenter n’est pas diligence ; mais agitation d’une ame inquiéte. Le discours de ce Philosophe se doit entendre de l’infirmité & foiblesse humaine qui se trouble quelquefois pour peu de chose ; & non pas des traverses & afflictions pressantes, qui sont trés-souvent de justes motifs pour causer du trouble dans les esprits, si une force surnaturelle & une grace particuliére ne vient au secours. Le Prince des Medecins Hypocrates nous apprend que si le dormir travaille & inquiéte le malade, c’est un signe mortel, parce que la chaleur naturelle est tellement affoiblie qu’elle ne peut surmonter les humeurs billieuses qui sont la cause du mal ; comme au contraire si le dormir lui profite & le soulage, c’est une marque evidente de guerison. De toutes les miseres spirituelles qui affligent le cœur humain il n’y en a point qui le menacent davantage de la mort que ce trouble & cette agitation qui l’empéche de jouïr du repos intérieur : ce sont des simptomes qui ne presagent rien que de funeste ; & ce qui est encor plus dangereux, c’est que l’on experimente ce mal en tous les tems comme s’en plaignoit le saint Homme Job, ainsi que je l’ay déja remarqué : il nous distrait en nos priéres, nous sert d’absinthe dans nos repas, rend nos joyes pleines d’amertume, nôtre travail insupportable, & nôtre repos toûjours interrompu. C’est un malheur qui nous accompagne en tout lieu, aussi bien à la ville qu’à la campagne, il ne respecte aucun endroit & se fait sentir à toute heure & à tout moment ; parce qu’étant dans nous mêmes, & dans le plus intime de nos ames, il ne peut être surmonté que par une grace trés-puissante. La vie de ceux qui ont oubliez le passé, qui méprisent le present, & qui sont toûjours en crainte pour l’avenir, est la plus courte & la plus remplie de miséres, dit un Sage. Pour remédier à ces desordres il faut éviter les occasions & les engagemens qui peuvent donner naissance à l’inquiétude, & remarquer que s’il se trouve des sujets capables d’en causer par leur importance, il y en a une infinité d’autres, desquelles l’on peut surmonter le [159] trouble & la crainte comme ces choses viennent d’ordinaire ou de foiblesse d’esprit, ou d’une grande delicatesse ou enfin d’oisivété, & de peu d’experience, il ne faut pas s’étonner si l’on en fait le partage des femmes, parce que la nature les a fait naître dans la contrainte & dans la dependance ; ce qui fait souvent le sujet de leurs inquiétudes, leur repos qui dépend en partie de ceux qui les dominent étant ou interrompu ou bien traversé. Et de plus leur inutilité & le defaut d’emploi qui tient leur esprit oisif & incapable de s’occuper de quelque chose de solide & important, le remplit de sujets peu considérables & le travaille pour des choses de petite conséquence. Car tout de même que les vents au rapport d’Aristote, quand ils sortent de la terre, sont trés-foibles, & deviennent forts par les vapeurs & les exhalaisons qui s’assemblent en l’air : aussi les personnes du Sexe sont troublées & agitées par des choses trés-legeres en elles mêmes ; à cause que trouvant leur esprit vuide comme l’air elles le remplissent des fumées & de la poussiére de l’inquiétude. Tous ces discours desavantageux aux femmes ne leur portent de préjudice que dans les sentimens des hommes, qui ne peuvent en rien diminuer leur merite, non plus que la ferme tranquillité de leur esprit : ainsi que nous en assure le Sage quand il dit, que celles qui sont judicieuses & spirituelles sont des colomnes de repos dans les familles, & des aides qui servent d’affermissement à la crainte & timidité des hommes foibles. Comme il se voit en la Mere de Samson, à qui l’Ange du Seigneur s’adressa pour lui annoncer la naissance de son Fils la preférant à son mary ; auquel elle fit voir ce Messager celeste, dont il demeura tellement épouvanté qu’il tomba par terre de frayeur & de crainte, disant ces paroles, nous mourrons bien-tôt car nous avons vû le Seigneur ; pendant que cette femme plus tranquille & plus hardie lui fit cette admirable réponse pour le rassurer, si Dieu nous vouloit faire mourir il n’auroit pas reçeu nos Sacrifices, & ne nous auroit pas fait voir de si grandes merveilles, en nous revelant les secrets des choses à venir. *** [160] CHAPITRE XXXI. De la tristesse. Troisiéme effet de la contrainte. IL semblera d’abord que le trouble de l’esprit, dont nous venons de parler, soit une qualité semblable à la tristesse, dont nous traitons à present, parce qu’il y a quelque rapport dans leurs effets, & dans les dispositions du sujet, où l’un & l’autre se trouvent : quoyque l’on y puisse remarquer des differences essentielles, en ce que l’inquiétude est turbulente, toûjours dans l’agitation & dans le mouvement, & que la tristesse demeure dans la consternation & dans la stupidité. De plus la tristesse est un certain genre qui contient diverses especes, parce que s’il y a des tristesses mauvaises & préjudiciables, il y en a aussi d’utiles & de salutaires ; mais dans le trouble & dans l’inquiétude, l’on n’y rencontre jamais aucune espece de bonté, tout y est malin & dangereux. La division que les Sçavans font de la tristesse, étant fort étenduë ; pour ne pas tomber dans la confusion, je la considereray seulement en trois différentes manieres, dont l’une est naturelle, l’autre spirituelle, & la troisiéme est causée par les disgraces de la vie humaine. Et c’est à cette derniére que je m’arrêteray le plus, comme étant propre à mon sujet, qui me l’a fait considerer comme l’un des effets de la contrainte. Nous pouvons dire avec les Philosophes, que la tristesse est une douleur de l’appetit irascible causée par le sentiment de quelque mal, & une aversion de l’ame à l’égard des choses qui lui arrivent malgré elle. C’est encore une passion de l’appetit raisonnable, qui afflige le cœur par la représentation des choses penibles & ennemies de son bien, & par la privation de ce qui le peut contenter & satisfaire. Et selon saint Thomas, c’est une douleur intérieure qui provient d’un mal present, d’un mal avenir & d’un mal passé ; bien qu’il ne soit plus en être & ne subsiste que dans le cabinet de la memoire. En un mot la mauvaise tristesse prive l’ame de conseil, de resolution & de courage ; [161] elle lui ôte la douceur intérieure & la rend presque percluse en toutes ses opérations : elle prive de raison, à cause des craintes deréglées, & au rapport du Sage, elle en fait perir plusieurs, & l’on ne peut trouver en elle aucune utilité. Qu’il y ait une tristesse naturelle, Hypocrates nous l’enseigne, quand il dit, qu’aux maladies mélancholiques l’endroit ou l’humeur s’arrêtera, est trés-dangereux, parce que c’est un signe d’apoplexie, de convulsion & même d’aveuglement, à cause que cét humeur empêche & occupe les chambres du cerveau, principalement dans un âge avancé. Un ancien Auteur traitant de la melancholie nous assure, que c’est une suspension de l’ame qui nous est causée par des peurs & des craintes excessives, quelquefois par trop d’étude & d’application & même par la corruption de l’air, ou par celle des humeurs du corps. Selon tous les Medecins, la tristesse ou melancholie naturelle est un mal trés-dangereux au corps, parce qu’il épuise les esprits vitaux, desséche l’humidité radicale, qui entretient la vie de l’animal ; la ratte qui est le siege de la melancholie attirant la gresse du corps humain, le mine & le détruit insensiblement. Cela se doit entendre d’une melancholie deréglée, qui passe les bornes d’un bon tempéramment ; mais lors que cette humeur est dans la modération & dans la justesse d’une disposition qui s’éloigne de tout excez, l’on peut dire que ces personnes sont du nombre de celles, dont parle Aristote, quand il nous apprend, que tous les grands Hommes sont ordinairement sujets à la melancholie, comme on été Socrates, Platon, Hercules & autres personnages illustres pour leur esprit, leur science & leur vertu. Plutarque nous en donne la raison, quand il dit, qu’elle rend les personnes capables des belles connoissances, serieuses dans l’entretien, raisonnables & judicieuses en toutes choses ; que ce juste temperamment les rend prudentes, & les fait paroître naturellement sages, la discretion qui est un ouvrage de longues années leur étant comme naturelle. S’il est vray que la melancholie bien reglée produit tant de bons effets dans les personnes qui sont de ce temperamment moderé ; il ne faut pas s’étonner si la sainte tristesse opere tant de merveilles dans les ames, qu’elle leur donne un dégoût & une aversion sensible des plaisirs & divertissemens du monde. [162] C’est ce qui obligeoit le grand Apôtre de se réjoüir avec les Corinthiens de ce qu’ils avoient été attristez : parce que cette tristesse les avoit porté à la pénitence ; & qu’ainsi elle opere le salut & la vie de l’ame, pendant que celle du monde donne la mort. Cette amertume intérieure n’est jamais sans douceur, c’est un charme divin qui cause la vie abstraite, & qui fait trouver du plaisir dans les plus fâcheuses douleurs. Saint Augustin qui en avoit fait l’expérience au tems de sa conversion, en parle en ces termes, ce qui m’avoit autrefois donné de la crainte me cause à present de la joye, parce que je souffre avec plaisir une privation que je ne pouvois regarder sans frayeur : & la douceur que je ressentois en versant des torrens de larmes est le plus precieux de tous les sacrifices que l’on peut presenter à Dieu. Et au livre de la vraye Penitence le même Saint dit ces paroles, que le Penitent s’attriste de son peché & qu’il se réjoüisse de sa tristesse. Il ne faut pas s’étonner si elle nous fait rentrer en nous-mêmes & produit la joye dans nôtre cœur ; puisque les Stoïciens, ces Philosophes severes estimoient que le sage ne pouvoit souffrir aucun trouble ni tristesse, parce que n’ayant que la vertu pour tout bien, il n’avoit pas sujet d’apprehender de rien perdre, ni de recevoir la confusion & l’infamie d’une mauvaise action. C’est trop m’écarter de mon sujet, qui n’est autre que de traiter de la tristesse que nous ressentons pour les divers accidens de la vie humaine. Ce que la tigne est au vétement & le ver au bois, la tristesse est au cœur de l’homme, dit le Sage. C’est exprimer en peu de mots la nature & les effets de la tristesse dereglée, qui consume incessamment le cœur. Il n’y a rien de plus contraire à la bonne disposition de l’ame & du corps que cette humeur triste & accablante, qui diminuë les jours & ameine la vieillesse devant le tems. Mais comme les maux & les souffrances qui nous environnent de toutes parts sont presque infinis, & que la providence Divine ne les distribuë pas également aux hommes : il est facile de connoître que la tristesse est plus ou moins grande, selon les sujets qui la font naître. C’est pourquoy les uns sont plus tourmentez de ses atteintes que les autres, parce qu’ils sont plus affligez : & si quelquefois ils croyent d’être victorieux de cette amere passion, ils connoissent dans la suite qu’ils sont entié-[163]rement maîtrisez. Aussi les amis de Job lui en faisoient reproche, par ces pressantes paroles, vous en avez enseignez plusieurs & avez fortifiez les foibles & rassurez ceux qui étoient tremblans & incertains ; mais à present que la playe est venuë sur vous, & que vous en êtes frappé, vous êtes triste & avez perdu courage : où est vôtre force, vôtre patience & la perfection de vos voyes? il semble que tout cela devient invisible, si-tôt que vous êtes affligé. Cét exemple nous montre bien, que pour fermes que soient les resolutions d’un homme, & pour grande que soit sa constance, il succombe quelquefois aux épreuves, lors qu’elles sont trop rudes : parce qu’encore que l’ame soit immaterielle & spirituelle de sa nature ; elle devient pesante sous le poid de la tristesse, qui l’abat de telle sorte qu’elle n’a pas le libre usage de ses puissances, pour chercher les moyens de se consoler. Ce n’est pas néanmoins qu’il n’y ait plusieurs occasions où la tristesse nous surmonte plûtôt par foiblesse & par infirmité, que la par la grandeur des peines & des souffrances. Comme peut être une perte de bien qui n’incommode pas beaucoup, quelques legers mépris & injures, qui nous peuvent rendre abjets devant le monde & non pas criminels devant Dieu, l’absence des amis & autres semblables accidens que l’on experimente continuellement dans la vie : toutes ces choses, quoyque penibles se pouvant supporter courageusement, sans permettre que la tristesse nous maîtrise. Mais il faut demeurer d’accord qu’il y a des accidens si funestes & des occasions si tragiques, que les regrets & la tristesse ne sont jamais en nôtre pouvoir. C’est à ce poinct-là que nous reduit une pauvreté, qui nous met dans l’extrême misere, des opprobres & des calomnies qui nous perdent de reputation, des maladies, dont la douleur, la violence & la durée ruine la santé du corps, un engagement perpétuel dans une condition qui sert de supplice à l’esprit & de torture à la conscience, & enfin les injustices & les mauvais traitemens que l’on reçoit des personnes qui sont particulierement obligées de nous assister & de nous secourir dans nos besoins. Toutes ces choses sont des afflictions pressantes qui desolent entierement le cœur. Saint Bernard, tout mortifié ou plûtôt tout mort au monde qu’il étoit, fut beaucoup affligé de la perte d’un de ses freres, [164] qu’il aimoit tendrement ; il en exprima sa tristesse par ces tendres paroles, ma force n’est pas comme celle des pierres & ma chair n’est pas dure comme le fer, ma douleur se presente toûjours à mes yeux, & celui qui me punit pour mes pechez ne me pourra accuser d’être dur & insensible, comme étoient ceux, dont il est dit, je les ay frappez & ils n’ont pas ressentis mes coups. Car il faut avoüer qu’il y a des disgraces si terribles, que l’on ne sçauroit s’empêcher d’en être sensiblement touché, à moins que de changer de nature, & de