Title: Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties. Sçavoir la liberté, la science, et l’autorité… Avec un petit traité de la foiblesse, de la legereté, & de l’inconstance qu’on leur attribuë mal à propos
Author: Suchon, Gabrielle (1632-1703)
Date of publication: 1693
Edition transcribed: (Lyon: B. Vignieu & Jean Certe, 1693)
Source of edition: Google Books
<https://books.google.ca/books/about/Trait%C3%A9_de_la_morale_et_de_la_politique.html?id=gTGzwu24mNoC&redir_esc=y>
Transcribed by: Charlotte Sabourin & Yanicka Poirier, McGill University, 2015.
Transcription conventions: Page numbers in roman numerals have been supplied by transcribers. Original page numbers have been supplied in the body of the text in brackets. Original side page notes have been included in the body of the text as footnotes.
Status: Completed and corrected, version 1.0, October 2016.
Produced as part of Equality and superiority in Renaissance and Early Modern pro-woman treatises, a project funded by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada.
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TRAITÉ
DE LA
MORALE
ET DE LA
POLITIQUE,
DIVISÉ EN TROIS PARTIES.
SÇAVOIR
LA LIBERTÉ, LA SCIENCE,
ET L’AUTORITÉ.
OU L’ON VOIT QUE LES PERSONNES DU
Sexe pour en étre privées, ne laissent pas d’avoir une capa-
cité naturelle, qui les en peut rendre participantes.
AVEC UN PETIT TRAITÉ DE LA FOIBLESSE,
de la Legereté, & de l’Inconstance, qu’on leur
attribuë mal à propos.
Par G. S. ARISTOPHILE
A LYON,
Imprimé aux dépens de l’Auteur, Chez B. VIGNIEU, ruë Belle-
Cordiere, & se vend Chez JEAN CERTE, ruë Merciere.
M. DC. XCIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY, ET APPROBATIONS.
[i]
A
LA TRES-SAINTE,
ET TRES-ADORABLE
TRINITÉ.
O SOUVERAINE Trinité, incomprehensible Unité qui êtes le commencement & la fin de toutes choses, & qui surpassez infiniment les plus hautes pénétrations des bien-heureux esprits. Pere eternel, verbe Divin Fils unique de Dieu, esprit Saint qui procedez du Pere & du Fils ; adorable mystere dans lequel nous ne reconnoissons point d’inégalité, mais trois personnes souverainement puissantes ; eternelles, inéfables, immenses, & infiniment parfaites. Trinité Sainte qui étes uniquement sufisante à vous même, & qui ne laissez pas de vouloir nos respects & nos adorations ; Tous les étres raisonnables étant obligez de se rapporter entierement à vous, & de ne chercher que vôtre gloire en toutes leurs entreprises. C’est pour satisfaire à ce tres-juste devoir que je me prosterne devant vous pour vous offrir ce petit Ouvrage, que j’ay com-[ii]posé dans le dessein de vous plaire & de vous acquerir des cœurs, en excitant tous ceux des personnes du Sexe de s’élever au dessus d’eux-mémes pour vous aimer trés-ardemment. Et comme le nombre de trois merite une particuliere vénération, j’ay divisé ce Livre en autant de parties pour vous le presenter. Recevez Adorable Trinité l’entretien de ma solitude, l’employ de mon tems, le travail de mon esprit, les sentimens de mon ame & les affections de mon cœur. Donnez l’accomplissement à mes desirs qui ne tendent qu’à l’exécution de vos Divines volontés : Deffendez cét Ouvrage des traits de la calomnie & le preservez de la persécution des ignorans & des mal intentionnez. Donnez lui cours pour l’utilité des personnes qui le liront, afin qu’elles vous glorifient & vous aiment à jamais ! ô Divine Trinité ! ô éternelle Divinité.
Mettez donc ô Seigneur ce Livret en lumiere,
Protegés le toûjours contre les envieux,
Ils voudroient sans raison le reduire en poussiere,
Et celle qui le fait, pour les perdre tout deux :
Repoussez les toûjours d’une main invisible
Et n’abandonnés pas la pauvre Aristophile.
[iii]
AVIS
SUR LE TITRE.
Vous prendrez garde mon Lecteur, qu’encore que la Morale & la Politique ne soient pas traitées en ce Livre, selon la methode ordinaire des Philosophes & des Rethoriciens : l’on peut néanmoins y reconnoître les principales matieres de ces deux grands sujets. L’on remarquera dans la Premiere partie, tout ce que la Morale renferme de plus excellent ; puisque l’on y traite de la Liberté qui est la gouvernante des passions humaines, & le principe du bien que l’on pratique, & du mal que l’on commet. Dans la Seconde qui parle de la Science, & qui tient le milieu de cét Ouvrage ; l’on y peut voir plusieurs beaux preceptes qui servent également à la Politique & à la morale. Et dans la Troisiéme l’on connoîtra facilement que l’autorité & la puissance de ceux qui gouvernent, & la soumission & dépendance de ceux qui sont obligés d’obeïr ; contiennent tout ce que la politique possede de plus parfait. Enfin quoique l’on y touche plusieurs matieres qui appartiennent à la Logique, Phisique, & Métaphisique, & même à la Théologie tant dé-[iv]monstrative que positive : Toutes ces choses étant appliquées au reglement des mœurs, & à la perfection des personnes du Sexe ; je ne croy pas que l’on puisse condamner le titre de Morale & de Politique que l’on donne à ce Livre. Et l’on doit tomber d’accord que la Liberté, la Science, & l’Autorité en sont les plus grands avantages.[v]
PREFACE
GENERALE.
CE n’est pas sans raison que le Divin Philosophe remercioit les Dieux de l’avoir fait naître homme & non pas femme ; les peines & les abaissemens qu’endurent les personnes du Sexe feminin étant en si grand nombre, que c’est un singulier bon-heur d’en étre exemt. Cette verité étant si commune que tout le monde en est persuadé & convaincu ; il semble qu’il n’y peut avoir aucune necessité d’en écrire : C’est ce qui m’oblige de faire voir les raisons & les motifs qui donnent naissance à ce traité. Car ce n’est pas assez de connoître confusement les disgraces que les femmes experimentent tous les jours, si l’on n’en fait la remarque en particulier, & si l’on n’en divise les poincts & les articles.
La contrainte, l’ignorance, & la dependance où les personnes du Sexe passent leur vie renferment toutes les peines qui les rendent inferieures aux hommes ; de sorte que dans la Privation de Liberté, de Science, & [vi] d’Autorité, l’on peut connoître qu’elles n’ont point de part à tous les plus grands avantages que l’on possede dans la Politique & dans la morale.
Le traité de ces trois choses est une entreprise aussi necessaire & utile, que laborieuse & delicate ; à cause que la plus grande partie des femmes s’imaginent que ces états de contrainte, d’ignorantes, & de sujettes leur sont si naturels, que leurs souffrances ne peuvent jamais recevoir de remede. Plusieurs les prennent d’une maniere si peu élevée que souvent la simplicité de leur esprit ne les abaisse pas moins, que les loix & les coûtumes introduites à leur desavantage : elles en pourroient néanmoins tirer beaucoup d’utilité, & faire connoître, à tout le monde qu’elles sont capables de les supporter d’une façon si spirituelle & avec des dispositions si parfaites ; que les choses mémes que l’on fait pour leur abaissement peuvent servir à leur élevation.
Pour découvrir la source, l’origine & les causes de l’ignorance, de la contrainte, & de la dépendence dans lesquelles se passe la vie des personnes du Sexe ; je prouve par des raisons si fortes & si pertinentes que la conduite que l’on tient sur elles est un effet de la coûtume plûtôt qu’une impuissance naturelle d’étudier, de gouverner, & d’agir avec liberté : qu’il faut tomber d’accord que l’on ne scauroit jamais leur contester cette capacité necessaire pour faire de grandes & belles actions.
Je ne doute point que le titre qui paroit à la tête de ce Livre ne soit censuré par ceux qui ne prendront pas la peine d’en lire la suite, & de considérer attentivement les raisons sur lesquelles il est appuyé & établi. [vii] C’est ce qui fait que plusieurs Critiques ne manqueront pas de dire que la privation de Liberté, de Sçience, & d’Autorité étant si commune & si ordinaire aux personnes du Sexe, que jamais elles n’ont fait d’autres figures, ce ne leur est pas une chose penible & fâcheuse. Si elles sont sans liberté elles sont moins exposées aux occasions du crime disent-ils, si elles sont privées de Sçiences elles le connoissent moins, si elles sont sans autorité pour l’empêcher elles n’en sont point responsables ; & les choses étant prises de cette maniere ces privations leur peuvent étre utiles, mais comme dans la societé civile & chrêtienne il y a du bien à faire comme du mal à éviter ; étant ignorantes, captives, & abaissées, elles sont privées d’une infinité de moyens par lesquels elles pourroient procurer la gloire de Dieu, l’utilité du prochain, & se distinguer elles mêmes par des qualitez d’esprit qui ne sont pas communes à tout le monde.
L’on ne sçauroit aucunement douter que toutes ces grandes & importantes privations, ne soient des abaissemens & des peines aux personnes du Sexe ; par ce que pour avoir toûjours été en usage comme on le pretend elles n’en sont pas moins desavantageuses & leur ancienneté n’en diminuë pas la rigueur. De méme que les ennuis, la tristesse, les maladies, la pauvreté, les mépris & les affrons qui affligent les esprits & les corps des hommes depuis le peché d’Adam, ne sont pas moins penibles à ceux qui vivent à present, qu’aux autres qui vivoient il y a cinq ou six mille ans ; & la mort qui les moissonne tous les jours n’est pas moins amere aux agonisans qu’elle a été autrefois à ceux qui sont reduits en poudre depuis tant de siecles. Et si l’on auroit sujet [viii] de se mocquer d’un homme lequel pour consoler celui qui pleureroit la perte de son pere ou de son ami, lui diroit pour toute raison que ceux des autres sont morts & meurent tous les jours ; c’est avec plus de justice que l’on se doit railler de ceux qui soûtiennent que la contrainte, l’ignorance, & la dependance des femmes ne sont pas des peines, par ce que jamais elles n’ont été traitées d’autre maniere.
La privation est un champ si fertile & si abondant en toutes sortes de miseres que ses productions vont à l’infini ; & qui voudroit parler de tous les mauvais fruits qu’elle fait manger aux personnes du Sexe entreprendroit un travail qu’il ne pourroit jamais achever. C’est pour éviter la confusion dans la multitude de tant de choses differentes que je les ay voulu renfermer en trois principaux articles ; qui ne sont autres que la privation des trois plus grands biens que l’on peut jamais avoir dans la Morale & dans la Politique. Et comme la privation suppose toûjours dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquerir & pour posseder le bien dont il est privé ; je montre par bonnes & solides raisons, par autoritez, & par exemples que les femmes sont capables de Liberté, de Science, & d’Autorité. L’on ne sçauroit jamais douter de cette verité si l’on considere que ces avantages leur appartiennent tant par le droit de leur naissance, que par l’autorité des saintes Lettres, & par celui des habiles gens des siecles passez ; Les exemples que plusieurs de leur Sexe en ont laissez sont incontestables ayant excellez en de tres-grandes perfections & rares qualitez.
Je fais mon possible de les faire paroître illustres mal-[ix]gré les abaissements où elles passent leur vie ; afin qu’elles puissent dire avec le Prophete couronné, nous sommes faites des prodiges devant plusieurs : Par ce que si la grace a ses prodiges aussi-bien que la nature, la morale ne manque pas d’avoir les siens ; avec ces differences que les prodiges de la nature causent souvent la ruine de leurs sujets, que ceux de la grace tendent toûjours à perfectionner les leurs ; pendant que ceux de la politique & de la morale ne les detruisent pas entierement, mais ils retiennent seulement le cours de leur activité, d’autant que l’on empêche qu’ils n’arrivent pas à l’état sublime dont ils sont capables. C’est en ce sens que les personnes du Sexe sont de veritables prodiges, par ce qu’elles possedent la raison, l’intelligence, l’esprit, le jugement, & la volonté qui peuvent tout apprendre & tout sçavoir ; & néanmoins ces lumieres, ces brillans & ces flâmes sont cachées & ensevelies sous la cendre des mauvaises coûtumes & de la conduite de ceux qui ne peuvent souffrir qu’elles éclattent, ni qu’elles paroissent ce qu’elles sont en effet, & encore moins ce qu’elles pourroient étre si elles avoient une autre éducation.
Les raisons que j’avance pour prouver l’excellence de la Liberté, de la Science, & de l’Autorité ; étant tirées du merite & de la dignité de ces trois grands sujets ; elles ne doivent pas être contestées par les esprits judicieux & raisonnables : qui ne sçauroient condamner l’application que j’en fais aux personnes du Sexe. La liberalité du Createur n’est pas moindre à leur égard qu’à l’endroit des hommes ; étant aussi bien prevenuës & assistées de la grace divine qu’ils le peuvent être.
De plus les raisons que je propose étant soûtenuës [x] par une infinité de passages tant de l’ancien que du nouveau testament ; il faut necessairement se rendre à toutes ces veritez. Si j’ay suivi avec respect la simplicité du langage de ce livre sacré en mettant les mémes paroles & les propres termes qui s’y trouvent écrits ; c’est à cause qu’ils sont d’un poids & d’une autorité si grande que deux mots valent plus que des volumes entiers composez par l’esprit & par le travail des hommes. Les paroles du livre de Dieu ayant cela de particulier d’éclairer, de toucher, de persuader & d’attirer les cœurs ; étant si puissantes d’elles mémes qu’elles n’ont pas besoin des discours étudiez des creatures, pour se faire croire & aimer de ceux qui les lisent.
Quoi que cette autorité divine soit plus que sufisante pour persuader les choses les plus difficiles & les plus mal-aisées à croire ; je me sert encore de celle d’un grand nombre de Peres de l’Eglise, qui passent pour les maîtres entre ceux qu’elle honore de la qualité de ses Docteurs. Comme les Saints Augustin, Jérôme, Ambroise, Gregoire, Chrysostome, Bernard, Thomas, & autres Saints personnages desquels la Doctrine est en veneration depuis tant de siecles, leurs écrits servant d’oracles à tous les sçavans. J’ay suivi exactement les sentimens de ces grands hommes, sans changer ni alterer tant soit peu le sens de leurs paroles dans l’application que j’en ay faite ; estimant qu’une seule de leurs sentences vaut mille fois mieux pour la deffense d’une cause que de longs & amples discours faits par des gens du commun. Ces habiles esprits ayant été incapables d’en soutenir de mauvaises, puisqu’ils étoient tres éclairez & tres-justes dans leurs discernemens.
[xi] Si aprés l’écriture sacrée, & la Doctrine des Saints Peres, l’on doit considerer des autoritez, ce sont celles des anciens Sages ; Car bien que ces Philosophes ne fussent pas éclairez des lumieres de la Foy, ils ne laissoient pas d’avoir tant de belles connoissances que de tout tems les Saints & les Catholiques ont defferez à leurs sentimens dans toutes les choses où ils n’ont pas été contraires à la Religion chrêtienne. Et l’on a toûjours bon augure d’un livre où l’on trouve souvent les noms illustres des Socrates, des Platons, des Aristotes, des Cicerons, des Seneques, des Plutarques & autres grands personnages du tems passé ; Dont les lumieres n’ont point cessé de briller depuis qu’ils ont parus sur le theatre du monde. Car non seulement ils ont penetrez dans les profonds secres [sic.] de la nature ; mais encore ils ont inspirez aux hommes le sentiment d’une Divinité, & leur ont donné les preceptes necessaires pour vivre sagement, & pour rendre à Dieu à leurs semblables, & à eux-mémes ce qu’ils sont obligez. J’ay pris un soin particulier de ne point changer les paroles & les sentences de ces habiles gens ; afin de les laisser dans leur force & naturelle beauté, du moins autant que leur en ont pû conserver leurs sçavans & laborieux traducteurs.
Comme la liberté est une chose extrémement delicate, que la science est élevée & sublime, & que l’autorité est illustre & éclatante, & que l’on prive autant que l’on peut les personnes du Sexe de ces trois grands avantages ; le parti que je deffends a besoin d’avoir de puissans appuis. C’est pourquoi bien que j’en ay trouvé de tres-forts & de tres-considerables dans le livre de Dieu, & dans ceux des sçavans tant Saints que profanes ; je n’ay eû garde de [xii] negliger les Auteurs modernes, lesquels bien loin de s’opposer aux sentimens que les Anciens ont eû en faveur des femmes ; ils ont écrits à leur loüange, ayant fait une, profession publique de contrarier ceux qui ne s’etudient qu’à les abaisser. Comme l’on peut voir dans les femmes fortes, dans les illustres, dans l’honneste femme, dans l’égalité des deux Sexes, & dans plusieurs autres livres qui sont tous des ouvrages faits par des Auteurs de ce siecle ; lesquels ont estimé que leur esprit, leur science, leur plume & leur tems seroient bien employez à soûtenir la verité en publiant hautement le merite, la valeur & la capacité des personnes du Sexe & comme leurs sentimens favorisent beaucoup mes propositions je les mets en usage en quelques endroits ; non pas pour derober leur doctrine & pour me parer des plumages d’autrui comme la Corneille d’esope, mais pour montrer que tres-mal à propos les Critiques entreprendroient de censurer ce que j’ay écrit ; puisque tant de gens capables ont parlé si sçavamment à la gloire des femmes.
Quoique les comparaisons ne puissent jamais avoir tant de force que les raison solides & bien établies, & que les autoritez des sçavans, & elles sont neamoins [sic.] tres-necessaires à la perfection d’un discours, à cause que leur diversité donne du plaisir & du contentement au Lecteur, & que leur rapport & convenance reveille l’esprit en lui presentant les choses sous un voile étranger ; lequel bien loin de les cacher où de les rendre obscures les fait paroître plus évidentes & plus faciles à comprendre étant d’un tres-grand soulagement aux personnes studieuses. C’est pourquoi je les ay mises souvent en [xiii] usage dans les endroits où elles peuvent être utiles à l’éclaircissement de mes propositions. Je les fais paroître aussi naturelles & expressives qu’on le peut souhaitter, si elles ne sont pas éclattantes & bien polies, j’ay la consolation qu’elles ne sont ni empruntées ni recherchées ; la raison, la verité, & mon travail leur ayant donné naissance.
Comme les exemples sont toûjours d’un tres-grand poids, & qu’avec les raisons les plus pertinentes, & l’approbation des plus Saints & des plus Doctes ; l’on pourroit dire que tout ce termine seulement en paroles, mais que pour des effets il ne s’en trouve point, les femmes n’ayant jamais donné des marques de leur suffisance & capacité, j’en rapporte un si grand nombre de grand de genereux, & d’éclattans quoi qu’en abregé ; que l’on ne scauroit jamais obscurcir & détruire ce qui est écrit à la loüange du Sexe : je les ay tirez des anciens & graves auteurs, & j’en ay fait le recit brievement & en peu de mots, ayant connu que plusieurs Ecrivains de ce tems avoient composez des livres entiers de semblables histoires. Le Lecteur ne doit pas être surpris de ce qu’en méme tems que je fais voir que les personnes du Sexe sont privées de plusieurs beaux avantages, je fais leur éloge. Car il faut ainsi traiter de cette matiere puisque l’on ne sçauroit prouver l’absence d’un bien dans un sujet, que l’on ne fasse voir en méme tems qu’il est capable d’avoir la possession & la joüissance de ce méme bien. Ce ne seroit pas une privation aux personnes du Sexe d’étre contraintes, ignorantes, & dependantes, si elles n’avoient une puissance & capacité naturelle pour étre libres, sçavantes, conductrices & dominantes. C’est ce [xiv] qui ma engagée de publier leurs loüanges, dans le tems méme que j’ay parlé de leur abaissement.
Cette agreable surprise, ou pour mieux dire cette contrainte volontaire, m’auroit donné une satisfaction entiere sans la crainte que j’ay eû que parlant à l’avantage des femmes aprés tant de bons esprits qui se sont mélez d’en écrire l’on ne vint à penser que mon Ouvrage ne seroit qu’une imitation de celui des autres ; Mais grace à Dieu il n’y a rien de cela, & je n’ignore pas qu’il vaut beaucoup mieux ne rien donner du tout que de prendre aux uns pour faire des presens aux autres.
Tous ceux qui auront lû les Auteurs tant anciens que modernes sur les sujets de la Liberté, de la Science, & de l’Autorité, & sur les loüanges des personnes du Sexe connoîtront facilement que ce n’est ni leur stile, ni leurs pensées, ni leur methode, ni leur maniere d’écrire, puis qu’aucun ne s’est encore avisé de faire l’Eloge des femmes comme il se voit en ce traité ; qui est une piece plus meditée qu’imitée. La raison, la verité, l’étude, & l’experience lui ayant donné l’étre, & non pas les idées & les conceptions de ces braves Ecrivains ; pouvant dire avec verité que je n’ay travaillé que sur les miennes propres, & que j’ay porté tant de respect à tous ces Auteurs que je n’ay pas voulu abaisser leurs pensées en les faisant passer pour les miennes. J’ay cité exactement dans le corps du discours ou à la marge leurs noms & les endroits de leurs ouvrages d’où j’ay tiré quelques remarques pour enrichir ma composition ; & j’aurois crû beaucoup diminuer de leur force & de leur beauté si je les avois mis en usage sans faire connoître les sçavans maîtres qui ont produits de si beaux sentimens & des pensées si sublimes.
[xv] Je n’ay pas suivy en la composition de ce livre le sentiment de Seneque qui veut qu’on tienne caché l’auteur en se servant de ses pensées & qu’on taise son nom pendant qu’on prend son bien & qu’on se l’approprie. Cette maniere d’écrire est fort usitée à present, où la plûpart des habiles gens suivent la Doctrine des anciens sans les citer ny faire connoître les sources desquelles ils tirent tant de belles conceptions. Ie [sic.] n’ay pourtant jamais eu envie de les imiter, aussi ne m’appartient il pas ; & de plus les seuls noms de ces grands personnages donnent une force & une valeur extraordinaire à toutes les propositions qui sont soutenuës par leur autorité.
J’ay avancé beaucoup de choses à leur faveur que je n’aurois osé produire par moy-même, & ceux qui m’auroient esté les plus contraires seront contraints d’approuver mes sentimens ; puisque je fais voir qu’ils sont conformes à ceux de tant d’habiles gens qui ont emporté l’estime des siecles passez, & auront encore celle de ceux qui seront jusqu’à la fin du monde. De sorte que ma pauvreté n’est pas honteuse & dépouillée, puisqu’elle est revetuë de tant d’ornemens magnifiques. Car tout de méme que ce n’est pas une mendicité de recevoir les bienfaits des Rois & des Princes ; ce n’est pas aussi une nudité d’esprit de consulter les Maîtres des sciences, de se servir de leur Doctrine, & de suivre leurs lumieres pour fortifier les nôtres, & éclaircir nos difficultez.
Les écrits des sçavans peuvent recevoir diverses expositions, & s’accommoder aux differentes necessitez des ames. S. Bernard parlant des écritures sacrées nous assure qu’on les peut expliquer en divers sens, sans [xvi] commettre aucune absurdité. Qu’elle raison peut on avoir pour trouver mauvais que les saintes lettres, les livres des Peres, & des Auteurs graves soient appliquez differemment pourveu que l’on suive toûjours la foy Catholique & orthodoxe ; puisque les choses materielles sont propres à divers usages & servent à plusieurs & differentes fonctions.
Quoyque je mette en usage tout ce qui est necessaire pour établir une verité & la faire paroître en son jour. Ce n’est pas encore assez pour avoir entrée dans les esprits du tems, si la façon de produire tant de diversité ne leur plaît. C’est à dire si le stile, & les termes qui le composent ne sont approuvez des Lecteurs ; lesquels ayant une capacité tres inegalle & le goût fort different, il est mal-aisé pour ne dire impossible de les satisfaire & contenter tous, puisqu’une méme façon d’écrire peut étre approuvée des uns & condamnée des autres. Le stile pompeux & enflé donne du plaisir à ceux qui se contentent de ce qui paroît éclatant ; le stile melé de pointes, de subtilitez, & de gentillesses est toûjours agreable aux esprits qui ont plus de feu & de vivacité que de force & de penetration ; pendant que celuy qui ne s’attache qu’aux expressions solides & élevées est toûjours estimé & recherché des sçavans.
Comme je ne me picque point d’avoir part à ces trois sortes de stiles, n’ayant ny les termes brillans & ampoulez du premier, ni les adresses delicates du second, ny la noblesse & élevation du troisiéme ; sans m’arrester au desir de plaire & d’emporter l’approbation des Lecteurs par ces manieres d’écrire & de composer. J’ay mis en usage celle que ma pû fournir le Caractere de [xvii] mon esprit, ayant travaillé autant qu’il ma été possible pour rendre le sens naturel, aisé & intelligible, les expressions fortes, & le langage sans affectation, sans artifice & sans mollesse. Si j’étois capable de juger des choses je prefererois toûjours la solidité à la politesse, la Doctrine à l’élegance, & l’utilité à tous les agréemens que l’on trouve dans les discours qui n’ont rien de plus grand que des paroles delicates & choisies. C’est pourquoy j’ay évité la recherche des termes trop affectez pour ne me servir que de ceux qui sont les plus faciles à comprendre.
Pour ne point tomber dans la confusion j’ay divisé mon ouvrage en trois parties, dont la premiere contient trente-huit chapitres, la seconde quarante, & la troisiéme vingt trois. Ayant encore observé pour une plus grande clarté & facile intelligence de faire une division de deux ou de trois points en chacun des chapitres, afin d’éviter les obscuritez & les circonlocutions, & pour faire connoître les choses plus aisément ; ce qui paroîtra d’abord au Lecteur spirituel & intelligent ; encore que cette distinction ne soit pas inserée à la marge ; mais cela se voit & se comprend par le sens & par la suite du discours.
Un livre seroit peu considerable dont l’Auteur feroit la gloire des petites observations du langage, & des termes nouveaux dont l’on se sert maintenant, plûtôt que de la force des raisons, de la gravité des sentences, du poids des autoritez, du rapport des comparaisons, & de la verité des exemples, c’est ce qui fait dire à Seneque, que les Philosophes & les Sages n’ont jamais perdu le tems aprés des fleurettes & des mots choisis ; mais que tous leurs discours donnent à connoître qu’ils sont veri-[xviii]tablement des hommes ; & que c’est un grand sujet de honte à ceux qui porte cette qualité de ramasser des termes affectez, & de mettre en usage des paroles étudiées, qui servent plus d’amusement que d’instruction.
Il semble que le prix & la beauté du langage est comme celuy des habits & des modes qui sont dans un continuel changement, de là vient que tant d’excellens écrivains qui ont été l’étonnement & l’admiration de leur siecle, sont à present negligez à cause qu’ils ne parlent point selon les termes des réformateurs de la langue Françoise. Et par un grand abus l’on méprise la maniere d’écrire & de parler des Anciens qui sont les Maîtres des sçiences & des grandes & solides doctrines pour s’attacher à des mots inventez & à des phrases polies. Comme les hommes de ce siecle ont reformez le langage de ceux qui les ont precedez ils auront peut être un jour la même critique de ceux qui viendront au monde apres eux.
Les choses pouvant étre difformes lors qu’elles sont ou trop grandes ou trop petites ou autrement qu’il ne faut ; je ne sçais pas en quel genre de deffectuosité l’on mettra ce livre ni de quelle couleur on en fera la peinture ; mais je sçay bien que tout le mépris qu’on en sçauroit jamais faire ne peut aucunement diminuër ce qu’il y a de bon & de profitable, & que la loüange & l’estime des hommes ne le sçauroient rendre ni plus elegant ni plus accompli. C’est pourquoy je préviens sans m’étonner le dessein de ceux qui voudront faire sa critique ; non pas afin qu’ils m’épargnent mais pour m’instruire moy méme, puisque connoître ses defauts en matiere de sçience ce n’est pas estre tout à fait ignorante ; mais c’est plûtôt un commencement de connoissance & de lumiere.
[xix]Il faudroit avoir perdu le bon sens pour espérer de garantir cét ouvrage de la critique ; puisque ceux des plus grands hommes ont passez par cét épreuve. Et S. Jerôme écrivant à Paulin, luy dit que Tertulien pour avoir eu de belles pensées n’a pas laissé d’avoir une expression rude & difficile. Que saint Cyprien a traité des vertus d’un stile doux & agréable mais n’a rien dit de l’Ecriture sainte. Que le glorieux Martyr Victorin a de la peine d’exprimer ses pensées, & qu’Arnobe un Auteur grave est inegal & embarrassé, son discours étant confus & sans ordre. De maniere que dans cette prodigieuse multitude d’écrivains sacrez & profanes, il s’en trouve tres peu que l’on estime accomplis de tout point.
Un Moderne pour nous apprendre que tout est sujet à la censure dit ces mots, quelques-uns se sont avisé de dire que Seneque fait un continuel mélange d’épithetes & d’antitheses, que Ciceron est Prolixe & affecté, que Pline est accusé de mensonge, & Thucidide d’obscurité.
Les Poëtes qui font souvent la critique des autres ne l’ont pas évitée ; puisque l’on a trouvé les uns licentieux rudes & negligez, les autres ont passé pour étre enflez & fougueux, & d’autres encore pour étre languissans & contraints. Generalement parlant, ceux qui ont écrit en toutes sortes de sçiences n’ont point manqué de blâme & de correction ; & il n’est pas à croire que ceux qui écrivent à present puissent avoir plus de privilege.
Si nous croyons de bons Auteurs saint Augustin la merveille des esprits a tiré de Varron ce sçavant Romain une grande partie de ce qu’il a écrit dans son livre de la Cité. Et Platon ce grand genie confessoit franchement que plusieurs choses qui étoient dans ses livres venoient [xx] de Socrate ; & neanmoins il s’est si bien approprié ce qu’il donne à son Maître, que ce qu’il tient d’emprunt semble lui étre tout particulier. Plusieurs nous veulent persuader que l’université du Prince de l’éloquence Latine est tirée en partie du Timée de Platon. Et un sçavant qui a écrit au commencement de ce siécle nous assure qu’il n’apprehende aucun blâme pour avoir mis dans ses ouvrages quantité de choses qui venoient d’Aristote.
I’aurois un singulier plaisir, mon Lecteur, si quelques bons esprits avoient traitez des privations qu’endurent les personnes du Sexe ; parce que je n’aurois eû qu’à suivre leurs vestiges, continuer leur dessein & imiter leur methode. Mais personne ne s’étant encore avisée d’ecrire sur cette matiére, les hommes ayant mieux aimé rendre ces privations effectives que de les tracer sur le papier, & que les femmes n’ont pas encore fait usage de leur plume pour deffendre leur cause ; j’ay esté contrainte de chercher un chemin pour entrer dans ce champ spacieux des souffrances du Sexe tout rempli de ronces & d’epines, & en méme tems j’ay tiré de toutes ces pointes picquantes des fleurs & les fruits pour faire leur couronne & la consommation de leur merite, & pour en former les caracteres qui servent à faire leur éloge.
La breveté étant d’elle méme toûjours obscure, & l’obscurité servant d’obstacle à l’intelligence ; je me suis servie d’une façon d’écrire un peu etenduë ; étant tres-difficile de renfermer en peu de paroles tant de definitions, de divisions, descriptions, de passages & d’exemples. J’ay méme esté contrainte de mestre en usage les repetitions en quelques endroits où je les ay trouvées absolument necessaires pour soûtenir mes propositions [xxi] & pour les rendres plus utiles & plus agreables. Si les personnes sans etude les prennent pour des redites importunes, les habiles gens connoîtront facilement qu’elles sont inevitables, & que pour étre quelquefois les mémes termes ; ils sont neanmoins appliquez differemment & à divers sujets.
Les particules conjonctives dont je me sers souvent n’étant pas selon le stile du tems ne seront pas bien receuës de plusieurs, elles paroîtront plus propre aux argumens de l’école & de la dispute, que pour la composition d’un livre. Mais comme celui-cy est nouveau en son titre, & extraordinaire dans son sujet & dans les matieres dont il traite ; j’ay plútôt recherché la force du raisonnement pour le rendre incontestable, que la politesse du discours qui plaît d’abord à l’esprit & ne le remplit pas, & qui ne l’ebloüit un moment que pour le laisser toûjours vuide. De plus je n’ay pas assez de temerité pour croire que je puisse imiter les maîtres de l’elegance Françoise qui se font admirer aujourd’huy.
Puisque je ne peux recevoir de la critique que de trois sortes de gens, qui sont les sçavans, ceux qui apprenent, & les ignorans je me dois facilement consoler ; par ce que les premiers qui seuls me peuvent faire du mal sont ceux que j’apprehende le moins ; à cause qu’étant les seuls capables de connoître les defauts ou la perfection d’un ouvrage, sans doute qu’ils approuveront ce qui est conforme à la verité, à la raison & aux regles des sciences ; & s’ils trouvent quelque chose à reprendre c’est toûjours un grand bien d’étre corrigé par les Sages & par les Maîtres de l’art. Pour les seconds ils ne sçauroient me porter beaucoup de prejudice ; par ce qu’étant encore appren-[xxii]tifs & en état de ne pouvoir juger des choses, dont ils ne connoissent pas le prix & la valeur, leur opinion auroit peu de credit. Et quant aux troisiémes il ne faut pas leur empécher le plaisir de contredire & de critiquer ce que font les autres, puisqu’ils ne peuvent ou ne veulent rien faire eux-mémes.
