Traité de la morale et politique (1re partie : Liberté) Partie 2

par Gabrielle Suchon

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Titre: Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties. Sçavoir la liberté, la science, et l’autorité… Avec un petit traité de la foiblesse, de la legereté, & de l’inconstance qu’on leur attribuë mal à propos
Auteur: Suchon, Gabrielle (1632-1703)
Date de publication: 1693
Édition transcrite: : (Lyon: B. Vignieu & Jean Certe, 1693)
Source de l’édition: Google Books
<https://books.google.ca/books/about/Trait%C3%A9_de_la_morale_et_de_la_politique.html?id=gTGzwu24mNoC&redir_esc=y>
Transcription par: Charlotte Sabourin et Yanicka Poirier ,université McGill, 2015.
Principes généraux de transcription: Les numéros de page fournis en chiffres romains ont été fournis par les transcripteurs. Les numéros de pages originaux ont été inclus dans le corps du texte entre crochets. Les notes marginales ont été incluses sous la forme de notes de bas de page.
Statut: Complétée et corrigée, version 1.0, octobre 2016.

 

 

Ce travail fait partie du projet L’égalité et la supériorité dans les traités féministes de la Renaissance et de l’époque moderne, un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

 

LE TEXTE COMMMENCE APRÈS CETTE LIGNE

***
[93]
CHAPITRE XVII.

Suite du méme sujet.

BIen qu’une conscience pure & éclairée puisse posséder la liberté ; elle ne seroit pas de longue durée, si par un bon reglement elle ne mettoit ordre à l’avenir. Et comme cela ne se peut faire qu’en évitant tous les engagemens inconsiderez, dont l’on ne pourroit supporter les charges ni accomplir les obligations ; il faut être fort circonspect & reservé, lors qu’il est question de choisir un état ; parce qu’autrement l’on se mettroit dans une continuelle occasion de pécher ; à quoy l’on ne seroit pas exposé dans une vie plus conforme à son naturel, & moins chargée de regles & d’exercices. Le grand Apôtre nous fait une admirable leçon à ce propos, lors que dans l’Epitre qu’il adresse [94] aux Romains il dit ces paroles, sans la loi je vivois, mais par le commandement le peché a commencé de revivre, & moy je suis mort. Ce n’est pas à dire que les loix fassent le crime c’est seulement la transgression qui le cause ; mais cela se doit entendre de plusieurs préceptes, conseils & coutumes, qui sont tellement attachez à une vocation, qu’il n’y a que ceux qui s’y engagent, qui s’y trouve sujets & obligez : parce que le péché n’est autre chose que l’éloignement de la regle qui est prescrite par une puissance qui a droit de nous commander.

Or est il que toutes les conditions ont chacune leurs reglements, & des personnes destinées à la conduite de celles qui s’y engagent pour ordonner & disposer de toutes leurs actions & maniéres d’agir. De sorte que l’on se trouve chargé de differentes obligations, qui sont des sources de merite si l’on sçait bien s’en acquiter ; comme aussi elles le peuvent être de grands desordres & de beaucoup de péchez, si l’on neglige de les observer & de remplir son devoir. Qui pourroit douter qu’une femme qui est sujette aux volontez d’un mary, au gouvernement d’une famille, au soin d’élever des enfans & d’instruire des domestiques ; ne soit exposée à commettre plusieurs péchez, s’il arrive que cét état ne lui soit pas propre & qu’elle n’en puisse supporter les charges ; pour être au dessus de ses forces & de sa capacité : comme au contraire une personne qui n’est pas dans ces engagemens est libre de quantité de chûtes & de défauts où les autres tombent trés-souvent. C’est pourquoy chacun se doit regler selon sa portée ; & sur tout tâcher de connoître la volonté de Dieu pour la conduite de sa vie & le choix de son état.

Il ne faut pas se meprendre en se persuadant que les maniéres de vivre les plus éclatantes sont toûjours les meilleures. Car bien qu’effectivement cét éclat de religion & de pieté soit estimé le plus parfait, dautant que l’on embrasse les conseils, qui deviennent ensuite des preceptes ; néanmoins il n’est profitable qu’à ceux que Dieu y destine, & qui accomplissent dignement tous les devoirs d’une condition si relevée, pour les autres que la Providence reserve à des professions moins étroites, qu’elles ne se laissent pas surprendre par la splendeur de la vie monastique, qui ébloüit la plupart du monde ; qu’elles ne s’arrêtent pas toûjours à certaines ferveurs & tendresses de devotion qui ne sont pas des [95] marques infaillibles d’une vocation véritable. Il se faut garder, comme nous l’enseigne le Roy Prophete, non seulement de la flêche qui vole durant le jour, & du Demon qui negotie dans les tenebres, mais encore de celui qui nous surprend par les éclatantes lumiéres du midy , parce que nôtre salut n’est pas en assurance pour éviter les vanitez & les plaisirs que l’on voit dans le grand jour du monde, & qui par leur changement & inconstance sont comparées à des flêches, dont les courses précipitées ne peuvent avoir de fermeté & de dureté ; & il ne seroit pas encore bien établi par la vigilance que nous devons avoir, afin de nous preserver de toutes ces actions noires & ténébreuses que l’ennemi suggere avec tant de soin : si nous ne prenons garde à ne pas nous laisser surprendre par cét esprit superbe & trompeur, qui ne fait jamais mieux son compte que dans les entreprises de belle apparence & dans les brillantes ardeurs d’une piété distinguée & d’une vie séparée du commun.

Le Seigneur, dit le Sage, ouvre au méchant de mauvaises voyes. Ces paroles sont tout-à-fait surprenantes, puisque les œuvres de Dieu ne sont pas moins bonnes dans la morale & dans la grace, que dans la nature, desquelles l’Ecriture Sainte nous apprend, qu’il trouva bon tout ce qu’il avoit fait. De sorte qu’elles se doivent entendre, par maniére d’épreuve & de la même façon que l’on explique ce passage de la Genese, où il est dit, que Dieu tenta Abraham , c’est à dire que pour son bien & pour augmenter sa gloire, s’il étoit trouvé fidéle. De même Dieu a mis devant nous plusieurs chemins, pour nous servir d’épreuve & nous obliger d’exercer nos esprits, afin de connoître celui qui nous est le plus propre & nous donner garde de ne point prendre d’autres routes : parce qu’encore qu’elles soient bonnes & justes en elles-mêmes, & pour les personnes que Dieu y destine : néanmoins elles se sont pas convenables à celles qu’il veut conduire par d’autres voyes. Car dans ces vocations où elles ne sont pas appellées, elles se verront reduites dans une impossibilité morale de pouvoir jamais posséder la véritable liberté de conscience, parce que les occasions de pecher & de transgresser leur regle, leur seront toûjours presentes ; d’autant que n’ayant pas la grace de la vocation, elles ne pourront resister aux peines & fatigues qu’il faut endurer, & à leur tour elles expérimenteront ces paroles [96] de saint Augustin, je veux & je ne peux, quand j’ay pû je n’ay pas voulu, & comme j’ay abusé de mon vouloir, mon ame a perdu la facilité de son pouvoir.

Puisque de toutes les libertez, il n’y en a point de plus juste que celle de la conscience ; l’on ne sçauroit nier que sa privation ne soit un trés-grand mal, sur tout quand il est question de faire des engagemens pour sa vie, & d’épouser une vocation que l’on ne sçauroit jamais quitter. Je ne prétens pas de montrer que les personnes du Sexe sont privées de cette legitime & tant nécessaire liberté, pour ne point m’exposer à la censure : étant au pouvoir de chacun de penser ce que bon lui semble de la conduite qu’on tient sur elles, quand il est question de les engager dans un état qui doit durer autant que leur vie. Comme elles sont les plus intéressées en cette grande affaire, je leur diray avec franchise, qu’il ne faut rien voüer à Dieu, ni promettre aux hommes, qu’aprés une longue expérience de grandes & meures considérations, & une épreuve qui serve à éclairer l’esprit, à regler la volonté & à pacifier la conscience.