quitter l’humaine pour se revétir de l’Angelique, ou bien se dépoüiller des sentimens des hommes, pour épouser l’insensibilité des pierres. Car se trouver souvent entre le marteau & l’enclume, sans être brisez de coups, cela surpasse l’état de la vie presente. Saint Augustin remarque que les Platoniciens ont mis trois differences entre les Dieux & les hommes, les uns étãt trés-hauts, immortels & bien-heureux & le partage des autres n’étant que la bassesse, la mortalité & la misere. L’experience continuelle que nous avons du malheureux sort des mortels ne nous permet pas de douter qu’ils ne soient souvent dans les larmes & dans la tristesse ; puisque non seulement la mort les moissonne tous les jours avec sa faux impitoyable, mais encore le peu de vie qu’ils ont sur la terre est accompagnée de tant de miseres, que s’ils ressentent quelquefois de legeres satisfactions, il ne faut que les souffrances d’une heure pour leur faire oublier le plaisir de plusieurs années. Et comme il n’y en a point de plus sensible & de plus naturel que l’amour d’une liberté juste & bien reglée, parce que c’est le plus grand privilége de la créature raisonnable ; nous devons aussi regarder sa perte, comme le sujet le plus capable de nous attrister, & de nous priver de la joye intérieure. Lors que Dieu prédit au peuple de la Judée qu’il seroit mené en captivité, il dit ces paroles par son Prophete Jeremie, je vous ôteray de ce lieu & je feray cesser en vos jours & à vos yeux tous les cris de joye & tous les chants de réjoüissance. Et quand ceux de cette même nation étoient auprés des fleuves de Babylone, ils disoient avec gemissement, nous avons pleurez & nous avons suspendu nos instrumens de musique, disant à ceux qui nous tenoient captifs, comme pourrions-nous chanter le Cantique d’allegresse dans une terre étrangere, étant éloignez de la sainte Cité de Sion. [165] C’est veritablement une terre étrangere à l’esprit humain, lors qu’il n’est pas dans son centre naturel, qui n’est autre que sa franchise & liberté, sans laquelle au sentiment d’Aristote, il ne peut avoir aucune satisfaction ; toutes les choses contraintes etant toûjours accompagnées de douleur & de tristesse. Ce qui fait dire à Seneque, que rien n’empêche tant le discernement de l’esprit que la contrainte, qui ne permet pas de bien distinguer les choses profitables d’avec les dangereuses. Et même il arrive quelque fois que les grands maux inspirent certaines fureurs si indignes de l’homme qui les absorbent & bannissent tout sentiment de joye, & ne donnent lieu qu’à la tristesse. C’est ce qui obligea le Poëte de feindre que la Reyne Hecube, avoit été changée en Chienne, à cause du prodigieux renversement de sa fortune, qui étoit capable d’aliener son esprit & de ne lui permettre que les cris, les plaintes & les gemissemens. Mais que dirons nous des femmes dont le temperamment a beaucoup moins de chaleur & plus d’humidité que celui des hommes ; ce qui les rend plus disposées à la melancholie. Et si nous ajoûtons à cette humeur ou panchant naturel, les sujets particuliers qui peuvent entretenir la tristesse, comme toutes les contraintes, ignorances, & autres miseres qui sont inséparables de leur Sexe ; ne faut-il pas avoüer que cette passion qui est la plus penible de toutes leur peut faire une cruelle guerre, & que ses fâcheuses atteintes leur donnent souvent occasion de dire avec le Roy Prophete, Seigneur, jusques à quand nous ferez-vous manger le pain des larmes, jusques à quand nous ferez-vous boire avec mesure l’eau de nos pleurs. C’est pourquoy un bel esprit a dit trés pertinemment, que les armes des femmes sont leurs larmes & leurs plaintes ; puis qu’en tous leurs maux elles n’ont point d’autres deffenses. S’il est dangereux de faire long-temps la guerre à un méme ennemi, combien est grand le peril d’en avoir une continuelle, & encore avec ses maîtres. Et s’il est vray ce que dit un Sage de la Grece, que la necessité est la chose du monde la plus forte, elle seule étant invincible ; ne faut-il pas demeurer d’accord que celle qui soûmet les personnes du Sexe est affligeante, & souvent plus nuisible que salutaire. L’on ne sçauroit nier qu’entre les personnes du beau Sexe, il [166] ne s’en trouve plusieurs qui se relevent de leur abaissement, & qui sçavent bien profiter des choses qui semblent leur étre les plus desavantageuses. Ce tempéramment melancholique leur sert à aimer la retraite, & à pratiquer la penitence ; & il seroit presque autant impossible de sçavoir le nombre des femmes qui ont vêcu dans la solitude du corps & dans celle du cœur, que de compter les étoiles du Ciel. Autrefois elles ont habité les deserts, & à present il s’en trouve un nombre infini qui remplissent les monasteres & les lieux de retraites ordonnez de l’Eglise pour leur servir de demeure sans parler de celles qui s’enforment tous les jours elles mêmes de particulieres ; ni des autres qui dans les siecles passez ont inventez des lieux écartez pour y passer leur vie comme les Saintes Thaïs & Pelagie : dautant que celle-ci ayant été convertie par le saint Evêque None, aprés avoir distribué toutes ses richesses aux pauvres, & mis ses esclaves en liberté sortit d’Antioche, & s’étant revetuë en habit d’homme s’en alla sur la montagne des Olivets, où elle s’enferma dans une étroite celule pour y passer le reste de sa vie dans une rigoureuse penitence sous le nom du Solitaire Pelage, & se rendit l’admiration de tous les peuples de la Palestine. Thaïs un autre exemple de retraite, & de solitude, ayant été convertie par le saint Abbé Paphnuce, aprés avoir amassé son argent & ses meubles en fit un sacrifice à Dieu mettant le feu à toutes ces choses qui lui avoient servis de moyens pour l’offenser, aprés quoy elle se retira dans un lieu écarté, où ayant passé le reste de sa vie elle mourut saintement. Sa beauté étoit si attirante qu’un trés grand nombre d’hommes ayant prodiguez leurs biens pour l’amour d’elle se virent reduis à une extréme pauvreté. A ces deux exemples l’on en pourroit ajoûter quantité d’autres pour prouver que la melancholie du Sexe est une source de penitence & de sainteté, & non pas un principe de réverie & d’extravagance : Le silence & la retenuë des femmes judicieuses & prudentes ne devant point passer pour l’effet, d’une tristesse fâcheuse & importune. *** [167] CHAPITRE XXXII. La contrainte est dangereuse. QUe la contrainte soit dangereuse on le peut facilement connoître, en ce qu’elle est contraire aux sentimens de la nature, opposée aux lumieres de la raison, & rebelle aux mouvemens de la grace. En premier lieu elle est contraire à tout ce qu’il y a de plus naturel au cœur humain, qui est la liberté, par le moyen de laquelle toutes choses sont renduës aisées, & Plutarque nous assure, qu’il n’y a rien de plus facile & de plus agreable que ce qui est conforme à la nature ; de maniere que l’on ne sçauroit soutenir longtems tout ce qui lui est contraire. Et puisque les hommes se lassent bien souvent des voluptez & des delices, ne pouvant subsister long-tems dans une même disposition à cause de leur changement continuel ; il ne faut pas s’étonner si les choses penibles & onéreuses leur donnent bien souvent de la peine & du chagrin. Les Theologiens remarquent deux sortes de peines, l’une d’intention qui expose sa gravité & sa violence & l’autre d’extension qui en designe la durée. Cette gravité de peine & longueur de tems se trouvent dans celle dont je parle ; d’autant qu’il ne s’agit pas de certaines petites contraintes qui passent legerement, mais d’une stabilité d’état qui ne finit qu’à la mort : & pour la grandeur de la peine l’on n’en trouve point qui la surpasse. C’est le sentiment de saint Thomas que le propre de tous les appetits naturels, sensitifs & raisonnables, est d’employer toute leur vertu & activité pour repousser les maux qui s’opposent à leur inclination, la douleur sensible & violente attirant à soy toute la force de l’ame : afin de pouvoir resister au mal qui l’afflige. La contrainte est inséparable du danger, & l’extrémité de la peine ne peut garder de justes mesures. Le mal de la contrainte est encore plus grand en ce qu’il s’oppose aux lumieres de la raison ; parce qu’elle est le principe & le siége de la liberté, & l’homme ne seroit pas libre s’il n’étoit rai-[168]sonnable ; la perfection de sa liberté étant celle de sa raison, & si-tôt qu’elle est éclairée elle sçait fort bien discerner les moyens qui la peuvent garantir de la contrainte par le choix qu’elle sçait faire d’une vocation qui lui est propre : autrement il est fort aisé de s’y méprendre, & de tomber dans le précipice dont parle Isaie, quand il menace d’un extréme malheur, ceux qui disent que le mal est bien, & que le bien est mal, qui déguisent les vices pour leur donner l’apparence des vertus, & corrompent les vertus pour les mettre au rang des vices. [Ch.5.] Malheur à vous dit encore ce Prophete, qui ne sçavez pas separer le jour de la nuit, ni la lumiére des tenebres, comme s’il disoit malheur à vous qui applaudissez les mechans & obscurcissez la gloire des Sages. C’est par le flambeau de la raison que nous pouvons faire ces justes discernemens ; pourveu qu’elle ne se rende pas contraire à elle même par une preoccupation qui la portera au choix d’une chose bonne en apparence laquelle pour avoir été utile à d’autres, ne laissera pas de lui être préjudiciable. Comme le venin est tout à fait contraire à la complexion humaine, à cause qu’il corrompt les humeurs & les esprits vitaux, s’empare du cœur, penetre le cerveau, affoiblit les sens, brule la substance du foye & de toutes les parties nobles, & éteint le sang & toute la chaleur naturelle : de même ce pernicieux poison de la contrainte cause la perte des personnes qu’elles [sic] tient captives, tout l’interieur en est deréglé, parce qu’il est tourmenté de mille passions qui l’agitent & le corrompent. Ce malheureux venin cause une extréme froideur pour toutes les choses spirituelles, & donne beaucoup d’empressement pour tout ce qui est exterieur & mondain ; parce que l’objet deffendu est toûjours le plus fort pour emouvoir la puissance, & l’on s’attache plus passionnement aux choses moins usitées & dont l’acquisition est difficile. Si la contrainte s’oppose à la raison, elle ne resiste pas moins aux mouvemens de la grace, qui n’est jamais dans une ame qu’elle n’introduise avec elle une sainte liberté, parce que c’est le veritable caractere de ses enfans ; rien ne lui étant plus contraire que les dispositions d’une contrainte qui n’agit que par les ressors d’une puissance étrangere, & non par la douceur de l’esprit de Dieu. Surquoy il faut remarquer qu’outre le secours surnaturel que nous recevons de la grace justifiante qui nous est confé-[169]rée au batême, nous avons encore besoin d’un secours special & particulier qui nous assiste & nous fortifie pour bien vivre dans la vocation où nous sommes appellez : je dis appellez de Dieu, & non pas introduits par les créatures ; car deslors la vocation n’étant pas un ouvrage de la grace ; mais plûtôt une resistance qu’on lui fait en agissant par d’autres mouvemens que les siens, il ne faut pas s’étonner si l’on n’en reçoit pas les aides necessaires pour arriver à la perfection de son état : ceux la seulement etant justifiez qui ont été appellez & prevenus des mouvemens de la grace divine selon la doctrine du grand Apôtre. La contrainte n’est pas seulement dangereuse par les raisons que je viens de dire ; mais encore pour trois pernicieux éffets qu’elle produit ordinairement. Car en premier lieu elle fait que l’on peche avec plus de passion & d’emportement que l’on ne feroit étant libre ; secondement elle rend l’esprit ingenieux en malice ; & enfin elle fait naître la presomption & la témérité. Il a y des crimes atroces contre lesquels plusieurs sages ont jugé qu’il n’étoit pas à propos de faire des loix pour les deffendre parce que c’est enseigner qu’ils sont possibles ; puisque l’on se sert des armes de la deffense pour les interdire : car c’est elle qui reveille l’esprit pour mal penser & pour mal faire, encore que le Legislateur aît des fins toutes opposées. C’est par la même raison que l’on se débauche volontiers quand on sort d’une grande contrainte, le libertinage ayant plus d’attraits pour ceux qui n’ont jamais gouté une honnête & juste liberté : außi le Sage nous assure que les eaux derobées sont les plus douces, & que le pain mangé en cachette est le plus agreable & savoureux. L’on profite toûjours avec beaucoup d’empressement des occasions qui sont rares, & que l’on trouve avec peine, à cause que l’on aprehende de ne les plus retrouver, ou au moins de n’en pouvoir jamais rencontrer de plus favorables ; la corruption du cœur humain étant si grande qu’il est toûjours plus sensible pour les choses qu’il peut le moins posséder. C’est ce qui obligea le Concile de Trente d’enjoindre aux penitens de s’accuser de tous les pechez mortels pour cachez & interieurs qu’ils puissent être ; ayant seulement été commis contre les deux derniers commandemens, parce que souvent ils blessent le cœur plus dangereusement que ceux qui se commettent à la veuë de tout le monde. [170] Raison trés-pertinente & trés-judicieuse, qui nous fait bien connoître que quoy que l’on soit juste devant les homems on ne l’est pas neanmoins toûjours devant Dieu, & qui nous apprend encore que les plus grandes sevéritez ne sont pas des remedes bien assurez pour reparer ou empécher les saillies & les emportemens de la fragilité humaine. Ceux qui conduisent les ames peuvent beaucoup les aider dans la voye du salut par une prudente modération & douce tolérance plûtôt que par une rigueur qui les jette dans un abysme de difficultez, & les met dans le chemin de perdition plûtôt que dans celui de la perfection : parce que voulant quelquefois remedier à un mal apparent & trés-leger en effet, ils