La fin étant ce qui fait agir les estres raisonnables, il ne faut pas manquer d’avertir le Lecteur de celle que je me suis proposée en la composition de ce livre ; où ayant traité du merite des femmes, aussi bien que des privations qu’elles endurent, je ne pretens pas neanmoins de decrediter les hommes ausquels appartient la primauté de la nature humaine, ni de faire aucun tort à l’estime que l’on doit à tous ceux qui sont veritablement des hommes. C’est à dire des sages, des judicieux, des sçavans, des habiles, des debonnaires, & des prudens ; comme je l’expliqueray plus particulierement dans les avant propos des trois parties.
Je n’ay point eû d’autre intention en tout ce traité que d’inspirer aux personnes du Sexe des sentimens genéreux & magnanimes afin qu’elles se puissent garentir d’une contrainte servile, d’une stupide ignorance, & d’une dépendance basse & ravalée. Ce qu’elles pourront faire tres-facilement si elles suivent ce qui est inseré à propos sur chacun de ces sujets ; sans qu’il soit besoin pour cela de se revolter contre les hommes ni de secoüer le joug de leur obeïssance, comme firent autre fois les Amazones ; que les femmes de ce tems pourront imiter par une force & generosité Chrétienne, laquelle pour être moins éclatante ne laissera pas d’en être plus utile & plus profitable. Et sans rien diminuër de la soûmission & de[xxiii]férence qu’elles doivent à ceux du premier Sexe, elles les laisseront paissiblement dans la possession de tous leurs avantages. Pendant qu’elles feront un bon usage de ceux qu’on ne peut leur refuser sans une tres-grande injustice. & dont elles ne pourront se priver elles mêmes que par une extréme stupidité ou notable négligence.
Tout ce qui vient de l’esprit des femmes étant toûjours suspect à celui des hommes ; j’ay été longtems en doute si je laisserois le Lecteur en suspens pour sçavoir si c’est un homme qui soutient le parti des femmes, ou si c’est une femme qui deffend toutes celles de son sexe. Aprés avoir consulté le bon sens & la raison la dessus je ne fais point de difficulté de confesser que c’est le travail d’une Fille ; par ce que les fautes en seront plus excusables, & que ce traité ne scauroit être que tres avantageux aux personnes du Sexe ; qui peuvent participer à la science, & à la force du discours aussi bien que les hommes. Je le presente au Lecteur sous le nom d’Aristophile étant juste de lui donner ce titre, puisque un amour ardent & passionné pour l’étude & pour les belles connoissances a donné lieu à sa production & que c’est dans la retraite qu’il a été composé. Pouvant dire avec verité que j’étois dans un abandonnement si géneral de de toutes les creatures que je n’avois de secours & d’assistance que du seul créateur ; qui ma fait la grace de ne me point abandonner moy méme & de travailler à cultiver mon esprit, pendant que les autres tâchoient de toutes parts à me jetter dans l’abaissement.
Ce n’est pas icy l’oraison d’Isocrates en la composition de laquelle son Auteur employa trois olimpiades, c’est à dire l’espace de quinze années, sans que jamais en tout [xxiv] ce tems il aye fait aucune chose remarquable que sa belle & sçavante composition ; mais c’est icy un ouvrage composé en moins d’un an sans aide ny conseil de personne. Ayant été conceu dans la souffrance de mille traverses & persecutions, produit & enfanté dans la spéculation, le silence & la retraite ; & enfin achevé & perfectionné dans les maladies & dans les continuelles infirmitez du corps. J’ay été contrainte de faire comme ceux qui voyagent, lesquels étant sortis tard sont obligez d’user d’une grande diligence pour arriver au lieu qu’ils se sont proposez. Ce n’est pas mon Lecteur des paroles étudiées que je vous presente ; mais c’est des privations relevées par des raisons solides, remplies par des authoritez puissantes, & enrichies par des exemples autant véritables qu’illustres.
Fasse le Ciel que tout de méme que du tems d’Alexandre le Grand les Amasonnes parurent dans l’Asie & dans l’Europe ; que du regne de Loüis le Grand, de Loüis Auguste, de Loüis quatorsiéme la merveille des Rois, les libres, les sçavantes, & les genéreuses puissent paroître sur le Theatre de la France, & se relever de l’ignorance dans laquelle leur Sexe est si profondement abaissé.
L’Asie à veu regner les braves Amasonnes,
Du tems qu’un souverain conquit tout l’Univers,
Les femmes aujourd’huy sans porter les couronnes,
Se peuvent élever par la prose & les vers,
La liberté d’esprit leur fait beaucoup apprendre,
Sous le regne d’un Roy qui surpasse Alexandre.
*
[xxv]
Ce Roy toûjours puissant, & toûjours magnifique,
Surpasse infiniment tous ses predecesseurs,
Et sous ses étendarts le courage Heroïque,
De ses braves sujets les rendent tous vainqueurs,
Ils méprisent la mort, ils cherissent les armes,
Du tems de Louys le Grand ils moisonnent les Palmes.
*
Les femmes qui n’ont point de part en la milice,
Doivent par leurs vertus & par leur bel esprit,
Honorer leur Grand Roy & luy rendre service,
Pour s’immortaliser dans le tems avenir,
Et l’on dira sans fin de leur puissant Monarque,
Que son regne est en tout trés-digne de remarque.
*
L’étude & la valeur du tems de Louys Auguste,
Regnent également parmy tous ses sujets,
Tout est grand & Divin au fils de Louys le juste,
Sage dans ses Conseils, heureux dans ses projets,
Les peuples de son tems ont tous de l’avantage,
Les femmes de l’esprit, les hommes du courage.
[xxvi]
***
PRIVILEGE DU ROY.
LOUYS PAR LA GRACE DE DIEU, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, A nos Amez & Féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres, des Requestes ordinaires de nôtre Hôtel, Prevôt de Paris, Baillifs, Senéchaux, leurs Lieutenans Civils, & tous autres nos Officiers & Iusticiers qu’il appartiendra, Salut, nôtre bien Amée DEMOISELLE G. S. Nous a fait remontrer qu’elle a composé un Livre intitulé, Traité de la Morale & de la Politique divisé en trois Parties, sçavoir la Liberté, la Science, & l’Authorité, où l’on fait voir que les personnes du Sexe pour en être privées ne laissent pas d’avoir une capacité naturelle qui les en peut rendre participantes, avec un petit Traité de la foiblesse, de la legereté, & de l’inconstance qu’on leur attribüe mal à propos, lequel Livre l’Exposante desireroit faire Imprimer & donner au Public, s’il nous plait lui en faire expedier nos Lettres necessaires, qu’elle nous a trés-humblement fait supplier lui octroier, A CES CAUSES voulant favorablement traiter l’Exposante, Nous lui avons permis & octroiez permettons & octroyons par ces presentes de faire Imprimer ledit Livre ci-dessus, par tels Libraires & Imprimeurs, en tel Volume, Marge, Caractere, & autant de fois que bon lui semblera pendant le tems de dix Années consécutives, à commencer du jour que le dit Livre sera achevé d’Imprimer, icelui vendre & distribuer par tout nôtre Royaume, Faisons trés-expresse inhibition & deffense à tous Imprimeurs, Libraires, & autres personnes de quelque qualité & condition qu’ils soient d’Imprimer ou faire Imprimer ledit Livre en quelque maniere que ce soit, sans le consenment [sic.] de la ditte Exposante, ou de ceux qui auront droit d’elle à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, trois mille livres d’amande, & de tous dépens, dommages & interêt. A condition qu’il en sera mis deux Exemplaires dans nôtre Bibliotheque publique, un en celle des Livres de nôtre Château du Louvre, & un en celle de nôtre trés-cher Féal Chevalier [xxvii] Commandeur de nos Ordres le Sieur Boucherat Chancelier de France, comme aussi de faire Imprimer ledit Livre sur de bon papier, & en beau Caractere suivant les Reglemens de la Librairie & Imprimerie des Années 1618. & 1686. que l’impression s’en fera dans nôtre Royaume & non ailleurs, & de faire enrégistrer ces presentes sur le Registre de la Communauté des Marchans Libraires, & Imprimeurs de Paris, le tout à peine de nullité des presentes, du contenu desquelles vous Mandons & Enjoignons faire joüir ladite Exposante, & ses Aiant cause plainement & paisiblement, cessant & faisant cesser tout trouble & empêchement contraire. Voulons qu’en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre l’Extrait des presentes elles soient tenuës pour duement signifiées, & qu’aux copies Collationnées par un de nos Amez & Féaux Conseiller Secretaire, Foi soit ajoûtée comme à l’Original, Commandons au premier nôtre Huissier ou Sergent sur ce requis faire pour l’éxécution des presentes tous Exploits, significations, deffenses, saisies & autres Actes de Justice nécessaire sans demander autre permission car tel est nôtre plaisir. Donné à Paris le dix-septiéme jour de Janvier l’an de Grace mille six cent quatre vingt treize, & de nôtre Regne le cinquantiéme, par le Roi en son Conseil, Signé BOUCHER, & scellé du grand Sceau en cire jaune.
Enregistré sur le Livre des Libraires & Imprimeurs de Paris, le vingtiéme Ianvier mille six cent nonante trois.
Signé P. AUBOÜIN, Sindic.
Les Exemplaires ont été fourni.
Achevé d’Imprimer pour la premiere fois ce 10. Avril 1693.
***
APPROBATIONS DES DOCTEVRS.
Ie sousigne Docteur en Theologie de la Societé de Sorbonne ai lû un Livre intitulé, Traité de Morale & de Politique divisé en trois Parties sçavoir la Liberté la Science, & l’Autorité &c. lequel est digne de l’esprit, de la lecture & de l’application de la personne qui la composé. Fait à Lion ce 12. Mars 1693.
COHADE.
[xxviii]
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Autre Approbation.
J’Ay lû le Livre intitulé, Traité de la Morale & de la Politique, Divisé en trois parties, sçavoir la Liberté, la Science, & l’Autorite, &c. Je ne doute pas qu’on ne trouve bien du plaisir en le lisant étant un ouvrage plein de pieté, soûtenu d’érudition, & accompagné de beaucoup de traits d’Histoires qui en rendent la lecture également profitable & divertissante. En foy de quoi j’ay Signé. A Lyon, ce 12. Mars 1693.
COMPAIN Prêtre Bachelier en Theologie
de la Faculté de Paris.
***
Autre Approbation.
DEpuis long-tems l’on écrit sur la Politique & la Morale, ces matieres ne seront jamais épuisées, & l’on aura obligation à toutes les personnes qui voudront donner leurs soins à nous en déveloper les secrets & les maximes. Je juge que le public recevra avec joye ce nouveau traité, qu’une personne quoique du Sexe lui presente ; il est brillant, solide & utile. Les differentes methodes dont cette Docte & vertueuse Fille se sert pour établir, la Science, la Liberté, & l’Autorité plairont autant qu’elles instruiront. Nous n’avons rien en ce genre d’écrire qui soit plus Catholique & plus profitable. A Lyon, ce 14. Mars 1693.
MATHILLON, Docteur.
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Autre Approbation.
I’Ay lû un Livre qui traite de la Liberté, de la Science, & de l’Authorité, composé par ARISTOPHILE, & non seulement je n’y ay rien trouvé qui soit contraire à la Foy & aux bonnes mœurs ; Mais j’y ay remarqué beaucoup de choses sçavantes & curieuses, qui en même tems qu’elles font honneur aux personnes du Sexe, sont un sujet d’émulation & d’imitation pour elles. Donné en nôtre Convent de Chatillon sur Seine, en Bourgogne, ce 24. Octobre 1691.
J. B. JUNOT, Docteur de Sorbonne, & ancien Provincial
des Cordeliers de la Province de S. Bonaventure.
[xxix]
PREMIERE PARTIE
DE LA LIBERTÉ.
OU L’ON PROUVE
QUE LES PERSONNES DU SEXE
la peuvent posseder encore qu’elles en soient privées.
AVANT-PROPOS
LE Lecteur pourra étre surpris de ce qu’aprés avoir mis la privation de liberté pour la premiere de toutes celles qu’endurent les personnes du Sexe, au lieu d’exposer promtement ce que l’on peut dire des femmes à ce sujet ; je fais un long discours de l’essence, de la nature, des differentes especes, des proprietez & des avantages de la liberté ; ayant méme employez les quatre ou cinq premiers chapitres à la definir & diviser sans avoir dit un seul mot des personnes du Sexe, & méme dans la plûpart de tous les autres je n’en parle qu’à la fin. Cette conduite & [xxx] maniere d’écrire m’a semblé non seulement utile, mais encore absolument necessaire ; à cause qu’il est imposible de faire connoître combien grande doit être la peine que l’on souffre dans la perte d’une chose, si l’on ne fait voir en même tems son merite & son excellence. Le seul terme de liberté auroit donné de la frayeur aux scrupuleux, du scandale aux ignorans, & une occasion d’examen & de censure aux habiles gens. De sorte que pour ôter aux uns toute occasion de murmurer, & aux autres la peine de consulter ; Mais beaucoup plus encore pour rendre justice à la beauté & grandeur du sujet, j’ay été obligée de le traiter à fond ; & de prendre la liberté dans son principe & dans son origine, qui n’est autre que la raison humaine, le plus pretieux partage des creatures intellectuelles, qui sont les plus parfaits ouvrages de la puissance de Dieu.
Aprés avoir consideré l’essence de cette liberté ayant connu que ce terme generique renferme une infinité d’especes, ou pour mieux dire que cette racine produit quantitez de branches ; j’en fais la division afin de montrer que pour étre une seule & méme liberté, elle ne laisse pas de s’exercer en plusieurs & differentes manieres. Les choses qui se passent à l’exterieur étant les plus sensibles & les plus exposées à la connoissance des hommes, je parle premierement de la liberté de condition que possedent ceux qui par le droit de leur naissance sont exemts de la servitude. Et comme ces deux grands états du Mariage & de la Religion se doivent embrasser par un choix tellement libre, que jamais la contrainte & solicitation ne s’en mélent, qu’ils ne degenerent en méme tems de leurs privileges & de leurs merites ; je me suis plus étenduë dans les chapitres où il en est parlé. C’est en ces endroits que je commence à montrer le tort que l’on fait aux personnes du Sexe, lesquelles faute de lumiere, de force, & de resolution s’engagent souvent dans des manieres [xxxi] de vivre qu’elles ne peuvent bien soutenir. Et la liberté du lieu étant un trés-grand avantage pour passer agreablement la vie ; l’on ne sçauroit trouver mauvais quand je dis que c’est une peine aux femmes d’en étre privées d’autant qu’elles ne peuvent voir ni connoître une infinité de choses, qui ne servent pas moins d’instruction que de divertissement.
Le regne de la liberté qui est essentiellement dans l’interieur de l’ame, est bien d’une autre consequence que tout ce qu’elle produit au dehors ; c’est pourquoy j’en fais le plus fort de mon ouvrage. Et pour éviter la confusion je l’ay reduite à trois articles principaux, que j’appelle liberté d’esprit, de cœur, & de conscience. Dans le premier je represente un esprit libre selon les proprietez naturelles qu’il a receuës de son Createur, qui sont ordinaires à tous les étres raisonnables ; puis dans cette liberté transcendante qui n’appartient qu’aux esprits sages & privilegiez ; & enfin je la represente comme celle qui fait les parfaits Chrétiens, & les veritables prédestinez. Secondement je fais voir qu’il n’y a point de cœur libre s’il n’est sans amour, sans haine, & sans desir ; C’est à dire un cœur qui ne respire & ne vit que pour Dieu seul. Et en troisiéme lieu je soutiens que la conscience ne sçauroit avoir une vraye liberté, si elle n’est pure, éclairée, & bien reglée. C’est de cette liberté interieure dont je prouve, que les femmes & les filles peuvent étre en possession pour le moins autant que les hommes. Lesquels ne sçauroient porter la contrainte, le commandement & la deffense dans l’ame & dans le secret de l’interieur des personnes du beau Sexe ; & bien qu’ils puissent quelquefois faire des loix, qui obligent la conscience ; neanmoins celles qui l’auront éclairée & bien reglée ne laisseront pas d’étre toûjours libres ; & de posseder la tranquilité & la joye spirituelle, qui sont les [xxxii] fruits de cette liberté sureminente, de méme que la deliberation dans les affaires, & l’execution dans les entreprises sont les effets de cette maniere d’agir libre & imperieuse dont les hommes se sont rendus les maîtres. Et comme les femmes auroient facilement exercez toutes ces fonctions si elles n’en avoient été privées & excluses ; jay [sic.] rapporté plusieurs exemples, qui font connoître leur sufisance & capacité ; & que même la liberté de voyager dans les païs étrangers a été pratiquée par un grand nombre de personnes du Sexe avec des succez merveilleux.
La privation de liberté causant nécessairement la contrainte ; je ne dirois les choses qu’à moitié de ne pas décrire les funestes effets de celle-ci ; aprés avoir fait connoître l’excellence & les incomparables biens de celle-là. C’est ce qui m’a engagée par une consequence qui ne reçoit point de contrarieté ; de faire non seulement la description de la contrainté en général, mais d’en remarquer plusieurs especes particulieres. Et comme je fais voir que ces deux grands états Religieux & Seculiers ; où s’engagent presque toutes les personnes du Sexe, ne doivent jamais avoir de plus naturel caractere, que celui d’une franche & parfaite liberté ; pour en tirer le merite & les avantages qui en devroient étre inseparables, je montre en suite que les respects humains introduisent la contrainte dans ces deux vocations & causent tous les desordres qui s’y rencontrent assez ordinairement.
D’autant que la Religion est un état plus relevé & plus abstrait, j’en parle en des termes plus exacts, & je mets en usage les sentimens de plusieurs grands hommes ausquels l’on a toûjours déféré. Car je ne me serois pas avancée à dire beaucoup de choses quoique trés veritables si je n’avois eu l’appuy de leur autorité & le soutien de leur doctrine ; dont [xxxiii] je fais l’application d’une maniere si conforme au sentiment des Catholiques que je peux m’assurer, que les plus sévéres & habiles Theologiens n’y remarqueront point d’erreur. Mais comme le monde fait servir la Religion à ses interets, il se pourra trouver des personnes qui ne manqueront pas de blâmer ce que je dis, qu’il faut beaucoup de lumiere & par consequent un âge avancé pour faire un choix si important. Je cite plusieurs passages lesquels pour n’étre pas au goût de tout le monde ne laissent pas d’étre selon la verité & dans la raison. C’est pourquoi les decrets de ces deux Saints Papes Pie premier, & Leon le Grand, que j’ay tirés de leurs vies & des leçons qui se trouvent dans les Brevieres aux jours de leurs fêtes seront desagreables à plusieurs ; puisque l’un vouloit que les filles fussent âgées de vingt cinq ans & l’autre de quarante, auparavant que de faire les vœux solemnels. L’ordonnance de l’Empereur Theodose ne leur deplaira pas moins puisqu’elle porte en termes exprez que les personnes du Sexe qui se dédioient au service de l’Eglise en devoient avoir soixante ; comme il se voit dans son histoire imprimée depuis peu, d’un stile élegant & fleury. Et la recommandation de saint Paul à son Disciple Timothée, auquel il ordonne de veiller à la méme chose, dans la premiere Epître qu’il lui écrit ; ne sera pas encore receuë ni approuvée de ceux qui regardent plus ce qui les accommode que la justice & la raison.
Il a été nécessaire de marquer en cét endroit les lieux où j’ay pris ces autoritez ; qui sont si communes, qu’il n’y a personne tant soit peu éclairée, qui n’en n’ait une parfaite connoissance, de sorte que l’on ne scauroit trouver mauvais si j’en fais mention dans le vingt-cinquiéme chapitre de ce traité. Où je parle encore de l’Ordonnance de nôtre invincible Monarque touchant la profession des Moniales ; laquelle pour [xxxiv] n’avoir pas été publiée, n’a pas laissé de faire bruit dans la France ; bien que sa Majesté n’a pas jugè à propos de la faire exécuter pour des raisons de politique.
Comme cette matiere est fort delicate & que j’ay préveu qu’elle pourroit étre exposée à la censure, je me suis formé moy méme deux grandes objections, dans la premiere desquelles je montre que l’Eglise a tellement institué l’état Religieux pour la vertu & la sainteté de la vie qu’elle n’en n’a point banni la liberté & le choix, & dans la seconde j’ay justifié autant qu’il m’a été possible l’innocence & la pudeur du Sexe feminin, contre ceux qui pretendent que la clôture est absolument necessaire aux femmes pour garder la chasteté : Et sans blâmer les Grilles qui sont saintement établies pour étre les marques d’une plus grande retraite, je fais voir que ce n’est pas ce qui les oblige d’étre sages & retenuës ; Mais seulement l’amour de la vertu & le zele de l’honneur. Ces derniers chapitres étant d’une nècessité absoluë pour servir à la justification des personnes du Sexe ; je n’ay pas voulu les obmettre & laisser mon Ouvrage imparfait ; pour la crainte de déplaire à ceux qui ne se contentent jamais de la raison & de la vérité, lors qu’elles sont avantageuses au Sexe. Je me suis fortifiée en cette résolution par les paroles de Saint Augustin , qui m’apprend que c’est avoir l’esprit extrémément foible de ne pouvoir endurer la folle opinion du monde, comme au contraire c’est avoir le courage grand & élevé de la mépriser entierement, par ce qu’elle est souvent accompagnée d’erreur & d’ignorance.
Chacun sçait que les hommes n’ont point de plus ordinaire entretien que de railler sur le sujet des femmes ; de sorte que les Prédicateurs en chaire, les Ecrivains dans leurs livres, & tous les autres dans la conversation ont toûjours quelques [xxxv] mots à dire pour les abaisser ; & les Femmes suivent toûjours leur maniere ordinaire d’agir sans se mettre beaucoup en peine de tous leurs discours. C’est pourquoy mon Lecteur je ne crois pas que les hommes se veulent formaliser de ce que je dis en quelques endroits qu’ils font les loix & que les Femmes les observent, qu’ils ont la theorie & qu’elles retiennent la pratique ; ce qui ne les doit non plus offenser que les paroles d’un de leur Sexe, qui dit agreablement que si les hommes connoissent Dieu les femmes l’aiment & le servent. Car ce n’est pas à dire qu’ils ne pratiquent la vertu aussi bien que les femmes, & que méme elle ne soit souvent plus éclatante & plus solide en eux que dans les personnes du Sexe, lesquelles d’autre côté pratiquent le bien d’une maniere plus exacte, plus soumise, plus dépendante & plus laborieuse. Ces deux explications que je viens de donner doivent servir pour toutes les choses que je pourray dire afin de soutenir le parti des femmes contre les hommes, par ce que je ne prétens pas d’offenser ceux-cy, en disant du bien de celles là, les bonnes mœurs, la perfection & la sainteté étant propres à tous les Sexes ; Tout de méme que les vices, les pechez & les déréglemens peuvent étre communs aux-uns & aux autres.
On trouvera peut-étre étrange que ce traité étant fait au seul sujet des femmes ; je ne laisse pas de raporter plusieurs exemples des hommes pour faire voir la grandeur & l’excellence de la liberté dans les endrois où il a été necessaire de m’en servir pour fortifier mes preuves. Ce qui n’est pas étranger & hors de propos, puisqu’il est impossible de parler de l’un des Sexes sans y rien méler de l’autre. Et de plus je les ay mis en usage dans les discours communs qui appartiennent autant aux hommes qu’aux femmes, chacun ayant droit de les rechercher d’en profiter & de se les ap-[xxxvi]pliquer. Mais dans les endroits où il n’est parlé que du beau Sexe, & sur tout à la fin des chapitres ; je n’ay cité aucuns exemples que ceux qui m’ont été produits par la généreuse & sainte liberté des femmes. Et si j’ay manqué de belles paroles pour les exprimer, ce n’est pas la faute des sujets ; dont l’excellence & la grandeur pouvoient donner naissance à plusieurs rares expressions.
Il n’y a point de personne qui n’ait un caractere d’esprit particulier, & une maniere de s’enoncer & de se produire qui lui est toute singuliere c’est par cette raison que l’on a certains mots soit en parlant soit en écrivant, qu’il faut recevoir quand ils se presentent ; & que le sujet que l’on traite les fait naître sans peine & sans difficulté. Par ce qu’il y a des termes sans la répétition desquels l’on ne sçauroit s’exprimer ni se faire entendre. Il y en a d’autres qui s’usurpent aisément à cause qu’ils ne veulent dire qu’une méme chose ; & comme cela est facile à comprendre, je n’en feray pas une plus longue explication. Le Lecteur doit étre seulement averti que sous le nom de femmes l’on comprend aussi les filles & que les qualitez qu’on attribuë à celles là peuvent convenir à celles-ci, étant la raison que les unes & les autres en tirent de l’avantage ; & je les renferme toutes quand je dis le Sexe, ou les personnes du beau Sexe, sans exprimer que c’est le feminin ; à cause que la plûpart du tems cette diction seroit superfluë & ennuyeuse ; les Lecteurs étant d’abord instruits que c’est au sujet des femmes & des filles que ce traité est composé.
Comme il se trouve des personnes qui ne laissent rien échaper à la rigueur de leur censure, lesquelles comme dit saint Augustin ne croiroient jamais avoir de l’esprit ni étre assez sçavantes si elles ne déchiroient malignement les Ouvrages des autres ; au lieu de les examiner sans passion pour [xxxvii] en juger raisonnablement : je suis obligée d’avertir le Lecteur, que ces sortes de gens diront peut étre, que la contrainte dont il est parlé en ce premier traité, & la dépendance de la troisiéme & derniere partie sont une méme chose. Bien que la difference soit si évidemment établie, qu’il est trés facile aux Lecteurs d’en faire le discernement ; je ne laisse pas néanmoins de les avertir que la contrainte se doit prendre pour une peine qui est attachée aux états & conditions où s’engagent les personnes du Sexe, soit de la Religion, soit du Mariage. Et la dépendance est essentiellement une soumission & déférence qui se rend aux Maîtres & aux Supérieurs de tous ces Etats & professions. Les loix de la contrainte sont universelles & se trouvent par tout ; d’autant qu’elles sont permanentes & ne changent jamais ; celles de la dépendance sont rélatives à certaines personnes, lesquelles ayant le pouvoir & la puissance en main, peuvent ordonner, commander, & changer aujourd’huy une chose & demain une autre. Et comme ces maîtres sont variables & sujets à de continuels changemens ; ils donnent à leur conduite & gouvernement le caractere de leur esprit & de leur humeur.
Puisque la liberté est une chose si prétieuse, qu’il n’y a point d’homme heureux qui ne desire de la conserver, ni de miserable qui ne souhaitte passionnement de l’acquerir & de la posseder ; il ne faut pas demander la cause qui m’a fait employer cette premiere partie à l’expliquer avec ses proprietez & ses excellences. N’ayant point eu d’autre dessein que de montrer les avantages que l’on reçoit de la possession ; laquelle est plus desirable que tous les trésors du monde : Ainsi que nous l’apprend Seneque quand il [xxxviii] dit, que l’entiere & parfaite liberté, c’est de rendre à Dieu le service que nous lui devons, n’avoir aucune crainte des hommes, desirer peu de chose, ne vouloir que ce qui est juste, & posseder toute puissance sur soy-même. En vn mot il n’y a que ceux qui sont parfaitement sages, que l’on peut appeller veritablement libres.
PRIVATION DE LIBERTÉ.
PREMIERE PARTIE.
***
[1]
CHAPITRE PREMIER.
Definition de la Liberté.
PLaton, Aristote, & tous les Anciens Philosophes ont été de ce sentiment, qu’en toute sorte de Sciences, & même de disputes il faut commencer par la définition: à cause que c’est par elle que nous venons à la connoissance des choses. L’autorité de ces Grands Hommes ne me permettant pas de commencer ce Traité par un autre endroit que par celui qui peut donner plus de lumiere dans un sujet aussi inconnu que le terme en est ordinaire dans la bouche des hommes : Je dis, pour définir la liberté, que c’est un don pretieux que la liberalité Divine fait aux creatures raisonnables & intelligentes, par le moyen duquel elles sont renduës maîtresses de toutes leurs actions.
Une chose peut être prétieuse considerée en trois maniéres, premiérement à l’égard des principes, dont elle tire son origine, secondement à cause de l’excellence de sa nature & des proprietez qui l’accompagnent, & en troisiéme lieu dans sa durée & dans la fermeté de son être. Le terme de principe se prend généralement pour toute sorte de causes indifferemment, & sur [2] tout pour les éficientes dans l’ordre de la nature, & pour les finales dans l’ordre de la morale. C’est en ce sens que nous disons, que Dieu est le principe de toutes choses ; & que la fin est aussi le principe de toutes les vertus chrétiennes & morales.
Personne n’ignore que l’homme ne soit le merveilleux ouvrage de la puissance de Dieu, & que son ame ne tire son origine de la Divinité. Faisons l’homme, dit le Seigneur, à nôtre image & ressemblance. Son intelligence & son immortalité sont des marques évidentes de la grandeur de son principe, lequel pour la faire plus semblable à lui la renduë libre & indépendante. Le partage d’une substance intellectuelle, êtant d’agir & de se mouvoir librement & sans contrainte, aprés que les choses lui ont été manifestées par l’entendement. L’homme porte en soy le caractere de son Souverain, qui n’est autre que la liberté & la franche disposition de tous ses mouvemens ; & l’on peut dire avec verité que la liberté de l’homme, est l’ouvrage le plus délicat qui soit sorti des mains de Dieu. Toutes les choses qui ont un rapport & participation de necessité ne s’éloignent jamais de leur principe ; de même que les rayons du Soleil pour toucher la terre n’en sont pas séparez ; & les eaux qui ne cessent de rouler dans les fleuves, se rendent toûjours dans l’Ocean comme dans leur centre.
Il n’y a rien dans la nature, dans la grace, ni dans la gloire, qui n’ait receu l’être de la liberale main de Dieu ; & qui ne renferme en soy quelque perfection singuliere, toutefois trés inégalement : la magnificence du Createur paroissant particuliérement en de certains sujets, où elle fait plus éclater son pouvoir & la grandeur de ses bien-faits. C’est ainsi que dans les Ouvrages de la Nature les Astres du Firmament paroissent avec plus d’éclat que tous les êtres insensibles ; que dans l’ordre de la grace la Divine charité surpasse toutes les vertus intellectuelles, Theologales, Chrétiennes, & Morales ; & que dans l’état de la gloire la vision intuitive de Dieu comprend toutes les aurëoles qui composent la beatitude des Saints : de même entre les biens desquels l’homme est enrichi la liberté est la plus excellente de toutes ses prérogatives. Car selon les Philosophes, plus un être est parfait, plus la puissance & faculté qui lui est propre est émi-[3]nente & relevée ; & d’autant plus la puissance est noble plus l’action qu’elle produit est parfaite & accomplie.
Que la créature raisonnable soit une merveille entre les œuvres de Dieu, cela ne reçoit point de doute, non plus que la noblesse des facultez qui lui sont propres & attachées : entre lesquelles l’entendement & la volonté, qui établissent la perfection de sa nature & produisent en elle le prétieux ouvrage de sa liberté, sont tout à fait admirables, d’autant que la raison la conduit par ses lumieres, & la volonté lui sert de sujet d’inhérence comme étant le lieu propre où elle réside & fait sa demeure.
La liberté est si éminente par les privileges & les excellences qui l’accompagnent, que pour en concevoir la grandeur, il faut entendre parler l’Angelique Saint Thomas, lequel aprés Saint Augustin nous dit ces belles paroles ; l’autorité de Dieu qui peut tirer un être phisique du neant sans dépendre de qui que ce soit, est obligée de consulter la liberté du criminel pour le retirer du centre de son péché & pour le créer une seconde fois, ou le réssusciter du fond & du néant de son iniquité ; & Dieu semble assujettir l’indépendance de son Divin empire au consentement d’un pécheur. L’on peut dire que l’homme par le privilege de sa liberté entre dans le conseil de Dieu, & donne son suffrage, non seulement pour la conduite de sa vie, mais encore pour sa prédestination ou réprobation éternelle : la liberté étant selon son étimologie, l’arbitre du sort & de la destinée de l’homme. C’est ce qui oblige le même Saint Augustin de dire, que Dieu a fait l’homme avec son libre arbitre ; animal vrayment terrestre, mais digne du Ciel s’il se tient uni à son Créateur, lequel connoissant par sa préscience qu’il pécheroit en transgressant ses loix, ne lui a pas néanmoins ôté la puissance de sa liberté : & puisque c’est l’un des plus éxcellens trésors de l’ame raisonnable, Dieu étoit trop juste pour l’en priver, parce que plusieurs en abuseroient.
C’est par la liberté que Dieu est aimé, glorifié & servi, que le prochain est secouru & assisté dans ses besoins ; c’est par elle que les loix sont établies, les Républiques gouvernées, les crimes punis, & les bonnes actions recompensées ; c’est enfin le ressort qui fait agir toutes choses. Et saint Bernard a eu raison de dire, qu’il n’y a rien qui ennoblisse davantage l’ame raison-[4]nable que la liberté, dans laquelle reluit je ne sçay quelle splendeur Divine, qui paroît comme la pierre prétieuse enchassée dans de l’or. C’est par son moyen & par la connoissance du jugement que le pouvoir de choisir nous est donné ; ce pouvoir étant entre le bien & le mal, entre la vie & la mort, entre la lumiere & les tenebres.
Pour excellent que soit un sujet, il est peu considerable, si la fermeté de son être ne le rend de longue durée. Ces Astres imparfaits qui brillent un moment à nos yeux, & disparoissent incontinent n’en meritent pas le nom, qui ne peut appartenir qu’à ces globes celestes, lesquels roulent continuellement, & dont la durée est égale à celle des siecles. Dieu a tellement établi la liberté de l’homme qu’il ne la peut détruire, à cause que la volonté qui en est la source, ne seroit plus dans son être naturel, si elle êtoit privée de sa liberté ; l’une ne pouvant cesser d’être, que l’autre ne perisse en même-tems ; parce que la volonté n’est autre chose qu’une puissance libre de faire choix des moyens qui lui sont nécessaires pour parvenir aux fins qu’elle se propose.