***
[96]
CHAPITRE XVIII.

De la delibération.
LA liberté est une Princesse souveraine qui ne marche jamais seule, étant toûjours accompagnée d’une si grande suite, que ce seroit entreprendre l’impossible d’en vouloir faire une entiére description. C’est pourquoy il faut seulement considérer ses quatres premiéres & principales productions que nous pouvons appeller ses Dames d’honneur, parce qu’elles la découvrent & la font particuliérement connoître, nous manifestant son pouvoir & les grands avantages qu’elle communique à ceux qui la possedent. Par la delibération elle ordonne & dispose de toute la conduite de la vie humaine. Par l’exécution elle met la main à l’œuvre & donne des marques effectives de sa puissance, qui s’oppose généreusement à toutes les contrariétez qui lui peuvent servir d’obstacles. La tranquillité ne l’a-[97]bandonne jamais, car c’est l’un des fruits de ses travaux & de son parfait dégagement. Et la joye qui se rend de la partie est le quatriéme effet que nous mettons à la suite de la sainte liberté. Et bien qu’elle en produit une infinité d’autres, étant tous exactement considérez, l’on connoîtra qu’ils se peuvent rapporter à ces quatres premiers & principaux effets, dont nous allons parler.
Encore que la delibération reside dans l’entendement comme dans le principe, d’où elle tire ses raisons, ses conséquences & ses conclusions, elle ne laisse pas d’avoir son siege dans la volonté, étant certain que l’une & l’autre puissance lui donnent l’être : puisque vouloir une chose & la preférer à une autre, suppose toûjours la connoissance d’une fin & des moyens nécessaires pour y arriver. Quoyque nôtre volonté ne se porte jamais qu’au bien, soit véritable ou apparent, elle se trompe souvent dans son choix & se range à ce qui lui est moins propre & convenable. Il est vray que ce n’est pas sans être seduite par les fausses lumiéres de l’entendement, d’autant qu’elle ne sçauroit jamais vouloir aucune chose, si elle n’est persuadée qu’elle peut en tirer de l’avantage.
Les hommes ne consultent que les choses qu’ils peuvent faire, ou ne faire pas, dit Aristote, ou faire plûtôt d’une façon que d’une autre : néanmoins il y a certaines choses qui dépendent tellement de leur liberté, qu’elles ne laisse pas d’avoir des routes reguliéres & determinées, qui les conduisent à leurs fins. De-là vient qu’un Philosophe ne se consulte jamais sur les moyens que lui prescrit la science pour se rendre habile homme, parce qu’ils lui sont connus & déterminez, Il en est de même d’un artisan qui suit les regles de son Art sans rien consulter. Il y a mille choses basses & de petite conséquence qui n’entrent point dans le conseil de la delibération, elle ne s’exerce ordinairement que dans les choses importantes qui nous intéressent beaucoup, dans les imprevuës qui nous surprennent, & dans les penibles qui nous affligent & nous tourmentent.
Saint Chrysostome nous enseigne, que quand Dieu veut faire quelque chose d’extraordinaire il ménage beaucoup de circonstances, & procure un grand nombre d’evénemens particuliers, afin d’imprimer dans les esprits la connoissance & le souvenir de [98] ce qu’il va faire, de peur qu’aussi-tôt que cette occasion est passée on ne la mette en oubli. C’est à ce divin exemplaire que nous devons nous conformer, puisque lui-mêmé [sic] nous invite d’être Saints & parfaits à son exemple. De sorte que quand il s’agit de quelque entreprise & action importante à nôtre salut & au repos de nôtre vie, il faut mettre en usage toutes nos puissances & facultez intérieures pour bien reüssir. La memoire doit rappeller les choses passées, l’entendement examiner les presentes, la prévoyance pénétrer dans l’avenir, & la consultation méditer & conférer tous les expédiens & les moyens propres & nécessaires pour ne point manquer. Le Sage nous donne de salutaires avis là-dessus, quand il dit, mon fils ne fais jamais rien sans conseil, & tu ne te repentiras point de toutes tes entreprises, que tes paupiéres allent devant tes pas. Cela s’entend qu’il faut consulter auparavant que de rien entreprendre. C’est ce qui obligeoit le Roy Prophete de faire cette priere à Dieu, Seigneur, mettez une lampe ardente à mes pieds, conduisez-moy en toutes mes entreprises, & que vôtre lumiére éclaire tous mes pas, afin que je ne fasse point de fausse demarche dans les rencontres, où la moindre seroit capable de me conduire au précipice.
Les ignorans, les précipitez, & les jeunes gens qui n’ont aucune expérience des accidens de la vie humaine, s’imaginent souvent que rien ne leur est impossible, de-là viennent ces choix & delibérations, qui n’ont point d’autre suite que les regrets & les repentirs. Et comme la mort est souvent plus rude dans son attente, que lors qu’elle fait son coup, selon la remarque de saint Jerôme : de même nôtre esprit présage toûjours nôtre malheur, quand nous sommes embarqués dans un dessein mal concerté, ou dans une condition qui nous est contraire : soit que nous ayons manqué par précipitation, faute de lumiére ou autrement ; car alors nous prévoyons que toute nôtre vie sera comme une Mer orageuse, sur laquelle étant misérablement engagez, nous serons contraints, comme dit Ciceron, de suivre l’art du Nautonnier, qui est d’obeïr aux vents & à la tempête : mais s’il peut arriver au Port en changeant & remuant ses voiles, c’est une grande bêtise à lui de tenir avec peril & danger le cours du chemin qu’il a commencé, puisqu’en prenant d’autres routes, il peut parvenir où il veut. Qui est la personne si dépourvûë de [99] bon sens & tellement opposée à son propre bien, laquelle se trouvant mal placée par son malheur, par son aveuglement, ou par une violence supérieure, ne cherche pas à se tirer de l’impetuosité de mille orages qui l’environnent, & que si elle trouve une planche qui la peut sauver du naufrage, ne l’embrasse fortement, & ne s’y attache comme à l’unique moyen qui lui reste pour éviter sa perte.
Bien que Seneque aye dit autrefois que le Sage ne peut se repentir d’aucune chose, parce qu’il ne sçauroit rien faire ni ordonner de mieux, que ce qu’il a fait ; il ne laisse pas de tomber d’accord que ce même sage peut changer de dessein, si les causes & les circonstances qui lui ont donné le premier conseil changent elles-mêmes. N’est-il pas juste, dit ce Philosophe, si nous avons été trompez par les autres, & si nous-mêmes nous sommes tombez dans le mécompte de réparer ce qui s’est fait mal à propos. Et de plus, il est trés-facile aux hommes de se méprendre, & par consequent de se repentir, non pas comme sages, mais comme hommes. Les changemens continuels qui arrivent dans les choses extérieures, & dans nous-mêmes, non-seulement nous obligent, mais encore nous contraignent souvent de changer nos entreprises.
De tous les divers accidens, dont la vie humaine est composée, il n’y en a point qui consterne davantage l’esprit, que ceux qui nous surprennent lors que nous y pensons le moins : parce que la delibération n’a pas le loisir de recourir aux conseils & aux réfléxions, qui sont les pieces nécessaires pour former ses entreprises & ses resolutions. Ce que l’on ne peut faire dans la surprise des évenemens imprevûs, où il est presque impossible de prendre de justes mesures. C’est pourquoy David ayant appris qu’Achitophel l’un de ses Courtisans étoit dans la conjuration d’Absalom son fils, il demandoit à Dieu qu’il lui plût d’aveugler & abêtir son esprit, afin qu’il ne pût prendre un bon & sage conseil. C’est une chose tellement nécessaire que la prévoyance de la raison précéde le consentement de la volonté, que saint Thomas est de cét avis, que dans les choses que l’homme fait sans delibération & sans le discours de la raison, ce n’est pas lui proprement qui les fait, à cause que ce qui est de principal en lui n’y contribuë aucunement. Et Aristote nous assure, que la [100] consultation a besoin du secours de la méditation & de celui du tems. Ce qui a donné lieu à cette grande maxime, qu’il faut être lent à delibérer, & trés-promt & diligent à éxécuter.
Dans les occasions surprenantes & non attenduës, l’on ne sçauroit observer tant de formalitez. C’est ce qui fait dire à Plutarque, que le bon sens se voit beaucoup mieux dans les affaires, & dans les rencontres qui ne sont pas préméditées, que dans celles où l’on a le tems de refléchir sur soy-même & sur les choses qui se presentent : d’autant que la hardiesse se montre forte & bien avisée dans les perils, où il est nécessaire que le discours de la raison soit mêlé avec la passion qu’apporte la presence du danger. Car tout de même que l’on connoît la fermeté d’une tête bien-faite, lors qu’on marche hardiment dans les lieux hauts & élevez sans crainte de tomber : de même la force des esprits consiste à se voir dans les perils sans se troubler, & à se deffendre des malheurs sans foiblesse ni temérité : parce que c’est l’affaire d’un homme judicieux de prévoir les infortunes & d’y remedier, & quand elles sont arrivées de les supporter patiemment.
C’est ici, mon Lecteur, où la prudence se trouve dans son plus haut Poinct & dans son plus fort exercice ; puisqu’elle tire ses conseils de sa propre raison, sans mendier ceux des personnes de qui elle en pourroit recevoir. Et comme Dieu a mis du sel dans tous les mixtes parfaits pour leur conservation, & pour reveiller l’appetit & rendre les viandes plus savoureuses & plus saines : de-même il a donné la prudence aux hommes pour se conduire en toutes choses, & sur tout en celles qui sont les plus fâcheuses & les plus étonnantes, parce que c’est là où leur précaution se montre plus judicieuse & plus vigilante, sans cette vertu il est impossible de jamais bien delibérer sur la conduite de nos vies, & sur une infinité d’accidens qui arrivent sans qu’on y pense & lors qu’on les attend le moins. Il ne faut pas s’étonner de voir tous les jours tant de mauvais succez dans le monde, & un si grand nombre d’entreprises, qui n’arrivent pas à leur perfection ; puisque la prudence qui doit présider aux delibérations humaines est si rare, que les plus faciles conseils manquent souvent aux plus avisez dans les occasions les plus pressantes & les plus facheuses. [101]
Nous n’avons pas seulement besoin de prudence pour delibérer dans les choses importantes, & des les imprevûës ; mais encore dans celles qui nous affligent, soit par le déplaisir qu’en reçoivent nos esprits, soit par les douleurs qu’en ressentent nos corps : puisque l’un & l’autre peuvent avoir tant de puissance & d’empire sur nos ames, que la raison & la liberté qui donnent l’être à la delibération, en pourront être empêchées, & par conséquent le pouvoir de nous bien conseiller & determiner nous-mêmes, étant comme absorbé dans l’application & dans la peine que nous endurons : nous avons besoin de recourir à Dieu, comme le saint homme Job, qui lui disoit dans l’excez de ses maux, ô Seigneur, parlez pour moy, car je souffre violence.
Le Sage nous apprend que les pensées des hommes sont pleines de crainte, & que leur providence est fort incertaine ; parce que le corps qui est corruptible appesantit l’ame, & la demeure terrestre abaisse le bon sens qui se divertit en beaucoup de choses inutiles. C’est pourquoy il nous donne avis d’établir en nous-méme un cœur de bon cõseil, afin qu’en toutes les choses qui nous peuvent affliger nous soyons toûjours resignez au vouloir de Dieu : comme le fut autrefois le saint Roy David, lequel aprés avoir fait le denombrement de son peuple ; le Seigneur lui ayant fait dire par un Prophete, qu’il eût à choisir la famine, l’espace de sept ans, ou la guerre durant trois mois, ou enfin la peste pendant trois jours, aima beaucoup mieux tomber entre les mains de Dieu, que d’être exposé à la fureur & cruauté des hommes, à cause, disoit-il, que les misericordes du Seigneur sont infinies, & que l’on ne peut esperer aucune bonté des creatures.
Nous devons prevenir par un sage conseil & par une prudente delibération ce que nous pourrions obtenir par la longueur du tems, c’est à dire l’oubli & la modération de nos douleurs & de nos déplaisirs le plus puissant remede pour les adoucir, c’est de nous servir de la raison que Dieu nous a donnée pour ceder au tems, obeïr à la necessité des choses, recevoir avec respect les avis des sages, & nous donner garde de ces amis qui ne sont pas à l’épreuve des changemens de la fortune, parce qu’ils sont d’ordinaire de trés-mauvais conseillers & l’on gagne beaucoup, lors qu’on les pert & qu’on est delivré de leurs tromperies.
Si la sagesse dans les conseils, l’éloquence dans les paroles & [102] la solidité dans les delibérations ont toûjours été recommandables dans le monde, les hommes ne manqueront jamais de soûtenir que les personnes du Sexe n’y peuvent prendre aucune part, puisque la prudence ne leur est connuë que de nom, que tous leurs discours sont plûtôt des caquets importuns que des raisonnemens judicieux, & que le peu de fermeté de leur esprit ne leur permet pas de faire une delibération hardie & courageuse. Mais sans rapporter les raisons & les autoritez par lesquelles je pourrois prouver que toutes ces grandes qualitez se trouvent aussi-bien parmi les femmes, qu’entre les hommes : je feray seulement le recit d’un exemple où elles paroissent toutes éminemment dans une seule femme. C’est la méme que Joab choisit pour reconcilier le Prince Absalom avec le Roy David son Pere, n’ayant trouvé personne en Israël plus propre pour negotier cette importante affaire que cette habile femme. Peut-on trouver une prudence plus achevée que de sçavoir se déguiser sous un habit de deüil & paroître comme une personne qui pleuroit la mort de quelqu’un de conséquence. De quelle addresse n’usât-elle pas en ses paroles si judicieuses & si choisies qu’elles eurent assez de force pour persuader au Roy tout ce qu’elle voulut, & obtenir de lui le retour du Prince Absalom son fils, ce que personne en tout le Royaume n’avoit osé demander. Nous mourrons tous, disoit-elle, & nous allons dans la terre comme les eaux, qui ne retournent jamais : außi Dieu ne veut pas que l’ame soit perduë, que la parole du Seigneur mon Roy lui soit un agréable sacrifice, & que l’Ange de Dieu soit toûjours avec lui. Peut-on trouver avec plus de promtitude des moyens plus efficaces, des expédiens plus propres, des conseils plus judicieux & une delibération plus sage & mieux concertée, que ce qui paroît dans l’exemple de cette femme admirable.
æ
***
[103]
CHAPITRE XIX.