causent de grands desordres & donnent occasion aux pechez que commettent les personnes qui ne sont pas assez fortes pour supporter un joug si penible. Chacun sçait que les choses les plus salutaires, étant prises à contre tems, & mal à propos, causent incomparablement plus de mal que de bien, & de perte que de profit. Seneque a dit fort judicieusement que l’Empereur Auguste, ayant confiné & banni sa propre fille parce qu’elle étoit si débordée, que l’on ne pouvoit plus supporter ses impudicitez, découvrit par ce moyen les infamies qui se passoient dans sa maison, & qu’il devoit plûtôt ensevelir dans le silence, que de les faire connoître pour s’en vanger. Une secrette modération, dit le même Philosophe, auroit été plus utile, & le sçandale n’auroit pas été si grand. Il n’y a point d’ennemi qui soit tant à craindre, que celui auquel la necessité inspire du cœur & du courage, l’extrémité du danger nous donnant beaucoup plus de vigueur & de force, que ne fait la vertu ni la valeur. Une ame desespérée entreprend des chose ausquelles un grand courage n’oseroit penser, parce que dans ces extremitez les passions sont toûjours emportées & ne peuvent jamais se reduire à la mediocrité, elles sont toûjours dans l’excez lors que la misére & la contrainte sont dans leur dernier degrez ; la crainte n’ayant pas le pouvoir de retenir ceux qui sont si misérables qu’ils ne sçauroient l’étre davantage. Entre toutes les chose qui donnent des lumieres, rien n’ouvre tant les yeux que l’affliction. C’est peut être ce qui a fait dire au saint homme Job ces remarquables paroles, Prenez garde de ne [171] vous point laisser aller à l’iniquité, car vous avez commencé de la suivre aprés que vous étes tombé dans la misere. En effet, ce piege en fait tomber une infinité, & rien ne nous rend plus subtiles, que quand les voyes communes & ordinaires nous sont derobées pour arriver à ce que nous souhaittons ; c’est ce qui oblige de rechercher tous les moyens imaginables pour y reüssir, & lors qu’on ne le peut par ceux qui sont en usage, l’on invente mille artifices pour en venir à bout. L’on compare les exemples passez avec ceux d’apresent ; si quelqu’un se rapporte à nos desseins, nous sommes consolez par l’esperance de les exécuter ; si nous n’en trouvons point qui les favorisent, nous travaillons pour en former de nouveaux, nous persuadant que toutes les choses les plus difficiles ayant eu leurs premiers Auteurs, nous le pouvons être encore de celles que nous entreprenons. Bien souvent l’impuissance où nous sommes de faire avec liberté les choses permises, & qui ne sont point criminelles, nous fait naître l’envie de commettre celles qui sont mauvaises. La fiction d’Ovide dans la Fable de Pirame & de Thisbé en est une marque évidente, parce qu’étant contraints & empêchez dans leurs recherches legitimes par la trop grande severité de leurs parens, ils tomberent dans les infames poursuites qui les conduisirent à leur dernier malheur : les fortes murailles de leur maison ne purent separer leurs cœurs, lesquels étant passionnez trouverent le moyen de surmonter les resistances & les empêchemens, tant du lieu que de leurs proches. Saint Jerôme nous donne un exemple tout-à-fait surprenant, en la personne de son Diacre Sabinien, qu’il corrige & reprend en ces termes, quoy misérable vous avez eu l’assurance d’entrer en cette grotte où le fils de Dieu est né dans le dessein de commettre une mauvaise action : vous entrez dans la chambre de la Vierge, pour corrompre & débaucher une autre Vierge : les pleurs de l’enfant & les soûpirs de la mere ne vous sçauroient-ils donner de la crainte : les Anges chantent, les Bergers accourent, un Astre paroit au Ciel, les Mages adorent, Herode est épouvanté, & la ville de Jerusalem est dans la confusion, & cependant vous seul sans remord & sans apprehension, recherchez les moyens pour l’éxécution d’un si grand crime. Et par un long discours où ce saint Docteur particularise une infinité de [172] circonstances, il nous fait bien connoître qu’il n’y a point de détours, d’inventions & de souplesses qui soient inconnuës à l’esprit des hommes, lors qu’ils prétendent d’exécuter un mauvais dessein, & qu’il n’y a point de lieu, pour sacré qu’il puisse être, où ils ne tombent dans de grands & énormes pechez ; parce qu’en vain l’on travaille pour les empêcher d’offenser Dieu s’ils ne sont les gardiens d’eux-mêmes. Et quand bien l’on pourroit prendre d’assez fortes mesures pour servir d’obstacles aux desordres extérieurs qui peuvent arriver, l’on ne sçauroit jamais s’opposer à mille pechez secrets & intérieurs, qui déplaisent souvent beaucoup plus à Dieu que les deréglemens qui paroissent devant les hommes. Que la contrainte soit ingenieuse en malice & en méchanceté, il n’en faut point douter, puisqu’elle ne renferme pas seulement ses pratiques dans les choses dont elle peut avoir l’exécution ; mais encore elle les fait passer dans le desir & dans la volonté, dont le crime, bien qu’il ne soit que dans la pensée, ne laisse pas de donner la mort à l’ame, parce qu’il est certain qu’un peché imaginaire & en idée, passe devant Dieu pour effectif, lors que la volonté y donne son consentement. Plusieurs se sont perdu & souffriront éternellement dans les Enfers pour des seuls pechez de cette nature, qui sont plus dangereux en deux maniéres ; premiérement, parce que le nombre en est infini & se multiplie continuellement par la vivacité de l’esprit humain, qui n’est jamais oisif, étant toûjours dans l’action & dans le mouvement, & lors qu’il est préoccupé d’une chose, il travaille sans cesse pour se contenter, ce qu’il fait toûjours par ses pensées quand il ne le peut autrement, & comme ses pratiques sont inconnuës à tout le monde, elles ne peuvent être corrigées de personne, lui seul aidé de la grace y peut apporter du remede : & en second lieu, c’est que tous les tems & tous les endroits sont propres & commodes à cette espece d’offense spirituelle, rien n’étant capable de lui servir d’empêchement. Les choses extérieures, qui en apparence semblent s’opposer à son commerce lui font naître dans l’intérieur plus d’empressement pour se contenter lui-même. Et je ne sçay ce que l’on doit penser de ces paroles de saint Jerôme, que l’on trouve sans comparaison plus d’hommes dans le monde qui se privent des plai-[173]sirs sensuels, dont ils ont une fois goûté, que de ceux qui sont demeurez dans une perpetuelle continence. Un saint Personnage disoit autrefois, que l’on ne guerit jamais un homme en lui faisant du mal, mais qu’en lui rendant le bien pour le mal on surmonte sa malice par un effet de bonté. Les maux qui sont excessifs dans leur rigueur & dans leur durée sont toûjours suivis de trés-pernicieux effets : & entre ceux que produit la contrainte, l’audace & la temérité ne sont pas les moindres ; car d’autant plus qu’elle est rigoureuse, d’autant plus ses productions sont malignes & desesperées. Nous voyons des exemples dans les choses naturelles qui nous confirment cette verité, en ce que les morsures des bêtes mourantes & à l’extrémité sont plus perilleuses que celles des autres, & les efforts des ennemis les plus oppressez sont les plus redoutables & les plus dangereux. C’est ce qui fit dire à Joab dans une bataille sanglante qu’il soûtenoit pour deffendre les interêts de David contre Abner, qui avoit établi Isboseth Roy sur Israël, seras-tu si cruel de ne point desister que tout ne soit mis à mort, ne sçais-tu pas que le desespoir est dangereux. Ces paroles nous apprennent que dans l’extrêmité l’on tire souvent des forces de sa foiblesse : & encore qu’il soit difficile de surmonter ses ennemis, lors que le combat est rude & de longue durée : Saint Augustin nous assurant, que la victoire en est trés-rare ; l’hardiesse & la temérité se rangent souvent de ce parti, à cause qu’il est trés-mal-aisé aux personnes contraintes & misérables de se tenir dans la modération. L’on ne sçauroit jamais s’accommoder au tems, lors qu’on est accablé de persécutions : & c’est un abus inconcevable de croire que dans les choses de conscience & de politique, l’on pourra reüssir par la violence & par la rigueur ; tout ce qui se fait par la contrainte ne pouvant être de durée, à moins que de surpasser les routes ordinaires des choses humaines. Pretendre d’introduire par la contrainte les maximes de JESUS-CHRIST qu’il n’a établies que par la douceur, sont des entreprises bien perilleuses. La severité, dont les Evêques d’Orient traiterent autrefois les Solitaires de l’Egypte & de la Palestine, qui soûtenoient la Doctrine d’Origéne, nous en est un exemple : parce qu’ayant employé l’autorité des Gouverneurs [174] & de tout le bras seculier, on leur donna tant de crainte qu’ils ne trouvoient point de sureté en quelques lieux qu’ils pussent se retirer. Severe Sulpice, qui en décrit l’Histoire, la finit par ces mots, soit que le sentiment de ceux qui deffendoient Origene fut un égarement, ou une Herésie ; non seulement il ne put être reprimé par la condamnation des Evêques : mais il n’auroit jamais pû se repandre comme il a fait, s’il ne se fut accru & fortifié par cette persécution. Celle des Conciles de Constance & de Basle, quoyque trés-juste dans le supplice de Jean Hus & de Jerôme de Prague, n’eut pas le succés que les Peres s’étoient promis, croyant que par le retranchement qu’ils feroient de ces membres infectez, ils pourroient sauver le corps de l’Eglise, mais il arriva tout le contraire, & au lieu de soûmettre ceux de leur parti à la raison, ils les irriterent d’avantage. Le nombre des Hussites s’accrut de telle sorte, que pendant l’espace de plusieurs années ils continuerent les guerres dans le Royaume de Boheme & dans la plûpart des Provinces du Septentrion qu’ils desolerent entierement. Tous ces grands maux ont eu de foibles principes, & leurs commencemens, bien que trés-petits, furent suivis d’un progrés si fâcheux, que l’impétuosité n’en est point encore appaisée. Aprés toutes les raisons, autoritez & exemples, dont je viens de parler ; on pourra tirer des conséquences en faveur des personnes du Sexe. Que la contrainte leur étant beaucoup plus penible qu’aux homes, leurs défauts en sont plus excusables, & leur vertu en est plus forte, parce que les épreuves en sont plus rudes. Et qui ne sçait pas qu’en toutes sortes de vocations leur maniere de vie est plus étroite & plus exacte que celles des hommes, parce qu’en en étant les maîtres ils sont bien souvent trés-indulgens en ce qui les concerne. Et c’est sans doute la raison pour laquelle nous voyons regner quelquefois certains abus, dont l’on auroit lieu de se plaindre si la trop grande severité, dont l’on useroit dans ces sortes de rencontres par la reforme que l’on en feroit ne donnoit bien souvent lieu à une infinité de desordres beaucoup plus à craindre. Les seules Loix qui ne s’addressent qu’aux personnes du beau Sexe, ne reçoivent point de favorables interpretations, qu’elles soient dans le mariage exposées à commettre plusieurs [175] pechez pour étre en la compagnie d’un mauvais mary, dont les mépris, les injures, les debauches, les dereglemens, & manieres ridicules leur donnent mille occasions d’offenser Dieu ; il ne se trouve personne qui les favorise & qui approuve leur separation. [sic] qu’elles soient dans un Cloître sans avoir une veritable vocation, engagées à des observances qui demandent une vertu consommée, par ce que c’est un état saint & parfait, qui veut des ames toutes angeliques pour en bien remplir tous les devoirs, & que neanmoins elles ressentent des sentimens & des dispositions contraires & opposées à cette condition : C’est un mal sans remede, puisque la seule pensée de s’en delivrer passe pour un crime, & que c’est une opinion ordinaire aux gens du monde, que la sainteté du lieu doit faire celle des personnes, bien que saint Jerôme nous apprenne le contraire, & que l’experience ne nous permette pas d’en douter. La seule consolation qu’on donne aux femmes, c’est celle qui est commune à tous les miserables qu’il faut avoir patience ; & cette regle d’équité qui veut que l’on suive plûtôt l’intention du legislateur que ses paroles bien souvent n’a pas de lieu pour elles. Et encore que dans une infinité d’occasions les loix souffrent de l’interprétation & de la dispense ; elle n’est pas toûjours observée à l’égard des personnes du Sexe. *** [175] CHAPITRE XXXIII. La différence qu’il faut remarquer entre la liberté & le libertinage. SEneque au traité de la vie bien heureuse nous enseigne que la vertu est excellente, haute & invincible ; & que tout au contraire la volupté est basse, servile, lâche & foible ; que sa demeure est dans les lieux de débauche, qu’elle ne cherche que les tenebres & l’obscurité étant molle & efféminée sans force & sans vigueur, nageant dans le vin, & ne se plaissant que parmi les odeurs & les delices. Cette description convient à mon sujet comme les effets à leur cause, les ruisseaux à leur source, & [176] comme tous les étres conviennent à leur principe : par ce que la liberté est une mere feconde qui donne naissance à toutes les vertus, tout de même que le libertinage est le funeste pere qui produit le vice & la volupté. Car comme les perfections & les défauts qui se trouvent dans les effets sont renfermez dans leurs causes, nous pouvons dire que ces execellences [sic] & sublimités que le Philosophe Romain attribuë à la vertu, appartiennent aussi à la liberté, qui en est proprement l’origine : Tout de même que la bassesse, la volupté & l’inconstance se trouvent necessairement dans le libertinage qui en est la source & le principe. C’est pourquoi ceux qui confondent l’une avec l’autre se méprennent fort, la liberté étant opposée au libertinage par tant d’endroits & en tant de choses qu’il est imposible [sic] de les renfermer toutes ici, je me contenteray d’y faire remarquer trois principales differences