Il est tems de venir à la seconde Partie de ma Définition, qui porte que c’est aux créatures raisonnables & intellectuelles, que Dieu a fait ce prétieux Don de la liberté. Les agents phisiques & naturels agissent nécessairement, & sont contraints de déployer & d’étendre leurs vertus & leurs actions selon toute l’étenduë de leur puissance. Les brutes n’ont point de liberté, parce qu’elles n’ont point de discours ni de raisonnement, elles sont tellement attachées à leurs fins & aux moyens de les poursuivre, qu’elles ne peuvent changer ny agir au contraire. C’est ce que m’apprend Saint Thomas , lors qu’il dit, que la vertu appetitive n’est pas impérative dans l’animal irraisonable, comme elle l’est dans l’homme, à cause que la brûte ne peut pas ordõner ny commander les actes de son appetit, qui suit ses objets par une absoluë & naturelle necessité. Il s’ensuit donc que la liberté est le partage de la seule nature intellectuelle & raisonnable. Car comme dit encore le même saint Docteur, les puissances intellectives & appétitives raisonnables sont tellement necessaires à la parfaite liberté, que la volonté n’étant à son égard que comme un sujet dans lequel elle établit son siege & sa résidence, la raison est la cause directe ou un principe nécessairement présupposé. [5] Et en effet l’homme n’est libre qu’autant qu’il peut porter sa volonté à des choses diverses & opposées qui lui sont proposées par la raison. Le Philosophe Romain confirme cette verité, lorsqu’il dit, veux-tu sçavoir ce qui appartient proprement à l’homme : c’est l’ame & la parfaite raison, laquelle n’est autre chose qu’une participation de l’esprit Divin, infus & plongé dans le corps de l’homme.
Mais comme les étres intellectuels sont de deux differentes classes, il les faut considérer diversement ; parce que la premiére est composée de ces creatures purement spirituelles, qui sont entiérement separées des corps ; ou pour parler dans les termes de l’école, ce sont ces substances completes, c’est à dire, parfaites de tous poincts, ce sont les Anges bien-heureux ; dans lesquels la raison & l’intelligence sont trés-accomplies : dans le second rang se trouvent les hommes doüez d’une ame raisonnable, dont l’inclination naturelle panche vers le corps, qu’elle doit informer, perfectionner & composer avec lui une substance parfaite, à sçavoir l’homme.
Il faut observer icy la difference qui se trouve entre la raison des Anges & celle des hommes ; les premiers ont une raison contemplative, c’est à dire, que sans aucun discours par la seule veüe & connoissance du souverain bien, ils ont l’intelligence des choses. Mais celle de l’homme est discursive & ne consiste qu’en raisonnement, par le moyen duquel il parvient à la connoissance de toutes les choses qu’il desire sçavoir, en produisant plusieurs actes & operations particulieres, lesquelles dependent des sens externes & internes. Bien que l’intelligence de l’Ange & la raison de l’homme soient trés-differentes, ils sont pourtant tous deux en possession du prétieux trésor de la liberté, non pas toutefois d’une maniere égale, puisque l’Ange sortant des mains de Dieu avoit plus de lumiére & plus de facilité de se porter au souverain bien ; pendant que l’homme plus foible & plus infirme, étoit plus capable de commettre le mal : mais aussi il surpasse l’Ange dans la durée de sa liberté, qui ne finit jamais qu’avec sa vie.
Que les Anges aient été creés avec la volonté libre, on le peut facilement connoître en ce qu’un moment aprés leur création, les uns se sont soûmis à Dieu, & les autres ont été déso-[6]beïssans & rebelles. Ce qui n’a pû se faire sans la liberté qu’ils possedoient trés-parfaitement, à cause des grandes connoissances de leur esprit & de la facilité qu’ils avoient pour s’attacher à Dieu ; parce qu’ils n’étoient pas empêchez par les foiblesses d’un corps remply de corruption & de misere ; ausquelles toute la nature humaine est sujette.
Cette liberté des Anges nous est parfaitement representée dans l’Apocalipse, lorsqu’il est dit, qu’un signe apparut au Ciel, d’un Dragon qui avoit sept têtes & dix cornes, & sur ces têtes des diadêmes, lequel traînoit aprés lui la troisiéme partie des étoiles du Ciel. Et cette grande bataille qui se fit entre Saint Michel & Lucifer avec les Anges de leur parti, où la résistance étoit forte des deux côtez, nous est une leçon admirable de la puissance & liberté que les Anges avoient de se perdre ou de s’établir dans l’éternelle felicité. Ce qui fait la chûte des mauvais Anges énorme & sans pardon, c’est que leurs lumiéres & connoissances étoient grandes & extraordinaires.
De sçavoir combien de tems les Anges sont demeurez dans la voye pour se déterminer à leur perte ou à leur bon-heur, cela n’est connu que de Dieu, & les opinions des Sçavans sont fort differentes sur cét article : les uns ne leur donnent qu’un jour, les autres qu’une semaine, & même quelques-uns ne leur accordent qu’un seul instant. Mais c’est une chose trés assurée, que dépuis qu’ils ont fait choix les uns du bien & les autres du mal, ils n’ont plus eu de liberté à des choses contraires ou contradictoires, comme à pecher ou ne pecher point ; d’autant que les Anges ont été confirmées dans le bien, & les Demons obstinez dans le mal pour toute l’éternité.
L’on ne sçauroit jamais disputer aux Bien-heureux esprits leur excellence & dignité par-dessus les hommes, puisque l’Ecriture conclut cét article par la bouche du Roy Prophete, quand il dit à Dieu, qu’est-ce que l’homme que vous en ayez mémoire, & que vous daignez le visiter ; vous l’avez fait un peu moindre que les Anges ; mais pourtant vous l’avez couronné de gloire & l’avez constitué sur les ouvrages de vos mains. L’Apôtre saint Paul releve beaucoup le parti des hommes, lors qu’il nous assûre qu’ils seront delivrez de la servitude de corruption par la glorieuse liberté des enfans de Dieu.
[7]Si la liberté est moins éclairée & plus foible dans les hommes, que dans les Anges ; elle est aussi de plus longue durée, puisque la voye des Anges a été fort courte, n’ayant eu qu’un peu de tems pour se déterminer, & jamais un seul moment pour se repentir & reparer leur faute : mais au contraire celle de l’homme dure autant que sa vie, qui est bien souvent composée de plusieurs & longues années ; & encore que ses chûtes soient presque continuelles, il est neanmoins receu à pénitence autant de fois qu’il retourne à Dieu. Et l’on peut dire que la vie de l’homme est le Royaume de la liberté ; êtant celui de l’ame raisonnable ; à cause que par l’intelligence & la raison il est distinguée des bêtes & fait semblable aux Anges ; & que le parfait usage de sa liberté l’approche & l’unit à son Créateur. C’est ce qui fait dire à Saint Augustin , quelle est la vie de l’ame raisonnable, sinon vous, ô mon Dieu ! & qui sont ses jours que vôtre Eternité, dont les années ne finiront jamais : vous l’avez creée libre & spirituelle, toûjours vivante & mobile, & l’ayant éclairée de vos lumieres, elle est devenuë si capable que rien ne la peut remplir que vous.
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[7]
CHAPITRE II.
Suite du même sujet.
PUisque selon les Logiciens la définition est une oraison succincte, qui exprime l’essence & la nature d’une chose, parce qu’elle doit être composée du genre prochain & de la différence spécifique de son sujet : il est trés-difficile d’en faire de parfaitement reguliéres ; les formes & differences essentielles des substances n’étant pas connuës des hommes ; Dieu seul qui les a creées en ayant une parfaite connoissance, & comme les êtres spirituels & interieurs sont incomparablement plus cachez que tous les êtres corporels & sensibles ; il est trés-rare d’en pouvoir faire une définition juste & exacte, & qui soit entierement conforme aux regles des Philosophes.
Je ne laisseray pas néanmoins de poursuivre celle de la liberté, [8]& aprés l’avoir representée au chapitre précédent comme un bienfait de la liberalité de Dieu ; qui ne peut jamais appartenir qu’aux créatures intelligentes & raisonnables : Je la feray voir en celuy-cy comme la maîtresse & gouvernante de toutes les actions humaines, ausquelles elle donne l’être & la forme, comme étant les effets & les marques de son pouvoir & de sa puissance. Nous pouvons connoître par ces termes que le propre de la liberté c’est de commander, d’agir & d’ordonner ; son air toûjours impérieux ne peut rien souffrir de bas, de ravalé ni de contraint : & un Moderne dit à ce propos, que la liberté est si riche & si prétieuse qu’elle nous rend en quelque maniere les Dieux & les Roys de nous mêmes, les arbitres de nos fortunes, & les créateurs de nos propres biens. Saint Thomas nous assure de cette verité quand il dit, que l’homme est le seul être corporel, qui se dirige & se co nduit [sic.] lui-même par sa propre vertu à la fin qu’il s’est proposée, par ce qu’il est lui seul le maître de ses actions par sa propre liberté.
Personne ne peut bien concevoir la grandeur de l’empire de nôtre liberté, puisque Dieu même la respecte à tel point qu’il laisseroit plûtôt perir toute la nature, que d’enchainer les mouvemens de nôtre volonté & s’opposer à l’autorité souveraine qu’il a consignée entre les mains de nôtre conseil & de nôtre choix ; de se porter à ce qui nous plaît : d’autant qu’il a fait l’homme maître de toutes ses actions, soit pour garder & conserver le bien, soit pour repousser le mal. Et c’est ce qui le rend le plus excellent de toutes les créatures visibles, de joüir d’une entiere liberté d’agir en toutes choses comme bon lui semble. Nôtre liberté n’est pas une chose que l’on puisse contraindre, c’est un privilege qui vient du Ciel ; toute la Terre & les tyrans mêmes ne la sçauroient jamais forcer. Dieu qui par sa propre vertu est la cause premiere, principale, efficace & indépendante de toutes choses ; laisse à toutes les créatures la vertu & les proprietez naturelles qu’il leur a communiquées en les créant : & bien qu’il soit le Souverain Ouvrier qui fait tout en toutes choses ; néanmoins jamais il ne leur ôte ce qu’il leur a donné en les tirant du neant. C’est ce qui fait dire à Saint Bernard, que l’homme est une haute & sublime Créature, qui porte en capacité la marque de la Majesté Divine ; & en desir & affection celle de la droiture.
[9] Toutes les actions de l’homme ne sont pas des actions humaines ; mais seulement celles qui tirent leur principe des lumiéres de la raison : ce sont elles principalement qui sont sujettes au pouvoir de la liberté. Pour comprendre cette verité il se faut souvenir, qu’il y a des actions naturelles, des artificielles, des immanentes & des passageres. Les naturelles dépendent en partie de la liberté, & en partie ne sont pas de son ressort ; comme la respiration, le batement de cœur & autres semblables qui ne sont aucunement libres, par ce qu’elles agissent nécessairement & même contre le vouloir du sujet où elles résident, qui ne les peut empêcher ni retenir en aucune façon. Mais il y a une infinité d’autres actions qui sont également & naturelles & volontaires ; comme de voir, parler, écouter &c. Et genéralement parlant toutes les artificielles se font par l’ordre de la liberté. Les immanentes ainsi nommées par ce qu’elles demeurent en leur principe, sont toûjours volontaires dans leur commencement ; mais dans la suite elles ne sont pas toûjours bien soumises à la raison & à la liberté ; c’est ainsi qu’il est libre de s’addonner à l’acquisition d’un Art & d’une Science ; mais si tôt que l’esprit en est revêtu il n’est plus en son pouvoir de les ignorer & de ne les avoir plus en la pensée ; & tout ce qu’il peut faire c’est d’en retrencher les longues reflexions & les actes exterieurs. Les passageres & momentanées sont quelquefois si soudaines, que la raison & la liberté n’ont pas le tems de faire leur devoir ; comme des regards precipités, des actions impreveües, & sur tout certains emportemens de passions forts & violens, qui ne consultent jamais la raison & n’attendent point les ordres d’une volonté bien disciplinée. Les actions humaines sont celles qui se produisent par les connoissances & les lumiéres d’une raison instruite par de judicieuses considérations. C’est ce que Saint Iacques nous apprend par ces Divines paroles, celui qui aura regardé en la Loy de liberté parfaite, & aura perseveré sans la mettre en oubli, il sera bienheureux ; puisque tout le bonheur de l’homme consiste dans le bon usage qu’il en peut faire. Et Plutarque dit à ce propos, que ceux qui obeissent à la raison doivent seulement être estimez libres. Car ceux qui ont appris à vouloir ce qu’il faut, vivent comme ils veulent ; comme au contraire és actions & affections désordonnées, qui ne sont pas conduites par la rai-[10]son, la puissance de la liberté est foible petite & mêlée de beaucoup de repentir.
La liberté de la créature raisonnable est appuyée, non seulement sur une infinité de passages de l’Ecriture sainte, & sur ceux des Sages tant saints que profanes ; mais encore l’Eglise nous a voulu confirmer cette verité ; pour fermer la bouche aux Hérétiques de ce tems qui dépoüillent l’homme de sa liberté & ruinent l’état de sa condition naturelle en le privant du plus grand de tous ses avantages. C’est l’occasion qui obligea le Concile de Trente de prononcer ce Decret, si quelqu’un dit que la liberté de l’homme étant meüe & incitée de Dieu, ne coopere en rien en consentant à la grace qui l’appelle & le previent : afin qu’il se prepare à étre justifié ; & qu’il n’est pas en son pouvoir d’y consentir ou d’y resister s’il veut ; mais qu’il ne fait rien du tout comme une chose sans ame & qu’il est seulement passif, que celui qui parle de cette maniere soit separé de l’Eglise. C’est justement que tant de grands hommes assemblés en ce Concile, prononcerent si hautement en faveur de la liberté ; puisque sans elle l’homme ne peut acquerir aucun merite, & ne scauroit donner à son Dieu des marques sinceres de son amour.
Les decrets Divins quoique trés infaillibles ne nous ôtent jamais la liberté ; & la fermeté des jugemens de Dieu est si douce qu’elle ne nous cause aucune contrainte. La prédestination est une barque dans laquelle nous faisons le voyage du Ciel, elle nous conduit heureusement au port de l’Eternité, sans toutefois nous priver de la liberté de nous jetter dans la mer orageuse du peché, si nous voulons nous perdre & décendre en enfer. Aprés avoir dépeint la liberté dominante sur toutes les actions, & tellement imperieuse qu’elle peut resister aux Loix souveraine de son Créateur ; il est juste de lui donner un maintien plus gracieux & plus doux, en disant quelque chose des plaisirs & contentemens qu’elle cause dans le sujet qui la possede. C’est pourquoy je la represente en cét endroit, comme l’élement & les delices de l’esprit humain. Le terme d’élement est équivoque, par ce qu’il s’attribuë à plusieurs sujets qui sont differens de genre & d’espece. Il se prend ordinairement pour signifier ces quatre grands corps, que les Philosophes appellent simples, & qui entrent dans la composition de tous les corps mixtes de sorte que le mot d’é-[11]lement se rapporte à celuy de principe ; l’on donne encore le même nom aux lettres & syllabes qui composent l’oraison, & à tous ces termes ramassez qui forment & accomplissent le discours : comme aussi à tous ces argumens & démonstrations, qui servent de soutient aux raisonnemens des Philosophes. L’on peut encore prendre ce mot pour exprimer ce qui est de plus propre & de plus convenable aux Creatures sensibles ; c’est pourquoy nous disons, que l’air est l’élement des oyseaux, l’eau celui des poissons, & la terre celui de tous les autres animaux. Et nous pouvons dire avec beaucoup plus de raison, que la liberté est l’élement de l’esprit humain, auquel il n’est pas moins naturel d’être libre qu’à toutes ces brûtes de voler dans l’air, de nager dans l’eau, & de marcher ou ramper sur la terre. D’autant que ce ne sont que des corps élementaires qui leur servent de séjour & d’habitation ; mais l’homme renferme & possede en lui-même sa chere liberté, à laquelle sa raison & sa volonté servent d’élement & de lieu de retraite.
Ce n’est pas assez que l’homme possede en lui-même le trésor de sa liberté, pour diriger & conduire toutes ses actions, & produire le merite & les bonnes œuvres qui servent à son salut & à sa justification ; si elle ne faisoit encore ses contentemens & ses délices. Les Philosophes nous assurent que le plaisir n’est qu’une cessation de douleur, ou quelques douces qualitez, qui flatent nos sens, & charment nos esprits. Et selon Saint Gregoire, le Grand, nous ne pouvons pas subsister en la vie presente, sans avoir quelque plaisir & satisfaction ; comme nous l’apprend l’experience continuelle que nous en avons. Or est-il que la possession d’une liberté juste & bien reglée est le plus naturel, le plus véritable, & le plus delicieux de tous les contentemens.
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[11]
CHAPITRE III.
Differentes sortes de liberté.
QUi suis-je mon Dieu dit le Grand Augustin, quelle est ma nature, sans doute que c’est une vie doüée d’une trés-grande diversité d’évenemens. Ces courtes paroles nous expriment [12]naïvement les differentes dispositions, ou pour mieux dire les changemens continuels que les hommes expérimentent en cette vie mortelle ; que l’on peut appeller un theatre où chacun joüe un personnage different de celui des autres. Mais pour grande que soit l’inégalité qui se trouve dans les divers sujets qui remplissent le monde ; celle que les hommes ressentent en eux mêmes est beaucoup plus considérable. C’est peut être ce qui a obligé Tertulien de dire, que l’homme n’est pas homme simplement ; puisque c’est un homme multiplié dans un même homme, un homme extérieur qui porte un homme intérieur & qui se sert d’une de ses parties pour mouvoir toutes les autres ; Paroles qui sont une expression véritable de la liberté humaine laquelle étant unique en son essence ne laisse pas d’être multipliée en plusieurs especes & de se diviser en liberté formelle, absoluë, conditionnée, foible & infirme.
Si la forme est ce qui donne l’être à toutes les choses qui le possedent, étant ce qu’il y a de plus parfait en toutes les Créatures qui sont tirées par elle du sein de la matiére, pour être mises au rang des êtres réels & accomplis : l’on peut dire pareillement que la liberté est une forme Divine, qui donne à tout moment l’être aux actions qu’elle produit ; les tirant du sein de l’oisiveté qui est un neant moral, pour les elever à la dignité de l’être. Car comme Dieu laisse agir des agents naturels, selon leurs instincts & mouvemens propres, sans jamais changer l’ordre qu’il a mis dans le monde : de même il laisse l’homme à sa conduite & discretion l’ayant doüé naturellement d’une liberté indifferente & indéterminée, qui est également flexible & pour le bien & pour le mal & sans elle l’homme peut aisément produire des actions d’animal, mais non pas de raisonnable.
Pour rendre la liberté absolüe elle doit avoir trois conditions, la premiére d’être éclairée par les lumieres de la raison qui lui découvrent & fassent connoître l’importance, médiocrité, ou petitesse de ses entreprises, les circonstances qui les doivent préceder & accompagner les peines & les difficultez qui s’y rencontrent, aussi bien que les joyes & les contentemens qu’elles peuvent causer ; & qui luy fassent penetrer dans les suites soit affligeantes soit heureuses qui peuvent arriver : par ce qu’il est certain que sans la parfaite connoissance de toutes ces choses la li-[13]berté ne peut être veritable ; puis qu’elle est fille de la raison, qui la produit comme sa cause efficiente, ou du moins directive. Car comme dit saint Thomas , les actes naturels sont produits par des puissances qui n’ont aucun discernement dans leur direction, & qui operent par le principe d’une nature aveugle, laquelle se porte à ses fins sans connoissance & sans réflexion : mais les actes libres & volontaires sont produits par une faculté raisonnable & intelligente, qui connoît son bien, ses fins, & ses limites.
La seconde qualité que doit avoir la liberté absoluë, c’est le pouvoir d’agir franchement & volontairement, d’autant que d’abord qu’une puissance superieure l’empêche & contrarie, où l’oblige malgré elle d’agir dans la production de ses actes, elle ruine & pert entiérement son être, lequel ne sçauroit subsister avec la violence & la contrainte ; qui sont tellement ses ennemies, que dans le tems même qu’elle peut posseder un bien apparent par le vouloir des autres, mais opposé à sa franchise, c’est pour elle un mal, & une géne insupportable ; comme au contraire dans une servitude volontaire elle se conserve toute entiere. C’est ce qui fait dire à saint Paul , bien que je sois libre à l’endroit de tous je me suis asservi à tous, afin de les gagner tous à JESUS-CHRIST : je me suis fait Iuif avec les Iuifs, à ceux qui sont sous la loy, comme si j’étois sous la loy, à ceux qui sont sans loy comme si je n’en avois aucune, je suis foible avec les foibles, fort avec les forts, & je me fais tout à tous pour les attirer à la sainte liberté des enfans de Dieu.
Ce n’est pas assez d’avoir la connoissance & le pouvoir afin de donner à la liberté le titre d’absoluë & de véritable, il faut encore qu’elle soit accompagnée de force & de générosité. Car plusieurs sont éclairez qui manquent de facilité & de moyen pour mettre au jour leurs lumiéres ; d’autres connoissent, & ont une pleine puissance pour agir & executer tout ce qui est nécessaire & utile à leur perfection ; mais trés peu joignent à ces deux qualitez la troisiéme, parce que la crainte & la timidité leur servent d’obstacle dans l’usage d’une liberté haute & généreuse ; laquelle ne peut conserver son être & sa perfection qu’en détruisant ses contraires, à sçavoir l’ignorance, la contrainte & la foiblesse ou timidité ; qui lui sont opposées en toutes choses, [14]& qui seules lui interdisent le titre de liberté absoluë, c’est à dire parfaite.
La conditionnée est celle qui met des clauses en son marché, & fait les choses en veuë & en considération de quelques autres ; parce qu’elle prend des mesures intérieures, bien souvent opposées à ce qu’il paroît au déhors. Au lieu que dans les devoirs que nous rendons à Dieu, & dans les promesses que nous lui faisons nôtre liberté ne doit avoir que de la soûmission & dépendance sans jamais se former des regards étrangers, des conditions humaines & des reserves intêressées. C’est en ce Poinct, que ne pouvant tromper Dieu, bien souvent nous sommes trompez nous-mêmes. Jeremie se plaignoit beaucoup de cette funeste expérience, quand il disoit à Dieu, Seigneur j’ay été trompé, & vous m’avez seduit. Est-il possible que Dieu puisse abuser ou tromper ses créatures? nullement. Ce seroit un blasphême de le dire, & la seule pensée nous donne de l’horreur ; mais ce sont les paroles d’un Prophète affligé, lequel dans l’amertume de son ame fait ses plaintes à Dieu, comme s’il vouloit dire, j’ay annoncé vos merveilles en prédisant aux Citoyens de Jérusalem leur perte & leur malheur, s’ils ne retournoient à vous ; & en méme-tems je leur ay enseigné les moyens d’éviter leur ruine : & pour tant de bien-faits qui me devoient attirer l’estime & la bien-veuillance des Prêtres, des Princes & du peuple, je suis traité indignement, d’injures, d’opprobres & d’une prison cruelle, qui m’est plus penible que la mort. C’est ce qui nous apprend que dans les hommages que nôtre liberté rend à Dieu & dans les engagemens qu’elle lui fait ; jamais elle ne doit avoir des intentions basses, des sentimens humains, & des veües intêressées. Il faut s’abandonner entiérement à lui, puisque son conseil demeure stable & que sa volonté s’accomplit toûjours trés-infailliblement. Et c’est ce que Saint Augustin nous explique en ces termes tout admirables, pourquoy le feu est-il chaud & que la pierre descend, & d’où vient que l’homme use de raison, qu’il vit & de lui-même produit son semblable ; sinon parce que l’auteur de la nature l’a ainsi commandé, s’il avoit ordonné le contraire le feu seroit froid, la pierre monteroit, & la bête brûte qui est stupide & sans esprit, seroit intelligente & raisonnable.
Si nous traitons avec Dieu injustement dans l’abus d’une li[15]berté conditionnée, c’est trés-justement que nous sommes déceüs & abusez dans les conditions que nôtre liberté ne manque jamais de se reserver dans son trafic & commerce avec les créatures, qui manquent rarement à faire de leur tour, c’est à dire, à nous décevoir par leurs feintes, à nous abandonner par leurs perfidies, à nous affliger par leurs outrages, à nous piller par leur avarice, & à nous tourmenter par toutes sortes de persécutions. Et c’est ainsi que cette liberté qui ne fait jamais rien à son préjudice, puisqu’elle prétend toûjours de conserver ses droits dans la recherche du bien & dans la fuite & l’éloignement du mal, est trés-indignement traitée, quoi-que trés-justement punie.
Cette liberté que nous avons veuë comme une forme qui donne l’être à toutes les actions humaines, comme une absoluë & dominante, qui les dirige & les conduit imperieusement, & enfin comme une médiatrice qui traite avec Dieu & negotie avec les hommes, est d’elle même foible & infirme : & pour en être persuadé il faut seulement entendre parler saint Paul, lors qu’il se plaint de lui-même en ces termes, ô homme malheureux, je fais le mal que je ne veux pas, & je ne fais pas le bien que je veux : d’autant que c’est une chose certaine que la foiblesse des hommes ne paroit jamais mieux que dans l’inclination qu’ils ont au peché. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, que le commandement que Dieu fit à nos premiers parens, de ne pas manger d’une sorte de fruit, étoit si aisé à garder, & si court qu’ils pouvoient toûjours l’avoir en la memoire, parce que c’étoit dans un tems où la concupiscence ne resistoit pas encore à la volonté ; & que néanmoins il a été violé avec d’autant plus d’injustice, qu’ils le pouvoient observer facilement. Si la foiblesse de l’homme a été si grande dans l’état d’innocence ; que peut-on dire de celle qu’il ressent depuis le peché, puis qu’elle est l’une des plus funestes productions de ce cruel pere. Sa liberté est devenuë si infirme que souvent son appetit le transporte jusqu’à preferer les choses pires à celles qu’il connoît les meilleures. Il est en cela de moindre condition que les autres animaux, qui sont tellement attachez au choix des choses qui leur sont les plus propres & les plus utiles, qu’ils ne se portent jamais à celles qui leur sont contraires, mais suivent indispensablement l’instinct naturel qui les conduit.
[16]L’on peut encore observer une diversité notable dans la liberté qui se trouve en tous les hommes ; dont les uns l’ont éclairée, les autres stupide & sans discernement ; les uns l’ont ferme & resoluë, les autres invariable & incertaine ; dans les uns elle est constante & hardie, dans les autres elle est foible & timide ; parce qu’elle suit ordinairement le naturel de chacun & les divers exercices, pratiques, & expériences qui perfectionnent toûjours la puissance naturelle, & remedient quelquefois aux défauts d’un sujet peu avantagé de la nature. En toutes ces différences je ne parle point des enfans, lesquels ne connoissent que par les sens & sont encore comme des brûtes, n’ayant l’usage de la raison qu’en puissance, & non pas encore en acte : de sorte que ce n’est qu’avec le tems qu’ils sont rendus capables de speculation & de discernement, & par consequent qu’il faut de l’âge pour être dans la joüissance d’une liberté parfaite.
L’homme étant composé d’ame & de corps, la liberté exerce diversement son pouvoir sur ces deux parties si différentes. Les opérations de l’ame ne dépendant aucunement du corps, qui est formé du limon de la terre, pendant qu’elle est créé à l’image de Dieu. De sorte que la liberté qui ne se pratique que par l’intelligence, la raison, le jugement & la volonté demeure absolument dans l’interieur de l’ame, comme dans son regne & domaine souverain : mais quant aux actions exterieures il est necessaire qu’elle se serve de l’aide du corps qu’elle gouverne absolument. C’est pourquoy Aristote dit fort à propos, que tout de méme qu’il y a une justice du Prince au sujet ; il se trouve aussi une espece de droit en la partie raisonnable de l’ame, sur celle qui ne participe pas de la raison.
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CHAPITRE IV.
De la liberté de condition.
BIen que nous soyons tous semblables en la maniére de naître & en celle de mourir ; & que la nature, comme dit trés-sagement Seneque , entre les plus belles loix de sa justice, [17]ait cela d’excellent, que quand on est parvenu au dernier point de la vie elle nous rend tous égaux : il paroit néanmoins une étrange diversité dans la condition des hommes. Et lors que l’on considere l’élévation des uns, l’abaissement des autres, les richesses & la pauvreté, les plaisirs & les peines qui les accompagnent avec tant d’inégalité, la raison humaine feroit souvent naufrage, si elle n’étoit soûmise à la trés-sage conduite de Dieu : puisque selon saint Augustin , nôtre vie ne se conduit pas témerairement par le hazard, mais la Divine providence la regle avec conseil ; & toutes les miseres qu’expérimentent les mortels sont des effets de ses dispositions adorables. De sorte que Dieu ordonne & permet les conditions malheureuses & serviles, aussi bien que les honorables & avantageuses.
La servitude est le plus grand de tous les maux, par ce que non seulement elle prive les hommes de la liberté qui est le plus pretieux de tous les biens ; mais encore elle renferme les services les plus pénibles, les plus vils & les plus abjets, & reduit les hommes à l’usage des choses les plus basses & les plus grossieres. Ceux qui sont ésclaves par la naissance ont herité ce malheur des parens qui leur ont donné la vie ; d’autres par un funeste & aveugle consentement aprés avoir engagé leur liberté se trouvent captifs de la puissance des grands & des riches, de la procedent les droits de servitude, dont les coutumes & les loix anciennes ont pris leur source & leur origine.
C’est dans cét état miserable qu’étoient reduits les Israëlites durant le tems de leur captivité ; lors que Dieu touché de leur infortune dit à Moïse , j’ay veu l’affliction de mon Peuple en Egypte, j’ay entendu ses plaintes causées par la rigueur de ceux qui lui commandent ; & comme je connois la douleur, je suis descendu pour le delivrer des mains des Egyptiens, & pour le faire entrer dans une terre bonne large & abondante. Et dans la loy le Seigneur ordonna expressement que tous les esclaves aprés avoir servi six ans, seroient mis en liberté à la septiéme année ; & que les maîtres en les affranchissant leur fissent des presens, pour rendre leur délivrance plus douce & plus agréable ; bien qu’elle fût en effet la plus grande recompense de leurs services : & celui qui refusoit d’être affranchi ; la Loy êtant comme indignée du refus qu’il faisoit d’une si grande grace le condamnoit à une servitude perpétuelle, ne [18] meritant pas, de jamais posséder le tresor de la liberté ; puisqu’il n’en connoissoit pas le prix. Cette même Loy qui paroit si severe & si rigoureuse en tant de choses use d’une trés-grande douceur en celle-cy, deffendant expressément que le serviteur fugitif qui se seroit échappé fût rendu à son maître.
Lors que le Roy Sédécias eut fait alliance avec tout le Peuple de Jerusalem, le Seigneur dit à Jerémie, que chacun laisse ses serviteurs en liberté, & qu’ils n’usent d’aucune domination sur eux. Tous les Princes & les personnes du commun ayant accomplis ce commandement, Dieu leur dit ces consolantes paroles, vous étes convertis aujourd’huy & vous avez fait ce qui est bon devant mes yeux de publier la liberté à vos serviteurs & à vos servantes. Tous ces Oracles de la Loy ancienne nous sont confirmez par celui de saint Paul, qui dit aux Ephesiens, si vous étes engagez dans la servitude tâchez de la supportez patiemment ; mais si vous pouvez devenir libres, je vous conseille de choisir la liberté.
Tertullien a eu raison de dire, que les miseres de la nature humaine sont les doüaires de nos naissances, les cruels pratrimoines, & les funestes partages que nous ont laissez nos premiers parens. Et comme entre toutes les disgraces qui nous accablent en ce monde nous ne sçaurions en experimenter de plus grande que la servitude & la captivité, nous devons conclure que la liberté est un bien incomparable ; ceux qui en sont privez passant ordinairement dans l’esprit des hommes pour des gens de neant.
La servitude qui nous arrive par les divers accidens de la vie vient de plusieurs causes ; d’autant que l’on n’est pas seulement fait esclave par le malheur de la guerre qui assujettit les vaincus à la puissance du conquerant & les prive des droits & franchises dont joüissent les naturels Citoyens : mais encore une infinité d’autres perils qui assiegent les hommes de toutes parts les mettent souvent dans l’éclavage ; les Corsaires & Pirates sur la Mer, & les autres ennemis qui les persecutent & les tirannisent sur la terre, les peuvent encore priver de la liberté ; mettant les uns dans les prisons & dans les fers, conduisant les autres dans des païs étrangers, & faisant gemir les autres sous la cruauté d’une condition servile : laquelle selon saint Augustin est seulement [19] un droit imposé au pecheur, la nature nous produisant toûjours libres, pendant que la fortune nous rend esclaves. Ce sont des loix établies & faites par les hommes, qui maintiennent les uns dans la liberté, & qui rangent les autres dans la servitude. Saint Bernard dit trés pertinemment à ce propos, que la nature a engendré les hommes dans une parfaite égalité ; Mais que la bonté naturelle êtant dépravée par l’orgueil & par la malice, ils sont devenus impatiens de cette même égalité & ont recherchez d’avoir la preference ; pour avoir le premier lieu & laisser les autres en arriere ; par ce qu’ils sont remplis de vanité & portent envie à leurs semblables.