La liberté rend l’exécution de nos entreprises aisée & facile.
C’Est ici que la liberté possede son plus grand avantage, tous ses projets & ses delibérations étant peu de chose, si elles ne sont suivies des effets & de l’exécution de ce qu’elle a prémedité. A quoy servent une infinité d’idées, si elles ne se produisent au jour, & quelle utilité peut-on recevoir de tous les desseins que l’on forme, s’ils ne sont reduits en pratique. C’est le plus grand de nos plaisirs de donner l’accomplissement à toutes nos entreprises, & la plus forte de nos passions est celle qui nous incite à exécuter ce que nous avons resolu. Parce que tout de même que Dieu ayant fais nos sens capables de volupté, il leur a destiné des objets propres pour les satisfaire, & que l’on ne trouveroit point de plaisir à boire & à manger, lors que l’on a faim & soif, sans la saveur qu’il a mise dans les alimens ; que sans la douceur du repos l’on ne seroit point soulagé dans ses lassitudes, & que jamais l’on ne pourroit dissiper les nüages de la tristesse sans le divertissement de la conversation, & ainsi, de toutes les autres choses, dont nous avons l’usage, qui n’est jamais vitieux que par l’excez & par le déréglement. De même le plus propre & le plus naturel objet de la liberté humaine, c’est l’exécution de tous ses projets, & l’accomplissement de toutes ses résolutions.
Il faudroit être sans jugement pour faire choix des choses qui sont impossibles, ou qui surpassent nôtre pouvoir : & comme trés-souvent nôtre volonté se porte plus loin que sa puissance ne lui sçauroit permettre, nous pouvons bien desirer, mais non pas choisir les choses qui ne dépendent pas de nous. Car bien que parmi tant de créatures sensibles, il n’y est que l’homme seul qui soit libre, & qui puisse par la raison s’assujettir toutes choses, lors qu’il conduit sagement ses entreprises, il ne laisse pas de trouver souvent ses desseins traversez, soit par les [104] dispositions de la Providence Divine, soit par la malice de ses ennemis, soit par les artifices de ses faux amis.
Dieu du plus haut des Cieux regarde ce qui se passe sur la terre, se mocque des pensées des hommes, dit le Roy Prophete , & il ordonne souvent les choses d’une maniére qui ruine entiérement leurs desseins, soit à cause qu’ils ne sont pas toûjours conformes à ceux de son adorable providence, soit pour les punir de leurs pechez, ou pour éprouver leur vertu. Et c’est ce qui fait dire à un Auteur de ce tems, que si les hommes agissent souvent, comme s’il n’y avoit point de Dieu ; de même Dieu agit & fait tout ce qu’il a resolu, comme s’il n’y avoit point d’hommes : il leur laisse leur malice à laquelle il ne prend point de part, & leur permet d’exercer la puissance qu’il leur a donnée ; mais aprés cela il se sert d’eux-mêmes contre eux-mêmes, & il fait servir tous leurs desseins & tous leurs projets à l’exécution de ses divines volontez. Et il arrive trés-souvent, que par les mêmes choses, dont les hommes esperent tirer de l’honneur & recevoir beaucoup d’avantage, ils n’en reçoivent que des affrons & des mépris : la revolution des choses humaines etant toûjours extrêmement incertaine, lors même qu’elles paroissent plus assurées & plus éclatantes.
Si Dieu se plaît quelquefois de ruiner nos projets & nos entreprises, il nous donne assez souvent des succez si heureux qu’ils surpassent entiérement nôtre attente, & cela par des voyes qui semblent non seulement éloignées mais encore opposées à toutes nos poursuites. Il nous fait ressentir à tout moment les effets de ce Divin Oracle, mes pensées ne sont pas vos pensées, ni mes desseins les vôtres, il y a autant d’éloignement des unes aux autres, que du Ciel à la terre. Saint Augustin nous dit à ce propos, qu’il y a une différence infinie, entre les vûës de Dieu & celles des hommes, d’autant que nous voyons les choses, parce qu’elles sont, & elles ne sont que parce que Dieu les voit. Et saint Jean Chrysostome nous assure que souvent Dieu force les plus grands ennemis de contribuër eux-mêmes à l’exécution de ses desseins. Vérité qui nous paroît toute évidente dans l’exemple de Balac Roy de Moab, lequel ayant mené le Prophete Balaam sur une Montagne pour maudire le peuple d’Israël, il lui donna tout au contraire mille bénédictions. Tant il est vray [105] que personne ne sçauroit faire de mal à ceux que Dieu protege.
Bien que nous soyons quelquefois tellement oppressez par les afflictions qui nous accablent qu’il semble que nôtre perte est inévitable ; il ne faut pas néanmoins manquer de courage, au contraire nous devons lever les yeux & le cœur au ciel dont nous attendons le secours, parce que l’esperance doit être la consolation de nôtre pelerinage ; & jamais nous ne devons oublier les belles paroles d’un grand capitaine grec , lequel étant banni de la ville d’Athenes se retira auprés du Roy de Perse qui le receut si favorablement & lui fit tant de bien qu’il étoit beaucoup plus riche & plus puissant que dans sa propre patrie ; ce qui l’obligeoit de dire souvent à ceux de sa maison, nous étions perdus, si nous n’avions été perdus. Tant il est vray que de nos plus grandes miseres Dieu tire souvent nôtre bonheur, de même que tous les jours il fait naître la lumiére des plus obscures tenebres.
Pour sauver un homme dit Plutarque il faut qu’il ait de bons amis ou de cruels ennemis ; à cause que ceux là par de salutaires conseils, & ceux-cy par des injures outrageuses, l’empêcheront de faire du mal & de tomber en plusieurs fautes. Il semble que les hommes étant tous d’une même nature, ne devroient avoir que des sentimens d’humanité les uns pour les autres ; & il arrive que nous expérimentons continuellement le contraire par les persécutions qu’il faut endurer de nos semblables. L’envie que les hommes se portent & la tristesse qu’ils ressentent quand ils voyent reüssir dans leurs affaires ceux qu’ils haïssent, & leur joye quand ils sont maltraités de la fortune, sont des marques évidentes de la corruption de leur cœur & de la dureté de leur ame : & même nous en voyons assez souvent lesquels aprés avoir receu plusieurs bons offices d’un ami, au lieu de chercher les moyens de les reconnoître, embrassent les occasions de lui porter du dommage, s’opposent à ses entreprises & empéchent l’exécution de ses desseins autant qu’il leur est possible.
Mes ennemis se sont multipliez disoit David, & ceux qui m’ont en haine se sont elevez contre moy. Il se trouve une infinité de personnes au monde qui pourroient faire à Dieu la même plainte que le Roy Prophete ; le nombre de ceux qui les affligent étant si grand qu’il est mal aisé de le rapporter. Mais de toutes les per-[106]sécutions il n’y en a point de plus cruelle que les oppositions que l’on apporte à l’exécution de nos desseins, & qui rompent les mesures que nous avons prises pour y reüssir. Les uns y mettent empéchement par leurs calomnies & medisances, les autres passent plus avant parce qu’ils ruinent nos entreprises par des moyens si éfficaces, que nous ne pouvons pas y resister : les premiers s’opposent à nous ouvertement par leurs paroles outrageuses, les seconds usent de précaution & gardent une certaine politique, laquelle pour être moins violente, en est plus dangereuse & plus propre à nous faire du deplaisir.