quoy qu’à en juger par les termes, il semble qu’il y peut avoir quelque rapport & analogie. Si j’ai dit au chapitre precedent que la contrainte est opposée à la droite raison, je peux assurer en celui-ci que la sainte liberté lui est entierement conforme ; & que le libertinage n’est autre chose qu’une privation de raison. Et comme cette raison est une lumiere naturelle que Dieu donne à l’homme pour se conduire en toutes ses voyes ; la liberté qui suit toûjours la direction de cette sage gouvernante trouve sa perfection & son merite dans les justes regles qu’elle lui inspire. Et si par malheur elle vient à s’en écarter elle degenere de sa noblesse par son égarement ; & alors elle change de nom & prend celui de libertinage dont le penchant est toujours porté aux actions criminelles ; & c’est à ceux qui suivent ses routes malheureuses que le sage met ces paroles en bouche, nous nous sommes lassez dans la voye d’iniquité & de perdition, nous avons marchez dans des chemins difficiles & avons ignoré les voyes du Seigneur ; mais que nous on profité les plaisirs, les richesses & les honneurs, toutes ces choses sont passées comme l’ombre. Pour concevoir que la conduite des libertins est onereuse & penible, il faut seulement considerer les transports d’esprit, les courses continuelles, les empressemens & les insomnies d’un voluptueux passionné de l’amour de quelque creature, les agitations & les iniquiétudes d’un superbe qui recherche les charges [177] & les dignitez les soins & le menage d’un avare qui vend son ame à l’argent & au commerce des biens de ce monde ; tous ces gens là qui ne retiennent point d’autres sentimens de Religion & de pieté que ceux qui peuvent servir à leurs interets ; passent miserablement leur vie dans la voye epineuse de la perdition. Que sçauroit t’on s’imaginer de plus des raisonnable, que de chercher sa perte avec tant de travaux & tant de peines ; pendant que ceux qui sont libres de la veritable liberté marchans dans un chemin plus doux & plus facile profitent de toutes choses, & se rendent utiles celles qui sont prejudiciables aux libertins. C’est d’eux que saint Paul parle quand il dit, que toutes choses sont pures à ceux qui sont purs, mais que rien n’est pur pour les ames souillées & infidelles. La seconde différence qui se trouve entre ces deux sortes de personnes est trés-grande ; par ce que les libertins n’envisagent que les choses presentes & temporelles, & ceux qui sont libres ne regardent que les éternelles : ils sont comme la colombe qui cherche les lieux solitaires, à cause qu’étant portez sur les aîles de leur liberté & de leurs desirs ils penetrent dans les choses à venir & font peu d’état des presentes. Estant comme le passereau dont parle le Roy Prophete, qui n’est plus dans les pieges des chasseurs, parce qu’il a rompu leurs lacets. Et comme il n’y a point de mouvement plus agreable ny de penchant plus naturel que celui qui nous porte au souverain bon-heur ; les ames libres qui le sçavent discerner des biens faux & apparens, y mettent toutes leurs pensées, n’ignorant pas que celui qui est au Ciel ne soit le témoin de ce qui se passe dans leur cœur ; & comme toutes les choses de la terre sont perissables, elles en voyent par avance leur esprit dans l’éternité. Mais au contraire les libertins n’ont en veuë que les choses presentes, & les plaisirs de la vie les preoccupent tellement, qu’en étant comme possedez ils ne sont capables d’aucune reflexion pour l’avenir ; & si quelquefois ils y donnent quelques legeres pensées, ce n’est que pour gouter par avance leurs folles delices & leurs insatiables voluptez. Le libertinage est incapable de prevoyance ; & c’est ce qui a obligé Moïse le Legislateur des Hebreux de faire ce souhait, plût à Dieu qu’ils deviennent sages, & qu’en prevenant leur fin derniere ils quittent leur mauvaise voye, & semettent [sic] au bon chemin. [178] La troisiéme différence qui se trouve entre les hommes libres & les libertins regarde leur conduite exterieure. Ceux qui ayment la liberté la cherchent en toutes choses, s’ils ne sont point engagez dans une profession qui soit inséparable de la contrainte ils prennent garde de ne s’y point mettre legerement ; s’ils ont épousé un état ils travaillent à l’accomplissement de leurs obligations sans se contraindre ni captiver aucunement : ils sont francs en leurs paroles sans être dissolus, joyeux & de bonne humeur sans étre scandaleux. Ils observent les devoirs & les exercices de leur condition avec douceur & avec paix ; si quelque fois elles paroissent un peu trop severes, ils les sçavent bien addoucir : par ce qu’ils se souviennent de ce que leur dit le grand Apôtre, mes freres vous êtes appellez à un état de liberté ayez soin seulement que cette liberté ne vous serve pas d’occasion pour vivre selon la chair. C’est ce que ceux qui sont parfaitement libres évitent en toutes choses, afin que la tirannie du corps & le commerce des sens ne soient pas la ruïne de leur sainte liberté. Saint Thomas nous assure que la loy de l’Evangile est appellée une loy de grace & de liberté, non seulement par ce que la charité étant repanduë dans nos cœurs, nous donne le principe intérieur pour pratiquer librement & justement les choses salutaires ; mais aussi par ce que le Redempteur a reformé la liberté, & lui a retrenché tous ses pernicieux usages & toutes ses habitudes criminelles. C’est-à quoy nos Athelettes s’appliquent de tout leur cœur, afin de se conformer aux intentions de JESUS-CHRIST, & que sa grace ne soit pas inutile en eux. Ils bannissent tout ce qui s’oppose à la loy de Dieu sans se mettre en peine des sentimens des hõmes, qui condamnent ordinairement ce qui n’est pas conforme à leur phantaisie ; & celui qui s’arréteroit à leur estime & à leur approbation seroit à tout moment privé de la liberté intérieure, de sorte que pour la conserver ils meprisent entiérement les opinions du monde, ils conversent indifferemment avec ceux qu’ils connoissent, ils se soûmettent généreusement à toutes les puissances de la terre & ne s’étonnent jamais pour aucun accident : par ce que toutes les manieres d’agir qui portent avec elles les marques & le caractere de la contrainte & de la foiblesse sont indignes de leur courage. [179] Le libertinage au contraire n’a aucun respect pour les Loix divines, & ne rend point de soumission aux humaines s’il n’est animé de son propre interêt. Le peché ni l’Enfer ne lui donnent point de frayeur, les debauches sont ses pratiques ordinaires, par ce que les libertins n’ont que de l’impudence dans leurs actions & dans leurs paroles, ils sont impies en ce qui concerne la Religion, la delicatesse & la bonne chere tiennent lieu de pieté aux uns, le luxe & la vanité servent d’Evangile aux autres, l’insolence & la dissolution sont des regles à plusieurs, il s’en trouve qui se laissent surprendre par de fausses opinions tant en matiére de foy qu’en ce qui concerne les mœurs. Et tous n’ont point d’autre loy que leur emportement & leur caprice. Toutes ces sortes de gens peuvent passer pour libertins & non pas ceux qui s’ecartent en apparence d’une vie commune & approuvée dans les sentiments du monde, lors que c’est dans le dessein d’en mener une meilleure, bien qu’elles ne s’attirent pas l’estime & l’aplaudissement des hommes ; parce qu’ils sçavent trés-bien ce que dit Isaïe, que le Seigneur les jugera dans la justice & les reprendra dans l’equité, & non pas selon les pensées & la connoissances des mortels ; & les sçandales dont parle JESUS –CHRIST, quand il assure qu’il est impoßible qu’il n’en arrive quelquefois dans le monde ; ne sont pas de ceux que prétendent les zelez & les ignorans, qui ne sçavent peut être pas encore qu’il y a des sçandales pris & des sçandales donnez ; ceux-cy se font par la transgression des Loix divines, & dans les choses où la droite raison & la charité du prochain se trouvent offensées ; ceux-là n’ont point d’autre source que le caprice des hommes, & les sentimens teméraires où intéressez des particuliers. Et c’est à eux que s’adresse la malédiction du Sage, quand il dit, que celui qui justifie l’impie & celui qui condamne le juste sont tous deux abominables devant Dieu. Car il semble en cette misérable vie que les honneurs, les richesses & les plaisirs ne sont que pour les heureux & pour les libertins ; & la pauvreté le mépris & l’affliction pour les innocens & les justes. La voye des pecheurs est delicieuse & agréable, & la plupart sont estimez honnetes gens à cause qu’ils sont dans l’abondance & dans la prosperité : pendant que les vertueux & les Sages passent bien souvent pour libertins, parce qu’ils sont pauvres, miserables & delaissez. [180] Puisque tous les plus grands excez de jurement, de blaspheme, d’impieté, de simonie, d’injustice, de vol, de meurtres de débauche & d’yvrognerie qui sont les plus ordinaires effets du libertinage ; ne se commettent jamais ou tres-rarement par les personnes du beau Sexe, il semble que la raison veut qu’on laisse passer ce chapitre sans rien dire contre elles, étant une chose trés-veritable que la plus grande partie des femmes vivent dans une modération si grande qu’on ne peut avec justice les traiter de libertines : qui est une qualité à laquelle elles doivent toûjours renoncer pour prendre celle de libres. Car bien que les hommes qui sont les ainez de la nature humaine, se soient emparez des meilleurs & des plus honorables titres qui se trouvent dans les Archives du monde ; n’ayent pas oublié celui de libres qu’ils prétendent de posseder avant tous les autres comme étant le plus avantageux : il est pourtant trés-juste que les personnes du Sexe ne soient pas privées de liberté, puisqu’elles renoncent au libertinage. *** [180] CHAPITRE XXXIV. Reponse à une premiere objection que le Mariage étant établis de Dieu, & les ordres de Religieux approuvez de l’Eglise qui est conduite par le saint Esprit, l’on ne sçauroit encourir aucun danger dans le choix qu’on en peut faire. APrés avoir suffisamment prouvé dans plusieurs Chapitres que ces deux grands états & manieres de vie qui renferment la plûpart du genre humain, sont trés-justes, trés-saints & remplis de moyens trés-efficaces pour servir Dieu & faire son salut ; & que pour satisfaire à la verité j’ay fait voir que les vocations les plus parfaites peuvent être mauvaises à ceux qui ni sont pas destinez de Dieu, ou qui n’en font pas bon usage, changeant par leurs abus la medecine en poison : il faut à present répondre à ceux qui soutiennent le contraire, & disent que l’on y ny peut être exposé dans aucun peril pour l’affaire de son salut, & sur [181]tout dans le Cloître qui a receu son institution de l’Eglise. Mais avant que de répondre à cette objection, il est à propos de montrer par quel titre l’Eglise est la maîtresse & la conductrice de ces deux grandes conditions. Chacun sçait que le premier de ces états qui fut institué de Dieu au Paradis terrestre ne reçoit aucune contrarieté ; tant à cause de la souveraineté de son auteur, que parce que les hommes s’y portent sans resistance, étant conforme au sentiment de la nature humaine. Pour le second son établissement dans les formes differentes que nous le voyons vient de l’institution des hommes qui peuvent manquer, & par consequent ils pourroit [sic] bien recevoir de la contrarieté, si ces mêmes hommes n’étoient ceux qui conduisent l’Eglise, que JESUS-CHRIST lui-même a établie, & qu’il cherit comme son Epouse bien aimée, qu’il conduit par les inéfables lumieres de son esprit, la rendant par ce moyen tellement infaillible que l’on ne peut se separer d’elle sans s’eloigner de lui. Que l’Eglise est le siege de la verité, pour en être persuadé, il ne faut qu’entendre le Prophete Amos quand il dit, que le Seigneur rugira du haut de Sion & qu’il fera retentir sa voix du milieu de Ierusalem. Si dans le sens litteral ces paroles s’entendent de la Sinagogue ; dans le sens mistique & allégorique elles appartiennent à l’Eglise militante ; qui est la vraye Sion à laquelle Dieu a declaré ses grands mysteres, & la Jerusalem pacifique où sa voix se fait entendre, comme étant la depositaire du trésor de ses secrets. Isaïe nous confirme cette verité lors qu’il nous assure, que Sion est la Cité de nôtre force, & que le Sauveur en sera lui-même la muraille & le boulevar. C’est le Seigneur trés-juste qui fera sa demeure en elle pour y garder la verité. Cette Prophetie nous marque si clairement l’état present de l’Eglise par les termes du tems à venir dont s’est servi ce Prophete, que l’on n’en peut point faire l’application à celui de la Sinagogue. Saint Bernard nous en donne la raison quand il dit, qu’aprés que le voile de la lettre qui tuë a été brisé à la mort de JESUS-CHRIST ; l’Eglise se va rendre hardiment jusque dans ses plus secrets cabinets : & ayant pour guide l’esprit de liberté, elle prend la place de la Loy ancienne, & comme elle est reçeuë pour Epouse elle entre en possession de l’esprit du Seigneur, qui n’est autre que celui de la ve-[182]rité ; qu’il promit de lui donner, lors qu’étant sur le point de quitter la terre pour monter au Ciel il dit à ses disciples, Ie prierai mon Pere & il vous donnera un autre consolateur l’esprit de verité pour demeurer avec vous eternellement. Dieu dit le grand Apôtre a donné JESUS-CHRIST pour chef à toute l’Eglise, qui est son corps mistique & l’accomplissement de ses divines promesses. Ce chef adorable & invisible pour l’avancement & perfection de ses membres qui sont les Chrêtiens leur a donné son Lieutenant sur la terre dans la personne des Souverains Pontifes, qui est le Chef de l’Eglise, d’où viennent toutes les veritez que nous devons croire, parce qu’elle les a toutes reçeuës de son divin Maître, & les tire incessamment du trésor des écritures. C’est dans son sein que se trouvent toutes les lumiéres de la Theologie ; sa gloire & sa dignité n’ayant point