Tous les obstacles & toutes les infortunes qui peuvent arriver aux hommes, ne diminuent aucunement dans les ames généreuses le desir de la liberté ; qui est incomparablement plus puissant en elles que celui de la vie ; par ce qu’elles aiment beaucoup mieux la mort que la servitude. Aussi Seneque loüe hautement un jeune homme, lequel plûtôt que d’être esclave se précipita d’un lieu fort élevé en disant ces paroles, je ne serviray jamais. Le même rapporte de Caton qu’étant sur le point de se donner la mort il avoit toûjours en la bouche ces beaux termes, tu n’as rien avancé fortune de t’être opposée à mes desseins, je n’ay point encore combatu pour ma liberté, mais seulement pour celle de ma patrie. Ce n’étoit pas pour moy que je desirois d’être libre, c’étoit pour avoir l’honneur de vivre avec des personnes libres, mais à present que toutes les affaires du monde sont desepérées, il faut mettre Caton en lieu de sureté.
Plutarque rapporte quantité d’exemples des Peuples de Sparte, & autres Provinces de la Grece qui embrassoient de bon cœur la mort pour éviter la servitude. Et entre les autres il fait le recit d’une jeune Lacédémonienne à qui l’on demandoit ce qu’elle sçavoit faire ? Elle répondit hardiment, je ne sçay point d’autre chose que d’être libre. Ce qui nous fait bien voir que les femmes ne cedent aucunement aux hommes en force & générosité de courage ; bien que leur liberté soit toûjours mal traitée.
Alexandre le Grand aiant fait paroître devant lui quelques-uns qui avoient conspiré contre sa vie ; un Macédonien nommé [20] Hermolaüs lui dit sans s’étonner ; il n’est pas besoin de nous interroger pour scavoir le sujet qui nous a obligés d’entreprendre de vous faire mourir ; puisque vous sçavez fort bien que vous nous avez traitez en esclaves, & non pas en personnes libres.
Encore que ces exemples rapportez par des Auteurs profanes prouvent suffisamment que la liberté est le caractere des grandes ames ; cette verité sera beaucoup mieux appuyée par ceux qui sont écrits au livre de Dieu. Celui de Iudas Machabée entre une infinité d’autres doit passer pour trés-illustre ; si tôt qu’il eut appris que Nicanor avoit ordonné la captivité des Juifs, qu’il vouloit vendre à des Marchands étrangers afin d’avoir de l’argent pour payer le tribut de deux mille talens que l’on devoit aux Romains ; il assembla une Armée de sept mille hommes qu’il exhorta de combattre genereusement pour la deffense de leur liberté, leur promettant le secours du Ciel dans une cause si juste. Aiant donné bataille à leurs ennemis, ils remporterent une glorieuse victoire, tuerent plus de neuf mille hommes, contraignirent le reste de prendre la fuite, & partagerent joieusement l’argent que leurs ennemis avoient destiné pour leur perte ; & donnerent loüange à Dieu qui protege les causes justes.
Mais l’exemple prodigieux d’un Rafias seroit capable d’étonner les ames les plus fortes, s’il y avoit au monde un plus grand mal que la servitude, s’étoit un homme des plus anciens de Jerusalem & trés-sçavant en la loy de ses peres ; comme il sçeut que Nicanor envoyoit des Cavaliers pour le prendre il se perça d’un glaive, aimant mieux mourir que d’être captif & sujet aux pecheurs, & prenant ses entrailles d’une force intrepide il les jetta devant ceux qui étoient present, & aprés avoir protesté à Dieu qu’il mourroit pour sa liberté & celle de sa patrie, il le pria que puisqu’il étoit le maître de sa vie & de son esprit il lui fit la grace de les lui rendre un jour dans la Resurrection genérale de tous les morts.
Il faut que la servitude soit un grand mal puisque tant de personnes pour l’éviter ont mieux aimez la mort que la vie. Il est si grand que dans l’ancienne Loy, lors que Dieu étoit offensé par son peuple, il ne leur donnoit point de plus sevére punition que celle de la captivité. Tous les Prophetes sont remplis de ses menaces, & les Juifs en expérimenterent une cruelle exécution [21] quand ils furent transferez en Babylone. Et dans le nouveau Testament il est dit en l’Apocalypse, si quelqu’un méne en captivité, il y sera mené, & si quelqu’un tue de glaive il périra de même façon. Remarque digne d’être bien considérée, Dieu punit d’une maniére égalle ceux qui procurent l’esclavage à leur prochain que ceux qui commettent des homicides. Et dans les loix Ecclesiastiques la servitude est une irrégularité, dont le Pape seul peut dispenser. Le droit humain n’est pas plus favorable à ces personnes serviles ; puisque il les estime mortes à la vie civile, & incapables de rien posséder. Car autrefois parmi les Romains les esclaves rapportoient entierement à leurs Maîtres le fruit de leurs peines & de tous leurs travaux.
Bien que ce nom d’esclave s’entende particulierement de ceux dont l’on trafiquoit anciennement par tout le monde, & encore à present dans les Indes, dans la Turquie, & en d’autres lieux ; il ne laisse pas de renfermer encore toutes les personnes ; lesquelles par le malheur de leur condition, ou de leur conduite ; se trouvent engagées aux mêmes miseres & calamitez. C’est pourquoy il est permis de s’en tirer par toutes sortes de voyes, où Dieu n’est point offensé. Et c’est ce qui fait dire aux Casuistes qu’un criminel emprisonné & condamné à mort justement, peut rompre ses liens, percer la muraille, & ouvrir les portes de la prison pour se sauver, sans commettre aucun peché.
Nous voyons encore dans le monde une autre maniére de servitude beaucoup plus étenduë que toutes les precédentes, qui n’est autre que celle des necessiteux ; dont le nombre est si grand parmi les hommes qu’il en comprend une bonne partie. Qui ne sçait pas que la pauvreté est la plus grande de toutes les miséres ; c’est une captivité domestique, dont les compagnes inséparables, ne sont autres que le mépris, l’abandonnement de tout le monde, la dependance de chacun, & les inquiétudes continuelles. Les richesses seules mettent la difference entre les hommes, que l’on ne considere qu’autant qu’ils sont avantagez des biens de la fortune ; & à moins que d’en être passablement accommodez pour survenir aux pressantes nécessitez de la vie, jamais l’on ne peut avoir la joüissance d’une pleine liberté extérieure. Et c’est la raison même pour laquelle ceux qui ne possedent aucune chose sont toûjours dans la contrainte d’une condition misérable & servile.
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CHAPITRE V.
De la Libérté d’état & de profession.
IL n’y a rien de plus important à l’homme, que le choix d’un état, qui doit regler tous les emplois de sa vie, & duquel dépend son éternité. C’est pourquoi il ne faut pas que le hazard, la coutume, ou le caprice fassent une chose, qui ne se doit conduire que par les lumiéres d’une raison parfaitement éclairée & l’election d’une liberté indépendante de toute contrainte & considération humaine. C’est ce qui obligeoit le Roy Prophete de faire cette priere à Dieu, Seigneur faites moy connoître la fin où je dois tendre, & à quoy vous m’avez destiné., pour voir si je ne m’en éloigne pas.
L’engagement que l’on fait de soy même dans une profession singuliére, étant d’une si grande consequence ; il ne faut pas s’étonner si Dieu nous en fait entierement les maîtres : puisque selon saint Augustin il gouverne si sagement toutes les choses qu’il a crées qu’il les laisse agir d’elles mêmes selon leurs propres mouvemens. Cette liberté de choisir une vocation est si juste, & tellement approuvée de Dieu ; que l’on ne sçauroit jamais contester qu’il naît mis en nôtre disposition, la conduite de nôtre vie. Ce qui nous est confirmé en plusieurs endroits de l’Ecriture , où il est dit, j’ay mis devant toy la vie & la mort, le bien & le mal, le feu & l’eau ; etends ta main à ce qu’il te plaira, & il te sera donné. Et quand Dieu commanda à Moïse d’édifier le Tabernacle & de prendre pour cét effet de l’or, de l’argent, des pierres prétieuses, de la pourpre, des parfums & toutes les autres choses necessaires pour les sacrifices ; il lui ordonna expressement de ne les recevoir que de ceux qui les offriroient franchement & de bon cœur. Pour nous faire connoître que dans les choses qu’on lui presente, il veut que non seulement cela se fasse par le principe d’une sincere liberté ; mais encore qu’elle soit accompagnée d’un certain agréement & generosité, qui marque une surabondance de bonne volonté.
[23] Saint Paul congratule les peuples de Galatie de ce qu’ils étoient affranchis du joug insupportable de la Circoncision, & en même-tems il les exhorte de se tenir fermes en la liberté qu’ils avoient acquise par JESUS-CHRIST, qui les avoit délivrez de la servitude ; le grand Apôtre estimant cette Loy sévére, une géne & contrainte qui n’étoit pas conforme à l’esprit du Christianisme. Car bien que tous ces nouveaux baptisez fussent en possession de cette liberté naturelle, que Dieu donne à tous les hommes en les créant ; il vouloit encore les voir dans la joüissance de celle qui est propre aux enfans de la grace regénérez en JESUS-CHRIST.
Que Dieu laisse l’homme entre les mains de son conseil, & qu’il l’abandonne à sa conduite ; la Doctrine de l’Ange de l’écôle nous confirme cette verité ; parce qu’il nous assure que la divine Providence est si juste & si sage dans la direction des natures universelles & des particulieres, que non seulement sa conduire ne trouble point l’ordre des choses ; mais au contraire qu’elle le conserve de telle sorte qu’elle s’ajuste à la condition de leur être, de leurs fins, de leurs operations & de leurs especes, cette adorable providence agissant librement avec les créatures libres, contingemment avec les contingentes & necessairement avec les choses déterminées & nécessaires.
Nous pouvons inferer de tout ce que nous avons dit, que la liberté est en l’homme un droit naturel, qui est émané de la puissance du Souverain , lequel le rend tellement indépendant de toutes choses, qu’il peut faire le choix d’une vocation qui lui soit propre & convenable pour y bien vivre. Selon Aristote le droit naturel est celui qui ne prend sa force que de lui-même, & s’observe par tout de même façon. La liberté humaine est tellement interne & naturelle dans l’homme, qu’elle n’est point sujette au tems, aux loix, ni aux dispositions & caprices des coûtumes. Son droit est universel par toute la terre, & cette puissance naturelle de s’attacher à une maniére de vie, plûtôt qu’à une autre, s’exerce avec dautant plus d’empire qu’il n’y a rien de si doux à la raison, ni de plus agréable à nos sentimens que d’agir dans une pleine liberté. Et comme le même Philosophie parlant de la saveur nous enseigne, que c’est une qualité, par laquelle l’animal connoît son aliment & trouvant les choses à son [24] goût, il les prend pour sa nourriture : nous pouvons dire de méme, que la liberté est une qualité savoureuse, laquelle ayant connu & discerné ce qui est convenable à l’homme pour arriver à sa fin derniére qui est Dieu, elle embrasse les moyens qui l’y peuvent conduire, par le choix d’une vocation propre à faire son salut.
Naturellement les hommes aspirent au bien souverain comme à leur fin uniquement nécessaire ; mais il y a une infinité d’autres fins humaines & particulieres qui sont en leur puissance, & desquelles ils disposent comme bon leur plaît, aussi bien que de ces fins moyennes qui les peuvent conduire à Dieu. Et saint Thomas nous apprend, que les divers emplois & les différentes études qui partagent le cœur des hommes, viennent de ce que l’étre intellectuel peut chercher la raison de son bien souverain, dans les diverses fins particulieres qu’il se propose, quoique tous ces differens offices tendent à une fin dominante & derniere.
Si l’on peut dire avec vérité qu’il n’est pas plus naturel au feu de brûler, à l’eau de rafraîchir, à l’air d’humecter & à la terre de produire les plantes ; qu’aux hommes d’être libres dans le choix de leurs états & vocations, si-tôt qu’ils souffrent de la violence & de la contrainte, c’est une tyrannie & non pas un droit : puisque même les loix Canoniques & Civiles sont pour la franchise de tous les états & conditions ; parce qu’elles défendent expressement, non seulement de contraindre, mais encore de soliciter les personnes d’entrer dans le Cloître malgré elles. C’est d’où viennent les droits de réclamation en ceux & celles qui en ont le pouvoir & les moyens, aussi-bien que de bonnes & de pertinentes raisons pour prouver la force & la contrainte qu’on leur a faites. Ce qui est tellement condamné par plusieurs Conciles, & sur tout par celui de Trente, qu’il fulmine Anathéme contre ceux qui usent d’un procedé si injuste.
L’Eglise la commune mere des Chrêtiens n’est pas moins soigneuse de conserver la liberté des personnes qui s’engagent dans le monde ; puisqu’elle défend à tous Princes, Seigneurs, Magistrats, & Peres de Famille, de contraindre & obliger leurs sujets, citoyens & enfans de contracter mariage contre leur volonté. Elle veut encore que si une femme ou fille a été prise & enlevée, que son ravisseur & tous ceux qui l’auront assisté, soient [25] sévérement punis, & le mariage declaré nul. Le Droit Civil défend aussi en ce Poinct la liberté de tous ceux qui prennent parti dans cette condition, puis qu’il déclare que le consentement des deux parties est tellement nécessaire, que si l’une des deux y manque le mariage ne peut être legitime ; non plus que s’il se contracte par un signe & cérémonie extérieure, sans le consentement intérieur de la volonté , encore qu’il soit tenu & reputé pour bon & legitime devant le monde ; & l’Eglise qui ne juge que des choses extérieures le reçoit & l’approuve ; bien qu’il ne soit pas legitime au fore de la conscience, que l’on appelle le fore du Ciel, ou fore de Dieu. Tant il est vray qu’il n’y a point de véritables engagemens si la liberté n’y donne son consentement & son approbation.
Comme il arrive de continuels changemens dans la vie humaine, & qu’il est impossible que les Auteurs des Loix ayent pû prévenir une infinité de choses qui troublent & qui renversent la condition des hommes : la même équité qui veut qu’ils soient libres dans le choix de leur vocation ; remedie à toutes les mauvaises suites qui leur peuvent survenir. C’est pourquoy un Sçavant de ce siécle nous assure, que par les Canons, & le commun accord de tous les Doctes ; l’homme & la femme sont égaux pour le regard du divorce ; parce que la Religion chrêtienne condamne également l’adultere, & tous les autres abus dans l’un & l’autre sexe : de sorte que plusieurs causes peuvent servir de motif à leur separation, l’hérésie, le schisme, la lêpre & autres maladies contagieuses en sont des raisons justes & legitimes ; comme aussi quand l’une des parties sollicite l’autre à quelques grands pechez ; ou quand il arrive que le mary est si cruel qu’il maltraite sa femme de coups & d’injures outrageuses ; parce qu’il est de l’équité & de la raison que la loy serve d’appuis & donne secours aux personnes qui sont dans l’affliction, dont la plus grande est l’engagement d’une liberté mal-traitée.
Cette franchise & liberté a été approuvée de Dieu dans l’Ancien Testament, où il est dit en termes exprés, que si un homme aprés avoir épousé une femme l’avoit en aversion pour être desagreable & difforme ; il pouvoit lui donner une lettre de divorce & la mettre en liberté. Il est vray que JESUS-CHRIST étant interrogé par les Pharisiens touchant l’observance de cette Loy, il leur fit [26] réponse, que Moïse l’avoit permis pour la dureté de leur cœur. Saint Jean Chrysostome dit des paroles toutes Divines sur ce passage, cét écrit de repudiation étoit une merveilleuse invention de la sagesse de Dieu ; qui souffroit un moindre mal pour en retrancher un plus grand. Parce que si Dieu eût contraint les Juifs de retenir leurs femmes, lors même qu’ils les avoient en haine ; il [sic] auroient pû se porter jusqu’à les faire mourir, à cause qu’ils étoient d’une humeur brutale & peu complaisante. Et saint Jerôme parlant d’une Dame Romaine laquelle avoit quitté son mary, parce qu’il étoit fâcheux, adultere & coupable de trés-grands crimes ; & que n’ayant pû demeurer dans le veuvage elle s’étoit remariée ; il dit ces paroles, tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n’est pas moins permis à une femme de quitter son mary s’il est adultére, qu’à un mary de repudier sa femme pour le même sujet. Ce grand & fort esprit fait en peu de mots le procés aux critiques & aux libertins, qui pensent que parce qu’ils sont hommes, ils ont tout pouvoir de mal vivre & d’enchaîner la liberté des femmes, dont la simplicité, ou l’impuissance les rend quelquefois malheureuses dans un engagement inconsidéré & fait mal à propos.
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CHAPITRE VI.
De la conduite que l’on doit avoir dans le choix d’une vocation.
SEneque au Livre qu’il adresse à son frere l’assure que chacun desire de vivre heureusement ; mais que personne ne peut bien connoître ce qui fait la vie heureuse : parce que si l’on manque une fois à se mettre dans le vray chemin ; au lieu de parvenir à ce bonheur, l’on s’en éloigne dautant plus, que l’on court d’une plus grande promtitude. Cette courte leçon nous enseigne qu’il est trés mal-aisé de trouver une condition qui nous soit tellement propre, qu’elle nous puisse conduire droitement à Dieu, qui seul nous peut rendre heureux : à cause que [27] si par malheur nous prenons un sentier faux & écarté, au lieu d’avancer dans le chemin véritable, nous en serons toûjours plus éloignés. Et le même Auteur dit fort agréablement que nôtre vie n’est autre chose qu’une tragedie, & qu’il ne sert de rien si elle a duré long-tems, mais seulement si elle a été bien joüée ; parce que nôtre affaire la plus importante n’est pas de vivre, c’est plûtôt de penser à mettre un bon ordre pour bien regler & conduire nôtre vie.
Les hommes ayant divers temperammens, & des inclinations autant opposées & contraires, que les traits de leurs visages sont differens ; ils ne peuvent tous se ranger à une même profession & genre de vie : Dieu par une providence inéfable a établi une multitude d’états, de conditions & d’offices pour les satisfaire & contenter tous. Il y a des sciences hautes & relevées pour des esprits sublimes, des triviales et ordinaires pour les moins éclairez, des arts mécaniques & populaires pour les hommes du commun, des retraites & des solitudes pour les judicieux & les mélancholiques, & des lieux de divertissement pour les personnes guayes & enjoüées.
Le Prince des Philosophes nous propose trois sortes de vies trés-remarquables, la civile, la politique & la contemplative ; la premiere renferme tout ce qui est de la bien-seance & de la conduite ordinaire des personnes qui frequentent le beau monde ; la seconde s’attache aux affaires & au gouvernement de la police ; & la troisiéme s’addonne entiérement à la spéculation & à l’étude des belles connoissances. Et nos sçavans, aprés saint Augustin nous apprennent, qu’il y a une vie toute abstraite & speculative, qui ne s’occupe qu’à rechercher la verité ; une autre active destinée pour les exercices & les actions des choses extérieures ; & une troisiéme qui se peut appeller mixte, parce qu’elle est composée des deux premiéres. Cette division presque semblable à celle d’Aristote, nous presente des maniéres de vie qui peuvent satisfaire & contenter tous les hommes, ausquels il est permis de choisir celle qui les accommode le plus, & dans laquelle ils sont le plus capables de réüssir. C’est une chose admirable que le rapport de pensée & de sentiment de ces deux grands hommes dans une affaire aussi importante que celle d’embrasser une condition. Si l’on demande, dit nôtre saint [28] Docteur, laquelle de ces vies doit être préférée aux autres ; il faut sçavoir premiérement celle qui apporte plus de facilité ou plus d’empêchement, pour parvenir à nos fins ; d’autant que chacun desire d’être heureux, mais tout le monde n’en choisit pas les mêmes moyens. La diversité n’est que dans la recherche ; car il n’y en peut avoir dans l’objet de nos prétentions, qui n’est autre que la félicité.
Comme les emplois & les exercices qui occupent la vie des hommes sont trés-différens ; il semble qu’il faudroit décrire autant de moyens particuliers qu’il y a de diverses sortes de professions ; pour nous instruire dans le choix qui nous est le plus convenable. Néanmoins comme nous ne devons tous aspirer qu’à une seule & même fin ; les moyens essentiels sont toûjours les mêmes, & tous les autres s’y doivent uniquement rapporter. C’est pourquoy ayant remarqué trois manieres de vies dans lesquelles les hommes se peuvent ranger ; j’observe autant de moyens principaux & universels ; par lesquels l’on peut parfaitement réüssir dans le choix d’une vocation. Le premier, c’est de recourir à Dieu avec une ferme confiance & un grand desir de connoître son adorable volonté ; le second, c’est d’apporter une éxacte recherche & beaucoup de diligence pour éxaminer la diversité des états qui nous sont proposez, afin de découvrir celui qui nous est propre ; & le troisiéme, c’est de nous considérer nous-mêmes, nôtre temperamment, nôtre naturel & nos inclinations, pour voir ce que nous sommes, & penetrer ce que nous pouvons faire dans une chose aussi importante que celle d’un choix qui doit durer autant que nôtre vie, & duquel dépend nôtre salut éternel.
S’il est vray ce que nous enseignent les Theologiens, que nous ne pouvons apporter qu’une disposition negative à la grace ; parce que c’est elle-même qui se produit dans nos ames : il est mal-aisé de comprendre ce que dit le Sage, que l’homme doit préparer son cœur, & que c’est à Dieu de le conduire dans ses voyes ; de sorte qu’il semble que l’on peut trouver de la contrarieté dans ces deux propositions : & néanmoins nous pouvons facilement les accorder, parce que cette disposition negative n’étant autre chose que de ne point mettre d’obstacle à la grace ; tout de même qu’un homme, lequel étant dans une chambre [29] tient les fenêtres ouvertes afin de recevoir la clarté du Soleil, sans que pour cela il contribuë aucunement à la production de sa lumiére. Pareillement la préparation que demande de nous le plus éclairé des mortels, n’est autre que cette soûmission aux ordres de Dieu, & un esprit toûjours ouvert aux rayons du soleil de justice, pour discerner les voyes qu’il nous a destinées nous donnant bien garde de fermer nôtre ame au jour de la grace ; parce qu’autrement elle seroit ensevelie dans l’obscurité & toute environnée de tenebres. C’est ainsi qu’il faut attendre la volonté de Dieu, & lui faire continuellement cette priere que lui addressoit le Prophete qui étoit selon son cœur, je confesse que vous êtes mon Seigneur & mon Pere, & que mon sort est entre vos mains.
C’est une verité si constante que Dieu ordonne & conduit nos états & vocations, que personne n’en sçauroit douter, si elle n’est impie ; non plus que de la confiance que nous devons avoir en lui pour réüssir heureusement dans toutes nos entreprises, les conseils & la conduite des hommes étant plus propres à nous embarasser & à nous causer du trouble qu’à nous être utiles & profitables. Et c’est par cette raison que le même Roy Prophete disoit à Dieu, Seigneur conduisez ma voye en vôtre justice, adressez mes pas devant vôtre face, à cause de mes ennemis ; parce qu’il n’y a point de verité en leur bouche, leur cœur est plein de malice, & leur langue n’est que tromperie.
Ce n’est pas assez de recourir à Dieu pour lui demander la grace de nous placer dans une condition convenable à nos forces, & tellement propre à faire nôtre salut que nous y puissions passer nôtre vie avec tranquillité : il faut encore travailler à connoître la vocation à laquelle nous sommes destinez ; parce que le grand Apôtre nous assure que les secrets de Dieu sont des abîmes, que ses voyes sont incomprehensibles, & ses conseils impénétrables, & que dans la maison du Seigneur il y a des vases d’or, d’argent, & de terre ; les uns étant destinez à des usages honorables & relevez & les autres à des emplois vils et abjets. C’est à dire, que nous ne sommes pas tous également & indifferemment appellez à toutes les propositions qui se trouvent dans le monde. Ce que S. Bernard nous enseigne quand il dit, qu’il y a beaucoup de chemins & plusieurs sortes de voyes, & que pour cette raison le voyageur [30] court de grands dangers ; parce que celui qui rencontre plusieurs sentiers de côté & d’autre s’égare facilement de son chemin, s’il ne connoît celui qu’il faut choisir entre tous les autres : car le Seigneur dit ce devot Pere n’a pas donné charge aux Anges de nous garder en toutes les voyes ; mais seulement en celles qu’il nous prepare. L’on peut aisement comprendre par ces paroles, que la conduite & la protection de Dieu ne se rend remarquable & évidente, qu’à l’endroit de ceux qui suivent sa volonté par l’engagement qu’ils font de leur personne dans la condition où il les destine. Sa providence en a disposé trois grandes qui paroissent dans le monde, pour satisfaire les inclinations & les humeurs des hommes. Dans la Religion l’on peut mener une vie abstraite & contemplative ; ceux qui n’ont pas des sentimens si épurez peuvent prendre parti dans le mariage établi de Dieu pour la conservation du genre humain ; & les troisiémes ausquels la maniere de vie des premiers, ni les façons d’agir des seconds ne sont point propres ni agréables, se doivent ranger dans une vie neutre & dégagée, dans laquelle ils seront exemts de la contrainte, des soins, & des inquiétudes des autres conditions.
Aprés que par les mouvemens & inspirations intérieures nous avons connu la vocation, que Dieu demande de nous ; il faut prendre garde à ne nous pas tromper dans nos lumiéres ; en nous persuadant que des mouvemens de devotion un peu sensibles, sont des Arrêts du Ciel & des volontez de Dieu toutes manifestes. C’est pourquoy il faut apporter une troisiéme disposition aux deux précedentes, en faisant un examen serieux & des réflexions particulieres pour connoître les forces de nos esprits, nos inclinations naturelles & les talents particuliers qui nous rendent propres à une maniére de vie plûtôt qu’à une autre. C’est à dire qu’il faut travailler à la connoissance de nous-mêmes, sans laquelle nous ne pouvons jamais bien reussir dans le choix d’une vocation : d’autant que se seroit une extrême temerité d’esperer de vivre saintement dans le Cloître avec des passions d’amour, de haine, d’ambition, d’avarice & autres ; & avec un tempéramment dont la force & la violence tirent souvent la raison aprés soy. C’est aussi un trés grand abus de s’engager dans le mariage si l’on n’a pas une vertu assez forte pour en supporter les charges, & en soutenir toutes les traverses & les infortunes. Et [31] c’est trés-mal raisonner de dire, que la grace supplée à tous ces défauts ; puisqu’elle ne fait pas des miracles sans necessité, & que jamais Dieu ne protege l’ouvrage du peché, ni des entreprises imprudentes & mal concertées, & ce qui se fait contre les talents & les dispositions qu’il a mises en chaque sujet qu’il destine à une vocation particuliere. Seneque dit trés pertinemment à ce propos qu’il faut bien considerer si l’on est plus porté au maniment des affaires, qu’au repos, à l’étude & à la contemplation ; par ce que l’on doit suivre les inclinations de son naturel ; d’autant que les esprits contrains ne rendent jamais ce qu’on espere d’eux, & c’est travailler en vain que de s’opposer à la nature.
Sans l’observation de ces trois points, & la pratique de toutes ces circonstances, jamais la liberté ne doit faire un pas pour s’engager dans une condition. Le plus grand empêchement que l’on y trouve, c’est la trop grande jeunesse en laquelle l’on épouse une vocation ; sur tout les personnes du beau sexe, que l’on fait entrer en religion dans un âge si tendre que leur esprit & leur corps ne sont pas encore parfaitement formez. Elles sont engagées dans le monde de la même façon. De sorte que si l’on réussit dans des entreprises d’une telle consequence ; l’on peut dire que c’est un coup de la main de Dieu, & que l’on est accompagné d’un bonheur d’autant plus grand que l’enfance & la jeunesse sont ignorantes, indiscrettes, sans experience & peu capables de faire des choix d’une telle importance. C’est pourquoy Licurgue ce grand Legislateur des Spartes est si hautement loüé par les Sages de son tems, de ce qu’il ordonna que les filles ne seroient point mariées que dans un âge un peu avancé, afin qu’elles fussent plus éclairées & plus judicieuses pour rendre leur mariage plus accompli, leur amour plus solide, & leur plaisir plus moderé ; comme aussi pour rendre leur corps plus fort & robuste, afin de donner des enfans à la Republique, & de soutenir les travaux de cét étant.
C’est ici, mon Lecteur, que je commence à remarquer plus particuliérement le préjudice qu’endurent les personnes du sexe par la privation de liberté ; ce n’est pas que je veule dire que l’on use d’un droit tyrannique à leur égard, mais seulement que les peres & les meres aiant un pouvoir absolu sur leurs filles, qui manquent ordinairement de resolution, de fermeté & de lumiere, dans le [32] tems qu’on leur fait prendre parti soit dans le Cloître soit, dans le Monde ; leur liberté en ces rencontres ne joüit pas entiérement de ses droits, & ne tient pas son rang de souveraine & dominante, puisqu’au sentiment d’Aristote une action ne peut être libre & volontaire, si l’on ne connoit parfaitement les obligations & les circonstances de ce que l’on veut entreprendre. Il faut que la difficulté de choisir une vocation qui soit propre à faire nôtre salut & à l’établissement de nôtre repos soit bien grande, puisque le plus sage de tous les hommes aprés avoir connu les propriétez de tout ce qui est au monde, dépuis l’hisope qui est la plus petite des herbes, jusqu’au Cedre du liban qui est le plus haut de tous les arbres confesse franchement qu’il a autant de peine à comprendre les voyes & les sentiers de l’homme en sa jeunesse, que les traces de l’Aigle qui vole en l’air, que celles d’un Navire qui vogue sur la mer, & que celles d’un serpent, qui rampe sur la terre : de toutes lesquelles choses il ne reste aucun vestige.
Comme le pouvoir des hommes est fort absolu, & qu’ils prétendent que les femmes sont extrémement foibles, ils joignent souvent le mépris à la contrainte, alleguant pour leurs raisons que c’est à cause de l’insufisance & peu de capacité des personnes du sexe, qu’ils les traitent avec empire. Autrefois Dieu s’est plaint de cette rigueur par un de ses Prophetes, avec des paroles de menaces ; je ne regarderai plus vos Sacrifices dit le Seigneur tout puissant, & je ne recevrai plus rien de vos mains qui me puisse appaiser ; par ce que j’ay donné témoignage entre vous & la femme de vôtre jeunesse que vous avez méprisée ; n’est ce pas moi qui l’ai faite & n’est elle pas le résidu de mon esprit.
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CHAPITRE VII.
De la liberté du lieu.
NOtre corps dit saint Bernard a été crée de Dieu pour être la demeure de nôtre ame ; & il la tellement composé, embelli & orné, qu’elle y peut faire son séjour avec joie & contentement : & à ce même corps il a bâty une grande maison, belle, [33] bien parée & toute propre pour lui ; c’est ce monde visible que le Seigneur a donné aux enfans des hommes pour leur servir d’habitation ; comme nous l’apprend le Roy Prophete lequel en plusieurs endroits de ses Cantiques nous enseigne hautement cette verité.
Dieu qui est aussi juste que magnifique dans la distribution de ses biens, ne les donne pas également à tous les hommes ; & s’il a mis la terre en leur disposition c’est fort diversement : car les uns la possedent par titre de souveraineté comme les Roys & les Souverains ; les autres en ont la proprieté comme les riches, qui sont favorisez des biens de la fortune ; & les troisiémes seulement pour l’habiter & y faire leur demeure, & c’est le partage des misérables & des nécessiteux qui font un grand nombre entre les habitans de la terre. Mais tous generalement ont receu de Dieu la puissance de voir & de considérer tout ce qui est au monde, où l’homme dit Seneque seroit une bête ignorante & sans expérience d’aucune belle chose, s’il ne sortoit jamais du païs de sa naissance.
Cette liberté est si juste & si conforme aux sentimens de la nature humaine, que la raison l’approuve, la bienseance & l’honnêteté la conseille ; & IESUS-CHRIST même l’ordonne & la commande.
La raison humaine est tellement portée à la droiture & à la vertu, qu’elle embrasse toûjours ce qui est de meilleur & de plus parfait : & comme les êtres les plus accomplis, sont les plus agissans & les plus actifs, elle porte toûjours le sujet où elle reside à la recherche des belles choses : c’est ce qui fait que les personnes dont l’esprit est vif & penétrant sont toûjours en mouvement pour arriver aux choses que la raison leur fait connoître dignes de leurs recherches. C’est pour ce sujet que les Philosophes nous assurent qu’entre tous les mouvemens, le local est le premier de tous, & celui seul qui convient au Ciel, dont les parties changent incessamment de lieu, bien que tout entier il soit ferme & stable. Seneque nous en parle en ces termes, la nature des choses celestes est d’être toûjours actives, elles fuyent continuellement d’une course fort-legere, considerez ces belles étoiles qui éclairent le monde, pas une seule ne s’arréte, elles vont d’un mouvement continuel & changent de lieu en autre à tout moment.
[34] Comme il n’y a rien qui nous soit plus naturel que le desir de sçavoir, & que la curiosité est un feu qui fait briller les bons esprits, l’on ne sçauroit nier que la liberté du lieu ne soit aussi juste & raisonnable, qu’elle est divertissante & avantageuse. C’est pourquoy je peux hardiment la mettre au rang de ces innocens plaisirs dont parle Aristote, quand il dit, que l’insensibilité des hommes n’est jamais venuë à ce point de les mépriser. C’est une de ces voluptez agreables pour lesquelles tout le monde a du penchant, se trouvant peu de personnes qui les puissent surmonter.