Un sage de la Grece nous avertit qu’il faut être autant sur nos gardes pour éviter l’envie des amis, que les embuches des ennemis ; parce qu’il y a incomparablement plus de danger dans les secrettes persécutions de nos amis dissimulez que dans celles de nos ennemis déclarez. C’est ce qui oblige saint Augustin de dire, qu’il n’y a point de contrarietés plus facheuses que celles qui sont cachées sous la dissimulation du parentage, & sous les apparences de l’amitié ; parce que l’on peut facilement éviter les maux qui nous attaquent ouvertement ; mais ceux qui sont inconnus, intestins & domestiques, nous surmontent avant que nous puissions nous en appercevoir. C’est pourquoy nous devons avoir plus de soin de nous garder des flatteurs qui cachent leur dessein, que de ceux qui nous persécutent à découvert.
Les amis en apparence dans la pensée de saint Iean Chrisostome, sont veritablement des ennemis couverts. Le grand Apôtre nous declare quels sont ces gens là, quand il dit, que par leurs douces paroles ils sêduisent le cœur des innocens. Ne soyons donc pas troublez de voir en nôtre temps de ces sortes de personnes, dit cét eloquent Pere ; puisque le Seigneur nous en a donné avis dés le commencement de l’Eglise.
Les hommes ne sçauroient continuellement poursuivre leurs entreprises, parce qu’ils ne peuvent produire un mouvement perpetuel ; cela n’est propre qu’à Dieu seul d’agir sans jamais se lasser, d’autant que ses perfections sont infinies ; comme au contraire celles qui se trouvent dans les créatures sont tellement limitées, que l’exercice les abat & les ruinent incontinent ; parce que l’impétuosité de leur esprit, qui se porte avec empressement à l’exécution de leurs entreprises, ne peut subsister longtems [107] dans la vigueur de ses poursuites. C’est par cette raison que tout ce qui s’oppose à l’effet de leurs desseins leur est trés-sensible, parce que c’est un obstacle à leurs contentemens, que ceux qui les traversent ruinent autant qu’il est en leur pouvoir.
Ie je sçaurois avoir de familiarité avec un homme qui a la langue plus sensible que le cœur, disoit autrefois Caton à un certain qui recherchoit son amitié. C’est de ces personnes que le Sage nous apprend qu’ils ont un beau semblant de mines & de paroles, qui ne sont propres qu’à tromper ; parce qu’étant douces comme de l’huile elles se changent en fleches pénétrantes & meurtrieres. C’est veritablement le nüage de Junon dont il est parlé dans Ovide, duquel elle trompa Ixion. C’est le portrait de ces trompeuses amitiez qui en retiennent le visage & l’apparence exterieure mais dans le cœur ce n’est que perfidie. C’est pourquoy nôtre franchise en est toûjours séduite & trompée ne trouvant que de l’ombre où elle cherchoit de realité.
Il y en a, dit saint Augustin, qui sous prétexte de donner des conseils salutaires, combattent une juste & bonne resolution ; & quand ils feignent de nous temoigner de l’amour ils nous font sentir les effets d’une aversion cruelle, parce qu’ils s’opposent à nos desseins, & servent d’obstacle à nos entreprises. C’est pourquoy suivant le conseil de Plutarque, il faut éprouver ses amis de longue main & dans un tems propre, avant que les occasions de les employer se presentent ; afin que dans la nécessité on n’en fasse point l’essay à son préjudice.
Puisque l’exécution de nos desseins & le succez de nos entreprises est le plus naturel & le plus genereux effet de nôtre liberté ; il faut apporter du remede à tout ce qui nous peut être des sujets d’empêchement. Le moyen le plus assuré c’est d’opposer à nos ennemis une vie sans reproche pour leur ôter le pouvoir de nous contrarier avec justice, & une force d’esprit qui supporte avec constance les contrarietez qu’ils nous feront naître par malice. Et pour celles qui peuvent arriver de la part des dissimulez amis ; afin de n’y être pas trompé il n’y faut pas mettre sa confiance, s’en donner de garde, & rendre nos amitiez trés-rares ; & lors que la foiblesse ou la nécessité nous contraignent d’y recourir, nous devons user de beaucoup de précaution & d’une trés grande reserve, pour ne donner jamais de prise sur nous à [108] personne, & les aimer aujourd’huy comme si demain nous devions être l’objet de leur aversion. Pour les obstacles qui arrivent par les ordres de Dieu, contre lesquels il n’y a point de mesure à prendre, que celles de la soumission & dependance ; il faut imiter ce poisson dont parlent les Naturalistes, lequel si tôt qu’il sent & connoît que la tempête est sur le point de s’élever, s’attache promtement aux rochers les plus forts, & par ce moyen il échappe l’orage & le peril. De même dans tous les facheux evenemens & contrarietez qui nous arrivent, il faut nous attacher à ce rocher inébranlable de la Providence divine ; & nous eviterons tous les écueils qui nous menacent ; pour posseder nôtre ame dans une pleine liberté.
Ceux qui font semblant de vouloir mal aux femmes, ou qui les haïssent effectivement, ne manqueront pas de raisonner sur ce chapitre & de dire, que si leur imbécilité les rend incapables de conseiller les autres, & de se delibérer elles memes ; elles sont encore dans une plus grande impuissance d’exécuter aucune chose digne de remarque : jusque là qu’elles servent souvent d’obstacle aux meilleures entreprises ; & sont cause de la ruine de plusieurs bons desseins & pour persuader, ce qu’ils prétendent ils allegueront incontinent ce que rapporte un grave auteur ; qu’entre les faveurs que la fortune fit à Cesar, ce fut de mettre Cleopatre comme un rocher, contre lequel Marc-Antoine ce grand & généreux Prince s’alla briser & noyer, afin qu’Auguste demeurât seul Empereur du monde ? nous leur pouvons répondre sans beaucoup de recherche que la chûte de cette grande Reyne ne leur sçauroit donner occasion de conclure au desavantage de toutes les femmes ; puisque celle-cy qui ruina la fortune d’Antoine & la sienne propre, avoit auparavant gouverné un grand & fleurissant Royaume, avec des succez merveilleux & des expéditions extraordinaires : que si elle a eu des compagnes en son malheur, elle en a beaucoup davantage dans sa générosité & bonne conduite.
Nous avons une infinité d’exemples qui pourroient prouver la force, l’adresse la promtitude & la diligence des personnes du Sexe pour l’exécution de plusieurs belles entreprises. Et celui qui est rapporté au second livre des Roys est plus que suffisant pour nous persuader cette vérité. Voicy comme il en est parlé au livre de Dieu, Seba homme de marque s’étant retiré dans la ville, d’A-[109]bela aprés avoir fait revolter le peuple d’Israël contre le Roy David : Joab Général d’armée de ce Prince, ayant mis le siege devant cette Ville dans le dessin de la ruïner & de la perdre, les habitans firent choix d’une femme judicieuse & prudente pour traiter de la paix & détourner l’orage qui les menaçoit, ce qu’elle fit avec tant de sagesse, qu’aprés avoir parlé au Général de l’armée & conclu les articles de la paix, elle condamna à mort celui qui étoit rebelle à son Roy, & unissant la promtitude de l’exécution à ses judicieux & pertinens discours, elle termina en peu d’heures cette grande affaire, empêcha les progrez d’une puissante armée, fit rendre les hommages à son Souverain, retira d’entre les bras de la mort une infinité de personnes, remit son païs dans un bon état, & aprés avoir dissipé tous les orages de la rebellion & des guerres civiles, elle procura à tout son peuple l’incomparable bien de la liberté.