d’autre source que la volonté de Dieu qui l’a choisie pour en être la fidelle dispensatrice. Et saint Augustin dit à ce propos, qu’il ne croiroit pas à l’Evangile, s’il n’étoit emeu à le faire par l’autorité de l’Eglise. Saint Jérôme écrivant au Pape Damase l’assure que ne reconnoissant point d’autre Chef que JESUS-CHRIST, il s’attachoit inséparablement à la Chaire de saint Pierre ; parce qu’il sçavoit trés-bien que cette Eglise a été fondée sur cette pierre ferme & inébranlable, que celui qui mange l’Agneau hors de cette maison est profane, & que ceux qui ne sont point dans cette Arche de Noë periront dans les eaux du déluge. C’est la montagne sainte, & Dieu aime les portes de Sion par dessus tous les Tabernacles de Jacob c’est la Cité du Seigneur de laquelle on raconpte des choses admirables ; & l’on n’en peut rien dire de plus grand, sinon que le Fleuve merveilleux qui réjoüit la maison de Dieu l’arrouse continuellement : puisque de même que le premier Adam fut mis dans le Paradis terrestre pour le garder ; le second qui est JESUS-CHRIST est au milieu de l’Eglise comme dans un Iardin delicieux pour sanctifier les Chrêtiens & prendre ses plaisirs avec les enfans des hommes. De cette source inépuisable de lumiére & de connoissance sont sortis tant de grands & illustres personnages, lesquels par leur Doctrine ont éclairé toute la terre, qui est remplie de leurs sçavans écrits : & depuis que le monde est crée il n’y a jamais eu de Religion plus sçavãte & mieux expliquée que la Religion Catholique. [183] La multitude innombrable de livres qu’elle possede, les Predicateurs qui tonnent si souvent dans les Chaires, les Controverses, Disputes & Conférences, tant publiques que particulieres qui se font tous les jours en sont des marques évidentes : & personne ne peut nier qu’elle ne possede la verité dans son lustre & qu’elle est plus éclatante chez elle que les rayons du Soleil. Si l’Eglise est infaillible & ne peut errer en ce qui est de la foy, elle est aussi incorruptible par la sainteté de ses mœurs & la perfection de ses maximes. Allons à la montagne du Seigneur, dit un Prophete, & à la maison du Dieu de Iacob, il nous enseignera ses voyes & nous marcherons dans ses sentiers, parce que la loy sortira de Sion, & c’est en elle que Dieu jugera les peuples & reprendra les Nations puissantes. La vertu, l’integrité & la justice ont pris de si fortes racines dans le corps universel de l’Eglise, que ceux qui s’en éloignent ne meritent pas le nom de ses enfans, parce que l’unité & assemblée de plusieurs ames qui la composent, sont veritablement un peuple Saint, comme nous l’apprend le Prince des Apôtres S. Pierre, une Nation éluë & choisie. Si l’on considere la durée des siecles qu’il y a que cette Eglise subsiste, l’on n’en trouvera pas un seul qui n’ait produit une infinité d’ames saintes, dont le merite est en venération à tout le monde. Dans sa ferveur primitive elle a produit des millions de Martyrs que la persécution des Tyrans mettoit à l’épreuve de toutes sortes de supplices : & si-tôt que la contrariété des Gentils & des Idolâtres a pris fin, celle des Hérétiques & des libertins lui a succédé ; de sorte que cette Eglise sainte & mere de tant de Saints pour corriger l’erreur des uns & reformer les mœurs des autres, a produit un nombre infini de Sçavans pour confondre les ennemis de la verité, & des Confesseurs, des Solitaires & des Vierges sans fin pour les opposer à la vie libertine des pecheurs. L’Eglise est une épouse sans tache, & s’il se trouve que ceux qui font profession du vice se glorifient de l’avoir pour maîtresse, c’est injustement & à faut titre, puisque ses preceptes & sa doctrine combattent leur vie. Je previens par avance ce que l’on me peut opposer, que l’esprit du Sauveur n’étant autre que celui de pauvreté, d’humilité, de penitence & d’abaissement ; l’on a sujet de s’étonner que bien souvent l’on n’apperçoit que de l’avarice, de l’ambition & [184] de la vanité en la plûpart de ses Ministres : & que même saint Jerôme, cét homme intrepide, qui ne pouvoit dissimuler la verité, dit hardiment, que l’Eglise s’étant accruë, augmentée & fortifiée par les persécutions & le sang des Martirs, qui lui a servi de triomphe & de couronne, depuis que ses richesses & son autorité se sont accruës par les liberalitez & les bienfaits des Empereurs, des Roys & des Princes Chrêtiens, elle a beaucoup diminué de ses vertus & de ses merites. Je réponds à cela, que ce saint Docteur n’entend pas de blâmer l’Eglise par ses paroles, ny d’improuver les dons que les Grands de la terre lui ont fait, mais seulement de donner à connoître qu’elle ne s’est établie que par la seule puissance de Dieu, celle des hommes n’ayant de rien servi à son accroissement, que pour les biens & les richesses, dont l’Eglise est revétuë, l’abus ne s’y peut trouver que dans le mauvais usage qu’en peuvent faire les particuliers ; parce que non seulement elles sont d’un grand secours dans les besoins qui arrivent, mais encore elles sont absolument necessaires pour reprimer l’insolence des incredules & des rebelles, & pour servir d’attraits à la timidité des foibles, qui ne se contentent que de la pompe & du brillant des choses exterieures, n’ayant pas la force de penétrer dans l’essence & dans l’interieur du Christianisme. C’ést pourquoy trés-mal-à-propos les Herétiques de ce tems lui attribuent ces paroles, elle est tombée la grande Babylone & toutes les images taillées de ses Dieux sont renversées par terre. Ils veulent que la gloire, les richesses & la puissance qu’elle possede sur toutes les Nations qui adorent JESUS-CHRIST soient des presens de ce Dragon infernal duquel il est parlé en l’Apocalipse, dont la magnificence n’est autre que la vanité & la corruption du monde formellement opposée à l’abaissement & pauvreté du Sauveur. Et par une insolente temerité ils la comparent encore à cette grande Courtisane, laquelle étant revêtuë de pourpre, parée d’or & de pierres pretieuses tenoit en sa main une coupe pleine de ses abominations, étant toute enivrée du vin de ses débauches. Mais ces fléches envenimées que les impies lancent contre l’épouse de JESUS-CHRIST ne lui sçauroient porter de dommage, & elle sera toûjours victorieuse à leur confusion : & pour [185] grand que soient tous les desordres des particuliers qui s’écartent de sa droite regle, jamais tout le corps de l’Eglise ne viendra à manquer. Les Protestans & Calvinistes ne gagneront pas le procés qu’ils prétendent lui faire par cette grande distinction qu’ils mettent entre l’ancienne Eglise de Rome & la nouvelle, qu’ils soûtiennent être aussi differente l’une de l’autre, que le jour de la nuit, parce que c’est à la premiere que saint Paul adresse cette admirable Epître, qui est à ce qu’ils disent la condamnation du Pape & de ceux qui suivent son parti : mais il sera toûjours le plus fort, quelques outrageuses que puissent être leurs calomnies, l’Eglise & son Chef visible ne devant pas avoir de fin que celle des siecles. Nous devons donc hardiment soûtenir que la verité de la foy & la sainteté des mœurs de l’Eglise Catholique, doivent être accompagnées d’une fermeté inébranlable. Les fondemens de son édifice sont stables & elle est permanente. JESUS-CHRIST lui-méme s’est engagé de ne la point abandonner, mais d’être avec elle jusqu’à la fin du monde. L’effet de sa divine parole s’est déja manifesté par une si longue suite d’années qu’il est facile de connoître que c’est veritablement l’ouvrage de Dieu. Toute autre puissance que la sienne n’auroit pas été suffisante pour maintenir une succession de plus de deux cents quarante-six Papes, qui ont occupé le siege Apostolique, depuis saint Pierre jusqu’à present. Car bien que cette Eglise se soit souvent veuë persécutée & malheureusement agitée par plus de vingt-quatre Schismes, & par une infinité de revolutions & de changemens, tant de la part des Infidelles, que des Herétiques ; elle a toûjours resisté à toutes ces furieuses attaques, & soûtenu les guerres & les persécutions, que plusieurs Roys & Princes lui ont suscitées, qui se sont opposez à la domination des Papes par des raisons d’état & de politique. Parmi tant d’oppositions & de contrariétez l’Eglise est toûjours demeurée ferme, comme une maison bâtie sur la pierre & le rocher inébranlable de la parole de Dieu, à la force duquel toutes les puissances de la terre ne peuvent resister. Aussi l’épouse du sacré Cantique la compare à la Tour de David, qui est munie de forts Bastions & garnie au dedans de mille boucliers & de toutes les armes des hommes vaillans, parce qu’elle est toûjours preparée [186] pour se deffendre des attaques de ses ennemis, & pour se maintenir malgré tous les efforts de leurs resistances. *** [186] CHAPITRE XXXV. Suite du même sujet. APrés être entierement persuadé que l’Eglise militante est établie de Dieu & conduite par son esprit qui la rend infaillible dans sa creance, sainte dans ses mœurs, & permanente en sa durée : il faut par une conséquence nécessaire conclure, que toutes les choses qui se font par son ordre & par ses decrets sont de foy trés-justes & meritent beaucoup de venération ; de sorte que d’avoir des sentimens contraires, c’est être ennemi de Dieu & indigne membre de son Eglise. Le Concile de Basle tenu il y a deux cent cinquante ans, condamna pour cette raison les partisans de Viclef & les Hussites qui soûtenoient plusieurs articles contraires aux pratiques & coûtumes de l’Eglise, & qui s’opposoient entre-autres choses à l’établissement des Ordres Religieux, particulierement à ceux des Mendians, qu’ils assuroient être de l’invention du Demon ; puisque dans l’ancienne Loy les Patriarches & les Prophetes, & même dans la nouvelle, JESUS-CHRIST & les Apôtres n’avoient point formé de pareils Instituts. Mais les Peres assemblez dans ce Concile soûtenant toûjours le parti de la Religion, répondirent, que nôtre Seigneur ayant laissé son esprit à l’Eglise, elle n’avoit pû manquer dans l’approbation qu’elle avoit donné à tous les différens ordres Religieux, qui lui servent d’un trés-grand ornement, tant par leur diversité, que par les services continuels qu’ils rendent à Dieu & au prochain. Quoyque les Decrets, Canons & Ordonnances de l’Eglise soient des regles de justice & de sainteté, selon lesquels tous les Chrêtiens sont obligez de vivre ; il faut néanmoins observer, que les Loix des Papes & des Conciles, faites pour la conduite des fidelles ne peuvent être proprement nommées des loix Divines, mais improprement & en quelque maniere ; [187] parce que le droit Divin ne reçoit jamais aucune dispense ni changement, il est toûjours le même & d’une absoluë necessité, comme nous l’enseignent les Theologiens : il n’en n’est pas de même des Ordonnances Canoniques, lesquelles pour être établies, par l’inspiration du saint Esprit, ne sont pas néanmoins immuables ; mais elles changent selon les tems & les particuliéres circonstances des choses qui arrivent, à cause que les divers inconveniens donnent naissance à des Loix & a des Coûtumes différentes, ce qui se voit dans plusieurs occasions ; certaines Fêtes étant commandées en des tems & abrogées en d’autres. L’Eglise permet des choses en certains lieux, qu’elle deffend expressément ailleurs. Au Concile général tenu à Constantinople contre les Monothelites qui nioient deux Volontez & deux Natures en JESUS-CHRIST, le Mariage fût permis aux Prêtres de la Grece, & non pas à ceux de l’Eglise Latine. Et cette interdiction du Mariage aux Prêtres de l’Occident vient dans l’opinion de plusieurs, de Gregoire septiéme Religieux de Cluny ; mais d’autres tiennent que ce fut long-tems auparavant dans un Concile de Bithinie : & bien qu’il s’en trouve qui estiment cette Loy dangereuse, parce qu’elle est un sujet aux Ecclesiastiques de chercher des libertez deffenduës pour remedier à la foiblesse humaine. C’est pourtant une chose trés-veritable qu’elle est sainte & juste, parce que c’est une marque de la pureté que l’Eglise veut dans ses Ministres. Et pour ce qui regarde les Ordres des Religieux, l’Eglise y change souvent ce qu’elle juge à propos selon les occurrences. C’est ce qu’on a vû du tems de saint Charles, où Pie cinquiéme éteignit entiérement l’Ordre des Humiliez, à cause de leurs débauches & de leur libertinage. La mitigation des uns, la reformation des autres & les changemens continuels que l’on y voit sont des preuves suffisantes que leur Institution n’est pas de droit Divin, parce que jamais celui-ci ne peut souffrir de dispense ni de changement, ce qui ne peut appartenir qu’au droit Ecclesiastique, qui est variable à cause que les actions humaines que ses Loix conduisent sont dans une agitation & instabilité continuelle. C’est une verité trés-assurée, que les Apôtres ont instituez plusieurs choses qui ne sont pas de droit Divin, bien qu’ils ayent [188] fait leurs Ordonnances par le pouvoir qu’ils avoient receu de JESUS-CHRIST. Pareillement leurs Successeurs qui se sont rendus participans de la même puissance disposent selon qu’ils jugent à propos de la direction des Fidéles. Et comme dans ce grand corps de l’Eglise il se trouve des sujet particuliers qu’elle protege plus que les autres, parce qu’elle les tient d’une façon plus reguliere, comme toutes les personnes Religieuses, tant de l’un que de l’autre Sexe, il semble que le plus infirme éprouve sa plus grande sevérité, d’autant que sans avoir aucun égard à la foiblesse des femmes, elle les oblige à des regles & des observances qui surpassent la force de l’esprit des hommes. Tout le monde doit tomber d’accord, que la maniere de vivre des filles qui sont dans le Cloître, est incomparablement plus penible & plus rigoureuse que celle des Religieux les plus austeres. La soûmission & dépendance que l’on exige d’elles est beaucoup plus exacte & plus labourieuse. La peine de supporter les défauts les unes des autres