Entre tous les divertissemens legitimes que l’on peut prendre sans peché, il n’y en a point de plus profitable que celui de connoître la diversité des choses que Dieu a creées ; ce qui ne se peut faire que par la veuë & consideration des mêmes choses, & le passage d’un lieu en un autre. Les œuvres de Dieu sont admirables, mais pour les admirer il les faut connoître, pour les connoître il les faut voir, & en les voiant les bien considerer. Nous sommes des voiageurs en ce monde continuellement soûmis au changement des lieux, & exposez aux accidens des altérations d’une nature foible & infirme : mais nous avons ce bonheur que par ces varietez & changemens, jamais nous ne sommes éloignez de Dieu ; il n’y a que la seule iniquité qui nous en separe. Que sçauroit-on imaginer de plus conforme à la raison, que cette liberté de voir les belles choses, dans les Créatures spirituelles & intelligentes ; puisque même les oiseaux changent de region & vont en d’autres contrées, si elles en étoient privées leur condition seroit bien déplorable, & elle seroit pire que celle des brûtes !
Le sage Socrates disoit qu’il ne pensoit pas être ni d’Athenes, ni de la Grece ; mais que son païs êtoit toute la terre habitable ; & Plutarque veut que l’avantage de voiager soit si grand, que dans l’exil & le bannissement il n’y trouve pas même aucun sujet de reproche, à cause dit-il, qu’il n’appartient qu’aux fols & insensez de prendre pour un déshonneur d’être pauvre & disgracié de la fortune, & d’être pelerin & étranger en d’autres païs. Au contraire ceux qui ne se laissent point aller à ces foiblesses, estiment les gens de bien encore qu’ils soient misérables & abandonnez. Außi Dieu commandoit aux Iuifs de traiter humainement les étrangers qui seroient dans leurs terres ; sans jamais leur faire de [35] reproches, mais qu’ils les aimassent comme leurs freres.
La raison n’est pas seule intêressée dans cette liberté & changement de lieu ; l’honnêteté & la bien-seance se mettent du parti ; afin de polir & instruire les hommes par la diversité des choses qu’ils voyent. Car en verité, que seroit-ce de leurs esprits, sans les lumiéres & l’expérience que leur apportent les voyages & le séjour qu’ils font dans les païs éloignez : parce que c’est un moyen trés-raccourci & trés-efficace pour apprendre beaucoup de choses en peu de tems. C’est pourquoy Platon disoit trés-sagement, que l’homme n’est pas une plante terrestre qui soit immobile & sans mouvement ; sa racine, qui est sa tête étant toûjours du côté du Ciel ; auquel il se peut élever par la considération de tout ce qui est au monde. Et un autre Philosophe nous dit fort à propos, que s’il n’y avoit point de Mer pour naviger [sic] l’homme seroit le plus sauvage animal, le plus nécessiteux & le moins respecté qui soit au monde.
D’où vient que tant de personnes voyagent par terre, que tant d’autres s’embarquent sur la Mer, & s’exposent hardiment aux accidens & perils que l’on souffre dans les navigations ; si ce n’est par un extrême desir d’apprendre des choses nouvelles, & pour connoître les mœurs, les humeurs & les coûtumes des Nations étrangeres, les secrets de la nature, la diversité des païs, la différence des lieux, & mille belles choses qui servent d’entretien dans la conversation, de reflexion dans la retraite, de regles dans les accidens qui arrivent, de précaution pour les occasions futures, & bien souvent de changement à une meilleure vie. C’étoit la pensée de S. Augustin qu’il exprime en ces termes, vôtre dessein, mon Dieu, étoit de me faire changer de mœurs en changeant de demeure ; ce que vous me fites éxécuter en me donnant des dégoûts à Carthage, & en me proposant des attraits à Rome.
L’extrême passion que les Gens d’esprit ressentent en eux-mêmes, de se rendre civils & bien-disans dans les compagnies, habiles & expers dans les affaires, & expérimentez dans le cõmerce, afin de paroître braves dans le monde, & y faire une belle figure est la principale cause qui les oblige à mépriser le repos d’une vie commode & délicieuse, pour s’exposer à tous les travaux que l’on souffre en voyageant ; la faim, la soif, le froid, le chaud [36] & mille autres incommoditez leur semblent douces & agréables, pour avoir le plaisir de se distinguer des autres par la connoissance des choses qu’on ne peut sçavoir, à moins que de se transporter dans les Provinces éloignées.
La raison & la bienseance ne sont pas les seules maîtresses, qui nous enseignent les avantages que l’on possede par la liberté du lieu : JESUS-CHRIST même nous en a donné des préceptes, pour nous montrer que rarement l’on peut éviter les perils que par la fuite, & qu’il faut avoir des aîles dans les occasions du danger. C’est pourquoy lors qu’il voulut donner la Mission à ses Apôtres il leur dit ces remarquables paroles, je vous envoye comme des brebis au milieu des loups ; lors qu’ils vous persecuteront dans un lieu, fuyez promtement dans un autre. Et un jour comme il enseignoit dans la Sinagogue , les esprits mal-faits des Juifs étant scandalisez de sa Doctrine, il leur apprit que personne n’est bon Prophete en son païs, & que jamais l’on ne reçoit moins d’honneur que dans sa propre maison & parmi les siens. Et ce divin Sauveur unissant la force de ses exemples à l’éloquence de ses paroles, comme une fois les Juifs le menérent hors la ville sur une haute montagne pour le précipiter en bas, il passa devant eux, & descendit en Capharnaum ville de Galilée : & non seulement en cette occasion, mais encore en plusieurs autres JESUS-CHRIST a évité les persécutions de ses ennemis par le changement des lieux ; & cela pour nous donner l’exemple de la maniere que nous en devons user quand nous sommes mal-traitez. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome, d’où vient que le Seigneur se retire en Galilée, si ce n’est pour nous apprendre, mes Freres, à ne pas nous jetter de nous-mêmes dans la persécution ; mais de ceder à la violence & de l’éviter autant qu’il nous est possible : car ce n’est pas un crime de ne se point précipiter de soy-même dans les maux ; mais s’en est un de ne les pas souffrir avec courage quand ils nous arrivent.
Les Apôtres étant conduits du Saint Esprit, & pour suivre l’exemple de leur Maître, passoient de Ville en Ville & de lieu en lieu pour sauver leur vie : ce qu’ils étoient obligez de faire pour prêcher l’Evangile & établir la foy. De sorte que cette liberté du lieu prêchée & pratiquée par JESUS-CHRIST ; & imitée par ses Apôtres, a été suivie par une infinité de Saints, [37] lesquels ont toûjours cedez à leur persécuteurs en leur laissant la place libre ; parce qu’ils aimoient beaucoup mieux vivre tranquillement loin de leur patrie, que d’être parmi des gens, dont la haine & les mauvais traitemens les mettoient en des continuelles occasions d’offenser Dieu.
Cette liberté étoit fort en usage dans la Loy ancienne où les Citez de refuge étoient expressement ordonnées, afin que ceux qui tomboient en des homicides, ou autres malheurs y pussent avoir recours, pour se délivrer de la vengeance & des poursuites de leurs ennemis. Et Dieu commanda à Ieremie de faire des vaisseaux de transmigration & de passer en plein jour d’un lieu en un autre, en la presence de tous ceux de Ierusalem ; afin de les exciter par son exemple à suivre les volontez du Seigneur, qui leur ordonnoit de fuïr promtement, pour ne point tomber dans les malheurs dont ils étoient menacez.
O que Dieu est liberal, dit un Pere de l’Eglise , dans les Dons qu’il a fait aux hommes ; il a crée les élemens & tout ce qu’ils contiennent pour leur service. Combien de choses a-il ordonné pour leur entretien, combien pour leur instruction & pour leur consolation ; & combien encore pour leur correction pour leur plaisir & leur contentement.
Mais tous ces merveilleux privileges desquels l’on peut joüir & profiter par la veuë & par l’usage de tant de choses si admirables, qui devroient être communes à toute la nature humaine, semblent n’être propres qu’à une seule partie, & que l’autre demeure dans un engourdissement perpetuel, par la privation & l’absence de tout ce qui peut perfectionner l’esprit & la raison. Et pour parler en terme de Philosophe, l’on peut dire, que les femmes & les filles sont traitées comme des êtres negatifs, ausquels l’on ne peut appliquer les formes des choses excellentes ; parce que les hommes les en estiment tout-à-fait incapables, & veulent que tout ce qui est grand & illustre soit à leur égard une véritable negation, & non pas une privation injuste. Car puisque il est trés-vray que l’on ne sçauroit parvenir à une fin sans l’application des moyens qui nous y conduisent. Quelles lumiéres peuvent jamais avoir les personnes du Sexe, qui ne voyent rien de remarquable & qui regardent leur Patrie & leur Ville, comme un tombeau où elles sont ensevelies, & le sepulchre du-[38]quel il ne leur est pas permis de sortir, pour avoir l’usage & la connoissance de ce qui fait le bonheur & la felicité de la plûpart des hommes.
Le Sauveur du monde n’a pas traité les femmes avec tant de mépris & de rigueur ; puisque durant sa trés-sainte vie il a été suivi de la Madeleine, de Marie mere de saint Jacques, de la femme du Procureur d’Herode, de Susanne & de plusieurs autres personnes du beau Sexe, qui prenoient un soin particulier de lui administrer les choses nécessaires à la vie humaine, & pour cet effet le suivoient en ses voyages, allant aprés lui de lieu en autre. Et depuis l’Ascension de JESUS-CHRIST les Apôtres furent assistez en leurs besoins par plusieurs femmes pieuses & honorables, qui les accompagnoient dans les Villes où ils alloient prêcher l’Evangile : tant pour s’instruire en la foy, que pour leur procurer la nourriture & les autres choses dont ils avoient besoin. Et saint Paul le plus severe de tous, comme il ne pratiquoit pas cette coûtume, pour ne point scandaliser le foible esprit des Gentils qui étoient nouvellement convertis à la Loy ; écrivant aux Corinthiens, il leur dit ces mots, N’ay-je pas la puissance de mener par tout des femmes vertueuses, comme les Apôtres & les autres Disciples du Seigneur.
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CHAPITRE VIII.
Le sejour des païs éloignez sert à l’instruction de l’esprit,
& à la correction des mœurs.
J’Ay consideré toutes choses, dit le Sage , & j’ay appliqué mon cœur à mediter tout ce qui est sous le Soleil. Cét Oracle du Ciel nous apprend qu’il n’y a rien sur la terre qui ne soit digne de serieuses reflexions, & que tout ce qui est dans la nature parle bien haut dans son silence : les créatures inanimées & insensibles nous donnant pour l’ordinaire des leçons plus pertinentes & plus utiles, que les humaines & raisonnables ; lesquelles par leur corruption nous causent souvent du préjudice & des impressions mauvaises au lieu que les autres qui suivent par une loy indispensable [39] l’ordre & l’instinct qu’elles ont receu de Dieu, nous portent facilement à l’amour de celui qui les a crées.
Seneque avoit bien raison de vouloir que cette opinion fût gravée dans l’esprit de tous les hommes qu’ils ne sont pas nez pour un seul lieu, mais que leur patrie est par tout le monde. L’utilité qu’ils reçoivent de la demeure qu’ils font dans les païs étrangers comprend beaucoup de choses particulieres ; & pour éviter d’en faire une discussion trop étenduë, je les renfermerai en trois articles : cette utilité consiste à reveiller l’esprit ; à modérer les passions, & à dissiper le chagrin et la tristesse.
C’est une chose assurée, que par la réception ordinaire & frequente de plusieurs & differens objets, les sens et l’entendement se perfectionnent toûjours davantage. Et quand le Poëte Grec nous veut répresenter un homme sage en la personne d’Ulysse, il nous assure que ce Prince avoit vû beaucoup de choses ; ayant voyagé en divers païs & conversé avec des Nations étrangeres. La raison en est trés-évidente, puisque c’est par les yeux, qui surpassent en vivacité tous les autres sens du corps humain, que nous recevons la plus grande partie des connoissances que nous avons ; parce que les choses s’impriment incomparablement mieux dans nos esprits lors que nous les regardons attentivement, que par les recits que l’on-nous en fait : d’autant qu’il n’y a rien de plus propres pour réveiller, entretenir & satisfaire nos pensées, que les diverses choses qui nous passent devant les yeux. Et saint Gregroire le Grand nous assure ; que les images & autres signes exterieurs de devotion sont les livres des ignorans, parce qu’ils apprennent mieux en voyant qu’en écoutant.
Anciennement les Chrêtiens entreprenoient trés-souvent de longs voyages pour visiter les lieux que JÉSUS-CHRIST a sanctifié par sa presence ; afin de renouveller leur ferveur & leur amour envers lui. Saint Augustin confesse que sa devotion prenoit beaucoup d’accroissement quand il consideroit ce grand Univers ; parce que le ciel, & la terre l’avertissoient continuellement d’aimer Dieu, & que tout ce qui étoit dans leur enceinte lui faisoit la même leçon. Et saint Bernard nous assure qu’encore que plusieurs choses soient nuisibles à la santé & aux biens temporels des hommes, elles ne laissent pas d’avoir quelque bonté naturelle [40] qui les rend profitables ; & que pour inutiles qu’elles soient en apparence, elles donnent toûjours à l’esprit sujet de s’exercer et de rentrer en lui-même.
L’imagnation étant vague & indeterminée elle se figure comme il lui plait les objets qui ne sont pas presens ; au contraire l’œil les reçoit comme ils sont veritablement, il n’en altere jamais ni la couleur ni la figure ; il nous est toûjours fidelle & son rapport n’est point trompeur. C’est ce qui fait dire à saint Jerôme, que pour bien comprendre le troisiéme livre de l’Eneide de virgile il est necessaire d’avoir été par mer depuis Troye la grande jusqu’à l’embouchure du Tybre : que pour bien entendre l’Histoire Grecque, il faut avoir été dans Athenes : & que c’est un trés-grand avantage à ceux qui ont voiagé dans la Palestine, & en ont remarquez les lieux & les noms particuliers des Villes, pour avoir l’intelligence de l’Ecriture Sainte.
L’on ne sçauroit jamais disconvenir que ceux qui ont veu les Royaumes Etrangers, & se sont appliquez à la recherche des raretez qui se voient dans les lieux & dans les Provinces particulieres ne soient dans l’estime du monde comme des gens éclairez & capables. Cette verité nous est suffisament prouvée par l’experience ; & par le témoignage de Plutarque, qui nous assure que les plus illustres & habiles Philosophes ont vecus en des païs étrangers, non pas qu’ils y aient été contrains par quelque punition ou infortune, mais seulement parce qu’ils s’y sont transporté eux-mêmes, pour fuïr les empêchemens qu’apportoit la patrie : & la plûpart des belles compositions que ces grands hommes ont faites, c’est pendant qu’ils ont été éloignez de leur maison, soit volontairement, soit même quelquefois durant l’exil qu’ils ont endurés par la persécution de leurs ennemis. Car c’est une chose certaine que tout ce qui est rare et inusité, reveille l’esprit et lui donne toûjours d’agréables pensées.
Ce n’est pas la seule utilité que nous recevons de la liberté du lieu ; & ce seroit trés peu de chose de nous satisfaire par la veuë & la considération de tout ce qui peut avancer nos connoissances, si nous n’en tirons la réformation de nos mœurs, et l’amandement de nôtre vie, qui sont plus considerables que la théorie des choses que nous pouvons sçavoir, puisque le salut de nôtre ame, le repos de nôtre esprit, & la tranquillité de nos [41] vies dependent de la correction de nos defauts, qui n’est autre que le bon reglement de nos passions ; il est necessaire de considerer si le changement des lieux nous y peut aider.
Personne n’ignore que si nos passions se rangent du côté de Dieu & de la vertu, elles ne soient bien tôt dans le calme & dans le bon ordre : comme au contraire si elles se tournent du côté de la créature & au déréglement du vice, c’est une cruelle guerre & une secrette tyrannie, qui s’exercent avec d’autant plus de violence, que les objets qui sont capables de les exciter sont proches de nous : l’amour, la haine, la crainte, la tristesse, la joye, la témérité ou l’hardiesse, ne nous étant jamais plus sensibles que par la presence des choses qui font naître en nous ces sentimens rebels & déréglez. C’est pourquoy nous pouvons dire avec vérité que la fuite est le plus souverain remede pour guerir tous ces grands maux. Ciceron dit à ce sujet ces belles paroles, bien que nous ayons tous un même sentiment de douleur en quelques lieux que nous puissions être, & un même regret pour nos malheurs & ceux de nôtre Patrie ; il est poutant trés-vray que les yeux l’augmentent beaucoup, parce qu’ils sont contrains de voir & de regarder ce que les autres apprennent seulement par le recit : les miséres presentes ne permettant pas à la pensée de s’en retirer et de s’en divertir.
Il n’y a rien de plus juste que de s’éloigner des objets que nous aimons au préjudice de l’amour que nous devons à Dieu ; & rien de plus doux & de plus agréable que d’abandonner ceux qui nous deplaisent, nous affligent & nous persecutent. C’est ce qui fait dire à ce même Auteur écrivant à un de ses amis, je vous donne un conseil que je veux prendre pour moy-même, c’est que nous évitions les yeux des hommes, si nous ne pouvons éviter leur langue.
C’est dans le séjour des païs éloignez que l’on apprend à se surmonter en beaucoup de choses ; parce que l’on est obligé de prendre des mesures pour se garder des saillies & des emportemens d’un mauvais naturel, pour vaincre des inclinations perverses & pratiquer la patience en supportant une infinité de peine, & d’incommoditez qui sont presque inévitables, lors que l’on n’est pas sur son lieu : parce que c’est le propre du sage d’endurer les injures ; & le fol quand il est dans le peril, menacé de [42] plusieurs mauvais traitemens, est contraint de rentrer en lui-même , afin de les éviter par la moderation & par la patience ; ne le pouvant faire autrement à cause qu’il est éloigné de tous ceux dont il pourroit recevoir du secours & de l’appui.
Le monde, au dire de saint Augustin, ne devant sa beauté qu’au mélange des biens & des maux qui le composent, c’est une verité constante que les plus belles vies sont les plus agitées de traverses & de passions contraires & opposées, & se donnant la suite les unes aux autres, un seul & même sujet les expérimente toutes en divers tems & successivement ; & par consequent il se trouve obligé de rechercher des moyens forts et efficaces pour les guerrir & surmonter, & en s’éloignant des objets qui lui sont trop sensibles, il s’en rend le maître, & obtient la victoire sur ses déréglemens.
Nous lisons dans la Genese , que le Patriarche Abraham étant en dispute avec Loth pour l’abondance de leurs biens, & la prodigieuse multitude de leurs troupeaux, qui étoient en si grand nombre, que le païs qu’ils habitoient ne les pouvoit tous contenir ; ne voulut pas l’emporter par violence ; mais il chercha le repos dans la separation, et dit à Loth, toute la terre est à ton commandement, separons-nous je te prie, si tu vas à la droite, je prendray la gauche, & si tu prens la gauche je me rangeray à la droite. David en toutes les persecutions qu’il a souffertes, tant de Saül que de son fils Absalom, n’a jamais cherché de s’en délivrer que par la fuite qui le separoit promtement de ses persecuteurs. Et ces grands Capitaines de la Grece, Themistocles & Aristides sont loüez hautement de ce qu’ils laissoient toutes leurs inimitiez lors qu’ils sortoient d’Athenes pour aller à la guerre ou en d’autres voyages & expeditions ; mais ils étoient blâmables de ce qu’au retour ils les reprenoient.
Nos passions qui sont si éloquentes aux approches de ce qui les flatte deviennent souvent müettes & interdites par l’éloignement de ces même choses qui les touchent & leur sont sensibles ; c’est pourquoy il faut imiter ce généreux animal, dont Avincenne & les Naturalistes nous rapportent qu’il cherche toûjours les lieux hauts & élevez pour sa pâture & qu’il ne se defend jamais ni des pieds ni des cornes ni des dens ; mais il se délivre de ses ennemis par la fuite, & son odorat est si pénétrant [43] qu’il discerne trés-facilement les bonnes herbes d’avec les mauvaises. C’est le même, dont parle l’Amante sacrée, lors qu’elle invite son Epoux de fuïr, comme le Faon des Cerfs, & qu’elle le presse de sortir par ces mistérieuses paroles, fuyez, fuyez mon bien aimé sur les colines de Bethel & sur les montagnes des parfums & des choses aromatiques.
Outre les connoissances que reçoivent nos esprits par le moyen des voyages que l’on fait dans les païs éloignez, & la reformation de nos passions & de nos mœurs ; nous en tirons encore un troisiéme avantage qui est de nous soulager dans les maux qui nous affligent, & nous délivrer d’un certain dégoût intérieur qui cause en nous le chagrin et l’ennuy, parce que nôtre cœur qui ne se peut attacher qu’aux choses les plus charmantes & les plus agréables ne trouvant pas ce qu’il cherche, les objets qui le peuvent contenter étant trés-rares ; il tombe dans la tristesse & ne se peut guerir que par quelque nouveauté & changement.
Combien de dégoûts dans la possession des objets que nous voyons sans cesse, combien de mauvais tours nous font nos ennemis, combien d’infidelitez dans les amis, de mauvais succez dans les affaires, de fâcheux évenemens dans les compagnies où nous sommes & dans les occasions qui se presentent : & un changement de lieu peut remedier à toutes ces choses, parce que la cause du mal est éloignée, l’esprit se fortifie, le cœur n’est plus si sensible & si tendre, de nouveaux objets succedent aux premiers & les effacent ; s’ils sont fâcheux, ils ne font que passer ; & s’ils sont agréables, ils donnent plaisir au voyageur & addoucissent son amertume ; le changement de demeure & la nouveauté des choses qu’il voit & qu’il observe dissipent sa tristesse & ses ennuis. C’est ce que nous apprend Aristote quand il dit, que dans les voyages éloignez nous expérimentons souvent combien l’homme est agréable à l’homme qui n’est appellé humain que parce qu’il est amateur de ses semblables.
Si nous sommes persecutez de nos amis, c’est un grand plaisir de les abandonner & de leur faire connoître que nous méprisons leur perfidie : & pour nos ennemis il est impossible que l’éloignement ne nous en soit agréable. L’expérience qu’en a eu saint Jerôme l’oblige de confesser qu’étant mal traité d’injures [44] & de calomnies, tant par les Origenistes que par d’autres personnes qui faisoient profession de piété en apparence, il avoit été contraint d’abandonner le Desert qu’il n’avoit jamais quitté pour toutes les tentations des Diables. Et en une autre Epître il parle en ces termes, il est bien plus à propos de changer de demeure que de foy, & il vaut mieux ceder que d’être continuellement en guerre & en dispute. Et écrivant encore à un de ses amis auquel il parle de ceux qui le persecutoient, il dit ces mots, ils m’ont ravi mes freres, qui sont une partie de moy-même, & je me mettrois en chemin pour m’en éloigner toûjours d’avantage, si je n’en n’étois empêché par la foiblesse de mon corps & par la rigueur de l’hiver, il vaut beaucoup mieux vivre parmi les bêtes sauvages, qu’avec de pareils Chrêtiens.
Ceux qui donnent en partage aux personnes du beau Sexe, la force des passions & la foiblesse de l’esprit, doivent confesser en cét endroit leur injustice, puisque dans leur sentiment elles sont toûjours dans le combat de leurs affections ou de leurs haines déréglées ; & néanmoins on leur ôte les armes qui leur pourroient servir de défense, en les privant des moyens par lesquels il leur seroit facile d’en être victorieuses. Car s’il est vray ce que dit Hypocrate ; qu’un malade qui est avec peu de force & de trés-violentes douleurs, difficilement peut être guery par tous les remedes de la Médecine ; comme se peut-il faire que les femmes & les filles resistent aux efforts de tant de passions, avec un cœur languissant & un esprit aussi foible qu’un roseau qui se laisse agiter des vents sans faire aucune resistance. Car c’est ainsi que les hommes en parlent, tant ils en ont peu d’estime ; & toutefois il faut qu’avec ces grandes foiblesses qu’on leur attribuë elles ne laissent pas de surmonter tous les déréglemens des passions & des vices ; bien qu’on les prive du plus efficace de tous les moyens, qui est celui de la fuite & de l’éloignement qui leur est interdit avec tant de rigueur, qu’il n’y a point de raison capable d’en adoucir les loix, & d’en introduire la dispense.
Dans les principes de la conscience on dit toûjours aux personnes du Sexe, que si un amour trop sensible parle un peu haut dans leur cœur, elles aient à s’en retirer aussi prõtement, que d’un importun qui les presseroit de leur deshonneur. Mais tous ces remedes qui ne consistent qu’en des avis & en des paroles sont [45] foibles & sans pouvoir ; pendant que l’absence d’une seule année feroit plus de merveille que cent discours, & que de longues & ennuyeuses exhortations : parce que l’on coupe la racine des passions en s’éloignant des objets qui les font naître ; & par toutes les autres pratiques l’on prend seulement des mesures pour bien faire, qui demeurent souvent inutiles.
C’est une verité connuë de tout le monde, qu’en quelque état & condition que s’engagent les personnes du Sexe, la liberté du lieu leur est absolument interdite. Si elles s’établissent dans le Cloître, c’est une retraite qui ne souffre jamais le changement des lieux ; si elles prennent parti dans le monde, elles sont obligées de garder la maison sous la severe conduite d’un mary ; & finalement, si elles demeurent neutres sans faire aucun engagement l’on prétend toûjours que c’est un honneur à leur Sexe de ne sortir jamais de leur Patrie. Cette opinion est tellement grande dans les esprits, que c’est perdre le tems de vouloir persuader les bien qui pourroient arriver par un autre coûtume.
Je voudrois bien sçavoir quelles sont les passions que l’on donne ordinairement au Sexe, & si les personnes qui le composent sont plus sujettes à l’amour qu’à la haine ; si nous prenons le suffrage des hommes là-dessus, ils ne manquent jamais de leur attribuër la premiere ; mais si nous consultons la raison & l’experience, nous trouverons que la seconde leur est plus commune & plus ordinaire. Et quand nous n’aurions pas ces deux grands appuis, l’Oracle du Saint Esprit l’emporteroit par-dessus toutes les disputes ; puisqu’il nous assure que rien ne peut être comparé à la colere & à la vengeance de la femme. Aprés une autorité si forte, il est facile de conclure que si la separation & l’éloignement sont absolument nécessaires pour guerir l’amour déréglé des créatures ; ils ne le sont pas moins pour surmonter la haine & l’aversion que l’on peut avoir contre ses ennemis : car si la presence des objets reveille & entretient l’amour ; elle ne porte pas moins de préjudice pour faire naître & augmenter la haine.
Il y a certaine coûtume dans le monde qui semble contrarier le droit naturel, bien qu’il soit le plus juste de tous, à cause qu’il prend son origine de la loy éternelle. C’est par cette raison que la défense que l’on fait aux miserables de prendre du pain ou de [46] l’argent pour en acheter seulement dans leur extrême nécessité, afin d’avoir moyen de conserver leur vie, paroît trop severe & rigoureuse. L’on en peut dire autant de celle qui ne permet pas la pêche en certaines Rivieres & Ports de Mer ; parceque [sic] la nature a rendu toutes ces choses communes. Et l’on ne doit pas trouver mauvais si je dis que la Privation de la Liberté des lieux aux personnes du Sexe n’est pas moins contraire au droit naturel, puisque toute la terre étant commune au genre-humain, elles n’en peuvent seulement avoir la veuë, si ce n’est d’un trés-petit Poinct, où elles habitent & font leur demeure.
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[46]
CHAPITRE IX.
Liberté d’esprit.
L’Esprit de l’homme est si grand & si généreux qu’il ne peut souffrir aucune borne ni limite ; il ne prend point pour sa demeure un seul endroit de la terre : il ne se contente pas, dit Seneque , ni d’Ephese, ni d’Alexandrie, ni d’autres lieux plus spacieux, plus remplis de Citoyens & d’un plus grand nombre de maisons ; sa Patrie est tout ce que l’Univers environne & renferme dans son enceinte. Son étenduë est si prodigieuse qu’il est absolument indépendent des lieux, du tems, des personnes, & même de son propre corps, parce qu’il est une substance spirituelle, qui n’a rien de terrestre & de materiel.
Je prens l’esprit pour la supréme pointe de l’ame, ou pour mieux dire, c’est d’elle-même que j’entens parler ; puisque donnant la forme & la vie au corps, elle voit par les yeux, entend par les oreilles, se sert de la langue pour exprimer ses sentimens ; & met en usage ses facultez intérieures pour ses operations plus relevées & plus sublimes, elle veut par la volonté rappeller les choses passées par la memoire, raisonne et connoît par l’entendement. En plusieurs endroits j’usurperay le terme d’esprit pour celui de l’ame, puisque ce n’est essentiellement qu’une même chose. Car bien que l’on observe une grande diversité entre les créatures raisonnables ; les unes paroissant comme des intelli-[47]gences celestes, & les autres comme brûtes, tant elles sont stupides & peu capables de raisonnement ; cette différence ne vient que des qualitez accidentelles de l’esprit, & non pas de l’esssence de l’ame ; celle d’un païsan n’étant pas moindre que celle d’un habile Théologien, quant à la forme & à l’essence, mais seulement en la maniére & facilité de bien concevoir & discourir des choses : celui-ci ayant acquis plus de lumiére par sa subtilité & par son étude, pendant que celui-là est demeuré dans l’ignorance par sa stupidité naturelle & par le manquement d’instruction & d’exercice. Néanmoins pour grossiers que soient les hommes, il y a des privileges & des excellences qui sont tellement attachez à leur espéce, qu’ils n’en peuvent jamais être dépoüillez tant qu’ils possedent la qualité de raisonnables.
Les Philosophes m’apprennent que l’esprit de l’homme ne peut être renfermé en aucun lieu, parce qu’il n’a point de limite. C’est ce qui oblige Aristote de dire en son Traité de l’Ame, que l’esprit est toutes choses, puisque par l’excellence de son être il se porte hors de son sujet, sans toutefois qu’il sorte de sa place ni qu’il abandonne son lieu. Il participe en quelque façon à l’agilité des Anges & à leur activité, se transportant en un moment de France en Italie, d’Europe en Asie, & de l’Affrique aux Indes. Il tient de la nature de l’éclair qui paroît soudainement de l’Orient en l’Occident, du Midi au Septentrion, & en un clein d’œil il vient & s’en retourne sans laisser aucun vestige de sa naissance.
Mais ce qui est encore prodigieux & admirable, c’est que ses conceptions & ses raisonnemens sont en quelque façon infinis, il penetre jusqu’au dessus des Cieux & décend au fond des abîmes, il se trouve en mille endroits différens, il embrasse les choses sans y toucher, il les frappe sans se faire sentir, il remuë les trésors sans les emporter, il rode sur la terre sans marcher, il vogue sur la Mer sans naviger, il est dans le feu sans brûler, dans l’air sans voler, & dans les abîmes sans s’abaisser. Tant de merveilleuses proprietez obligent saint Bernard de s’écrier avec étonnement, l’esprit se peut élever par-dessus les Cieux sans se servir du corps & sans s’arrêter aux choses sensibles, & par la vivacité de sa nature il a la force de se porter aux choses les plus élevées, & de pénétrer jusques aux plus basses. Et un Auteur [48] de ce tems à raison de dire, que tous les corps, le Firmament, les Astres & tous les Royaumes du monde ne valent pas le moindre des esprits ; car il connoît tout cela & soy-même aussi. Ses agitations & tous ses mouvemens étant invisibles, sa liberté ne peut être empêchée par aucune chose, il n’y a point de considération qui le puisse retenir. Et c’est ce qui fait dire à S. Augustin ces paroles, vous sçavez Seigneur, vous qui êtes l’arbitre des esprits, les courses & les retours du mien, vous connoissez si la racine de ses pensées est douce ou amere, & vous voyez l’abondante matiére de tant d’agréables feuilles.
L’esprit humain n’est pas moins libre et indépendant du tems que de la diversité des lieux. Le tems dis-je qui prend sa mésure du mouvement des Cieux & du cours des Astres, qui fait les jours, les mois & les années, est la durée de toutes choses ; & pourtant sa mesure, qui sert de regle à la conduite extérieure de nôtre vie, ne peut jamais prétendre d’empire sur celle de nôtre esprit. L’une des plus grandes marques de son immortalité étant le mouvement continuel où il se trouve, parce qu’il n’a jamais d’interruption mais il agit sans cesse ; & bien que la nuit soit comme une tréve à toutes les actions du jour, l’esprit n’en donne point à ses opérations : il réfléchit, il raisonne, il medite, il approuve une chose, il en condamne une autre, il forme des desseins de mille différentes façons ; au milieu des tenébres il fait en lui-même un ciel de lumiére & de clarté, & dans le plus grand jour il se propose les plus secrettes solitudes & les retraites les plus sombres.
Il y a plusieurs choses qui se font dans le tems sans être sujettes à ses mesures, à cause qu’elles se passe [sic] en un instant, comme l’illumination de l’air dans un lieu obscur, lors que l’on ouvre les portes & les fenêtres, la réception d’une parole dans l’oüye, & l’action de l’œil qui reçoit en un moment les divers objets qui se presentent à lui. De même la vivacité de l’esprit ne souffre aucun empéchement dans son action qui se produit sans résistance & avec un tel empire que saint Jean Chrysostome nous assure qu’il arrive tous les jours que lors qu’il est fortement occupé nos yeux ne s’apperçoivent pas de ceux qui sont presents. C’est non seulement parce que l’esprit est un puissance universelle qui se porte à tout ce qui est intelligible & imaginable in-[49] dependamment des sens & de leurs organes ; mais encore par ce que c’est une cause superieure qui étant appliquée pour agir serieusement & avec attention, suspend les actions des causes inférieures & bornées qui sont les sens ; de même que toutes les Dames suivantes d’une Princesse ou d’une Souveraine demeurent debout dans le silence & dans le respect, pendant qu’elle parle, qu’elle s’explique & qu’elle declare ses volontez. C’est ce qui disoit l’Ange Raphaël à Tobie, il sembloit véritablement que je m’engeasse & que je beusse avec vous ; mais j’use d’un boire & d’un manger invisible qui ne peut être apperçu des hommes. Et Seneque dit à ce propos, que nous avons receu de Dieu un esprit qui peut en un moment parcourir tout le monde ; d’autant qu’il n’est point sujet à la suite des tems, & qu’il est plus promt & plus leger que les étoiles ; car il prévoit long-tems auparavant le cours & le chemin qu’elles tiendront dans les siécles à venir.