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[109]
CHAPITRE XX.

De la tranquillité.

LA vraye Religion nous commande de retrancher tous les mouvemens importuns de nos cœurs, la legéreté & l’inconstance de nos esprits, & les troubles & les inquiétudes de nos ames, dit le miraculeux saint Augustin, d’autant que les Demons sont agitez de toutes ces terribles & fâcheuses passions. C’est par la liberté de l’esprit, du cœur & de la conscience, dont nous avons traité en plusieurs Chapitres, que nous entrons dans la pratique de ces beaux & excellens préceptes, & que nous-nous mettons en possession de cette aimable tranquillité & paix intérieure, dont nous parlons à present. Surquoy il faut observer qu’elle ne peut jamais être véritable & de durée ; si elle n’est établie sur ces trois grands principes & la vouloir trouver autre-part, c’est prétendre separer l’effet de sa cause & faire agir le corps quand il est privé de la vie.
Pour mieux prouver cette proposition, il se faut encore servir de l’autorité du même saint Augustin, qui nous assure que la [110] paix de l’ame raisonnable, n’est autre chose qu’un reglement de connoissances, de mœurs, & d’affections bien ordonnées : de même que celle du corps consiste dans le bon tempéramment de toutes ses parties : mais que la paix du corps & de l’ame tout ensemble, c’est la vie & le salut de l’homme, lequel encore qu’il soit mortel & perissable, ne laisse pas de trouver la paix avec son Dieu, puisque le cœur qui arrête ses desirs en lui est en possession du véritable repos. Et saint Paul nous apprend dans son Epître aux Romains, que la prudence de la chair est une mort, parce qu’elle est ennemie de Dieu, & ne peut être sujette à sa loy, pendant que celle de l’esprit est la vie & la paix du Seigneur, qui rend les ames parfaitement tranquilles en elles-mêmes. Et aux Colossiens, il leur souhaitte la paix de JESUS-CHRIST à laquelle ils sont appellez, comme étant le prix & le contentement de leurs cœurs. Le saint Esprit nous dit par la bouche du Sage, que la conscience qui est libre du peché est un banquet delicieux : & par celle du Roy Prophete, que ceux qui aiment la loy de Dieu posséderont une abondance de paix. Cela nous est confirmé par lé [sic] Concile de Tente, lors qu’aprés avoir parlé du Sacrement de Penitence, qu’il appelle un batême penible & laborieux, il dit que ceux qui s’en approchent avec piété & devotion possedent ordinairement une grande paix & tranquillité de conscience.
Tous les Philosophes moraux sont d’accord, que la tranquillité de l’ame est la vie bien-heureuse, & il s’en est trouvé qui l’ont appellée la souveraine félicité. Seneque est de ce sentiment, puisqu’il nous assure, que la paix & la tranquillité ameine toutes sortes de bonheur avec soy ; mais qu’il n’y a que les sages qui peuvent tendre à ce but, & ceux dont l’esprit, le cœur, & la conscience sont parfaitement libres & dégagez de toutes choses. Le même Auteur dit encore à ce propos, que la tranquillité ne peut être qu’en ceux qui ont acquis un jugement solide & stable, les autres tombent & se relevent, ils flottent de côté & d’autre entre les choses qu’ils ont abandonnées & celles qu’ils desirent de nouveau : celui seul qui possede la sainte liberté est tranquille & immuable.
La beauté & perfection de tout ce qui est dans l’Univers vient de l’accord & bonne intelligence de ses parties. L’utilité que nous recevons des élemens n’a point d’autre source que l’union qu’ils entretiennent, nonobstant leurs qualitez contraires, l’har-[111]monie de la Musique vient de l’accord des voix, la santé du corps humain ne se conserve que par la bonne disposition des parties qui le composent, & nôtre ame ne peut avoir de vrais contentemens ni de solide tranquilité, si elle n’établit sa perfection sur le fondement inébranlable d’une liberté généreuse & chrêtienne. C’est ce qui fait dire au Roy Prophete, que celui qui aime la vie & desire les longs jours, doit chercher la paix & la poursuivre avec empressement.
Ce n’est point la volonté de Dieu, dit un grand Devot , que l’ame soit troublée ou endure quelque chose ; car si elle souffre cela procéde de l’imbecillité de sa vertu ; vû qu’un homme parfait se réjoüit de ce qui cause du déplaisir à celui qui ne l’est pas. Le Sauveur du monde nous a bien enseigné cette vérité, quand il dit à ses Apôtres, je vous donne ma paix, non pas de la maniére que le monde la donne, mais je vous laisse une paix stable & permanente. Il n’appartient aussi qu’à Dieu de nous faire ce present, la paix & le repos étant tellement son ouvrage, qu’il avoit ordonné dans la loy ancienne que toutes choses auroient leur tems de repos & de tranquillité, les hommes se reposoient au septiéme jour, & la terre demeuroit sans labourage la septiéme année. Cela nous apprend, que la separation & l’éloignement de toutes les choses creées que nous appellons sainte liberté, produit en nous un certain repos & douceur d’esprit que l’on ne sçauroit bien exprimer.
Comme le sommeil est une passion douce & tranquille qui bouche les conduits du cerveau & les voyes des sens, qui fortifie la vertu naturelle & rappelle la chaleur au dedans pour aider à la digestion : de même la paix & la tranquillité de l’ame, qui est un sommeil misterieux delectable & accompagné de raison, la retient au dedans d’elle-même, pour perfectionner toutes ses opérations & pour gouter à loisir le plaisir innocent que lui procure la possession d’un bien tout spirituel. Car tout ainsi qu’autrefois la porte du Temple de Janus étant ouverte, elle signifioit au peuple Romain que la guerre étoit declarée dans tout l’Empire ; comme au contraire si-tôt qu’elle étoit fermée s’étoit une marque qu’ils avoient la paix universelle par tout le monde : l’on en peut dire autant d’une personne, dont les sens exterieurs du corps & les puissances intérieures de l’ame sont ouvertes à tous [112] les objets qui se presentent, que les revoltes que lui font ses passions lui causent mille guerres intestines : comme au contraire, lors qu’elle est entierement fermée à toutes les créatures, l’on doit être certain qu’elle possede une paix qui n’est aucunement troublée ni alterée tout le tems qu’elle demeure en elle-même, & que la porte de son cœur est fermée à tout ce qui n’est pas Dieu, & à tout ce qui ne conduit pas à Dieu.
La loy Divine & les loix humaines se proposent des fins trés-inegales, dit saint Thomas : parce que la fin des loix civiles, c’est le repos & la tranquillité temporelle des peuples ; mais celle de la loy Divine n’est autre que la paix intérieure & l’acquisition de la felicité & beatitude souveraine. Toutes choses tendent à cette aimable tranquillité, & les plus grands travaux n’ont point d’autre but. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, que les guerres où l’on souffre tant de peines, cherchent la paix comme la plus glorieuse de toutes les victoires. Et le Prince des Medecins Hypocrates veut qu’en tous les mouvemens & agitations qui lassent le corps, il cherche promtement le remede du repos, comme le seul moyen qui le peut rétablir dans ses premiéres forces.
Il faut observer qu’il y a une paix que possedent les impies, & une autre qui n’appartient qu’aux stupides : mais ni l’une ni l’autre ne sçauroient être attribuées aux personnes qui sont parfaitement libres. Le Prophete couronné parle des premiers en ces termes, j’ay êté attristé en voyant la prosperité & la paix des pecheurs, la mort ne les touche point & leur châtiment est toûjours facile à supporter, parce qu’ils ne sont point compris dans les travaux des autres hommes, étant ébloüis d’ambition & environnez de malice & d’impieté. C’est de ces sortes de personnes, dont Dieu se plaint par Jerémie qui dit ces paroles dignes de remarque, ils guerissoient les contritions de la fille de mon peuple à leur confusion, & disoient hautement paix, paix, où il n’y avoit que du trouble au lieu de paix ; cette tranquillité des pecheurs ne peut avoir d’autre source que l’aveuglement de l’esprit & la dureté du cœur, qui leur ôtent le sentiment du malheureux état ou ils se trouvent & les laissent en repos pendant qu’ils ont en eux-mêmes la source de toutes les inquiétudes qui est le peché. Et pour les insensibles, ils paroissent quelquefois tranquilles & modérez, aussi-bien que les [113] sages & les parfaits ; mais c’est avec une grande difference ; la paix & la tranquillité de ceux-cy n’ayant point d’autre principe que leur elevation d’esprit, qui les fait être au dessus de toutes les choses basses & terrestres ; pendant que la stupidité des autres les fait paroître paisibles & sans émotion en beaucoup de rencontres capables de toucher & d’émouvoir les personnes les plus éclairées & les plus vertueuses.
Peut-être qu’en cét endroit les femmes seront exemtes de blâme, & qu’au moins on leur accordera la paix, puisqu’elles n’ont pas la liberté de faire la guerre. Mais je change promtement de pensée au discours que l’on en tient ordinairement ; car comment pourroient les personnes du Sexe pretendre à cette tranquillité intérieure qui peut pacifier tous les mouvemens impetueux & empêcher toutes les émotions turbulentes qui sont capables de ruïner la paix, puisque leur ame est comme une mer pleine d’écueils, qui produit tant d’orages & de tempêtes, que les moindres occasions les troubles & les mettent dans des agitations & dans des inquiétudes facheuses ? que ceux qui jugent si témérairement fassent un peu de reflexion sur les defauts qu’ils attribuent aux femmes ; & ils verront que ce ne sont là tout au plus que de legeres promtitudes & des saillies soudaines & momentanées & non pas des fureurs & des emportemens considérables. Quoy qu’ils puissent jamais dire à leur desavantage, il est certain que plusieurs personnes du Sexe possedent leur ame en paix parmi les occasions les plus facheuses, & les plus capables de troubler les plus forts esprits ; de sorte que c’est avec beaucoup de justice qu’elles peuvent dire comme un ancien affligé, que leur amertume trés-sensible est accompagnée de la paix.
L’illustre Mariane pratiqua hautement cette généreuse tranquillité, dans le funeste & malheureux état de sa fortune ; ayant supporté avec une incomparable douceur d’esprit la mort ou plûtôt le massacre & le meurtre que l’on fit de ses plus proches, passé sa vie sous la puissance d’un mari qui en avoit été le bourreau ; & aprés avoir enduré de trés-fausses accusations ausquelles elle répondit sans s’emouvoir, qu’elle avoit toûjours plus aprehendé l’amour d’Herode que sa haine, elle receut sa condamnation avec une constance ; incomparable sans que jamais la cruauté, d’un mari ou plûtôt d’un tyran, les injures & les reproches d’une [114] mere passionnée, & la plus terrible de toutes les choses qui est la mort pussent tant soit peu alterer la paix de son ame n’y ébranler la force de son esprit.