dans une societé continuelle & inseparable, reçoit des difficultez sans nombre, à cause des antipathies & des contrarietez qui se rencontrent dans leur retraite. Leur pauvreté est plus sévére & plus degagée des biens de la terre. Et pour leur Clôture, il est certain, que la plus grande retenuë & moderation des hommes ne peut approcher de cette sévérité. Que peut-on dire pour justifier un procedé, qui paroit autant extraordinaire, que si l’on mettoit un poids de cent livres sur le dos d’un jeune enfant, & une charge fort legere sur celui d’un homme robuste. RÉPONSE. Pour satisfaire à tous ces raisonnemens & défendre le tres-juste procedé de l’Eglise : je diray en premier lieu qu’il se faut tenir ferme à cette proposition, qu’étant établie de Dieu & conduite par son esprit, elle ne peut manquer en ce qu’elle ordonne. Cela doit être receu sans aucune difficulté, & tout ce que la raison humaine peut alléguer de contraire, doit passer pour déraisonnable. En second lieu, l’on doit être persuadé, que l’Eglise ne contraint personne aux choix de cette vocation, au contraire elle veut absolument, que chacun soit entierement libre : ainsi que le témoignent les Canons & les Decrets, tant des Conciles, [189] que des Papes & s’il arrive que plusieurs personnes du Sexe qui s’engagent en cét état se trouvent dans le repentir & dans le mecontentement ce n’est point la faute de l’Eglise ; mais c’est la leur propre, celle de leurs parens, & de ceux qui les reçoivent : parce qu’il est certain qu’étant dépourveuës des lumiéres necessaires pour connoître toutes les choses qui dependent d’un engagement si perilleux, & n’étant pas revétues des qualitez requises pour le remplir, elles n’y sont pas destinées de Dieu & n’y feront jamais leur devoir. Il faut encore observer une chose trés-importante dans la conduite de l’Eglise, que nous ne devons pas l’envisager dans cette pompe & magnificence extérieure qui ébloüit les yeux, ni nous arréter à cette rigueur & sevérité qui étonne la raison : mais nous devons penétrer dans ses intentions toutes saintes & toutes favorables : il faut entrer dans son esprit pour connoître ses desseins, qui ne sçauroient être que ceux de JESUS-CHRIST même qui veut le salut de tous les hommes. C’est pourquoy donnant à saint Pierre la charge de son Eglise, il lui commande expressement de paitre ses brebis & de leur donner une nourriture & une maniere de vie qui les conduise au port de la felicité eternelle. Et comme il n’y a point de chemin pour y arriver que celui de la doctrine qu’il nous a enseignée dans l’Evangile ; il est tres-facile de conclure que toutes les vocations du Cloître qui n’ont pour principe que l’ambition, les respects humains, la contrainte, l’ignorance, ou la precipitation, ne peuvent être selon Dieu puisqu’elles ont d’autres motifs que celui de son amour ; & par conséquent qu’elles ne sçauroient être conformes aux intentions de l’Eglise qui n’en peut avoir d’autres que celles de son divin maître JESUS-CHRIST : par ce qu’étant son chef invisible, elle ne doit agir que par ses lumieres & suivre en toutes choses les mouvemens de sa grace. Toutes ces raisons avancées & solidement établies, l’on peut soutenir hardiment que tous les états & conditions que l’on embrasse quelques Saints & éclatans qu’ils paroissent, s’ils ne sont entrepris dans l’esprit de l’Evangile ne sçauroient être conformes à IESUS-CHRIST, ni selon les volontez de l’Eglise, qui ne peut avoir comme je viens de dire d’autres sentimens & dispositions que celle de son adorable Epoux ; autrement elle ne seroit [190] pas l’Epouse fidelle & legitime. Et par une conséquence qui ne doit point recevoir de replique, tout ce qui n’est pas selon JESUS-CHRIST & selon l’Eglise : ne peut être qu’une politique humaine : c’est l’ouvrage de l’interêt & de la foiblesse mondaine, qui n’ont point de commerce avec la grace. Et ce tour de rolle que l’on tient dans les familles, de mettre les uns en Religion pour avancer les autres dans le luxe & la pompe du siecle ; je le dis encore une fois, n’est pas de l’intention de l’Eglise, non plus que de celle de JESUS-CHRIST. De sorte qu’il ne faut pas s’arréter à l’ecorce des Ordonnances, qui n’est autre que la lettre qui tuë comme dit le grand Apôtre ; mais il faut entrer dans l’esprit de la Loy qui vivifie. C’est pourquoy les personnes du Sexe doivent apprendre à ne point favoriser le parti du monde, & à suivre les sentimens de l’Eglise. Ce qu’elles ne pourront faire qu’en se rendant hardies afin de ne se pas laisser surprendre par les autres, & éclairées pour ne se pas tromper elles-mêmes. *** [190] CHAPITRE XXXVI. Reponse à une seconde objection que la Clôture est necessaire aux Filles, pour la conservation de la chasteté. CEux qui disent que la Clôture des Religieuses est trés-saintement ordonnée par les Canons & Decrets de l’Eglise Romaine, témoignent le respect qu’ils ont pour les sentimens de cette commune Mere des Chrêtiens : les autres qui assurent que les Roys & les Souverains en ont fait des Loix & des Edits avec beaucoup de considération & de sagesse font bien connoître par leur politique qu’ils reverent les puissances de la terre : mais ceux qui disent & assurent qu’elle est d’une necessité absoluë pour la garde & la conservation de la chasteté des filles, raisonnent & parlent aussi injurieusement que déraisonnablement. Ce que je pretens prouver par trois raisons trés-pertinentes, la premiére parce que la pudeur est comme naturelle aux personnes du Sexe, la seconde à cause qu’elles n’ont rien tant en recommandation ni qui leur soit plus cher que l’honneur, & en troisiéme lieu parce que [191] la vertu doit avoir sa racine dans l’intérieur de l’ame pour en produire des fruits qui soient de durée, & non pas tirer son principe de quelques formalitez extérieures qui n’en peuvent jamais être une veritable cause. Quoy que j’ay avancé que la pudeur & la chasteté soient comme naturelles aux filles, je n’ignore pourtant pas que le plus sçavant de tous les hommes a fort bien connu que l’on ne peut être continent si Dieu n’en donne la grace ; & qu’en cela même se trouve la sagesse de sçavoir que la chasteté est un don du Seigneur. C’est pourquoy dit ce grand Prince je l’ay demandée de toute mon ame & avec beaucoup de persévérance. Et dans l’Ecclesiastique il nous assure que la fille est une veille secrette au Pere & à la Mere, & que l’inquietude qu’elle donne, empéche souvent le sommeil, de crainte qu’elle ne fasse faute en sa jeunesse. Toutes ces veritez que l’on ne peut contrarier, à cause qu’elles nous sont enseignées par l’organe du saint Esprit ne s’opposent point à ma proposition ; que la pudicité est le plus naturel ornement des filles. Elles sont appellées Vierges, dit un sçavant personnage, parce qu’elles doivent être pures comme la prunelle de l’œil ; la pudeur étant une qualité qui leur est si agreable, que les plus licentieuses observent exactement d’en conserver au moins les apparences dans leurs actions, crainte de s’exposer au mépris des plus debauchez & dissolus : l’honnêteté étant une chose si loüable que ceux mêmes qui la persécutent dans leur conduite & mauvaise vie, l’estiment dans les autres ; & par une perfidie ordinaire aux hommes ils font plus d’état de celles qui les méprisent & leur resistent, que des autres qui se soumettent à leur pernitieuse volonté. Pour donner aux filles la pureté comme titre naturel, je ne prétens pas de les faire passer pour insensibles ; mais seulement de soutenir qu’elles la cherissent uniquement, & que de tous les pechez le deshonnête étant celui qui leur cause le plus de confusion & d’infamie, c’est celui dont elles se deffendent avec le plus d’empressement. Et l’on voit tous les jours que la plûpart des femmes se mettent fort peu de peine de passer pour avares & ambitieuses, & que même elles en font trophée ; comme étant un effet de leur menage & bonne conduite, est un engagement de leur condition qui les oblige de conserver le rang [192] que la naissance leur donne dans le monde : mais si-tôt qu’il s’agit de toucher à leur honneur & vertu, elles veulent toutes passer pour impéccables, & rien n’est plus propre à les desoler que de les rendre suspectes en ce Poinct. Commes les Heros & les Conquerans n’ont rien de plus sensible que le courage & la valeur, pareillement les personnes du beau Sexe tirent leurs plus grands avantages de la pudeur & de l’honneteté. Tertullien veut que la chasteté soit une trés-forte muraille pour empêcher que l’on ne blesse & que l’on ne soit blessé par les yeux. Il appelle cette vertu la Prêtresse du Temple de Dieu, il en fait le plus bel ornement des femmes & ne veut pas qu’elles se servent d’autres parures pour se rendre agréables aux yeux du monde. Ce zele qu’il a eu pour cette Angelique vertu l’a fait passer pour Herétique, ayant blâmé les secondes nôces, contre l’usage & le sentiment de l’Eglise Catholique. Il semble méme que les Poëtes par leurs fictions donnent cette vertu aux filles, comme en heritage ; en ce qu’ils nous representent une Nimphe aimée d’Apollon, laquelle pour éviter ses poursuites & se délivrer de ses importunitez se changea en Laurier, qui est un arbre dont les branches & les feueilles conservent une éternelle verdure. Ce qui est un presage à toutes les filles de la gloire immortelle qu’elles reçoivent en conservant la fleur de leur virginité contre les recherches de ceux qui sous pretexte d’amour leur font sentir les effets d’une haine cruelle par les malheurs où ils les exposent. C’est de tout tems que le beau Sexe aime la chasteté. Plutarque dit, que l’honnêteté des femmes & des filles de son païs, étoit si grande, que dans l’espace de plus de sept cent ans, l’on ne remarqua jamais qu’aucune femme mariée fût soupçonnée d’infidelité, ni qu’aucune fille fût tombée dans quelque faute contre la pudeur. Et ce qui est à remarquer, c’est que les personnes du Sexe de ce lieu-là, sont fort libres pour converser avec les étrangers, qui peuvent traiter familierement avec elles, du consentement de leurs maris ; encore qu’elles soient tres-accomplies, & que cét endroit soit fort agreable, & propre à se licencier, & à vivre delicieusement. Le même Philosophe rapporte qu’une Lacedemoniene êtant interrogée quel châtiment l’on donnoit aux Adulteres, & aux filles impudiques [193] dans Sparte, repondit pertinemment que Licurgue n’avoit fait aucune Loy pour les punir à case qu’il n’y en avoit point parmy elles de cette façon : toutes les richesses, les fards, & les embellissemens y êtant méprisez ; parce qu’ils servoient d’attraits à l’impureté. Et saint Augustin parlant de l’affront que Tarquin le jeune fit à Lucrece, dit ces paroles ; ils ont été deux, & un seul a commis adultere. Le desir de l’un étoit soüillé & corrompu, & l’autre avoit son ame nette & sa volonté trés-chaste : parce que dans cette vertu il faut plus prendre garder à la diversité des cœurs, qu’aux approches des corps. Les personnes du Sexe ne sont pas seulement passionnées de l’amour de la chasteté par un penchant & une inclination naturelle ; elles le sont encor pour la crainte du deshonneur. Et comme la honte est un effet de la raison, & l’une des grandes différences qui se trouvent entre l’homme & la brute : les femmes & les filles, dont les sentimens sont fort tendres à tout ce qui la peut causer, s’en font une forteresse où elles se rangent pour fuïr & éviter tout ce qui paroit vicieux & méchant dans l’opinion des hommes. Cette pureté est proprement l’honneur de leurs corps & le caractere de leur esprit, qui perfectionne sa vivacité par la separation des objets grossiers & impurs, & non par une insensibilité qui tient de la bête & ne remporte jamais le parfait triomphe de la chasteté : parce qu’elle n’est vertu, qu’autant qu’elle combat le vice & le surmonte genéreusement : personne n’étant loüé avec justice pour être dans l’impuissance de faire le mal. Et saint Basile dit à ce propos, que ceux qui conversent continuellement avec des personnes d’un Sexe différent, & disent qu’ils n’en ressentent aucune atteinte, ne participent pas à la nature humaine, mais sont de trés-grands prodiges. Le desir de l’honneur est si sensible aux filles, que pour le conserver elles surmontent tous les charmes qui les pourroient attirer au peché. Et comme par la tempérance qui est une qualite qui denomme son sujet, l’on retranche les excez de la bonne chere & de la volupté, parce qu’il n’y en a point qui fasse plus de peine & de honte à la raison, nous étant communes avec les bêtes : de même les personnes du Sexe tirent de cette retenuë & modération le titre honorable de sages & d’honnêtes ; quand bien elles auroient d’autre côté de trés-grands défauts. [194] Surquoy il faut observer la foiblesse du monde, qui se contente des apparences & juge souvent, soit en bien, soit en mal des choses, dont l’on ne peut avoir de connoissance certaine. C’est à ce propos, que saint Jerôme dit, que les hommes peuvent porter jugement de la vertu des autres hommes, comme de la prudence, de la force, de la justice & autres vertus : mais que chacun seulement peut juger de sa pureté, les yeux des autres étant trop foibles pour pénétrer si avant dans le secret des consciences, si ce n’est que certaines gens se donnent assez à connoître, lorsque comme des brutes, ils s’addonnent à toutes sortes de voluptez, leurs desordres étant si visibles que l’on ne peut s’empêcher de les sçavoir. La reserve qui paroit en la plus grande partie des personnes du Sexe, devroit imposer silence aux médisans, aux calomniateurs & à ceux qui sont animez d’un faux zele, & leur apprendre à ne point mesurer les autres à l’aune de leur floiblesse, parce que plusieurs ayant des corps & des ames, qui prenent feu comme le soulfre aux approches des moindres étincelles ; ils croyent que personnes ne sçauroient vivre sans brûler, si l’on a pas le moyen de se