L’esprit humain ne seroit jamais libre, bien qu’il ne dépende aucunement nj des lieux, ni du tems, s’il étoit tant soit peu sujet aux caprices & maniéres d’agir des hommes ; mais ni leurs promesses, ni leurs menaces, ni leurs commandemens, ni leurs deffenses, ni leur amour, ni leur haine ne peuvent jamais retarder ses opérations. L’Ecriture Sainte nous confirme cette grande verité par les paroles du Sage qui dit dans l’Ecclesiaste, qu’il n’est pas en la puissance de l’homme d’empêcher l’esprit. C’est une admirable créature, laquelle selon saint Augustin a du rapport avec toutes les autres, & porte en soy la ressemblance du Créateur, ayant des traits de la sagesse divine, & étant semblable à la terre par l’être qu’elle possede, à l’eau par l’imagination, à l’air par la raison, & au firmament par ses lumiéres. Comme seroit-il donc possible que l’esprit humain fût soûmis à tant de variétez qui se trouvent continuellement dans la conduite & dans les sentimens des hommes, puisque leur presence & tous leurs efforts ne sçauroient jamais retarder ni empêcher ces fonctions ordinaires ; car dans le tems que l’homme est aux pieds des Monarques & des Souverains, son esprit peut raisonner en lui-même avec des bergers. Toutes les loix & toutes les ordonnances humaines ne le peuvent jamais engager, puisque leur puissance n’a point de droit sur lui & qu’il ne releve que du seul Créateur, [50] auprés duquel nous sommes véritablement libres dans les actes de nôtre soumission & de nôtre amour envers lui. Saint Bernard avoit une parfaite connoissance de cette verité quand il disoit, qu’une ame où l’esprit du Seigneur habite est en possession d’une vraye liberté.
L’autorité de JESUS-CHRIST est plus puissante que tout ce que l’on peut avancer ; parce qu’il nous avertit de ne pas craindre ceux qui n’ont du pouvoir que sur le corps, mais seulement celui qui peut envoyer l’ame & le corps dans la gene. Toutes les contraintes, persécutions et violences que les hommes exercent les uns contre les autres n’ont point de prise sur les esprits. Celui là se trompe dit Seneque, qui pense que la servitude ait pris possession de tout l’homme, la meilleure partie en est exemte. Ie confesse dit ce Philosophe que les corps sont dependents & assujettis ; mais l’esprit retient toûjours sa franchise, il est si libre qu’il ne peut être retenu dans la prison même où il est renfermé : & pour nous confimer cette vérité il rapporte l’exemple de Socrate lequel étant au milieu de trente Tyrans, ils ne peurent jamais flechir son courage ni l’intimider tant soit peu : parce que celui qui méprise la servitude est toûjours libre, quand il seroit esclave de mille Rois. Et Ciceron nous assure que plusieurs illustres personnages ont soufferts une grande diversité de regnes dans Athenes, Syracuse & autres païs, mais qu’étant dans la servitude ils ne laissoient pas d’avoir l’esprit en liberté.
Nôtre ame laquelle selon les Philosophes est dans le corps definitivement, c’est à dire toute en toutes les parties sans y occuper aucune place & sans y être contenuë, n’est point captive de ce même corps ; bien que Platon & ceux de sa secte tiennent qu’elle y demeure comme une prison. Mais il est trés-constant qu’encore que le corps soit une partie de l’homme, l’esprit n’en dépend en aucune maniére. Saint Augustin ravi en la connoissance de cette auguste vérité dit ces belles parole : s [sic] mon ame ce qui releve de ta dignité, c’est que tu es la vie de ton corps ; ton Dieu est celle de ton esprit, & ainsi il est en quelque façon ton ame. Puisque le propre des natures intellectuelles c’est d’agir & de se mouvoir d’elles mêmes ; il ne faut pas s’étonner si l’esprit n’est point sujet à la puissance du corps, des organes duquel il se sert seulement pour quelques fonctions extérieures & sensibles, [51] qui ne paroitroient jamais au déhors sans le service de cét animal corporel & visible qui est comme une bête de charge sujette à tous les emplois qu’en veut faire l’esprit.
Que pourront dire en cét endroit ceux qui font profession de persécuter les femmes & les filles, par toutes les maniéres qu’ils se peuvent imaginer ; puisqu’il est trés-constant que leur esprit est tiré d’un même principe que celui des hommes, & possede les mêmes privileges & excellences ; étant indépendant de la diversité des lieux, du changement des tems, de la servitude des créatures, & de celle de leur propre corps ; parce que se [sic] sont des proprietez naturelles qui sont inséparables de tous les esprits doüez de raison. Ie connois néanmoins qu’ils ne laisseront pas de dire, que les organes du corps dont l’esprit se sert pour la production de ses actes exterieurs, étant foibles & infirmes dans le Sexe ; les effets n’en peuvent être ni forts ni considérables. Qu’ils écoutent parler le saint Esprit, qui compare la vie & la conduite d’une femme sage & honnête à des colomnes d’or & d’argent, qui meritent d’être placées dans le Temple de Dieu ; sa lumiére à celle du Sanctuaire, & sa beauté à tout ce qu’il y a au monde de plus charmant & de plus agréable : afin qu’ils apprenent à corriger leur langage, étant convaincus par l’autorité Divine, du merite & de la capacité des personnes du beau Sexe.
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[51]
CHAPITRE X.
Suite du même sujet.
SI dans le chapitre précédent nous avons fait voir un esprit libre selon les qualitez naturelles qu’il a reçeuës de Dieu ; il est nécessaire de le répresenter en celui-cy dans cette liberté suréminente que les sages peuvent acquerir, par une serieuse pratique de la plus solide vertu, à la faveur de la vivacité & force d’esprit dont le Seigneur les a privilégiez. C’est icy le partage des ames grandes & élevées d’être au dessus des faveurs de la fortune, de l’opinion & de l’estime des hommes, & de tous les accidens impreveus de la vie. [52]
La fortune selon Aristote est une chose accidentelle qui se fait de propos déliberé, & se conduit par la disposition des créatures raisonnables. Bien que les dons de la fortune soient fort differens, & en trés-grand nombre ; ils peuvent toutefois être contenus en trois classes : dans la premiére sont les richesses, dans la seconde les honneurs, & dans la troisiéme les plaisirs & les delices des sens. Le premier bien dont elle favorise les heureux selon le monde, ce sont les commoditez temporelles, qui engagent tellement l’esprit des hommes, qu’anciennement les Payens estimoient que la fortune maîtrisoit les plus sages comme une tres-puissante Déesse ; & pour cette raison lui consacroient des Temples, afin de se la rendre favorable : bien que les plus censez & judicieux la tenoient pour une aveugle, voyant que les avares, les ignorans & les indignes avoient plus de bonheur que les magnanimes & généreux. Si à present on ne lui dresse pas des autels en public, on ne laisse pas de lui sacrifier en particulier, puisque généralement toutes choses tant saintes que profanes servent à l’interêt, le mépris & l’abandon des richesses étant si rare que le Sage aprés avoir declaré, bienheureux l’homme qui n’a pas recherché l’or & l’argent qui n’a pas mis se [sic] confiance & son appuis dans les trésors de ce monde ; semble témoigner de l’admiration & de l’étonnement quand il dit, qui est celui-là nous le loüerons, parce qu’il a fait merveille en sa vie. Ces paroles inspirées de Dieu au plus éclairé de tous les hommes nous donnent bien à connoître que l’amour des richesses est tres-puissant & que c’est une espece de miracle de les mépriser. Il n’appartient qu’à celui qui est entierement libre d’esprit de faire ce prodige, & de s’élever par la sublimité de ses pensées au dessus de toutes les choses perissables.
Si l’on croit les Stoïciens, les sages seulement sont les véritables riches, & jamais aucun d’eux n’a desiré les biens de la terre ; parce que l’avarice est un poison qui affoiblit l’ame & le corps de l’homme. Elle est toûjours insatiable, toûjours infinie, & ne se remplit jamais par l’abondance. C’est le naturel des ames magnanimes de mépriser les richesses, comme nous l’enseigne Aristote lors qu’il dit, qu’elles sont d’une humeur à en être facilement dépoüillées parce qu’estimant peu les biens de la fortune, il n’est pas mal aisé de les surprendre & de leur faire tort. Le peu d’état que font les sages des richesses de ce monde, les rend [53] intrepides aux sentimens de l’envie & de l’avarice ; à cause qu’ils sçavent tres-bien ce que dit un Philosophe , que d’être heureux c’est une occasion à devenir miserable en ceux qui ne sçavent pas profiter de leur bonheur : parce que les biens de la fortune donnent sujet aux malavisez de faire beaucoup de folie ; l’amour de l’argent étant la marque d’un esprit grossier & d’un foible courage.
Les honneurs qui sont encore des bienfaits de la fortune, sont fort peu estimez par les esprits libres ; lesquels vivent dans un parfait dégagement de toutes choses. Ils considerent les grands & tous ceux qui font éclat dans le monde, comme ces montagnes qui sont hautes & élevées aux yeux des hommes ; mais si tôt qu’on les touche elles jettent des feux & des flames de toutes parts, & enfin se reduisent en fumée. Toutes les grandeurs du monde n’ont point d’attrait pour ceux qui sont dans la recherche des biens de l’esprit ; d’autant qu’ils considérent les choses en elles mêmes, & non pas selon qu’elles paroissent au déhors. C’est ce qui a obligé tant d’habiles Philosophes de mépriser les charges, les honneurs & les bienfaits des Rois & des Souverains de la terre. Diogenes le Cynique pauvre & misérable en apparence, avoit cette liberté dans un si haut point qu’étant visité par Alexandre le Grand, qui lui offrit des richesses & des honneurs ; il en fit si peu d’état qu’en ayant fait le réfus par une réponse facetieuse & agréable, il causa tant d’étonnement à ce puissant Monarque, qu’il dit hautement que s’il n’étoit Alexandre, il voudroit être Diogenes : donnant à connoître par ces paroles qu’il le préferoit en estime aux Princes & grands Seigneurs des [sic] son Empire. La liberté de Calisthenes n’eut pas un pareil succez, lors que voyant ce Prince blessé il lui dit avec un esprit de Philosophe, qu’il s’étonnoit que son sang n’étoit pas comme celui des Dieux, voulant corriger par ces paroles la superbe de ce Roy, qui prétendoit d’être réveré comme une Divinité. Mais il fit bien connoître qu’il étoit un homme trés-foible, puisque ne pouvant supporter cette raillerie ; il s’en vengea cruellement par un coup de fleche, qui fit mourir Calisthenes ; lequel étoit de ces forts & libres esprits qui sont peu sensibles aux brillans des honneurs que donne la fortune : puisqu’il n’eut pas de crainte de s’attirer la haine d’un si puissant Monarque, & méprisa comme avoit fait Diogenes toutes les magnificences de sa Cour. [54]
De cette trempe d’esprit étoit sans doute cét illustre Romain , lequel aprés avoir vaincu les plus fortes & vaillantes Nations du monde cultivoit de ses mains quelque peu de terre qu’il avoit, & que les Ambassadeurs des Samnites trouverent comme il aprêtoit lui-même son souper ; ils lui firent de grands honneurs & lui presenterent quantité d’or & d’argent, qu’il refusa sans vouloir accepter aucune chose, & leur fit réponse que celui qui se contentoit d’un si pauvre repas n’avoit aucunement besoin de ces trésors, & qu’il estimoit beaucoup plus honorable de mépriser les richesses & les grandeurs que de les posséder. Tous ces Grands Hommes étoient des siécles passez, celui d’apresent ne demande pas de si puissans efforts pour donner le titre de magnanime & de généreux à ceux qui prétendent de se distinguer du commun par leur sagesse & leur générosité.
Ce seroit bien peu de chose d’être libre par le mepris des richesses, & des honneurs, si l’on se se rendoit captif des plaisirs & des voluptez des sens ; parce qu’ils empêchent autant l’esprit de liberté que les obstacles précédens dont je viens de parler. Il faut observer de deux sortes de plaisirs, dont les uns sont des presens de la fortune, comme les superfluitez dans les habits, les logemens & le vivre que l’on ne peut avoir que par ses bienfaits ; les autres sont des divertissemens, les agréables conversations & l’usage trop delicieux des choses nécessaires à la conservation de la vie humaine. Et tant les uns que les autres sont contraires à la véritable liberté d’esprit, si tôt qu’on les recherche avec inquiétude, que l’on s’en sert sans modération & avec déréglement, & que l’on est dans une crainte continuelle de les perdre : car c’est proprement se rendre esclave de ses appetits désordonnez ; comme au contraire c’est les assujettir à la droite raison, que de rejetter les plaisirs dangereux, & user des licites & permis pour la seule nécessité.
Comme le Ciel n’est point sujet aux générations & corruptions des choses inférieures & terrestres ; de même les esprits libres, qui sont d’une nature toute divine & celeste, n’ont garde d’engendrer & de nourrir des appetits & des passions qui les peuvent corrompre & affoiblir. Et comme la parfaite félicité, selon saint Thomas, doit suffire à elle-même, & doit avoir par elle-même & dans elle-même toutes les choses nécessaires à la [55] possession de son bonheur : pareillement ceux qui possedent la vraye liberté de l’esprit, que nous pouvons appeller la félicité de la vie presente, n’empruntent jamais des objets extérieurs dequoy se satisfaire, parce qu’ils la recherchent & l’établissent en eux-mêmes & dans le plus intime & caché de leur intérieur. Le même saint Docteur nous apprend cette vérité, lors qu’il dit, que la félicité de la nature raisonnable n’est pas dans les richesses, dans les honneurs ni dans les faux jours de la gloire du monde, non plus que dans les plaisirs & les delices du corps.
Ce n’est pas assez à l’esprit humain pour être libre d’être dégagé des biens, des honneurs & des plaisirs, qui sont les presens de la fortune, il doit encore passer plus avant pour arriver à la perfection de cette liberté, & à cét effet mépriser l’opinion des hommes, & se rendre intrepide à tous les accidens imprévûs qui arrivent continuellement en ce monde.
Bien que l’homme spirituel juge toutes choses, & que pour son regard il ne soit jugé de personne au sentiment de l’Apôtre saint Paul, il est pourant trés-vray que nous sommes tous exposez au blâme, mépris & censure les uns des autres ; autant les sages & vertueux, que les impies & scelerats, les sçavans & les habiles, que les stupides & les ignorans ; autant les Roys & les Princes ; que les roturiers & les esclaves. Personne ne se peut dire exemt de la langue des autres, & si Dieu s’est reservé le jugement & la vengeance, les hommes sont si malins que n’ayant pas le droit d’en faire de justes, ils usurpent souvent la liberté d’en former de téméraires. C’est ce qui obligeoit le saint Roy David de dire à Dieu, jugez-moy Seigneur, & que je ne sois point exposé aux impitoyables jugemens des hommes. Et quand il parle des médisans, il s’écrie, que leurs lévres sont iniques, leur langue pleine de fraude, & tous leurs discours remplis de tromperie. Il les compare à des fléches aiguës & à des charbons brûlans, dont il demande la délivrance avec empressement.
C’est ici où la liberté d’esprit a besoin de toute sa force pour endurer, négliger, dissimuler, ou mépriser les extravagantes saillies des fols, les offenses des malicieux & les injures des emportez : pusique l’Ange de l’école nous enseigne qu’il n’y a rien de plus naturel à l’être raisonnable, que de rechercher, aimer [56] & conserver le bien de sa propre excellence, & que de tous les motifs qui peuvent avec justice émouvoir nos ressentimens, le mépris & le peu d’état que l’on fait de nous est le plus sensible. Le plus patient de tous les hommes demandoit à Dieu de le délivrer du fleau de la langue qu’il reconnoissoit pour être la plus grande de ses miseres & calamitez. C’est un mal trés-leger en apparence, puisqu’il se forme de pensées & de paroles, dont les premieres ne se peuvent produire que par le moyen des secondes, qui s’évanoüissent en les proferant. Mais néanmoins, dis un Poëte , c’est un mal qui a des aîles, & dans ses courses précipitées il renouvelle toûjours ses forces, dautant qu’une parole dite legerement & pour nuire à nôtre prochain en produit un million d’autres dans la suite du tems.
Le naturel des hommes est si porté aux soupçons & mauvais jugemens, qu’il ne perd jamais les malignes impressions, dont il est préoccupé. Et la bonne reputation d’une personne qui ne peut être établie que par une infinité de belles actions, sera ruinée & perduë par la seule opinion d’une mauvaise, tant c’est une chose cruelle que le caprice des hommes. Et l’opinion dispose de tout, elle fait la beauté & la laideur, la justice & l’iniquité, la prosperité & le malheur de tout ce qui est au monde. C’est la directrice de la haine & du mépris, aussi-bien que de l’estime & du respect que les hommes se portent les uns aux autres : & par cette raison l’esprit libre et généreux ne s’arrête pas à toutes ces phantaisies, il n’est point affligé par le dédain ni enorgueilly par les loüanges. Il oublie facilement les injures, parce que c’est l’effet d’un grand courage, dit Aristote, de les mépriser plûtôt que de s’en souvenir, sur tout quand elles viennent de la malice des méchans, ou de personnes peu considérables.
Le Philosophe Romain veut que nôtre vertu soit encore plus forte, quand il nous dit que pour être heureux & hommes de bien nous devons trouver bon que l’on nous méprise, non seulement par les paroles, mais encore par les effets, & aprés toutes ces choses il prétend que si nous sommes solidement vertueux nous pouvons tout supporter sans trouble & sans inquiétude. Il ne faut jamais donner à nos ennemis la satisfaction de leur faire connoître qu’ils sont capables de nous facher : mais par une [57] générosité qui doit être plus forte que leur malice, il faut mépriser toutes leurs indignitez. Saint Iean Climaque estime cette victoire un veritable triomphe que nous remportons sur la terre ; en souffrant toutes sortes d’affrons avec une insensibilité, qui est le couronnement & le fruit de nos combats, & de nos souffrances. Cette impassibilité est une chose toute Divine, qui eleve l’ame à un haut état de perfection ; & la rend toûjours presente à elle même, dans le mépris & les dédains que lui font les créatures.
De toutes les choses qui peuvent le plus surprendre nos esprits, celles que nous attendons le moins nous affligent plus sensiblement. Nos préventions sont courtes & limitées, & Dieu se plaît à nous donner des succez opposez à nos attentes ; car nous voions tous les jours mille choses arriver sans en pouvoir connoître les raisons. De sorte que nous sommes obligez de rapporter le tout à cette haute & Divine providence ; qui étant la premiére de toutes les causes se sert ordinairement des secondes pour l’exécution de ses desseins.
Entre tous les evenemens qui peuvent le plus nous étonner ceux qui sont imprevûs & qui tendent à la ruine de nôtre liberté & de nôtre vie nous sont les plus insuportables. Comme aussi ceux que nous suscitent témérairement nos ennemis sans sujet ni raison aucune. Telle fut la disgrace de Joseph vendu par ses Freres aux Ismaëlites qui le mirent entre les mains de Putiphar , & par une suite de malheur étant fait prisonnier, son esprit demeura toûjours libre au milieu de tant d’occasions capables de le troubler.
Il s’est trouvé des sages profanes, lesquels étant seulement éclairés des lumiéres de la raison, & assistés des principes & argumens de la Philosophie ont supportez sans émotion les mépris & les affrons les plus insignes. Comme Diogenes le Stoicien, lequel parlant en public, un jeune homme arrogant & téméraire lui cracha au visage, ce qu’il endura sans s’émouvoir aucunement. Il en arriva autant à Caton pendant qu’il plaidoit une cause d’importance, sans qu’un mépris si extraordinaire le pût mettre tant soit peu en colere. Le traitement que receut le Philosophe Aristides lors qu’on le menoit au supplice dans Athenes, & que tous ceux qui le voyoient passer pleuroient amérement, [58] comme si l’on eût fait mourir non pas un homme juste, mais la justice même, dit Seneque, doit surprendre tous les plus forts esprits ; parce que s’étant trouvé un infame qui lui cracha au visage, il pria doucement le Magistrat d’avertir cét homme d’être plus honnête à l’avenir, & sans dire une seule parole d’aigreur & de facherie il endura constamment la mort.
Il y a une infinité d’autres rencontres qui ne sont pas si rudes, & pourtant ne laissent pas d’être sensibles aux esprits qui ne sont pas entierement libres ; comme peuvent être les mocqueries des insolens & des indiscrets ; & plusieurs autres evenemens lesquels pour être impreveus ne laissent pas de toucher l’amour propre, & d’être facheux à un cœur qui n’est pas dégagé de ses foiblesses. Nous apprenons de l’exemple du Roy Prophete, à nous mettre au dessus de tous ces accidens, & à mépriser ce qui fache les autres ; parce que ce Prince ayant amené l’arche d’Alliance de la maison d’Obedédon dans la sienne accompagné des Prêtres, & des Levites, comme il dansoit en joüant des instrumens il fut mocqué & rallié par sa femme Michol, qui le traitta de bouffon & de plaisanteur sans qu’il eut d’autre repartie à ces paroles picquantes, sinon vive le Seigneur qui m’a plûtôt élû que ton pere & toute ta maison, je serai toûjours plus vil & abjet en sa presence. L’ame de ce Prince étoit parfaitement libre & au dessus de tous les discours du monde : ce qu’il fit bien voir dans une occasion encore plus facheuse & plus importante, lors qu’étant maudit & injurié par Semei il n’eut jamais la moindre parole d’impatience en la bouche & en deffendit la vengeance, ne permettant pas qu’on le fit mourir.
C’est par cette grandeur de courage, & de génerosité naturelle, que nous appellons liberté d’esprit ; que ceux qui la possedent ne s’étonnent point des accidens imprévus & inopinez qui leur arrivent ; parce que n’étant attachez à aucune chose ils agissent en tout dans une pleine franchise : à cause que leur consentement ne dépend point de la volonté, de l’opinion ni des caprices & mauvais traitemens d’autruy. C’est ce qui faire dire à Ciceron, que les sages ne sont troublez & emeüs que par les seuls vices & pechez, & non par les accidens de la vie ; par leur propre défaut, & non par l’injure des autres.
Ceux qui se mêlent de critiquer les personnes du Sexe pré-[59]tendent d’avoir ici grand sujet de les abaisser, c’est ce qui leur faire dire, que cette liberté des esprits extraordinaires & privilégiez qui ne leur peut être déniée en puissance, n’est pas néanmoins de leur pratique, parce qu’elles la mettent rarement en effet & trés-peu souvent en acte. Comme au contraire les inquiétudes & les empressemens qu’elles témoignent dans les moindres occasions font connoître que bien loin d’avoir l’esprit libre au dessus de tout, un petit interêt de famille les met en alarme, & les moindres démarches de leurs domestiques qui ne sont pas à leur gré les font trémousser de colere, que le mépris, la médisance & l’abandonnement des hommes les desolent entiérement ; êtant comme la Lune qui n’a de brillant ni d’obscurité, que selon les approches ou l’éloignement du Soleil. Mais qu’ils se souviennent de l’Oracle sacré, qui dit en termes exprés, que les femmes bonnes & sages sont de grandes & riches possessions à leurs maris, & qu’elles sont données aux hommes qui craignent Dieu pour les recompenser de leurs bonnes œuvres.
S’ils ne sont contens de l’authorité divine, qu’ils considérent encore l’exemple d’une Dame de Thebes dans lequel ils verront toutes les marques de grandeur d’un esprit éminent & parfaitement libre : puisque la ruine de sa Patrie, la perte de ses biens, la mort de ses plus proches, les affrons & l’infamie ne l’altérérent aucunement ; mais au milieu de tant de malheurs cette généreuse femme conserva une fermeté d’ame, une presence d’esprit & une raison si judicieuse, que sans tirer force & conseil que d’elle-même, aprés avoir été indignement traitée par un Capitaine de l’armée ennemie, elle le fit décendre un puits, lui persuadant qu’elle y avoit cachez ses trésors, où l’ayant accablé de pierres, elle fut accusée devant Alexandre le Grand, qui lui demanda sa qualité & la cause de la mort de celui qu’elle avoit tué ? & alors d’un visage assuré & d’une voix ferme, elle lui répondit hardiment ? je suis la sœur de Thëagenes Général des Thebains, qui mourut en deffendant la liberté de la Grece, j’ay tué un voleur pour vanger l’injure qu’il a faite à ma chasteté ; je n’aprehende point que vous me condamniez au supplice, puisqu’aprés la perte de la pudicité il n’y a rien qu’une honnête femme méprise plus que la vie, quelque diligence qu’on apporte à me punir je mourray toûjours trop tard pour avoir la [60] honte de survivre à mon honneur & à ma Patrie. Ce puissant Monarque étonné de l’esprit & généreuse liberté de cette illustre femme prononça en sa faveur, que le mort avoit été justement tué, & aprés l’avoir loüée de la grandeur de son action, il la mit en liberté & tous ses parens à sa considération, leur donnant la joüissance entiere de tous leurs biens.
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[60]
CHAPITRE XI.
Sur le méme sujet.
CE seroit trés-peu de chose de considérer l’esprit de liberté dans la possession des avantages, qu’il a reçu de la nature, & dans les priviléges qui sont inséparables de la raison : & ce n’est pas encore assez de l’avoir representé dans ce haut poinct où il peut être élevé par une [sic] naturel fort & généreux, aidé du secours qu’il tire des raisonnemens que lui fournit la Philosophie & son experience particuliére, s’il ne rapportoit toutes ces choses à Dieu, en les soumettant aux préceptes du Christianisme.
Le Sauveur du monde êtant sur la Montagne pour declarer à ses Disciples les chemins plus assurés pour arriver au Ciel, la premiére parole qu’il leur dit fut pour canoniser les pauvres d’esprit : non point ceux qui manquent de ce feu & vivacité spirituelle, qui fait éclat dans les conversations & belles compagnies, & que la raillerie des hommes condamne de bêtise & de stupidité : mais les libres & dégagez de toutes les choses creées, qui n’estiment rien que de plaire à JESUS-CHRIST, & se conformer à sa trés-sainte vie. Et comme la corruption de l’esprit est aussi contraire à l’Evangile que celle des mœurs, pour l’éviter & se rendre véritablement Chrêtien, il faut suivre les préceptes de saint Paul aux fidéles de l’Eglise de Corinthe, ausquels il parle en ces termes, que ceux qui possedent les biens de ce monde soient comme ne possedant rien, ceux qui sont dans les plaisirs comme s’ils n’en avoient aucun, ceux qui pleurent comme n’étant point tristes, ceux qui sont joyeux comme s’ils étoient sans joye, & enfin que ceux qui usent des choses de [61] ce monde vivent comme s’ils en étoient bien éloignez, parce que sa figure passe, & que le tems est tres-court.
Les motifs que le grand Apôtre nous propose pour nous rendre libres de toutes les choses de la terre, se prennent de leur légéreté & inconstance naturelle, de leur courte durée & du peu de tems que nous avons à vivre. Tout ce qui est sous le Ciel est sujet au changement, & l’inconstance des êtres les plus parfaits, qui sont les raisonnables, nous fait bien connoître que nous en devons être libres & détachez. Et quand nous n’y serions pas poussez par ce grand principe, nous avons encore deux raisons fort pressantes pour nous dégager de tout ce qui est creé, qui sont que toutes choses tendent à leur fin d’une course précipitée, & quand elles ne finiroient pas promtement, nous finirions nous-mêmes, puisque à tout moment nous approchons de la mort, & que nôtre vie n’est pas de longue durée.
Sans m’arrêter davantage à ces motifs, qui sont plausibles & d’une expérience continuelle, je remarqueray seulement que ce ne seroit pas avancer en la voye de Dieu de mettre en usage cette liberté d’esprit, selon les avantages qui lui sont naturels : car pour être indépendant des lieux, des tems, & des personnes, ce n’est pas à dire que ces perfections naturelles ne doivent être appliquées que pour se contenter & satisfaire soy-même, & s’en prévaloir humainement. Elles sont destinées à quelque chose de plus grand & de plus surnaturel. C’est à dire, que l’esprit qui connoît tant de diversitez, & qui se proméne continuellement par tous les endroits du monde, doit reconnoître en tous ces differens objets le souverain Auteur qui leur a donné l’être, les rapporter à lui & ne les considérer que parce qu’ils sont ses ouvrages. Et cette liberté qui met l’esprit au dessus de tous les tems, qu’il médite & comprend avec tant de facilité, ne lui seroit guere avantageuse si elle ne lui servoit pour le rapporter à Dieu, & l’avoir toûjours present, sans que la course des années le puisse empêcher de penser à l’Auteur suprême qui ne change jamais. Et quelle utilité pourroit encore tirer ce même esprit de son indépendance de toutes les créatures, s’il n’étoit parfaitement soûmis à Dieu, & dans un dégagement volontaire de tous ces objets qui n’ont aucune puissance sur lui que celle qu’il leur donne.
Bien que la raison fasse son devoir pour ne point se rendre [62] esclave des richesses, des honneurs & des plaisirs qui sont les presens de la fortune ; & qu’elle soit à l’epreuve des jugemens, opinions, & caprices des hommes pour s’en rendre la maîtresse ; aussi bien que des accidens imprevus qui peuvent arriver : l’esprit ne sera jamais en possession de cette liberté suréminente, qui est celle des enfans de Dieu, s’il ne méprise toutes ces choses pour l’amour de ce même Dieu, auquel seul tout se doit rapporter. Car pour libre que l’on soit de toutes les choses de la terre, comme l’ont été autrefois ces sages & grands Philosophes, dont nous avons parlé dans les derniers chapitres ; ce n’est pas neanmoins avoir la liberté chrêtienne dont je parle en celui-ci : d’autant que tout cela se peut faire par une sagesse humaine qui se considére soy-même dans la recherche de son repos & de sa propre satisfaction, & encore pour s’attirer l’estime des autres. Or est-il que la liberté dont il est question n’est autre qu’une qualité admirable qui est proprement la marque de l’adoption des Chrêtiens ; suivant la doctrine du grand Apôtre, qui nous assure que l’esprit du Seigneur est un esprit de liberté.
Lors que la fuite, le mépris & l’aversion que nous avons, pour tout ce qui fait les delices des amateurs du siecle ; se font dans le desir de plaire à Dieu & de lui rendre service : nous pouvons participer au merite de ceux dont parle saint Chrysostome quand il dit, si vous meprisez tout ce qu’il y a dans le monde, vous serez plus grand que le monde ; comme ont été autrefois ces Saints dont le monde n’étoit pas digne. JESUS-CHRIST veut que les siens se mettent au dessus toute la malignité des hommes dit encore cét éloquent Pere ; non pas en étant point exposez à leurs calomnies & médisances ; mais en les souffrant avec courage ; & en faisant connoître leur fausseté par l’innocence de leur vie. Car il est sans doute beaucoup plus glorieux d’être mal traité sans ressentir de l’aigreur, que de ne recevoir aucun mauvais traitement.
Ce grand Saint nous donne bien à connoître que la souffrance des injures, qui sont entiérement contraires aux honneurs que recherchent les enfans du siecle ; nous conduit insensiblement aux mépris de toutes choses & nous fait rentrer en nous mêmes pour nous introduire auprés de Dieu ; afin d’apprendre les Divines paroles de l’Evangile, qui ne sont autres que celles d’une liberté [63] sublime. Ne soiez pas en soucis pour le lendemain, dit le Sauveur du Monde, à chaque jour suffit son affliction. N’amassez pas des trésors, qui peuvent être gatez par la roüille ou emportez par les voleurs. Vous serez bienheureux quand on vous aura persécutez, & dit toutes mauvaises paroles en mentant. Trois grandes maximes de la liberté Evangelique capables de former un esprit parfaitement Chrétien ; car c’est se tromper & se méprendre de la chercher autre part. Saint Jérôme dit à ce propos, que celui qui s’est enrollé dans la milice chrêtienne marche indifferemment ; par l’honneur & par l’infamie, par l’abondance, & par la pauvreté, à droit & à gauche. Il ne s’eleve point quand on le loüe, il n’est point abatu lors qu’on le blâme, les richesses ne le rendent pas insolent & la pauvreté ne l’afflige pas beaucoup, il méprise les bons & les mauvais succez.
Dieu ne donne ces frandes dispositions & ces graces extraordinaires, qu’à ces esprits qui sont entiérement libres de toutes les choses de la terre ; étant comme nous apprend le Roy Prophete, le protecteur des pauvres & des orphelins ; cela s’entend de ceux qui n’ont pas le monde pour pere, la chair & les plaisirs pour mere. Il donne un monde de richesses à l’homme juste, dit le devot saint Bernard, dautant que ce qui est bon par les prosperitez, & ce qui est mauvais par les adversitez, est d’une même façon destiné au service de l’homme libre parce que toutes choses contribuent à son avancement.
C’est une admirable grandeur que celle d’un esprit pauvre & dénué de tout ce qui est crée. Une seule personne n’a jamais dominé & possedé toute la terre ; mais une seul peut tout mépriser. C’est ce qui fait dire à l’incomparable saint Augustin, ô vie heureuse des pauvres & libres d’esprit ; Seigneur mon Dieu coulez tant soit peu de ces inéffables douceurs dans mon ame. Et selon l’Angelique saint Thomas le ciel est promis & sa possession proposée aux Chrêtiens ; lesquels pour mépriser Souverainement la joüissance des biens du monde, & l’usage des honneurs & vanitez du siécle, se sont abandonnés aux soins de la Providence, & sont devenus pauvres d’esprit.