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[114]
CHAPITRE XXI.

De la joie. Quatriéme effet de la liberté.

LA fin de toutes choses c’est le plaisir, dit saint Thomas. Et-ce même plaisir est un attrait sensible & un charme innocent, qui porte à son amour toute la nature universelle. Et comme il y a deux sortes de convoitises, les unes animales & tellement necessaires & naturelles qu’elles sont immuablement attachées à leur sujet, & les autres dont le siege est dans la raison, qui sont libres, accidentelles, surnaturelles & surabondantes : l’on doit aussi conclure qu’il y a deux sortes de joyes ; les unes qui sont causées par quelques attraits sensibles & si promts qu’il est impossible d’empécher leurs premiers mouvemens ; & les autres suivent le penchant où les portent leurs inclinations naturelles, elles se delectent dans les choses extérieures, & s’attachent à ce qui leur est le plus agréable.
C’est ce que nous enseigne Aristote lors qu’il dit, que chacun tire de la satisfaction & du plaisir des objets où son inclination le porte ; les harmonies contentent ceux qui les aiment, les jeux & les spectacles ceux qui se plaisent à les voir ; de même celui qui aime la justice prend plaisir aux choses justes, & les amateurs de la vertu se delectent à tout ce qui se fait par son mouvement. Mais il y a d’autres joyes qui prenent leur source dans l’intérieur de l’ame, & qui ne dependent point des objets exterieurs. Les joyes externes dit Seneque à ce propos, ne remplissent point le cœur, elles sont trop legeres & de peu de durée : la joye qui vient du dehors n’a rien de permanent ; & nous n’en pouvons avoir de véritable que celle que nous possédons en nous mêmes. Et l’on peut dire que celui-là est parfait qui connoit les sujets qui sont capables de le rejoüir, & qui n’engage pas son bonheur sous la puissance d’autruy : mais l’établit solidement en lui-même. [115]
Ie ne prens pas icy la joye dans cette definition générale que l’on en fait, lors que l’on dit, que c’est un épanchement de la volupté, qui dilate tous les esprits, & répand une grande douceur par tous les sens : mais je parle de cette joye qui est plus intime que tout interieur, & que je ne sçaurois mieux exprimer qu’en la representant comme une surabondance de paix & de tranquillité qui se fait sentir au cœur humain par la possession d’un bien permanent, qui n’est autre que cette liberté suréminente, laquelle est inséparable d’un repos & d’un calme qui n’est point sujet aux alterations des troubles & des inquietudes ; & d’une joye qui est si fort au dessus des sentimens humains & terrestres que leur gout ne lui donne point de satisfaction & leur privation ne lui cause point de tristesse.
Il n’est point de plaisir dit le sage qui surpasse la joye du cœur, car il vaut mieux mourir que d’avoir une vie amere. Et comme s’il n’étoit pas content d’avoir une seule expreßion, il repete encore la même chose en ces termes, l’alegresse du cœur c’est la vie de l’homme, & un trésor accompagné de sainteté ; parce qu’il éloigne de soy toutes tristesses & ne se tourmente point par la diversité de ses conseils & de ses desirs. Comme nous ne pouvons jamais être sans quelque plaisir ; l’ame se delectant ou dans les choses de la terre ou dans celles du ciel ; & qu’Aristote nous enseigne que la joye est une condition inséparable de la felicité ; il la faut demander à Dieu avec le Roy Prophete & luy dire, rendez-moy Seigneur la joye de vôtre salutaire ; & toûjours accompagner nos priéres de la pratique d’une sainte liberté qui nous peut conduire à la possession d’une joye parfaite.
Entre toutes les propriétez essentielles à la nature humaine, celle de risible lui est tellement attachée qu’elle ne peut convenir qu’à elle seule : le japer n’étant pas plus naturel au chien, & le hennissement au cheval, que le rire l’est à l’homme. Et saint Augustin assure qu’il n’y a personne qui n’aît de l’inclination pour la joye. Mais il condamne celle qui fait que les hommes se laissent aller à leur mauvaise & corrompüe volonté, & préférent par un criminel oubli la créature à Dieu. Ces joyes ne sont jamais sans crainte, sans amertume & sans deplaisir ; elles sont de si courte durée qu’elles commencent & finissent en un même jour : & non seulement elles s’évanouissent en un moment ; mais l’on [116] peut dire que ce sont des joyes meurtrieres qui ne dilatent le cœur que pour en faire évaporer les esprits & lui donner la mort ; de même qu’une tristesse excessive l’étouffe en le resserrant. L’on ne sçauroit nier que la dissipation de l’ame, quand elle sort d’elle-même pour s’epancher parmi les créatures, ne soit la mort spirituelle, & que le regret trop sensible qu’elle ressent de la privation de ces objets humains & imparfaits ne la prive de joye de l’esprit, laquelle est incompatible avec le peché, qui n’est autre chose qu’une séparation de Dieu, dans lequel toutes les véritables joyes sont renfermées comme dans leur source & dans leur principe.
Je ne crois pas m’écarter de la vérité en disant que le plaisir & la joye ne sont pas proprement dans les objets extérieurs ; parce que c’est une chose certaine que tout ce qui est dans l’Univers se presente également à tous les hommes, l’or, l’argent, les richesses, les harmonies, les divertissemens, les delices & une infinité de choses différentes sont toutes exposées à leur vûë, & néanmoins la satisfaction qu’ils y prennent est trés-inégale, d’autant qu’elle n’a point d’autre mesure que leur inclination naturelle : la joye des avares étant de leurs trésors, celle des sensuels dans les voluptez, & le plaisir des ambitieux dans l’honneur. Ce qui est si véritable que les Histoires nous apprennent que plusieurs sont morts par la violence de cette passion, comme Chilon Lacédémonien, qui mourut de joye voyant son fils couronné aux jeux Olimpiques. Il arriva la même chose à Denis le Tyran de Syracuse, lors qu’aprés sa déroute, s’étant rendu Precepteur à Corinthe, comme il apprit que l’on avoit donné le prix à l’une de ses Tragedies, qui fut plus estimée que celles des autres, il abandonna tellement son ame à la joye qu’il y perdit la vie. Et Leon dixiéme avoit tant d’aversion pour les François, qu’ayant reçû les nouvelles qu’ils avoit [sic] perdu la bataille de Milan, il en mourut de joye la neuviéme année de son Pontificat. Tant il est vray que nous trouvons en nous-mêmes les motifs qui nous réjoüissent, aussi-bien que ceux qui nous causent du déplaisir & de l’affliction.
L’on ne manquera jamais de faire trouver les joyes puériles & évaporées dans le rendez-vous des femmes ; puisque celles qui surpassent les sens & qui tirent leur source d’une sublime [117] liberté sont trop relevées pour elles, & que la conversation des esprits forts ne sçauroit être propre à des personnes qui n’en peuvent avoir que de trés-foibles. Si l’on considére l’emploi de leur tems & l’occuption de leur vie, l’on trouvera que c’est plûtôt un ménage d’enfans, qu’un commerce d’esprits raisonnables. Les jeux, les bals, les promenades & mille autres amusemens sont les sujets de leur joye & de tous leurs plaisirs, qui sont des moyens bien opposez à ceux que demande la joye spirituelle & intérieure. Mais toutes ces choses ne se doivent attribuër qu’aux personnes qui suivent la grande route du libertinage, & non point en général à tout le Sexe : le saint Esprit en ayant fait l’éloge dans les sacrez cahiers en tant d’endroits qu’il est impossible d’en faire le détail. Les seules paroles suivantes sont capables de nous en faire connoître le merite. La bonne grace de la femme diligente & agréable réjoüira son mari, elle sera sa joye & son allegresse, dit l’Ecclesiastique, d’autant que sa discipline est un don de Dieu. Non seulement les femmes causent de la joye dans leur famille particuliére ; mais encore elles en procurent trés-souvent aux Royaumes & aux Empires. Esther ayant delivré son peuple de la mort, par ses priéres, par son addresse & par sa beauté, elle causa une joye universelle à plus de cent vingt-sept Provinces, qui étoient comprises dans les Etats du grand Assuerus : & il sembloit à tous les Juifs qu’une nouvelle lumiére leur étoit apparuë qui leur procuroit toutes sortes de bonheur & de prosperitez.