satisfaire pour éteindre ses flâmes. De sorte qu’ils préviennent par une criminelle anticipation des pechez énormes, à quoy celles du Sexe n’ont jamais pensé. Qu’ils apprennent du Philosophe Romain, que c’est une chose extrêmément injuste d’étre accusé sans avoir commis aucun mal, & qu’il est impossible de connoître la foiblesse & la folie d’une personne par un seul peché, puis qu’aucun n’en est exemt, & que Caton même a manqué de temperance, Ciceron de force & de courage, & plusieurs autres grands Hommes ont été sujets à quelques manquemens particuliers, qui ne les ont pas empêchez de se rendre recommandables par des vertus dans lesquelles ils ont excellez. Je peux dire avec verité, que le plus grand nombre des femmes & des filles ne sont jamais sans pudeur & sans honnêteté, & que si l’amour de la chasteté n’étoit pas assez puissant pour les obliger à la pratique de cette vertu, celui de l’honneur auroit toûjours le pouvoir de les conserver dans la retenuë & dans la bienseance convenable à leur Sexe. S’il s’en trouve par malheur qui s’en écartent, c’est une entre dix mille, dont [195] il ne faut point tirer de conséquence au desavantage des autres, parce que si l’on en fait bruit dans le monde, cela ne vient que de la corruption des hommes qui publient un mauvais exemple, pendant qu’ils negligent d’en observer une infinité de bons & de vertueux. Quoyque les personnes du Sexe soient comprises dans toutes les peines que la prévarication du premier homme a merité, comme étant descenduës de sa tige, & que la revolte de la chair en soit une des plus grandes, l’on peut soûtenir néanmoins qu’elle est moins violente en elles, que dans les hommes, dont la continence au sentiment de Tertullien est incomparablement plus penible & laborieuse que celle des femmes, desquels les passions sont plus faciles à surmonter, ayant moins d’emportement & plus de retenuë que ceux du premier Sexe. Qui ne sçait pas que la pudeur imprime de l’aversion pour tout ce qui est infame, & que la volupté est une chose basse, honteuse & méprisable, & que nos corps trouvent souvent dans ces plaisirs des fins funestes & malheureuses. Les delices de la chair ne sont pas agréables d’elles-mêmes, dit Aristote, & ne le peuvent être qu’à ceux qui sont dans de mauvaises dispositions, comme le doux & l’amer ne sont pas tels, pour l’être au goût des malades. Si quelquefois les sentimens de la volupté se reveille & que les filles qui n’ont pas la raison bien ferme se laissent emporter au desir des choses, qui semblent agréables, l’honneur comme un fidel Pédagogue les avertit aussi-tôt de s’éloigner promtement de tout ce qui lui peut être contraire. Et si par malheur son pouvoir n’est pas assez fort, la conscience se met de son parti & les fait souvenir des paroles de la chaste Susanne, il vaut beaucoup mieux mourir innocente que de pecher en la presence du Seigneur. Soit que la tentation vienne du dehors ou qu’elle soit en nous-même, elle peut toûjours être surmontée par cette pudeur qui est naturelle au Sexe, & par ces deux puissantes raisons de l’honneur & de la conscience, qui sont plus fortes & plus universelles, que toutes les plus severes précautions que l’on pense leur être necessaire, pour les conserver dans leur pudeur & integrité. *** [196] CHAPITRE XXXVII. Suite du méme sujet. CEux qui assurent que la Clôture est d’une necessité absoluë pour conserver la chasteté des filles, ne leur font pas seulement outrage en les dépoüillant de la pudeur qui leur est naturelle, & en leur ôtant l’honneur qu’elles cherissent sur toutes choses ; mais encore en les privant de la liberté qui est le principe interieur, qui doit être la source & l’origine de toute leur conduite, & s’il vient à manquer toutes les formalitez exterieures ne les rendront jamais épouses du Seigneur ; puisqu’il n’est pas seulement offensé par les pechez extérieurs & visibles, mais bien d’avantage par le deréglement interieur des affections desordonnées. De sorte que Seneque a eu raison de dire, que l’on peut trés-justement mettre au nombre des femmes, qui font tort à leur honneur celles qui gardent leur chasteté plus par crainte de la confusion que par l’amour d’elle-mêmes [sic]. Combien se trouve-t-il de personnes qui n’ont jamais sçû ce que c’étoit que le commerce des sens, & ont même toûjours ignoré la pratique de la volupté dans la conversation & l’entretien des autres, & on trouvé en eux-mêmes la perte & la ruïne de leur chasteté, par leurs pensées impures, leur mollesse & leur incontinence : étant trés-vray que la corruption des cœurs est plus dangereuse que celle des corps, qui n’en est qu’un effet & une marque apparente. Cette malheureuse contagion est d’autant plus pernicieuse qu’étant inconnuë elle ne peut être guerie, & que rien ne sçauroit s’opposer à son cours. Car tout de même, que par une expérience journaliere & domestique, nous voyons que le feu n’est jamais de plus longue durée, que lors qu’il est caché sous la cendre, qui retenant son activité naturelle l’empêche de se consumer si promtement ; il en est ainsi des passions qui paroissent ensevelies sous un habit de penitence & d’austerité, qui ne se dissipent pas si facilement que l’on pense, & souvent la trop grande contrarieté qu’elles souffrent les irrite [197] d’avantage puisque dans le sentiment de saint Augustin la volupté est plus violente en ceux qui sont dans l’impuissance de la pouvoir satis-faire. L’amour n’est pas toûjours dans les Sales d’un louvre Le feu dure longtems quand la cendre le couvre. Donne l’occasion au Sage, dit le S. Esprit, & il sera encore plus sage. Ces paroles font le procés à tous les critiques qui ne sçauroient assembler l’honnête liberté avec la vertu, & qui veulent que l’innocence soit inséparable des grilles, parce que l’on ne peut raisonnablement soutenir ni l’un ni l’autre parti, puisqu’il est trés-veritable que la sagesse consiste dans le bon usage d’une liberté exemte de contrainte, & que l’on ne sçauroit dire que les Cloîtres produisent l’innocence, & encore moins qu’ils en soient des signes certains & indubitables, bien que trés-assurement ils soient des moyens établis par l’Eglise pour servir Dieu avec plus de perfection, mais cependant cette perfection ne se trouve dans les sujets particuliers qu’autant qu’ils s’en rendent dignes par leur reformation interieure, & si une fois elle vient à manquer, tout l’extérieur ne servira qu’à sauver les apparences, qui sont seulement propres pour contenter les esprits mondains, lesquels se laissent aveugler par ces lumiéres apparentes, sans être capables de pénétrer plus avant. Il est donc trés-constant que les personnes du Sexe qui possedent en elles mêmes les dispositions & les sentimens de l’honnéteté seront sages par tout autant lors qu’elles seront libres que quand elles seront renfermées : comme au contraire si ce principe interieur de vertu leur manque, jamais elles n’auront la sagesse qui leur est tant necessaire, quand même elles seroient environnées de mille clôtures, & veillées par des argus à cent yeux. La corruption se trouve par tout, & Dieu s’en plaint par Isaïe quand il dit ces paroles, il [sic] ont mal vécu dans la terre des Saints, ils ne verront point la gloire du Seigneur. Ce qui ne doit pas nous étonner, puisque le saint homme Job nous apprend, que ceux qui servent Dieu ne sont point stables, & qu’il a trouvé de la malice jusques dans ses Anges. C’est la condition des choses humaines que les bons & les mauvais passent leur vie ensemble, sans que la différence des [198] lieux puisse empêcher ce mélange. Il arrive même trés-souvent que des meilleures choses se changent en de trés-méchantes, ce qui étant vray pour le regard des choses naturelles, il l’est encore plus au sujet des saintes & des spirituelles. Ils m’ont provoqué dans le Desert, dit le Seigneur, & n’ont pas marché dans la voye de mes commandemens, ils ont violé mes Sabaths & ont méprisé mes jugemens. L’on ne sçauroit douter que les Monasteres ne soient les Deserts de l’Eglise, où ceux qui prétendent à la terre promise de l’éternité passent leur vie, de même qu’autrefois les Israëlites passerent ceux de Cades & autres, dont il est fait mention en l’Ecriture, pour arriver à celle de Chanaan, dont ils ne furent pas les possesseurs, étant tous morts en leur voyage, parce qu’ils avoient murmurez contre Moïse & s’étoient rendus incredules à ses paroles. Et de tout ce peuple innombrable, Josué & Caleb furent les seuls qui entrerent en cette terre de benediction. Aprés cét exemple, qui seroit assez téméraire pour se prévaloir de la sainteté du lieu de sa demeure, puisque c’est bien souvent un sujet pour recevoir de Dieu une condamnation plus severe, lors que l’on n’est pas soûmis à ses divines volontez. Tous les hommes sçavent trés-bien que la volupté n’est autre chose qu’une inclination forte & pressante, qui nous porte à l’amour des choses de la terre & sur tout aux plaisirs du corps. Et c’est ce sentiment ou desir de ce qui est agréable aux sens, que le bien-aimé Disciple appelle concupiscence de la chair, qui est tellement contraire à la vie penitente du Cloître, que l’on n’y peut jamais remplir son devoir, si toutes les approches de l’impureté n’en sont jamais bannies : parce que l’amour déréglé de quelque chose que ce puisse être, dit saint Thomas, est une fornication spirituelle, encore bien que ce ne soit pas un amour impur de la chair & du sang. C’est ce qui oblige saint Bernard de dire, que la generation chaste est trés-belle, lors qu’elle est animée de la charité. Cela s’entend, que si cette multitude & répetition continuelle d’exercice de piété ne sont accompagnées d’un trés-pur amour de Dieu, c’est bien peu de chose, puisque sans la charité il n’y a point de merite à garder la continence. Il ne faut pas s’imaginer que les Cloîtres rendent insensibles les personnes qu’ils enferment, & que leurs seules approches puissent exemter de ces pointes épineuses qui blessent les cœurs [199] & les corps de tous les hommes. Qui ne sçait, dit saint Jerôme, que nous avons tous été formez d’une même terre, que nous avons tous la même origine, & que la même concupiscence regne sous la foye & sous le drap : n’ayant point de respect pour la pourpre des Roys, ni de mépris pour la bure des pauvres. Elle épargne moins les lieux sacrez que ceux qui sont destinez à la débauche, dit encore ce grand Docteur, parce qu’étant servie dans ces derniers à sa mode & selon ses desirs, elle n’a pas besoin de livrer de rudes combats. Comme la chasteté est un devoir de l’homme envers Dieu : qui lui en a fait un precepte, & que s’il en fait à lui-même un commandement, il redouble les liens qui l’engage à cette vertu ; le Demon ennemi du bonheur d’un homme chaste, travaille autant qu’il peut à le faire tomber dans l’abîme du peché, & il inspire dans le celibat les passions, les soucis & les chagrins de la vie seculiere, la volupté paroissant toûjours plus agreable, lors qu’elle est d’une acquisition plus difficile. Nos premiers parens nous ont bienfait connoître cette verité, en ce que méprisant toutes les autres delices du Paradis terrestre, ils s’attacherent seulement au fruit qui leur étoit deffendu. Leurs enfans ont profité de cét exemple, parce qu’ils ne souhaittent jamais plus les choses, que quand ils sont dans l’impuissance de les posseder. Les fruits dit Seneque, ne sont jamais si agréables que quand la saison s’en passe ; la jeunesse ne paroit jamais si belle, que lors que l’âge tire à son declin : & tout ce que la volupté a de plus agréable elle le reserve quand on est privé, & la vie même nous plaît davantage quand elle approche de sa fin. Ceux qui se persuadent que pour être chaste, c’est assez de se renfermer dans une retraite severe, doivent entendre parler saint Jean Chrysostome, qui s’interroge & se répond lui-même sur cet article. Vous me demanderez, dit-il, que voulez-vous que nous fassions pour être sages, irons-nous sur les Montagnes pour nous rendre Religieux? c’est cela même qui m’afflige, dit cét éloquent Pere, que vous pensez qu’il faut être Solitaire pour être chaste. Les Loix que JESUS-CHRIST a établies sont communes à tous les hommes ; & lors qu’il nous enseigne, que si quelqu’un voit une femme avec un mauvais desir, il est déja adultere : il ne parle pas à un Solitaire, mais à celui qui est [200] engagé dans le monde : puis qu’il n’y avoit sur la Montagne, où il donnoit ses loix Divines, que des personnes seculieres. C’est un raisonnement digne de l’esprit de ce grand Homme, étant certain que les pechez que l’on commet par le mauvais usage des choses corruptibles ne viennent pas des [sic] ces choses materielles & perissables, mais ce desordre de l’homme est produit par son propre deréglement, d’où il s’ensuit que c’est le même qui se rend coupable par ses actions desordonnées. A toutes ces raisons, il en faut encore ajoûter une autre qui n’est pas moins forte que les precédentes, c’est que l’on fait injure à l’époux des Vierges de soûtenir que les filles qu’on lui destine pour être ses épouses doivent être renfermées de murailles & de grilles pour être chastes & pures. Qui seroit l’homme mortel tellement privé de raison & si dépourveu de bon sens, qui voulût aimer une épouse à laquelle il faudroit de si fortes gardes pour l’obliger à lui être fidelle. Le moindre de tous les hommes s’en tiendroit offensé & prendroit cela pour un trés-grand outrage. C’est pourquoy, il ne faut pas douter que le Seigneur, qui est appellé dans l’Ecriture un Dieu jaloux, ne desaprouve les injustes & teméraires discours que l’on fait de ses épouses. Il seroit beaucoup plus à propos pour se conformer à ses intentions, & pour rendre l’honneur à celles qui se consacrent à ce lui, de dire que leur Clôture & leur retraite sont les effets & les marques de leur vertu, pureté & innocence : que d’assurer comme l’on fait qu’elles sont entiérement