Que pourront dire sur cét article ceux qui ne sont pas bien intentionnez pour le Sexe ; puisque il est trés constant que l’esprit du Christianisme regne singuliérement dans les femmes. [64] Car l’Eglise étant un corps composé de plusieurs membres où chacun fait des fonctions différentes ; puisque les hommes ont toûjours l’avantage, & qu’ils sont les chefs & les langues du genre humain ; l’on ne sçauroit nier, que les femmes n’en soient les bras & les mains : parce que s’ils annoncent l’Evangile, elles travaillent pour le mettre en pratique, s’ils font les ordonnances elles les observent, s’ils composent de grands préceptes de réformation & de reglemens de mœurs, elles s’y soumettent humblement comme aux maîtres qui sont dans la puissance de leur faire des loix. Et aprés tout cela, ils ne manqueront pas de dire que cette élevation d’esprit si transcendante, que nous donnons à ceux qui sont libres & dégagez, n’est pas de leur connoissance & encore moins de leur pratique ; dautant que leur vertu n’est autre chose qu’une certaine routine, qui fait joüer tous les ressorts de leur conduite ; & que leur nudité d’esprit n’est rien qu’une privation de lumiére & de jugement ; & non pas un parfait dégagement de toutes choses.
Aprés tous ces discours si désavantageux aux personnes du beau Sexe, ils sont contrains de recevoir leur condamnation de la bouche de Dieu même, qui leur dit par celle du Sage, que la femme vertueuse est sans prix & que sa renommée vole jusques aux derniéres parties de la terre, que son mari aura confiance en elle, parce qu’elle lui procure beaucoup de biens tous les jours de sa vie ; & tant qu’il sera en sa compagnie il n’aura faute d’aucune chose, d’autant qu’elle est comme le navire d’un marchand chargé de toutes sortes de provisions, & que sa diligence est si grande qu’elle se leve la nuit pour donner ordre à ses domestiques, & pourvoir aux néceßitez de sa famille. Le Sauveur du monde leur impose encore silence, comme il fit autrefois à ses disciples & aux Pharisiens, qui murmuroient contre la Magdelaine de sa sainte prodigalité par l’éffusion d’une liqueur pretieuse sur les pieds de JESUS-CHRIST ; qui leur dit pour la deffendre de leur calomnie, qu’elle avoit fait une bonne œuvre envers lui d’avoir prevenu le tems de sa sepulture, & qu’en tous les endroits, où cet Evangile seroit prêché, l’on parleroit d’elle avec avantage ; & que ses loüanges seroient publiées par toute la terre. Bien que cét éloge ne soit que pour une femme particuliere cela ne laisse pas de retourner à la gloire de tout le Sexe, dont plusieurs se sont renduës imitatrices de la Madelaine par leur pieté & amour envers Dieu.
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[65]
CHAPITRE XII.
Liberté du cœur.
L’On ne sçauroit trouver de cœur libre s’il n’est sans amour, sans haine, & sans desir. Cette proposition paroîtra d’abord comme un Paradoxe, puisque l’amour de Dieu & celui du prochain nous sont commandez expressement, & que la haine du peché, & le desir de la vertu nous sont d’une obligation trés-étroite. C’est par ces mêmes raisons que ne pouvant satisfaire à ces grands devoirs & à ce trés-juste commandement qu’en surmontant l’amour injuste & désordonné des créatures, il faut nécessairement ruiner celui-ci pour introduire & établir celui-là.
Que les richesses, les honneurs, les charges, les plaisirs & autres biens de ce monde ne soient des objets qui peuvent attirer & embarasser nos cœurs, aussi-bien que nos esprits, chacun en est trop convaincu par sa propre expérience pour en douter. Et le précepte que Dieu fit à Moïse de ne point donner à son peuple un Roy qui eût beaucoup d’or & d’argent en sa puissance nous prouve hautement cette verité ; c’est à cause dit le Seigneur, que ces choses pourroient troubler son cœur & l’empêcher de bien gouverner son peuple. Comme dans les derniers Chapitres j’ay montré que les libres d’esprit sont entierement détachez de toutes les choses, que les ambitieux, les avares & les libertins possedent avec tant d’ardeur : il est à propos de parler en celui-ci de l’amour trop sensible que l’on peut avoir pour les créatures, parce que c’est un commerce tout-à- fait opposé à ceux qui veulent posseder leur cœur dans une parfaite liberté.
Pour arriver à cette félicité intérieure il se faut servir de trois puissantes considérations ; la premiére, que d’aimer avec attachement quelqu’autre chose que Dieu, c’est lui faire une injure ; la seconde, c’est le préjudice qui nous en revient à nous-mêmes ; & en troisiéme lieu l’infidelité, l’ingratitude, & l’inconstance qui se trouvent dans les créatures. Il se faut souvenir qu’il y a deux sortes d’amours qui renferment toutes les especes diffé-[66]rentes de la division que l’on en peut faire. L’un n’a de commerce qu’avec les esprits, & l’autre tient son regne dans la chair. Il faut combattre l’un, pour bien établir l’autre ; c’est à dire, qu’il est nécessaire de surmonter toutes les affections trop sensibles, pour aimer Dieu uniquement.
Comme nôtre cœur ne se peut non plus passer d’aimer que le feu de brûler, parce qu’il n’est pas moins le principle de nos inclinations & de nos passions que celui de nos vices ; Dieu en veut être le seul objet. Car tout ainsi que nous sommes vivans par le moyen des arteres qui sont les canaux par lesquels l’esprit vital s’épanche par tout le corps, & que ce même esprit qui bat continuellement dans le cœur, le porte par son ardeur & sa vivacité toûjours en haut : pendant que la substance de ce même cœur, qui est une chair ferme & solide, l’attire & le repousse en bas : de même nous ressentons en nôtre intérieur des mouvemens opposez, qui nous portent tantôt du côté du Ciel, & d’autrefois nous font ramper sur la terre. De sorte, que si nous ne mettons nôtre cœur à son devoir en l’attachant à Dieu, qui doit être son unique objet, parce qu’il est son véritable Maître & son heritage permanent ; il sera toûjours remply d’inquiétude & de miséres. Comme le reconnoissoit trés-bien saint Augustin, lors qu’il disoit à Dieu, j’étois misérable quand j’aimois autre chose que vous, & toutes les ames qui aiment les choses perissables le sont aussi, elles se voyent déchirer de la crainte de les perdre & ressentent le mal qui les afflige, auparavant que d’en souffrir la perte.
Le seul amour de Dieu met nos cœurs dans la possession des vrays delices & des solides contentemens, & c’est l’unique moyen d’empêcher les altérations & les corruptions continuelles que leur causent les créatures. C’est pourquoy nous avons grand sujet de suivre le sentiment de saint Bernard qui nous avertit, que tous nos soins doivent tendre à la garde de nôtre cœur, d’autant que c’est la source de la vie spirituelle de nôtre ame, & que le Demon ne s’efforce pas tant de nous enlever les richesses du corps que celles du cœur : parce qu’étant la perfection & l’accomplissement de l’animal, comme le dit Aristote, c’est ce que nous devons sacrifier le premier à Dieu, & faire le contraire en s’amusant aux créatures, c’est les préférer au Créa-[67]teur, & lui faire une injure. Car comme dit saint Thomas le péché devient péché par la passion qui produit la conversion à la créature, & il devient mortel par l’acte qui produit l’aversion du Créateur. Et comme le bien est ce que chacun desire par son inclination naturelle ; n’est-ce pas mépriser celui qui est le souverain bien de lui préférer ce qui n’en merite pas le nom, étant certain que jamais l’on ne peut aimer que les choses que l’on estime, encore que bien souvent l’on estime des personnes qu’on ne sçauroit aimer.
Comme l’amour est l’acte le plus naturel du cœur humain, il n’est pas criminel pour aimer, mais bien pour faire choix des objets qui lui sont deffendus. Saint Jean Chrysostome nous apprend la conduite que nous y devons avoir, quand il dit, que JESUS-CHRIST nous marque précisement que nous devons retrancher l’œil droit & la main droite, pour nous enseigner qu’il ne parle point des membres de nôtre corps ; mais des personnes qui sont les plus cheres & les plus unies. Comme s’il disoit, quand vous aimeriez quelqu’un de telle sorte que vous le regarderiez comme vôtre œil droit, ou qui vous seroit aussi utile que vôtre main droite, s’il est préjudiciable à vôtre ame, retranchez-le hardiment loin de vous. Et puisque selon saint Bernard la véritable sagesse est tirée des lieux profonds & cachez , pourquoy la chercher au dehors dans le commerce des choses extérieures : son sejour devant être dans l’intime du cœur.
La seconde raison qui nous porte à rendre nôtre cœur entiérement libre & détaché de toutes les créatures, se doit tirer du préjudice qu’elles nous causent, par l’inquiétude, le trouble & le mécontentement qui sont inséparables de l’amour qu’on leur porte : parce qu’il rend toûjours esclave ce petit superbe, qui ne reconnoît point d’empire que celui de sa liberté ; toute les loix civiles & humaines n’ayant aucun droit de lui commander, toutes les puissances de la terre ne pouvant contraindre, & tout ce qui est de plus fort & de plus charmant sous le Ciel n’étant point capable de le captiver, si lui-méme ne travaille à ses chaînes, & ne forme les liens de sa liberté. Cõme la crainte est la loy des esclaves, l’interêt celle des ames basses & mercenaires, l’amour est la seule loy qui peut assujettir ce petit Souverain, qui ne depend [68] que de Dieu & de lui-même. Mais souvent pour son malheur il se sert de cette puissance, pour se mettre en captivité ; qui lui est toûjours inévitable si tôt qu’il ne s’attache pas à Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, aimer quelque chose moindre que vous Seigneur, n’est-ce pas vouloir une faim perpetuelle ; parce que le cœur humain ne peut être rempli que de celui qui l’a crée : quand il vous possede, ses desirs sont assouvis & rien ne lui reste plus à souhaitter ; & s’il souffre les inquiétudes de la poursuite, c’est une marque qu’il ne vous possede pas encore.
Si la tranquillité & le plaisir accompagnent toûjours un cœur qui est à Dieu ; le mécontentement & l’inquiétude sont le partage de celui qui aime les créatures ; & plus cette passion est forte, plus il augmente son supplice. De sorte que c’est avec raison qu’il peut dire avec le Roy Prophete, mes tribulations se sont multipliées, Seigneur regardez mes bassesses & me delivrez de tant de miseres parce qu’il n’y peut avoir de salut qu’en vous seul. Seneque a eu grand sujet de dire, que l’amour & la folie se tiennent par la main ; & que cette passion est tellement inquiétante que jamais elle ne loge à l’enseigne du repos. D’autant que ceux qui s’arrétent aux créatures sont continuellement exposez aux impertinences des paroles indiscrettes, ils reçoivent souvent des plaintes & des murmures. S’ils trouvent du retour à leur passion ils sont tourmentez du desir de plaire à l’objet qu’ils aiment, & de la crainte de le perdre : s’ils sont traitez d’ingratitude & de mépris, le repentir & le désespoir les accompagnent inséparablement ; parce qu’ils voyent que pour avoir donné une chose aussi grande & aussi prétieuse que l’amour, & dont Dieu même se contente ; ils ne reçoivent que de l’infamie, & de la confusion.
Comme les meilleurs esprits ont le sentiment delicat, & que les bons temperamens sont remplis de vigueur ; c’est ce qui forme ces grands naturels, toûjours portez à la tendresse & à l’amitié : comme au contraire les esprits froids & les cœurs engourdis ne sont capables que de produire des lâchetez ; dautant qu’ils n’ont d’amour que pour eux-mêmes & pour leurs propres interêts. Il est vray que si ces derniers sont extrémement désagreables, à cause de leur trop grande insensibilité, les premiers peu-[69]vent aussi trés-facilement excéder, à cause que le naturel est un penchant qui nous tire & nous emporte aprés soy. L’amour profane selon saint Jerôme n’étant autre chose qu’un égarement de la raison, & au dire de saint Bernard, le cœur d’un homme n’est jamais placé au côté gauche que pour nous apprendre que son affection est toûjours portée & penchante vers la terre ; il faut le rendre fort & robuste, afin qu’il ne s’attache jamais à aucune créature ; & par ce moyen nous trouverons une suavité & une paix surabondante. Car comme dit un grand devot, les fruits doux, savoureux & de longue durée viennent dans les regions où l’air est bien temperé ; & les grandes & solides vertus se trouvent dans les ames moderées, qui sçavent regler leurs passions.
La troisiéme raison qui nous doit porter au dégagement des créatures ; c’est leur infidelité, leur ingratitude & leur inconstance. Le cœur de l’homme dit le Sage, est comme l’eau profonde, plusieurs sont appellez misericordieux, mais qui trouvera un seul homme fidele. Aprés cet oracle du Saint Esprit, qui peut jamais être assez aveuglé pour mettre sa confiance & son appuy dans les créatures. Et d’où vient que nous sommes si misérables & tellement ennemis de nous-mêmes, que nous tombions tous les jours dans ces fautes ; c’est sans doute par un juste Iugement de Dieu, que nous n’avons pas fidellement aimé, & dont nous avons souvent négligez les inspirations, que nous sommes laissez à nous mêmes, & que malgré ce que nous connoissons & nos experiences continuelles, nous donnons entrée dans nôtre cœur à des objets qui sont indignes de le posseder : lesquels par une extrême insensibilité & tres-grande ingratitude nous refusent & nous ferment souvent le leur. Pour remédier à tous ces maux, qui sont plus grands que l’on ne pense ; il faut suivre le conseil du Sage qui nous dit ces belles paroles, entre mille pacifiques choisis un seul pour être ton conseiller, & si tu as un ami possede le en tentation ; parce que plusieurs sont amis selon le tems, & ne perseverent pas au jour de la tribulation. Il s’en trouve aussi d’autres qui changent leur amitié en haine, & revelent les secrets de leur ami. Quand tous les Philosophes moraux seroient assemblez pour nous faire des leçons, afin de guerir nos cœurs malades ; ils ne pourroient jamais nous donner de meilleurs préceptes, que ceux qui nous sont enseignez dans le livre de Dieu : & ceux que je viens de rapporter me pa-[70]roissent si admirables que leur pratique peut réparer tous nos desordres & rendre à nos cœurs la liberté que nous avons perduë.
Le mépris que nos amis apparens font de nos biens, de nos maux, de nos personnes & de tout ce qui nous concerne, nous est sans comparaison plus nuisible, plus affligeant & plus injurieux, que celuy de nos ennemis ouverts & declarez. C’est pourquoy ce nous doit être une tres-puissante raison pour ne pas nous engager facilement dans des affections trop empressées : puisque les véritables amitiez sont si rares, que toutes les histoires tant anciennes que nouvelles nous en donnent fort peu d’exemples : pendant qu’elles nous en fournissent une infinité de trompeuses & de perfides : toute la terre étant remplie de ces faux amis, qui abandonnent au besoin, & se retirent au tems de la necessité ; qui persécutent pour l’interêt ; & meditent des prétextes pour laisser ceux qui les ont le plus aimez. C’est de ces sortes de gens que parle saint Bernard, lorsqu’il dit, que le propre d’un mauvais cœur c’est de chercher les occasions d’être ingrat.
Ie n’aurois jamais fait mon Lecteur, si je faisois passer par ma plume, tout ce que mon esprit me fournit à ce propos. Ie dirai seulement que pour éviter les saillies, le caprice, & les amitiez feintes des créatures ; il faut nous mêmes les abandonner & nous rendre libres de leurs chaines : si elles demeurent immobiles pour ne point s’approcher de nous ; il faut faire cent pas afin de nous éloigner d’elles : & lors que par les obligations & les necessitez de la vie presente nous sommes contrains d’y avoir recours ; il faut soigneusement garder la liberté de nôtre cœur, & jamais ne permettre que personne s’en rende le maître, dans toutes les communications extérieures qui sont inévitables en ce monde.
Mais comme Seneque m’apprend, que nos inclinations ne sont pas en nôtre puissance, & qu’il est plus facile de voir la fin de l’amour, que d’en comprendre la nature : j’ay crainte que la liberté du cœur ne soit pas d’une acquisition si facile que je me le persuade. Et de plus c’est un enseignement de la morale, que l’amour étant une passion & la prémiere de toutes, il ne peut être un effet du raisonnement & de la liberté : parce qu’il est certain qu’il ne seroit pas une passion, s’il naissoit dans nôtre ame par connoissance & par jugement. L’experiénce continuelle que nous [71] avons, nous rend trés-habiles en cette science ; dautant que bien souvent nous sommes portez d’affection pour des personnes malgré nous, & dont le souvenir nous importune avec tant de violence, qu’il nous est impossible de le bannir tout à fait de nos esprits. C’est pourquoy afin de nous rendre libres de toutes ces tirannies ; il faut suivant le conseil du même Seneque, nous adonner à la Philosophie & mettre toute la force du raisonnement en pratique pour surmonter ce que nous sentons en nous de contraire & d’opposé à la raison & aux maximes du Christianisme. Et de cette maniére nous étant rendus les maîtres de nos cœurs, nous serons entiérement libres pour nous attacher à Dieu.
Ceux qui cherchent toutes sortes de moyens pour abaisser les femmes, ne manqueront jamais de dire sur ce chapitre, que la cõparaison que fait Plutarque de l’amour au lierre leur convient parfaitement ; parce que comme le lierre se lie & s’attache à tout ce qu’il trouve ; de même elles cherchent des engagemens de toutes parts : ce qui paroît evidemment par les soins extraordinaires qu’elles prenent pour se parer & s’ajuster, leur plus grand empressement n’étant que pour la beauté du corps, la richesses des habits, & la coquetterie dans la conversation ; à quoy se passe la plus grande partie de leur vie : pauvre & misérable employ, puisque la plûpart du tems, c’est pour plaire à des hommes qui les en estiment moins, & ne les en aiment pas davantage : & quand même ils auroient de la passion pour elles ; ils sont tous d’humeur à faire le même discours que le Philosophe Aristipe, lors qu’on lui reprochoit qu’il avoit de l’amour pour la courtisane Laïs, je la tiens dans mes liens, disoit-il, mais je ne suis pas dans les siens. Nous avons à leur répondre que si cela se peut prouver par la conduite de quelques coquettes qui aiment le monde & la recherche des hommes. Il y en a une infinité de sages & de judicieuses qui les condamnent par le mépris qu’elles en font & par leur bonne & sainte vie.
Un sçavant Philosophe ferme la bouche à tous ceux qui médisent du beau Sexe quand il dit, que l’estime & l’amitié des femmes honnêtes & agreables ne passent jamais ni avec les rides ni avec les cheveux blancs, mais qu’elles durent jusqu’au tombeau. Les hommes doivent être persuadez que la plus grande partie des personnes du Sexe n’ont aucun empressement pour leur plai-[72]re ; bien que sans sujet ils pensent souvent le contraire. L’exemple d’une sainte Vierge qui s’enferma dans un sepulchre durant le cours de dix années pour éviter les poursuites d’un homme qui en étoit éperduement amoureux, prouve hautement cette vérité : aussi bien que celui de sainte Potamienne, qui aima mieux endurer le cruel supplice du feu & mourir dans une chaudiére d’huile boüillante, que de se rendre aux infames sollicitations d’un-maître vicieux & débauché qui la tenoit en puissance ; bien que la force de ces grandes actions semble un peu rare, il s’en trouve quantité de pareilles dans les histoires, qui font bien connoître que la plûpart des personnes du Sexe ont plus d’indifference que d’amour ; sans parler d’un trés-grand nombre qui ne sont connuës que de Dieu, lesquelles gardent constamment la liberté & franchise de leur cœurs aussi bien que la chasteté de leur corps.
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CHAPITRE XIII.
Suite du méme sujet.
C’Est une chose étonnante que l’amour & la haine qui sont deux passions si opposées se succedent ordinairement l’une à l’autre ; & que les aversions les plus fortes & les plus emportées prenent leur naissance de l’amour même, lors qu’il est méprisé & maltraité. Ce sont ces sortes de haines qu’Aristote & saint Thomas appellent des maladies incurables, parce qu’elles n’ont presque point de remede ; à cause que cette passion qui est cruelle & farouche de son naturel n’est jamais plus vindicative qu’à l’endroit de ceux qui la font naître par le mépris de ce que nous avons de plus cher qui est nôtre cœur. Et comme il est aussi tourmenté par la haine qu’il le peut être par l’amour ; celui qui se veut rendre libre s’en doit donner de garde, d’autant qu’elle cause une infinité de désordres dans l’intérieur de ceux qui la laissent dominer. Car cette turbulente & maligne passion lors qu’elle est dans sa violence, empéche l’usage de tous les bons mouvemens par les orageuses tempêtes qu’elle excite dans le su-[73]jet où elle réside. Et même les autres passions n’ont pas grande force lors que l’ont est préoccupé de celle-cy ; parce que la puissance de nôtre ame étant finie & limitée, quand elle s’attache fortement à un objet, elle s’affoiblit & devient sans vigueur à l’égard de tous les autres.
Cette passion ne tire pas son être d’un seul principe, elle vient de plusieurs causes, l’envie la fait naître, les deplaisirs & les affrons, les antipaties & les humeurs contraires, les mauvaises ou désagreables qualitez soit du corps soit de l’esprit, les torts & les injures que l’on nous fait soit devant nous ou en nôtre absence : toutes ces choses peuvent allumer le feu de la haine dans nôtre cœur ; mais en différentes maniéres : parce que tout de même qu’il y a des êtres dans la nature lesquels ont du rapport & de la conformité à de certaines choses, & sont opposez à d’autres, comme la chaleur qui est conforme à la nature du feu est contraire aux proprietez de l’eau ; aussi parmi les objets qui peuvent produire la haine dans nôtre cœur il y en a qui l’y rendent sensible & d’autres qui ne font aucune atteinte sur lui ou trés-legere : cela se fait suivant le temperament, le naturel, la force ou la foiblesse d’esprit d’un chacun. Un petit point d’honneur blesse celui-ci, un mediocre interêt celui là ; tandis qu’une ame généreuse s’élève au dessus de l’un & de l’autre nous aimons tous & haissons suivant nos dispositions intérieures plûtôt que par les rapports ou les oppositions que les objets ont avec nous.
De quelque maniére que cette passion nous domine, elle est trés-dangereuse ; non seulement parce qu’elle nous ravit la liberté du cœur, mais aussi parce qu’elle engage nos consciences. Ce que saint Augustin nous prouve lors qu’il dit, que la créature douée d’intelligence n’a point de plus dangereux ennemi que la haine qu’elle conçoit contre son semblable : à cause que c’est une loy interieure de conscience & non pas une instruction de simple morale ; que l’on ne doit jamais faire à son prochain, ce qu’on ne voudroit pas en souffrir. Or est-il que personne ne veut être l’objet d’aversion des autres ; chacun étant bien-aise d’avoir l’amitié de tout le monde. La haine est une passion diabolique, & le péché des Demons & des reprouvez ; qui ne feront eternellement autre chose que de haïr Dieu est les ames bienheureuses. Que ceux qui ont atteints de la haine en ce monde [74] se souviennent qu’ils commencent leur enfer dont le plus horrible tourment sera composé d’une rage & desespoir inconcevable, que leur causera l’aversion continuelle qu’ils auront contre leur souverain Iuge.
Il y a une sorte de haine qui n’est pas tout à fait criminelle, mais qui ne laisse pas de renfermer quelque chose d’injuste & d’inhumain : comme celle que nous concevons sur des apparences qui nous trompent, ou sur quelques imperfections naturelles qui nous deplaisent dans les autres : nôtre cœur étant si delicat qu’il se rebute facilement sans considerer qu’il ne se peut trouver au monde une seule personne sans défaut. Saint Jerôme desabuse ceux qui seroient si peu éclairés & si foibles que d’avoir cette pensée ; l’homme dit-il est porté au mal dés sa tendre jeunesse, son cœur est comme flotant entre les œuvres de la chair & celles de l’esprit ; car personne ne vient au monde sans vice, & celui-la est le meilleur qui en a le moins.
Si nous voulons sçavoir laquelle de ces deux passions l’amour & la haine, est la plus sensible & la plus ordinaire au cœur des hommes, il faut entendre parler l’Ange de l’école saint Thomas qui nous apprend que l’amour consideré dans sa propre nature est plus fort que la haine ; parce qu’il est plus puissant, plus actif & plus agreable. Mais il est certain que la haine considerée dans ses éffets & conditions accidentelles, paroit ordinairement plus sensible, & s’emporte avec plus de violence que l’amour le plus empressé : à cause que celui-ci nous étant plus naturel il ne repugne point à l’appetit ; pendant que les objets qui occasionnent la haine, contrarient les sens & même s’elevent dans le raisonnement. Cette vérité ainsi établie par le plus sçavant des Scholastiques ; elle peut être encore confirmée par l’usage & la pratique qui se trouvent entre les hommes, dans lesquels la haine regne incomparablement plus que l’amour. Les funestes effets que cette passion produit continuellement en sont des marques ; parce que c’est elle qui suscite les procés & les chicanes, que l’on voit tous les jours dans les tribunaux ; qui met les injures, les calomnies & les médisances dans la bouche de tous les hommes ; c’est elle encore qui leur met en main le feu & le fer, qui ruine les uns de bien, les autres d’honneur & souvent arrache la vie à d’autres ; toute la terre est remplie de ses violences & de ses cruautez. [75]
Comme au contraire l’on voit tres-peu de marques d’un véritable amour : les exemples de liberalité, d’honneur, de préférence, d’empressement pour rendre service, & autres qui sont inséparables du parfait amour étant tres-rares. Il est vray que celui qui est faux & trompeur fait souvent paroître son caprice ; mais tout s’évanoüit en fumée, parce qu’il n’a point de solidité, & qu’il est plus à craindre que la haine la plus cruelle & la plus emportée.
Chacun connoît encore par son expériemce propre & particuliere, que les objets où se porte sa haine sont en plus grand nombre que ceux qui excitent son amour. De toutes les créatures que nous voyons la plus grande partie nous sont tres-indifférentes, nous avons de l’aversion pour plusieurs autres, de l’estime & de l’inclination fort modérée pour quelques-unes ; mais un seul objet pénétre nôtre cœur, & encore bien souvent ce feu s’éteint, ou manque de retour, ou par l’inconstance naturelle des créatures :
La plus grande partie des hommes par une corruption & malignité de cœur qui est tres-blamable, ont plus de ressentimens pour les moindres déplaisirs, que de reconnoissance pour les plus grands services & les plus rares bien-faits, & plusieurs rompent facilement avec leurs amis pour tirer vengeance des injures qu’ils prétendent avoir reçûës de leurs ennemis. En un mot nous voyons souvent des amours tres-violents & tres-emportez, qui dégénérent en des haines mortelles : mais tres-rarement & presque jamais l’on passe d’une grande chaine à un amour passionné : c’est de toutes ces criminelles & penibles dispositions, dont ceux qui possedent la liberté du cœur sont exemts ; parce qu’ils prennent gardent de n’être pas surpris de haine & d’aversion, d’autant que la sagesse ne fait point sa demeure dans l’ame des vindicatifs.
L’on ne manquera pas de dire que les personnes du Sexe ne sont jamais bien reglées en leurs dispositions ; d’autant que si elles aiment avec empressement, elles haïssent avec violence, la médiocrité n’étant point de leur commerce? je réponds à toutes ces calomnies, que si la raison ne leur servoit de guide dans l’œconomie de leur conduite elles ne seroient pas si prudentes à modérer les aversions & les ressentimens trop justes [76] qu’elles ont contre les libertins, qui pensent bien souvent en être aimez ou haïs mal à propos : lors qu’elles possedent leur cœur dans le calme d’une parfaite liberté. Leur discretion à couvrir les foiblesses & les défauts de ceux qui les censures en tout rencontre, les devroit obliger à mieux parler d’elles : ce qu’ils feroient sans doute s’ils consideroient la modération ordinaire aux femmes, opposée à leur emportemens.
Si je ne voulois épargner les personnes du premier Sexe, en défendant la cause de celles du second, je prouverois par une infinité d’histoires tant saintes que profanes, que la retenuë & la fidelité ont toûjours été le partage de celles-cy ; pendant que des qualitez toutes opposées sont ordinaires à ceux-là, lors qu’ils dégénérent du merite & de la sagesse des veritables hommes. Mais comme je n’ay garde de m’éloigner du respect qu’on leur doit, je raporteray seulement l’exemple d’Amnon fils aîné du Roy David, pour justifier l’innocence & la pudeur des filles en la personne d’une de leur Sexe qui fût la victime de l’amour & de la haine de ce Prince incestueux, qui étoit tellement épris d’amour pour sa sœur Thamar qu’il en étoit malade à mourir : parce qu’il désespéroit de jamais obtenir ce qu’il desiroit d’elle, à cause qu’elle étoit vierge & fille tres-sage : de sorte que n’ayant jamais pû avoir sa possession que par fourberie & par violence il n’eut pas plûtôt contenté sa folle passion que la fureur s’étant emparée de son ame, la haine qu’il lui portoit surpassant de beaucoup l’amour qu’il avoit eu pour elle, dit l’Ecriture, & ne pouvant plus voir la cause innocente de son crime, il la fi promtement sortir de sa chambre, dans les larmes, les regrets & la confusion ayant ces tristes paroles en bouche ton extrême perfidie est un plus grand mal, que ton incestueuse volupté.
L’on peut facilement voir dans cette Histoire les impertinentes dispositions qui precedent le peché, l’infamie qui l’accompagne & les cruelles suites qui lui sont ordinaires : la malice, l’inconstance & l’infidelité du cœur des hommes êtant parfaitement representées en la personne de ce Prince passionné. Et l’on peut remarquer en sa conduite les ruses & les surprises d’un amour folâtre & badin, aussi-bien que la rage & la cruauté d’une haine inhumaine & barbare, que ceux de son Sexe font succéder assez souvent l’un à l’autre. Et dans tout le procedé de [77] cette innocente & malheureuse Princesse, l’on y peut connoître la résistance aux mauvaises poursuites, l’aversion du péché, & la crainte du deshonneur, qui sont trois choses communes & ordinaires à la plûpart des femmes.
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CHAPITRE XIV.
Suite du même sujet.
S’Il est vray que l’amour est un desir qui se termine à la joüissance, & la haine un autre desir de l’éloignement & séparation des choses qui nous affligent : j’ay raison de dire que ces trois passions étant la source & le principe de toutes les autres : le troisiéme tyran qui enchaîne & mal-traite nos cœurs n’est autre que le desir : parce que sa trop grande multitude & ordinaire inutilité sont les causes de nos douleurs & de nos souffrances : les biens & les plaisirs que nous souhaittons prennent tres-souvent la fuite ; pendant que les choses qui nous tourmentent se tiennent aussi proche de nous, que nos desirs les portent loin.
Tu n’auras jamais de crainte, dit le Philosophe Romain, si tu ne desire jamais rien. La peur suit toûjours l’espérance & je ne m’étonne pas qu’elles prennent cette route, puisque l’une & l’autre sont le supplice d’un cœur qui vit en suspend, c’est le tourment d’une attente facheuse, & leur comune cause, c’est que nous ne méditons pas sérieusement les choses presentes, & que nous portons bien loin nos pensées dans celles qui sont à venir, & dont l’incertitude ne nous donne jamais de repos. La nature des desirs étant d’être toûjours en attente. Ce sont des arbres qui produisent beaucoup de fleurs & rarement de bons fruits, & la plûpart du tems ils demeurent dans les idées de nôtre esprit, comme ces belles republiques de Platon, qui n’ont jamais été mises en pratique.
Nos cœurs ne sont pas seulement incertains & inquiets par l’abondance de nos desirs, ils deviennent encore tres-foibles & [78] languissans ; ainsi que nous l’enseigne saint Augustin, lors qu’il nous assure, que l’ame humaine devient trés-languissante & sujette à de grandes foiblesses par la multitude des desirs, & se plaignant de soy-même il disoit à Dieu, je me suis égaré en me séparant de vôtre appuis, & me suis écoulé de desir en desir, étant à moy-même une terre sterile & une contrée d’indigence. Paroles admirables qui nous font bien connoître que nous sommes toûjours dans la possession d’une parfaite liberté lors que nous ne desirons aucune chose : d’autant que rien n’éleve nos cœurs en haut & ne les abaisse vers les choses de la terre, rien ne les dissipe & ne les égare lors que nous sommes libres de tous desirs ; mais si-tôt que nous commençons à desirer quelque chose, ils se travaillent ils se lassent & s’affoiblissent.
Nous ne sçaurions jamais être libres avec une abondance de desirs ; parce qu’ils sont entierement opposez à la franchise de nos cœurs qu’ils déchirent continuellement. Ce qui faisoit dire autrefois à une Dame Romaine, plûtôt l’exil que le desir ; parce que ne pouvant supporter l’absence de son fils que l’on avoit exilé, le bannissement lui auroit été beaucoup plus agréable que l’ardent desir de le révoir, & d’autant qu’elle étoit incomparablement plus tourmentée que si elle avoit supporté l’éloignement de son païs & de tous ses proches.