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[117]
CHAPITRE XXII.

Plusieurs exemples des personnes du Sexe, dont les voyages
ont apportez beaucoup de fruit & d’utilité.

BIen que les femmes & les filles soient en plusieurs maniérés [sic] privées du trésor de la liberté, tant par le malheur de leur condition qui les fait naître du Sexe le moins heureux, que par la sévérité des loix qui les tiennent toûjours dans la contrainte : le caprice de la coûtume a beau leur être contraire, il [118] n’aura jamais le pouvoir d’abaisser leur esprit, d’enchaîner leur cœur, ni de rendre leur conscience criminelle. Et dans la diversité des conduites qui les rendent sujettes, il s’en trouve toûjours quelques-unes qui sçavent bien prendre les moyens d’adoucir leur sort.
Entre toutes les libertez que l’on condamne dans les personnes du Sexe, celle de voyager & de voir le monde passe dans l’opinion de la plûpart des hommes pour un crime qui merite l’Anathéme : bien que la raison & une infinité d’exemples servent d’appuis au sentiment contraire. Premierement la raison veut que Dieu ayant créé tout ce qui est dans l’Univers pour servir non seulement à l’usage & aux plaisirs des hommes, mais encore à leur instruction ; que les femmes qui sont comprises dans le genre commun de la nature humaine participent à ce privilége. Et comme pour glorifier Dieu dans ses ouvrages il faut nécessairement les voir & les considérer. La même obligation qui les engage de loüer le Créateur leur donne les moyens qui les peuvent conduire à l’accomplissement de ce devoir. En second lieu nous sommes portez par un trés-grand nombre d’exemples à deffendre ce parti. Les personnes du Sexe ayant fait paroître dans une infinité d’occasions qu’elles sont capables de voir le monde, & que leur corps est propre à soûtenir les fatigues des voyages, aussi-bien que leur esprit à produire de belles & bonnes pensées.
Pour ne point faire de discours vagues & indéterminés, je m’arrêteray seulement à quelques exemples les plus remarquables : & comme il n’y en a point de plus fort que ceux qui nous sont produits par l’autorité Divine, je me serviray d’abord de celui de la Reyne de Saba loüée dans l’Ecriture, pour avoir quitté son Royaume afin de voir Salomon & la magnificence de sa Cour. Le Sauveur du monde a voulu lui-même faire son éloge par ses remarquables paroles, la Reyne des parties du midi se levera au jour du jugement contre les hommes de cette Nation, dit JESUS CHRIST, & les condamnera, parce qu’elle vint des extrêmitez de la terre pour oüir la sagesse de Salomon, & vous negligez d’entendre celui qui est incomparablement plus grand que tous les Roys de la terre.
Dans les premiers siécles de l’Eglise naissante, les Chrêtiens [119] alloient en troupe visiter les Saints lieux que JESUS-CHRIST avoit sanctifiez de sa presence, aussi-bien les femmes que les hommes. Theodoret en rapporte plusieurs exemples, & entre les autres celui de Marane & de Cyre est tout-à-fait admirable, parce que ces deux Saintes, que l’on peut nommer des prodiges d’une pénitence rigoureuse laisserent les commoditez & les delicatesses de leur maison qui étoit abondante en toutes sortes de biens, pour embrasser les travaux & les fatigues de plusieurs longs pelerinages.
L’exemple de sainte Paule doit passer pour un des plus illustres, parce qu’aprés avoir conversé avec les Saints Paulin & Epiphane, dont l’un étoit Evêque d’Antioche & l’autre de Salamine en Cypre ; mais sur tout animée des sentimens que lui avoit inspiré saint Jerôme, elle se trouva tellement embrasée de l’amour de Dieu & d’un ardent desir de voir la Palestine, qu’aprés avoir distribué toutes ses richesses à ses enfans & meprisé toutes les magnificences de la Cour Romaine, elle s’embarqua sur Mer avec sa fille Eustoquie, sans que les larmes, les regrets & les priéres de tous les siens pussent empêcher ni retarder son voyage. Aprés avoir passé quantité de païs & de Provinces, que saint Jerôme décrit avec tant de soin & d’exactitude, qu’il sémble [sic] avoir compté tous ses pas & observé toutes ses demarches, elle fut en Cypre pour visiter tous les Monastéres de cette Isle, elle passa ensuite dans la Seleucie & en Egypte, & étant arrivée à Nitrie, qui étoit un Bourg rempli de solitaires, lesquels furent tous au devant d’elle, il n’y en eut pas un seul de ceux qui étoient en opinion de sainteté qu’elle ne visitât particuliérement ; & aprés avoir été par toute la Judée & visité tous les lieux Saints, elle se retira en Bethléem, ou elle passa le reste de sa vie & y mourut saintement.
Cette grande ame trouva tant de plaisir en ses pelerinages, qu’elle souhaitta que d’autres fussent participantes de son bonheur. C’est ce qui donna lieu à la lettre qu’elle écrivit à sainte Marcelle pour l’inviter d’abandonner la ville de Rome, afin de se rendre auprés d’elle pour visiter les lieux où JESUS-CHRIST avoit accomply la Redemption des hommes. Quand viendra le jour auquel il nous sera permis d’entrer ensemble dans la grotte de la Nativité de nôtre Sauveur, disoit cette Sainte, & de vi-[120]siter le lieu où il a passé les douze années de son enfance & les dix-huit de sa vie inconnuë & cachée, aprés nous irons au fleuve du Jourdain, dont il a sanctifié les eaux par son Batême, & ensuite nous verrons tous les endroits de la Palestine qu’il a honoré de sa Doctrine & de ses miracles, & où il a souffert la mort pour nous racheter, aprés avoir pleuré sur le Calvaire & auprés du sepulcre, nous irons à la Montagne des Oliviers pour nous élever au Ciel par les desirs & les souhaits de nos ames : ayant ainsi visité toute la terre-Sainte, nous retournerons en nôtre solitude pour nous occuper à chanter les loüanges de Dieu & à prier sans relâche, afin qu’étant percées des traits de l’amour de nôtre Seigneur, nous lui puissions dire chacune en son particulier, j’ay trouvé celui que mon ame cherche, je le tiendray & ne le laisseray point aller : & par plusieurs discours qui témoignoient l’ardeur & le zele de cette grande ame, elle exprimoit avec passion l’extrême desir qu’elle avoit d’en attirer d’autres dans les lieux Saints.
Le même saint Docteur nous donne encore un exemple admirable en la personne d’une autre Dame Romaine , qui alloit par toutes les Isles & les lieux les plus éloignez pour faire ressentir les effets de sa liberalité aux Monasteres & aux pauvres, & qui craignoit si peu le travail & la fatigue des voyages qu’elle passa en Jerusalem, où aprés avoir demeuré quelques mois, elle retourna en Italie, employant une partie de son tems en pelerinages, tant par piété, que pour remédier aux pressantes nécessitez de son prochain.
Rufin Prêtre d’Aquilée l’un des premiers Auteurs qui a mis en lumiére un abregé de la Vie des Solitaires, étant allé à Rome conversa trés-particuliérement avec la fameuse Melanie femme de grande qualité & retourna avec elle pour visiter les Cenobites & Anachorettes de l’Orient : & aprés avoir parcouru tous les Deserts, s’étant retirée en Jerusalem elle y demeura vingt-cing ans, & saint Jerôme écrivit à Rufin pour le congratuler du bonheur qu’il avoit d’être auprés de cette Sainte, laquelle ayant visité tous les Monastéres & les Solitaires, tant de l’Egypte que des autres lieux éloignez, comme elle apprit que plusieurs Saints personnages étoient exilez par le Gouverneur d’Alexandrie, elle les suivit dans la Palestine pour leur donner toutes les [121] choses necessaires à l’entretien de la vie ; & même elle se deguisoit en servante pour les assister plus librement. Et aprés avoir fait bâtir un Monastere en Jérusalem elle retourna en Italie, où par ses conseils & sollicitations son fils, sa belle fille, leurs enfans, sa petite Melanie, son mary Pinien & plusieurs autres de ses parens sauverent leurs biens & leur liberté ; parce qu’ils la suivirent en Jérusalem où elle retourna une seconde fois, & evitérent par ce moyen d’être ensevelis sous les ruïnes de la ville de Rome qui fut saccagée peu de tems aprés.
Palladius Evêque d’Helenopolis parle de cette sainte Melanie & de beaucoup d’autres personnes du Sexe en des termes pleins d’estime & de respect. La vertu de plusieurs femmes fort religieuses & devotes, dit ce saint Homme, & l’esprit & le merite de quantité de Vierges & de vefves m’ont fait souhaitter avec passion de les connoître ; entre les autres la bienheureuse Melanie Romaine, fille du Consul Marcellin & vefve d’un homme de grande qualité. Et ensuite de ces paroles il s’etend sur les loüanges de leur pelerinage & des courses qu’elles ont faites en des païs fort eloignez du lieu de leur naissance.
L’un de ces mêmes Auteurs nous raconte qu’une Dame Romaine vint exprez en Egypte pour voir le grand Arsene, laquelle fut bien receuë par Theophile Patriarche d’Alexandrie, qui loüa hautement son dessein l’estimant rempli de pieté & de vertu. Et saint Gregoire Pape écrivant à une illustre Dame nommée Rusticie qui étoit décenduë des Patrices, la louë & congratule de ce qu’elle étoit allée en pelerinage à la montagne de Sinaï, & l’assure qu’il auroit bien souhaitté d’y aller avec elle, mais qu’il n’en seroit pas retourné ; ne pouvant s’imaginer comme elle avoit pû quitter un lieu si saint pour reprendre le chemin de Constantinople.
Qui ne seroit surpris d’admiration de voir l’Imperatrice Eudoxia laisser la Cour de l’Empire de l’Orient pour se rendre Pelerine en Ierusalem, tant par piété, que pour apporter du soulagement à ses ennuis causez par l’outrage qu’on lui faisoit de soupçonner son innocence. Et comme l’Empereur Theodose le jeune l’eut rappellée auprés de lui ; ayant receu de nouvelles persécutions elle retourna pour la seconde fois dans la Terre sainte, où elle mourut aprés avoir fait des actions d’une vertu si extraordi-[122]naire que tout le monde en étoit dans l’étonnement.
Sainte Brigide n’a telle [sic] pas quitté le Royaume de Suede pour visiter les Tombeaux des Apôtres saint Pierre & saint Paul. Ortelane Mere de sainte Claire ne fit-elle pas les pelerinages de Iérusalem, de Rome, & de saint Michel au Mont-Gargan. Une infinité d’autres personnes du Sexe n’ont-elles pas surmontés les travaux & les perils des voyages ; aussi bien que les opinions mal fondées de ceux qui se plaisent à critiquer tout ce qui passe tant soit peu la contrainte ordinaire de la vie des femmes.
Mais qui pourra aprés tant d’exemples approuvez par de si grands & saints personnages, blâmer la force & la genérosité des filles qui travaillent à se distinguer de celles qui egalent l’imbécillité de leur esprit à la foiblesse de leur corps, & qui se laissent aller à de certaines maniéres d’agir si populaires & communes qu’elles se rendent toûjours plus méprisables.