necessaires pour la conservation de leur chasteté. *** [201] CHAPITRE XXXVIII. Sur le méme sujet. SAint Jérôme est admirable lorsqu’il parle de Vigilance qui suivoit l’herésie de Iovinian, ces deux herésiarques blamoient la virginite, qu’ils appelloient la source & la semance de l’impureté ; plusieurs Evêques même étoient de leur parti & ne vouloient pas conférer l’ordre du Diaconat ny celuy de la Prêtrise à personne qui ne fut marié ; se persuadant que l’on ne pouvoit être chaste dans le celibat : ce saint Docteur en dit ces mots, ils font bien connoître quelle est leur maniére de vivre, par la mauvaise opinion qu’ils ont de celle des autres. Sans offenser personne nous en pouvons dire autant de ceux qui se persuadent que la chasteté des filles est bien douteuse, si elles ne sont renfermées & qu’il faut de necessité leur donner ou des grilles ou des maris. L’exemple d’un si grand nombre de personnes du Sexe que l’on voit tous les jours vivre dans le monde avec une parfaite retenuë & une modestie singuliere fait bien voir que leur vertu ne depend pas de la sevérité des Cloîtres ; mais de leur sage & bonne conduite, dont la force est plus grande que celle de la pierre & du fer. De sorte qu’elles sont au dessus des pretendus attraits des hommes, & pour être exposées à leurs médisances & calomnies, elles n’en sont ny plus licentieuses ni plus sujettes aux passions, mais ils font connoître leur corruption par l’injustice de leurs mauvais sentimens. Si les mondains & les voluptueux tiennent des discours au desavantage du Sexe, il les faut mepriser comme des gens aveuglez qui sont incapables de juger des voyes de l’esprit. Si les devots & les spirituels sont entêtez de pareilles opinions, ils sont trés-humblement priez de se souvenir des paroles de saint Augustin, que la chasteté du corps doit proceder de celle du cœur, & qu’il n’y a pas de moyen plus propre pour rendre les choses desirables ; que de les couvrir du voile [202] de la deffense, qui les fait paroître plus charmantes & plus agreables qu’elles n’étoient auparavant. Et qu’ils considerent que Loth & ses filles qui avoient été trés-chastes au milieu des impudicitez de Sodome, tomberent dans le plus honteux de tous les incestes quand ils furent écartez dans la montagne & la retraite de Segor. Qu’ils se souviennent encore que le severe chatiment que les Romains exercerent autrefois à l’égard de leurs vestales en les enterrant toutes vives lors qu’elles avoient fait quelque breche à leur honneur, n’a pas eu le pouvoir d’empécher que Porphirie, Sextile, Minutie, Emilie & Sylvia ne soient tombées dans le desordre. Ce qui nous apprend que les plus grandes rigueurs ne sçauroient nous rendre sages ; si nous ne travaillons nous mêmes à nôtre reformation. Surqouy il faut remarquer que dans les païs & Royaumes où les femmes sont enfermées & tenuës comme des esclaves il s’y commet de plus enormes pechez témoins celles des Indes & de la plûpart des Provinces du Levant ; où les Maris ne les laissent point voir aux autres hommes ; mais les tiennent dans des chambres & lieux retirez ; & nonobstant de tant précautions, elles inventent mille intrigues par le moyen de leurs Servantes, pour parler à leurs Amans : bien qu’en plusieurs endroits on les punit de mort, quand elles sont convaincuës d’adultere par le témoignage de trois ou de quatre témoins. Les Turcs observent aussi une trés-grande rigueur à l’endroit de leurs femmes, qui sont separées des hommes, jusque dans leurs Mosquées & lieux de prieres ; & tout cela ne sert qu’à inventer de plus infames pratiques. Et dans l’Europe peut-on trouver une Nation plus jalouse de leurs femmes que celle des Italiens qui les tiennent dans une contrainte qui tient plus de la tyrannie que de la retenuë ; & neanmoins cela n’empéche pas que la dissolution & le libertinage n’y soit en regne, les maisons de débauches & de scandales y étant frequentes & familieres. Comme au contraire la liberté que les femmes & les filles ont en France de voir & d’être veuës, les ordinaires & familiéres conversations qui leur sont permises entre elles, & avec les hommes, bien loin de les porter à la licence ; elles en sont plus retenuës & plus reservées : la franchise de la Nation ne servant qu’à leur inspirer du mepris pour les choses dont le desir [203] tourmente ordinairement celles qui sont dans la contrainte. Et ce qui est le plus à remarquer, c’est qu’au rapport de ceux qui nous on fait part de ce qu’ils ont veu dans les voyages qu’ils ont fait dans les païs & Nations étrangeres, ils nous assurent que les femmes en France surpassent en beauté & en esprit toutes celle qu’ils ont vû ailleurs. Ce qui nous fait bien voir que souvent la liberté produit la retenuë, & que la deffense sert de pointe à l’esprit pour le solliciter au mal ; de sorte que l’on ne doit point blamer Romulus & Solon qui ne voulurent jamais faire de loix contre les parricides, parce qu’un si grand crime ne s’étant pas encore commis, ils apprehendoient que la Loy ne fit connoître qu’il se pouvoit commettre en donnant un secret avertissement par la peine dont elle menaceroit les contrevenans. L’une des raisons que l’on allegue pour mettre les filles si jeunes dans le Cloître c’est qu’il faut empécher que la malice du siecle ne s’empare de leur cœur ; mais c’est mal raisonner, puisque la corruption est en nous mêmes, & que nous la portons par tout. Et de plus l’on ne connoit jamais mieux le merite de la vertu que par la difformité du vice, qui lui peut servir de miroir pour paroître avec plus d’eclat ; parce qu’il n’y a point de glace plus fine & plus polie pour faire voir la beauté d’une chose, que la laideur de ce qui lui est contraire. Et ce fut sans doute la raison qui obligeoit les anciens Spartes qui étoient des peuples les plus éclairez de la Grece, pour donner à leurs enfans de fortes impressions de vertu & de sagesse, de faire venir leurs esclaves aux Fêtes solemnelles & de boire avec excés afin que quand ils seroient remplis de vin jusques à n’en pouvoir plus, ils parussent dans leurs banquets & assemblées ; pour inspirer par leurs exemples aux jeunes gens l’aversion d’un vice aussi honteux que celui-là ; & les porter par ce moyen à l’amour de la sobrieté & de l’abstinence ; dont ils faisoient une particuliere profession. Si l’on pouvoit penetrer dans les horreurs du vice & le découvrir dans sa nudité ; il ne seroit pas nécessaire de faire des Loix pour le deffendre : ceux qui le commettent pouvant servir d’instruction aux ames bien nées, les deréglemens des autres leur donnent une si grande aversion du crime qu’elles ne se [204] sentent jamais plus portées au bien, que lors qu’elles voyent commettre le mal, à cause qu’il paroit beaucoup plus odieux par les effets & la pratique, que par tous les discours que l’on peut voir dans les Livres, ou entendre de la bouche des Predicateurs. Et une seule action fait plus d’impression sur les esprits que toutes les paroles du monde. Comme il y a deux sortes de vertus, l’une veritable qui attire le cœur de Dieu, & une autre apparente qui satisfait la foible opinion des hommes : de même il faut observer deux sortes de pechez. Il y en a de spirituels, qui selon la Doctrine de saint Thomas se commettent contre Dieu, ou qui vont directement contre nos ames ou contre nôtre prochain : & il y en a de charnels qui se commettent dans le corps & contre le corps : lequel étant le moindre des biens qui regardent la charité, il est évident que ces sortes de pechez ne sont pas si considerables, que les premiers qui offensent Dieu & le prochain, qui sont des objets infiniment relevez au dessus du corps, dont les pechez entraînent plus sensiblement l’inclination que le peché spirituel : ce qui les rend plus excusables étant moindre dans leur malice, quoyque devant les hommes, ils soient plus honteux & produisent une plus grande infamie. Le saint Docteur ne prétend pas par ces raisonnemens signifier que les pechez charnels ne soüillent pas les ames, à cause qu’ils se commettent seulement dans les corps, puisque les desordres de ceux-cy rendent celles-là criminelles, aussi-bien que les pechez spirituels & interieurs : mais il nous veut apprendre que se commettant presque toûjours par la violence des passions & la force du temperamment qui surmontent la foiblesse humaine, ils sont moins desagréables à Dieu étant moins volontaires que les autres qui offensent Dieu & le prochain, mais pourtant qu’il faut toûjours les fuïr, non tant à cause de l’infamie qui les accompagne, que parce qu’ils sont contraires à la Loy du Seigneur. Jugez aprés cela du soin que nous devons avoir de ne pas commettre les pechez spirituels, c’est à dire ceux qui se consomment au dedans de nous-mêmes par les opérations de l’entendement & de la volonté & qui ne sont pas exposez aux yeux des hommes : puisque non seulement ils sont desagréables [205] à Dieu, mais qu’ils sont encore opposez au veritable honneur qu’on ne peut acquerir, que par la pratique de la vertu & par la possession de la sainteté & de la justice : au lieu que celui du monde est apparent faux & trompeur, n’étant appuyé que sur les regards & sur l’opinion des hommes qui ne voyent pas le fond du cœur. On ne peut assez s’étonner de l’aveuglement du monde qui se met fort peu en peine que les personnes du beau Sexe ayent le cœur dechiré d’aversion, de haine & de vengeance, que l’ambition, l’avarice & la vanité préoccupent leur esprit, & que leur ame soit possedée de l’amour des créatures, pourveu que cét honneur apparent subsiste, le reste est trés-peu de chose selon leur sentiment. Et si l’on consultoit la pensée de la plûpart des gens du monde qui sont chargez de la conduite des filles, l’on trouveroit qu’ils preférent en quelque façon l’estime des hommes à celle de Dieu, & qu’ils aimeroient beaucoup mieux qu’elles fussent coupables de plusieurs pechez devant la Majesté Divine que d’un seul qui leur causeroit de l’infamie devant le monde, qui les peut seulement mépriser, mais non pas les juger & encore moins les condamner. Que celles du Sexe évitent autant qu’elles pourront ce que la commune reputation a coûtume de blâmer, parce que Dieu en est offensé & ne veut pas que l’on scandalise le prochain ; mais que sur toutes choses elles s’attachent au témoignage de leur propre conscience sans se rendre captives des opinions populaires & trop humaines. Aprés cela que le monde murmure, que les hommes parlent, qu’elles soient critiquées des uns, censurées des autres, & que toute la terre les blâment, Elles [sic] n’en doivent pas être moins constantes, lors qu’il s’agit de s’engager à des obligations qu’elles ne pourroient soûtenir. Car être parfaitement pure, c’est representer dans un corps naturel & corrompu l’ordre & l’état des esprits Celestes, dit un Pere Grec, & jamais l’on ne recevra au nombre des Vierges que celles qui auront suivi l’Agneau & porté son nom écrit en leur front, c’est à dire gravé & imprimé dans leur esprit & dans leur cœur. C’est l’abregé de la perfection, & sans les dispositions intérieures leur solitude est plûtôt une dissipation qu’une retraite. La chasteté est commune à toutes [206] les honnêtes filles qui vivent dans le monde, sans qu’il soit necessaire de les renfermer, comme suppose la calomnie ; mais le Divin époux demande une pureté intérieure & toute Angelique de celles qu’il a choisi pour être ses Amantes. Fin de la Premiere partie des Privations du Sexe. [207] TABLE DES CHAPITRES, Contenus dans la Premiere Partie. O Raison Dedicatoire. Preface Generale. Avant-propos de la premiere Partie. CHAPITRE I. Definition de la liberté. CHAP. II. Suite du même sujet. pag. 7 CHAP. III. Differentes sortes de libertez. p. 11 CHAP. IV. Liberté de condition. p. 16 CHAP. V. Liberté d’état & de profeßion. p. 22 CHAP. VI. De la conduite que l’on doit avoir dans le choix d’une vocation. p. 26 CHAP. VII. Liberté du lieu. p. 32 CHAP. VIII. Le sejour des païs éloignez, sert beaucoup à l’instruction de l’esprit, & à la correction des mœurs. p. 38 CHAP. IX. Liberté d’esprit. p. 46 CHAP. X. Suite de même sujet. p. 51 CHAP. XI. Sur le même sujet. p. 60 CHAP. XII. Liberté du cœur. p. 65 CHAP. XIII. Suite du même sujet. p. 72 CHAP. XIV. Sur le même sujet. p. 77 CHAP. XV. Liberté de conscience. p. 80 CHAP. XVI. Suite du même sujet. p. 84 CHAP. XVII. Sur le même sujet. p. 93 CHAP. XVIII. De la deliberation. p. 96 CHAP. XIX. La liberté rend l’execution de nos entreprises aisée & facile. p. 103 CHAP. XX. De la tranquilité. p. 109 CHAP. XXI. De la joye, quatriéme, effet de la liberté. p. 114 CHAP. XXII. Plusieurs exemples des personnes du Sexe qui ont [208] apportez beaucoup de fruit & d’utilité par leurs voyages. page 117 CHAP. XXIII. Description de la contrainte. p. 122 CHAP. XXIV. De quelle maniere la contrainte se peut trouver dans le Cloître. p. 127 CHAP. XXV. Suite du méme sujet. p. 131 CHAP. XXVI. Sur le même sujet. p. 136 CHAP. XXVII. Contrainte de l’état seculier. p. 140 CHAP. XXVIII. Suite du même sujet. p. 146 CHAP. XXIX. De l’incertitude dans nos desseins & entreprises. p. 150 CHAP. XXX. Du trouble de l’esprit, 2. effet de la contrainte. p. 155 CHAP. XXXI. De la tristesse, 3. effet de la contrainte. p. 160 CHAP. XXXII. La contrainte est dangereuse. p. 167 CHAP. XXXIII. La difference qu’il faut remarquer entre la liberté & le libertinage. p. 175 CHAP. XXXIV. Réponse à une premiere Objection, que les deux états du Cloître & du Mariage, étant établis de l’Eglise, qui est conduite par le saint Esprit, l’on ne sçauroit encourir aucun danger dans le choix qu’on en peut faire. p. 180 CHAP. XXXV. Suite du même sujet. p. 186 CHAP. XXXVI. Réponse à une seconde Objection, que la Clôture est necessaire aux filles pour la conservation de leur chasteté. p. 190 CHAP. XXXVII. Suite du même sujet. p. 196 CHAP. XXXVIII. Sur le méme sujet. p. 201 Fin de la Table de la Premiere Partie.