Comme les personnes qui sçavent tant soit peu de morale ne sçauroient ignorer que nos cœurs ne soient le principe d’où procedent les passions & le theatre sur lequel elles joüent leurs personnages ; elles sçavent aussi que leurs plus violens emportemens viennent de l’empresssement de leurs desirs, parce que ceux-cy sont leurs continuelles & infaillibles productions : car bien que le desir soit le plus legitime enfant de l’amour & de la haine, il participe encore de toutes les autres passions ; lesquelles à proprement parler ne sont que des desirs, les unes d’éviter quelque mal, les autres de parvenir à la joüissance d’un bien ; qui s’appelle selon saint Thomas le fruit des desirs ou le dernier repos de l’inclination humaine. C’est pourquoy il faut nécessairement tirer une conséquence certaine ; que si-tôt que nos desirs sont dans le déréglement, nôtre cœur ne sçauroit être qu’une mer orageuse agitée des vents & des flots de divers mouvemens, qui ne le laisseront jamais libre qu’ils ne soient tous dissipés & vaincus. [79]
Désirer ou convoiter sont des termes qui se prenent bien souvent l’un pour l’autre ; & ils ne different qu’en ce que la convoitise est de l’appetit sensitif, & que le desir ne se dit jamais que de l’appetit raisonnable. C’est une même chose qui s’exerce diversement, la convoitise se portant à ce qui la flatte & qui lui est sensible, & le desir étant conduit & dirigé par un sentiment humain, qui n’est autre que la raison. C’est par la justice de ses regles que les desirs sont toûjours dans la modération & la bienseance ; mais si-tôt qu’ils se portent à ce qui est de l’animal sans appeller le conseil de la raison, ils ne sçauroient produire que de trés-mauvais éffets : parce que les desirs sont aussi feconds en trouble & inquiétude, qu’ils sont steriles en bonheur & en tranquillité. L’on ne sçauroit jamais avoir tout ce que l’on desire ; mais l’on peut bien ne point desirer ce que l’on n’a pas. Se contenter dans l’indifférence c’est la meilleure piece de nôtre liberté, qui ne sçauroit se maintenir que par le retranchement de tous les desirs inutiles & superflus.
S’il est vray que les desirs sont des marques de nécessité & d’indigence ; l’on ne manquera jamais d’en donner une multitude aux femmes & aux filles ; puisque trés-volontiers on leur fait present de toutes les choses les plus désavantageuses. N’est-il pas juste de leur permettre l’abondance des souhaits, n’aiant pas le pouvoir de rien exécuter, disent ordinairement les hommes : qu’elles désirent à la bonne heure tout ce qui leur plaira, étant dans l’impuissance de faire aucune chose remarquable & qui puisse tant soit peu contrarier la conduite que l’on tient à leur égard ? mais on répond que c’est une extréme injustice de leur attribuer de grandes foiblesses & de leur ôter les moyens de s’en delivrer ; puisque l’accomplissement & la possession sont les arts certains & assurés d’amortir & d’éteindre tous les desirs qui sont raisonnables & honnêtes. Pourquoy ne leur permet-on pas de les remplir ces desirs en possedant leurs objets, lors qu’ils sont justes & agréables ; car pour eux qui sont dans le desordre la joüissance les irrite plûtôt que de les appaiser, & le pouvoir de les satisfaire n’appartient pas plus aux hommes qu’aux femmes si ce n’est trés-abusivement.
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CHAPITRE XV.
Liberté de Conscience.
VNe conscience ne sçauroit être libre, si elle n’est pure, éclairée & bien reglée. Par la premiére qualité elle se trouve exemte des liens & des chaines du péché ; par la seconde elle est preservée de l’erreur & des scrupules ; & par la troisiéme elle se rend quitte de tous les engagemens indiscrets & précipitez, qui pourroient surpasser sa capacité & ses forces.
La source du péché est inséparable de l’homme, & c’est ce qui fait dire au bien-aimé disciple ; que si nous pensons être sans peché nous nous trompons nous-mêmes & la verité n’est point en nous ; que toutefois si nous confessons nos offenses, Dieu est juste & fidelle pour nous les pardonner & nous rendre nets de nos iniquitez. Depuis que l’homme a perdu l’innocence il est si porté au mal, que bien qu’il soit en son pouvoir de ne le pas commettre, il s’y laisse néanmoins continuellement aller. C’est ce qui donne sujet aux gemissemens du grand Augustin qu’il exprime en ces termes, la conscience me remord, les secrets de mon cœur m’affligent, l’avarice me trouble, la superbe m’accuse, l’envie me ronge, la concupiscence m’enflame, l’impureté me soüille, la calomnie me déchire l’ambition m’abat, l’inimitié me divise, la colere me transporte, & mille sources de péchez me tourmentent & me sollicitent.
Il est facile de persuader que l’ame ne sçauroit être libre, si elle conserve en elle-même des attaches au péché, puisque sa propre conscience quand elle est coulpable & criminelle, lui sert de prison, lui donne la mort & la conduit en enfer. Cela se prouve par deux raisons, la prémiere que le péché est infiniment désagréable à Dieu, qui est l’auteur de la vie & de toute sainteté ; la seconde qu’il rend l’ame difforme & insuportable à elle-même.
Que Dieu porte une extrême aversion au péché ; c’est une verité, qui nous est enseignée dans toutes les pages de l’Ecriture ; & pour nous confirmer dans ce sentiment, il faut seulement con-[81]sidérer la vengeance qu’il en tira du tems de Noé. Le Seigneur connoissant que la malice de l’homme étoit si grande que toute sa pensée tendoit au mal, il se repentit de l’avoir fait, & prévoyant l’avenir, il dit ces paroles, j’ôteray de dessus la terre l’homme que j’ay creé, & je feray perir jusqu’au bétail, aux reptiles & aux oyseaux, parce que toute chair a corrompu sa voye. Et le Roy Prophete nous assure, que Dieu perdra les pecheurs & que tous leurs desirs periront. Ces grandes menaces ne doivent pas nous étonner, puisque la Theologie ne considére le peché que comme une chose outrageuse à Dieu, parce qu’elle contrarie la regle de la raison divine. Saint Augustin le définit une débauche de la volonté qui abandonne un bien fixe & permanent, pour s’appliquer à un bien apparent & périssable. En un mot, ce n’est autre chose qu’une attache à la créature, & un éloignement du Créateur. Et selon le même Saint, l’essence ou la nature du peché étant une parole, une action, une pensée, ou un desir contre la regle de la loy éternelle, il n’a point d’autre forme que le déréglement de la volonté, qui s’égare du droit chemin pour suivre de faux sentiers, qui nous conduisent à nôtre perte.
Le saint homme Job parfaitement éclairé dans la connoissance de la sévérité que Dieu exerce contre le pecheur, disoit avec crainte & tremblement, ô Seigneur vous avez écris contre moy des amertumes, & il semble que vous me voulez consumer pour les pechez de ma jeunesse. Vous avez mis mes pieds aux fers & avez considerez tous mes pas, & vous avez cachetez toutes mes fautes comme dans un sac pour en faire l’ouverture au dernier jugement. Et le grand Apôtre nous dit en termes tres-exprés, que Dieu n’a trouvé personne de juste sur la terre, parce que tous sont criminels, & ont besoin de la grace divine.
Le péché est tellement ennemi de Dieu, que pour satisfaire à sa justice, il n’a point voulu de remede que la mort de son fils unique. Et entre les œuvres admirables que JESUS-CHRIST a faites en ce monde, la plus grande de toutes, c’est la remission des péchez. Aussi rien n’étonnoit tant les Scribes & les Pharisiens ses plus ordinaires persécuteurs, que lors qu’ils consideroient comme il pardonnoit les crimes aux plus misérables. C’est ce qu’il leur fit dire quand ils virent le miracle du Paralitique auquel il donna la santé de l’ame aussi-bien que celle du corps, qu’il avoit blasphemé, à cause que Dieu seul pouvoit par-[82]donner les pechez, & que JESUS-CHRIST qu’ils n’estimoient pas être le Messie s’attribuoit cette puissance. C’est aussi le chef-d’œuvre de sa miséricorde & le plus grand effet de son amour, que la redemption du monde. Ce qui fait dire à saint Paul écrivant à son cher Timothée, que Iesus-Christ étoit venu sur la terre pour sauvez les pecheurs, dont il étoit le plus grand, que pour cette cause il en avoit reçu miséricorde, afin de faire paroître en lui sa clemence infinie.
Mais qui sont ceux lesquels pourront espérer de recevoir cette même grace? pour l’apprendre, il faut écouter saint Jean Chrysostome, quand il nous dit, que le premier bonheur de l’homme est de ne point pecher, & le second de connoître & pleurer son peché. Si vous n’étes pas en peine d’examiner vos défauts comme [sic] prierez-vous Dieu de vous en accorder le pardon, dit cette bouche d’or, & dans cette ignorance comment pourrez vous être touchez de la grandeur de sa miséricorde. Il faut donc considerer vos pechez, afin de sçavoir ce que Dieu vous pardonne & que vous ne soyez pas ingrat envers vôtre bien-faiteur. Et comme le juste peche sept fois le jour, ainsi que nous l’apprend l’oracle sacré, saint Jerôme dit à ce propos les paroles suivantes, s’il tombe comment peut-il être nommé juste, & s’il est juste comment tombe-t-il? celui qui se releve par la pénitence ne perd point la qualité de juste, & les pechez ne sont pas seulement pardonnez sept fois à celui qui se convertit, mais sept fois septante.
Par le peché l’homme n’est pas seulement desagréable à Dieu ; mais il est encore insupportable & odieux à lui-même, lors qu’il sçait connoître son déréglement. Pour être persuadé de cette vérité, il faut sçavoir que le peché étant le mouvement d’une créature doüée de connoissance & de volonté, lors qu’elle vient à y tomber, elle conçoit un certain déplaisir contre elle-même qui la tient dans le chagrin & dans les regrets de voir que par un acte d’entendement & de liberté, elle s’est privée de la grace divine, & du repos & tranquilité qui sont ordinaires à une conscience pure & libre de peché.
C’est une erreur extrême de croire que Dieu devoit faire l’Ange & l’homme impeccables par nature ; puisqu’il a voulu abandonner l’homme à se [sic] propre conduite, & lui faire con-[83]noître le chemin du Ciel sans forcer ses inclinations, avec plein pouvoir de le suivre ou de s’en écarter. Car tout de même que son mérite est d’avoir le mal en puissance & la vertu en effet ; le moyen d’acquerir la gloire étant de pouvoir pecher & de ne le pas faire, pareillement sa défectuosité, son supplice & son malheur viennent de sa liberté déréglée, qui le fait tomber dans le peché.
L’homme ne sçauroit être plus misérable & plus ennemi de lui-même que de s’exposer aux supplices & tourmens d’une mauvaise conscience, parce que c’est un mal si terrible qu’un sage profane nous assure, que les remords que l’on endure lors qu’on a commis quelques fautes laissent un deplaisir en l’ame qui la tourmente continuellement, d’autant que la raison qui efface & dissipe les autres douleurs & tristesses, engendre celle du repentir, lequel produit sa honte & se punit soy-même : & pour opposer les delices de la bonne conscience au tourment de la mauvaise, il ajoûte, qu’il n’y a point de noblesse, de grandeur, de charge, d’office, de richesse, de science & de beau discours qui apportent tant de calme & de tranquilité à la vie de l’homme, que d’avoir l’ame pure & exempte de toutes mauvaises actions, volontez & desirs. Quelle horreur ne devons-nous pas avoir du peché, nous autres qui sommes éclairez par les lumiéres de la foy ; puis que ce Payen qui n’en avoit que de naturelles & celles que lui pouvoient fournir les raisonnemens de la Philosophie, a eu de si beaux sentimens touchant la franchise & liberté des consciences pures & nettes.
Ceux de Seneque ne sont pas moins admirables, quand il nous dit, que celui-là est véritablement libre qui est échappé des liens de sa propre conscience, parce que c’est une servitude perpetuelle qui nous tourmente jour & nuit sans nous donner aucun [sic] relâche, d’autant que plusieurs crimes & pechez évitent le jugement & la punition des hommes, mais ils ne peuvent jamais éviter ces cruels & naturels supplices, qui sont la crainte & le remord qui leur servent d’une rigoureuse pénitence. Nous pouvons nous délivrer de tous ces maux en nous formant une conscience pure & nette, qui nous retire efficacement du peché, pour nous mettre en possession d’une véritable & sainte liberté. [84]
Pourrons-nous trouver des Catons assez sévéres & rigoureux, pour critiquer les femmes & leurs filles sur ce que nous venons de dire, puisqu’elles sont dans l’ignorance de la plus grande partie des pechez que les hommes commettent, & que si-tôt qu’elles tombent en quelque faute soit par fragilité ou autrement, elles ont promtement recours au remede de la pénitence, laquelle selon tous les Saints Peres, est la seconde planche, qui nous est donnée pour nous sauver du naufrage. Mais à toutes ces choses j’entens que l’on me dit que leurs frequentes confessions sont des marques de leurs continuelles rechûtes, & que bien souvent c’est plûtôt l’effet d’un amour propre & caché qui les porte à se rechercher elles-mêmes, que non pas celui de Dieu, dont les approches operent dans les ames des fruits de bonnes œuvres, que l’on ne voit pas dans leur vie. L’autorité de l’Eglise renverse toutes ces objections par le titre glorieux de Sexe devot qu’elle leur donne ; mais avec tant de justice que sans elles la plûpart du tems les Temples seroient deserts, les Confessionaux inutiles, la saint Table sans communians, les Processions sans suite, les Confesseurs sans pratique, les Directeurs sans conférence, les Hôpitaux & les Prisons sans visite, les pauvres & les nécessiteux sans consolation ni assistance : parce que c’est une chose trés-certaine que la pureté de conscience, la pieté & le zele des personnes du Sexe, servent de ressort pour faire agir toutes ces choses, & mettre en pratique toutes ces bonnes œuvres.
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CHAPITRE XIV .
Sur le méme sujet.
SAint Augustin a eu raison de dire, que la paix que nous possédons en ce monde, est plûtôt le soulagement de nos miséres, qu’une véritable paix , & que nôtre justice en cette vie périssable consiste plûtôt en la remission des pechez qu’en la perfection des vertus, parce que nous avons en nous-mêmes une source de travaux & d’inquiétudes, qui n’est autre que nôtre propre conscience, laquelle bien souvent faute de lumiére nous [85] causent beaucoup de préjudice : l’ignorance où nous sommes étant le principe de nos chûtes & de nos déréglemens ; & nous ne pouvons jamais nous en relever, si ce n’est par les connoissances que nous recevons de la foy, ou par celles que nous donne la raison.
Les lumiéres que nous donne la foy sont d’une trés-grande étenduë, & je ne pretens point de parler ici, de ces hauts & profonds misteres de la religion Chrêtienne, d’autant qu’elle nous oblige plûtôt de les croire & adorer, que de les rechercher par des spéculations qui seroient inutiles à cause de leur obscurité. Je veux seulement dire quelques choses touchant ce qu’elle nous enseigne des devoirs de nos consciences, dont la plus ordinaire inquiétude, est celle que nous cause la crainte de nôtre salut. Ce qui nous doit consoler en cette importante affaire c’est qu’elle ne dépend que de Dieu & de nous mêmes sans avoir aucun raport à la malice ou mauvaise volonté des hommes : car nous avons beaucoup de sujet d’en bien esperer du côte de Dieu, qui ne nous refuse jamais les graces sufisantes pour nous sauver ; & du nôtre à moins que d’être ennemis de nous mêmes nous y devons travailler ; parce que nôtre liberté doit cooperer au grand ouvrage de nôtre prédestination : & si Dieu permet quelquefois des chûtes & des péchez, c’est pour mieux faire connoître la puissance de cette prétieuse liberté. D’autant que comme la nature ne souffre les pourritures & les corruptions que pour la production des plus belles choses ; de même Dieu n’endure le péché que pour en tirer sa gloire soit par la punition des méchans, soit pas la correction des justes. Si tu fais bien dit le Seigneur à Caïn, tu auras la recompense, & si tu fais mal ton peché sera toûjours auprés de toy pour demander vengeance. Paroles qui meritent d’être bien considerées, & qui nous doivent en même tems inspirer de la confiance & donner de la crainte.
Les lumiéres que nous recevons de la foy pour la conduite & la direction de nos consciences, meritent d’être bien examinées. Saint Augustin que j’ay cité au commencement de ce chapitre nous apprend que tous leurs secrets & toutes leurs fautes les plus cachées seront un jour mises en évidence. Et pour mieux concevoir cette verité il faut rapporter les mêmes termes de ce grand Docteur, les livres seront ouverts dit-il, cela s’entend le [86] livre de chacun, parce que les hommes seront éclairez d’une vertu divine qui leur remettra en memoire toutes leurs actions bonnes & mauvaises ; ils les verront d’une merveilleuse promtitude, par le regard de l’entendement ; de sorte que la science viendra à excuser ou accuser la conscience. Et ainsi tous en général & chacun en particulier seront jugez ensemble. Cette puissance & vertu Divine par laquelle les hommes verront à découvert tout l’état de leur vie s’appelle livre, parce que tout se lit & se connoit parfaitement en elle.
Cette même lumiére & connoissance que nous donne la foy doit être la directrice de nos consciences, à cause qu’elle leur fait voir clairement que les choses, que Dieu veut de nous, consistent dans une application de cœur & d’esprit à lui seul, dans un mépris & dégagement de toutes choses, & dans la mort de nos passions, qui sont les pieces principales de nôtre salut, parce qu’il en dépend beaucoup davantage, que de toutes les ceremonies extérieures de vertu & de religion, bien que nous devons prendre garde à ne les pas négliger, crainte de scandaliser les foibles, & pour donner à Dieu des marques extérieures de nos soumissions & dépendances, sans toutefois en faire un point capital, & essentiel qui se doit reserver pour l’intérieur & le secrêt de l’ame, afin de ne pas encourir le reproche que JESUS-CHRIST fit aux Iuifs par ces paroles, ce peuple m’honore des lêvres mais son cœur est éloigné de moy.
Pour bien conduire nos consciences, aprés le respect que nous devons aux lumiéres de la foy, il faut encore mettre en usage celles de la raison, à cause qu’elles instruisent nos esprits de plusieurs grandes connoissances, par lesquelles nous pouvons faire la distinction des differentes consciences qui se trouvent dans le monde, & que nous pouvons reduire à trois pour éviter la confusion & une longueur qui seroit inutile pour leur éclaircissement. C’est pourquoy je diray en peu de mots qu’il y a une conscience droite qui juge sainement des choses, une erronée qui les considére autrement qu’elles ne sont en effet, & une douteuse qui est toûjours incertaine : sans parler de celle qui se fait une voye large & égarée, laquelle ne peut jamais être au rang des consciences libres ; d’autant qu’on ne le peut être qu’en se soumettant à Dieu. Et c’est ce que fait trés-parfaitement celle [87] qui suit les vrayes lumieres de la raison sans s’éloigner tant soit peu des justes regles de sa droiture : puisque selon saint Thomas la raison humaine ne peut ordonner & regler les actes de la volonté que selon les lumiéres qu’elle a reçeuës de la raison Divine ; parce que la regle eternelle est véritablement la forme de toutes les formes, la regle de toutes les regles, & la raison de toutes les raisons.
Le reproche que saint Paul faisoit aux Corinthiens se pourroit faire à plusieurs de ce tems ; à cause qu’il y a beaucoup plus de partialités entre eux qu’il n’y en eut autrefois parmi les premiers Fideles dont la plûpart se ventoient d’avoir reçeu l’Evangile, les uns de Paul, les autres d’Apollo, & d’autres, de Cephas. Mais comme leur dit ce vaisseau d’élection, JESUS-CHRIST ne sçauroit être divisé, Paul n’a pas été crucifié pour vous, ce n’est pas en son nom que vous êtes bâtisez ; mais au nom du Seigneur Iesus. Et par conséquent il faut avoir un esprit d’unité, afin de prosséder sa conscience libre.
Celui qui pourroit donner des avis convenables à toutes sortes de personnes auroit l’esprit bien universel ; & si encore il ne pourroit exercer son talent à moins que d’avoir connoissance de l’interieur & des dispositions particuliéres de ceux qui le consulteroient, ce qui est reservé à Dieu seul. Un moderne a eu raison de dire que la conscience est une maison remplie de tenebres ; puisque les pensées des hommes sont dans une telle obscurité que les Anges & les Demons n’y peuvent rien connoître. Personne ne doit entreprendre d’ordonner, conseiller & diriger ce qu’il ne peut sçavoir, que par des apparences si trompeuses, que bien souvent elles sont toutes opposées à ce qui est en effet. Mais en suivant la raison cette sage gouvernante de l’ame, cette prudente maîtresse de la vie, l’on ne sçauroit jamais manquer ; puisqu’au sentiment de saint Augustin, la plus parfaite vertu est celle qui ne se contente pas des jugemens humains ; mais qui se rapporte en toutes choses à celui de sa propre conscience.
Plus cette conscience qui se laisse conduire par la droite raison est agréable à Dieu & utile à celui qui la possede, plus celle qui lui est opposée pour être dans l’erreur, est préjudiciable & dangereuse. Ce que saint Thomas nous enseigne quand il dit, que toute volonté qui contredit sa propre conscience & qui va con-[88]tre sa raison, soit que cette même raison soit juste ou qu’elle sois erronée & fautive ; elle est toûjours défectueuse & déreglée, puisqu’elle suit le mal directement, & que s’il arrive dans son erreur qu’elle fasse le bien, c’est contre son intention, non pas à l’égard de l’objet consideré dans sa propre nature ; mais à l’égard du même objet consideré sous la fausse raison, & sous la forme intelligible qui lui en donne la connoissance. Tous les Casuistes, suivant l’opinion de ce grand Maître de la Theologie assurent, que celui qui croit que jetter quelques regards immodestes ou proférer des paroles oysives sont des pechez mortels, s’il le fait il peche mortellement, parce qu’il a volonté d’offenser Dieu. Ce qui n’arrive pas seulement dans les pechez veniels & dans les choses indifférentes, mais encore dans les bonnes actions ; de maniére que si une personne avoit la pensée & croyoit fermement, que d’assister aux divins offices & donner l’aumône aux pauvres, c’est pecher mortellement ; s’il le fait il commet un peché mortel, tant il y a de périls & de dangers pour les consciences erronées & ignorantes.
Seneque dit avec beaucoup de raison que le commencement du salut, c’est la connoissance du peché, parce que celui qui ne sçait pas s’il peche ne se peut corriger, & il se faut trouver en faute auparavant que de s’amender. Il en est de même de celui qui n’est pas assez éclairé pour faire le discernement du peché mortel d’avec le veniel, & de celui-ci d’avec les actions indifférentes, & qui ne sépare point ce qui est indifférent, d’avec ce qui est bon & digne de vertu, parce qu’il est en péril de faire des crimes, où il n’y a que de legeres fautes, & souvent il se forme des sujets de punition dans les choses mêmes, dont il se peut faire des matiéres de recompense. Saint Augustin dit à ce propos, que ceux des Gentils, qui suivoient les lumiéres de la nature pour leur guide si elle n’étoit pas soüillée & corrompuë par des mauvais jugemens & opinions fausses ont pû être aussi agréables à Dieu, que ceux qui ont gardé la loy Mosaïque ; par ce que leur conscience leur a servi de loy. Et S. Paul enseigne aux Romains, qu’aucune chose considérée en elle-même ne peut être impure ni soüillée, si ce n’est à celui qui la croit mauvaise & corrompuë. Funeste état d’une ame dans les tenebres, par l’absence de sa propre raison, qui lui fait penser le bien être mal, & le mal être bien. [89]
C’est par cette lumiére de conscience, ou par ce principe de raison, que nous discernons ce qu’il faut faire ou éviter, les choses qui sont de précepte d’avec celles qui sont de conseil. Nous connoissons encore que les commandemens Divins ne reçoivent jamais de dispense, qu’ils s’observent par tout sans aucune exception, d’autant qu’ils sont établis pas une sagesse infinie qui ne se peut jamais méprendre & qui les a entiérement proportionnez à nos forces. Au contraire des loix humaines, lesquelles n’obligent pas toûjours la conscience, & en beaucoup de rencontres elles sont sujettes à souffrir la dispense, & changent souvent de regle & de maniére d’agir.
De plus, comme les hommes imposent ordinairement des fardeaux les uns aux autres, il faut que la raison fasse son office & prenne garde de ne pas être comme ces Scribes & Pharisiens, qui tenoient pour un grand Poinct de Religion de ne pas faire la moindre chose au jour du Sabbat & de laver les mains devant le repas ; pendant qu’ils étoient pleins de superbe, d’avarice & d’animosité, & qui auroient fait scrupule de négliger la plus petite de leurs traditions en même-tems qu’ils transgressoient les commandemens d’aimer Dieu & le prochain, & ne voulant point entrer dans un tribunal de justice, crainte d’être foüillez d’une impureté légale, ils s’abîmoient dans le plus grand de tous les crimes en poursuivant la mort de JESUS-CHRIST. Il faut prendre d’autres sentimens & s’attacher à cette loy de la raison, qui n’a point d’autre source que l’éternelle, qui ne peut jamais manquer. Et comme ces loix nous apprennent le respect & la soûmission que l’on doit aux puissances de la terre, elles nous défendent aussi d’établir nôtre salut & nôtre perfection dans certaines formalitez & pratiques, qui brillent aux yeux des moins éclairez, & de tenir nos consciences genées & nos esprits contraints crainte de nous exposer aux indiscrets jugemens des hommes.
Il se trouve encore une autre espéce de conscience que nous appellons scrupuleuse, qui provient ordinairement d’ignorance, ou de timidité & quelquefois de mélancolie. Cela peut aussi arriver par les suggestions de l’ennemi commun du genre-humain, qui se sert de ce moyen comme tres-puissant pour empêcher les ames de s’unir à Dieu ; parce qu’étant agitées de pen-[90]sées importunes, qui les inquiétent & les troubles continuellement, elles sont incapables de s’appliquer aux choses saintes, & le tems qui se pourroit employer à produire des actes de vertu, & à faire des réflexions utiles & sérieuses, est misérablement perdu à former des pechez imaginaires, qui ne se trouvent jamais que dans les appréhensions des consciences excessivement craintives. Ces phantaisies & fausses idées tourmentent & affligent extrêmement une pauvre ame, qui peut dire en cét état avec le Roy Prophete, des maux sans nombre m’ont environné, mes iniquitez m’ont troublé, car elles sont multipliées comme les cheveux de ma tête, & mon cœur m’a delaissé. On peut dire encore de cette conscience scrupuleuse avec le même Prophete, qu’elle a tremblé où il n’y avoit pas lieu de craindre ni sujet de se troubler. Il n’y a rien qui s’augmente davantage que les scrupules, un seul en attire mille, & c’est une suite qui n’a point de fin, si elle n’est corrigée par la force de l’esprit & par les réflexions d’une conscience éclairée.
La conduite d’un sage, sçavant & experimenté Directeur peut encore arrêter le cours des scrupules & des troubles de conscience, car il peut par ses avis & ses conseils aider une ame pour la sortir de ce malheureux état, pourveu qu’elle soit soûmise & obeïssante. Ce secours spirituel étant capable de remedier au trouble de son esprit, aux illusions de ses pensées & à l’incertitude de sa volonté.
Il ne faut pas confondre la conscience scrupuleuse avec celle qui n’est que timorée, parce que celle-ci est bonne étant le commencement de la sagesse, au lieu que celle-là est foible & mauvaise étant un obstacle au progrez que l’on doit faire dans la vertu. La premiere craint sans fondement & avec inquiétude & perplexité, mais la seconde demeure tranquille, sa crainte est celle d’un enfant & non pas d’un esclave, elle apprehende de manquer aux commandemens divins & de ne les pas remplir parfaitement dans toutes leurs circonstances, si elle connoit une occasion dans laquelle Dieu peut être offensé, elle se défie de ses forces & s’en retire. Et comme personne ne sçait s’il est digne d’amour ou de haine nous avons toûjours sujet de craindre, & c’est pourquoy une conscience timorée ne peut être que bonne & avantageuse, puisqu’elle conduit au pur amour de Dieu. [91]
Nous serons jugez de Dieu selon la mesure des graces qu’il nous donne : & comme cette mesure n’est pas égale en tous les hommes, les uns étant prévenus des bénédictions & douceurs celestes, pendant que les autres sont abandonnez dans cette cathegorie générale de grace suffisante donnée à tous les hommes, pas un ne se pouvant plaindre qu’il n’a point eu les secours nécessaires pour faire son salut, sans doute que les premiers éprouveront un jugement plus sévére & terrible, puisque l’on demande beaucoup à ceux qui ont reçu davantage. C’est ce qui fait dire à un de nos Sçavans, que sans parler du feu qui brûlera éternellement les damnez, il y a un enfer de science & de conscience, qui tourmentera particulierement ceux qui auront été doüés d’un bel esprit & qui l’auront mal employé, & que ceux qui auront eu beaucoup de lumiéres & de connoissances seront plus rigoureusement punis, s’ils n’en font un bon usage. Plusieurs pechez sont assemblez en celui qui aura usé d’une grande négligence, dit saint Bernard, parce qu’il est tres-juste que le serviteur qui aura caché son talent en terre, sans se mettre en peine de le faire profiter, en soit privé & qu’il soit jetté dans les tenebres extérieures.
Se pourroit-il bien faire que la conscience d’une personne éclairée, non seulement par les lumiéres de la foy & par celles de la raison, mais encore par les connoissances & les veües particuliéres d’un esprit subtil & penetrant, & secouruë d’une assistance particuliére du Ciel, fût en repos & parfaitement libre en suivant la vie commune & le train des vanitez de la plus grande partie du monde ; cela doit passer pour impossible dans le sentiment des véritables Chrêtiens. Et néanmoins les stupides & les grossiers qui n’ont gueres plus de connoissance que des brutes, excepté l’usage commun de la raison humaine, se pourront sauver par ce même genre de vie ordinaire entre les hommes, pendant que les personnes privilégiées y trouveront leur perte pour être trop inférieure à l’éminence des graces, dont elles sont prévenuës. Et comme ces faveurs demandent une parfaite correspondance, & que d’être infidéle à Dieu c’est mettre son salut en grand péril, & se former des habitudes criminelles que l’on ne peut ensuite surmonter qu’avec d’extrêmes difficultez : il ne faut pas s’étonner si saint Augustin aprés en avoir fait [92] l’experience nous assure que cette résistance au bien n’est autre chose que la loy du péché, & que cette même loy n’est rien que la mauvaise coutume, qui captive l’esprit, même contre son inclination, & cela sans injustice puisqu’il s’y est laissé aller sans resistance.
Que Dieu dans l’ordre de la nature donne plus d’esprit, plus de lumiéres & de capacités aux uns qu’aux autres ; l’inégalité que nous voyons dans toutes les créatures raisonnables nous certifie cette vérité. Mais que dans l’ordre de la grace il y ait des ames privilegiées & singuliérement choisies, JESUS-CHRIST lui-même nous en assure, lors qu’il dit par son Evangeliste saint Iean, qu’il y a diverses demeures en la maison de son Pere. Le choix qu’il a fait de quelques uns de ses disciples preferablement aux autres en est un exemple : ce Souverain Maître ayant voulu nous montrer par sa conduite, aussi bien que par ses paroles, qu’il y a des personnes qu’il destine à quelque chose de grand. Il est vray de dire qu’il est de certaines ames d’élites à qui Dieu donne des graces beaucoup plus fortes qu’à d’autres pour surmonter les difficultez & les obstacles de la nature corrompuë, & c’est à ces ames que l’on peut addresser ces paroles d’un Prophete. Ie semeray ta voie d’epines afin que tu retourne à moy. Ie ne pretens pas d’ôter par cette proposition la liberté à l’homme ; je veux plûtôt dire avec saint Augustin qu’elle est parfaitement établie par la grace bien loin de l’anéentir ; dautant que la grace guerit la volonté pour lui faire aimer la justice, & Dieu par des attraits singuliers nous attire au dedans de nous mêmes pour nous unir à lui ; pendant qu’il nous fait éprouver des amertumes & des ennuis parmi les créatures afin de nous en éloigner.
Les Panégiristes des femmes prétendent que ce sujet leur doit servir d’un champ trés-spacieux pour se divertir. Quel esprit & quelle raison peuvent-elles avoir, disent-ils en tout rencontre, puisque toutes leurs lumiéres sont empruntées ; comment pourroient-elles mettre leur conscience dans l’heureuse liberté des enfans de Dieu, n’ayant pas la science nécessaire pour discerner la nature, le genre, les espéces, & les differences des péchez, les circonstances qui les agravent, & mille particularitez qui s’echappent à leur connoissance. Et comme elles ne sont pas assez éclairées pour faire tous les discernemens qu’il faut pour leur [93] conduite ; elles sont continuellement dans l’occasion de mandier les conseils & les avis des autres ; qui se trouvent tellement lassez de leurs redites, qu’ils les écoutent avec ennui, leur répondent avec précipitation, les traitent souvent avec mépris, & quelquefois sont infideles à garder leurs secrets ; ils font passer leurs doutes pour bétise, leurs scrupules pour foiblesses, & leurs répétitions pour une éternelle sterilité d’esprit. Que ceux qui les traitent d’une maniére si désobligeante, apprennent aujourd’hui qu’elles ne manquent de lumiére que parce qu’on leur ôte les moyens d’en acquerir ; & qu’elles pourroient bien se conduire dans les détours de leur conscience & dans les sentiers de la vertu, si on leur permettoit l’usage des sciences capable de les éclairer dans leur nécessitez spirituelles. La defférence & la soumission que les personnes du Sexe pratiquent pour la direction de leur conscience est plûtôt un témoignage de leur foy, & de leur attachement aux loix de l’Eglise, que des foiblesses, scrupules & redites ennuyeuses & bien souvent elles recherchent en apparence ceux dont elles voudroient bien s’éloigner en effet : dautant qu’elles n’ignorent pas ce que dit le Sage, qu’il faut être fort reservé à mettre sa confiance aux hommes, parce que le nombre de ceux qui manquent de fidelité & qui ne gardent pas bien les secrets est trés-grand.