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[122]
CHAPITRE XXIII.

Description de la contrainte.

COmme la liberté est un bien incomparable, sa privation que nous appellons contrainte doit être estimée le plus redoutable de tous les maux. Et nous pouvons dire qu’il renferme en soy tant de miseres & de souffrances, qu’il est trés-difficile de le bien décrire : étant composé d’un trés-grand nombre de parties & de circonstances qui l’accompagnent & qui se suivent toûjours.
L’on ne sçauroit mieux faire la description de la contrainte, que par les menaces que Dieu fit autrefois à son peuple, lors qu’il lui dit ces terribles paroles, tu n’auras jamais aucun repos, ta demeure ne sera point stable, tu auras un cœur tremblant & tes yeux seront dans une deffaillance continuelle, la tristesse sera dans ton ame, tu craindras jour & nuit, & ta vie sera incertaine. Voilà une peinture achevée des parties, propriétez & circonstances de cette ennemie de la liberté humaine. Un cœur toûjours dans la crainte, des yeux dans l’eclipse de toutes sortes de lumieres, une ame [123] privée de la tranquillité & joye interieure, & une incertitude en toutes choses.
Le saint homme Job me fournit des termes aussi pressans pour dépeindre la contrainte que ceux que je viens de rapporter ; son piege est caché en terre dit-il, & sa chaine est dans le sentier, elle donne l’epouvante de toutes parts, & embarrasse les pieds des hommes. Ie crierai donc parce que je souffre violence & personne ne m’exaucera, j’eleverai ma voix, aucun ne se rendra juge favorable pour mes interêts, mon chemin est environné de haie & je ne sçaurois aller plus avant, parce que ma voie est remplie de tenebres : je suis perdu & detruit de toutes parts, étant privé de toute esperance comme un arbre arraché qui ne sçauroit plus porter de fruits. Belle mais triste description qui renferme tous les états & toutes les dispositions d’une personne qui expérimente le supplice de la contrainte. Ce chemin rempli de tenébres, ce trouble qui vient de tous côtez, cette attente trompée & deçuë de même qu’une plante arrachée ; n’est-ce pas l’image d’une personne privée de la liberté, embarassée de mille objets importun [sic] qui occupent ses pensées, ses affections & ses desirs, & continuellement troublée dans l’aprehension de perdre une chose & dans les empressemens d’en acquerir une autre. Ce chemin rempli de haies qui traversent & empêchent une plus longue course, & la chaine qui ferme tous nos sentiers, qu’est-ce autre chose? que les vocations où nous sommes tellement attachez qu’il n’y a pas moyen de nous en rendre libres ; soit que l’autorité des autres nous domine, ou que nôtre imbécillité & nôtre ignorance nous servent d’engagement, ou plûtôt de pieges pour nous tenir dans une contrainte sans merite, quoy que trés-laborieuse & penible.
Comme entre tous les sentimens qui sont les plus naturels aux hommes il n’y en a point qui leur soit plus sensible que l’amour de la liberté ; il n’y en a point aussi qui leur puisse être plus facheux que l’aprehension de la contrainte : & l’on ne sçauroit nier que ce ne soit une passion trés-legitime que celle qui nous fait haïr toutes les choses qui nous peuvent priver de l’une & nous engager de l’autre. Le corps dit saint Augustin se porte à son lieu par son propre poids qui le fait tendre en bas & chercher toûjours le centre des choses pesantes ; comme au contraire le feu ne manque jamais de s’élever en haut ; & ainsi en est-il de [124] toutes les autres choses qui suivent indispensablement le penchãt & l’inclination de leur nature : parce que les êtres n’étant pas dans leur ordre sont en de continuelles inquiétudes, & si tôt qu’ils ont repris leur place ils trouvent incontinent leur repos. Il n’y a point de plus grand desordre dans la morale ni même dans la vie chrêtienne que la contrainte. C’est ce qui fait dire à l’Orateur Romain que tout ce qui tient tant soit peu de la condition servile n’appartient qu’aux ames basses & abjettes ; parce que la servitude renferme toutes sortes de miseres : & comme nous sommes tous nez pour la liberté, la mort est préferable à la contrainte, à cause que l’on n’est plus à soy-même n’ayant pas le pouvoir de disposer ni de ses biens ni de ses propres actions, & qu’en toutes choses il faut agir par le mouvement d’autruy.
L’on peut dire qu’il y a beaucoup de différence entre la servitude & la contrainte ; & que néanmoins je n’en fais qu’une même chose? je reponds à cela que si l’on prend le sens dans la rigueur, ce mot de servitude ne se doit entendre que de ceux qui sont esclaves ou par le malheur de leur naissance, ou par celui des guerres, ou bien par la pauvreté : mais à considerer ces choses d’une façon plus étenduë il peut être appliqué à tout ce qui se ressent des effets de la servitude ; bien que la politique y donne des noms plus doux & plus honorables.
Ces deux termes considérez de cette maniére peuvent être pris l’un pour l’autre ; quoy que celui de la contrainte s’étende beaucoup plus loin que le mot de servitude : parce que celui-ci proprement ne s’attribuë qu’aux personnes mal-traitées de la fortune ; pendant que celui-là se peut dire de la plus grande partie du monde qui se trouve ordinairement dans les occasions de souffrir quelque sorte de contrainte ; dont les unes sont attachées aux conditions particulieres de chacun dans lesquelles il faut necessairement vivre & mourir, & les autres se rencontrent quelquefois par hazard & sont tellement passageres qu’en un même jour l’on en peut experimenter de diverses sortes. Et il arrive souvent que l’on se fait à soy-même une espece de contrainte par des considérations humaines, & des raisons de politique ; & de cette maniére c’est vouloir & ne vouloir pas en même tems. C’est la contrariété dont parlent les Philosophes qui est mêlée de liberté & de contrainte, parce que la raison veut les choses par [125] des motifs, & y repugne par d’autres ; elle accepte souvent ce qu’elle voudroit pouvoir éviter, sans se porter préjudice. En un mot tout ce qui est servitude est contrainte, mais tout ce qui est contrainte n’est pas servitude ; de même que parmy les Philosophes & les Theologiens ce qui est cause est principe, mais ce qui est principe n’est pas toûjours cause.
A prendre les choses en general l’on peut appeller contrainte tout ce que l’on dit & fait contre son naturel, son inclination, ou la portée & capacité de son esprit. C’est-ce qui fait dire, à un Sage, que la vertu est à moitié depérie & perduë en celui qui est assiegé par la necessité de la contrainte : d’autant que personne n’est capable de toutes choses, & toutes choses ne sont pas bien-seantes à tous ; & neanmoins nous voyons tous les jours que l’on engage sans discernement les uns & les autres dans des êtats & vocations qui leur sont contraires & qui sont entiérement opposées à leur naturel. Que châcun desire & entreprene ce qu’il voudra, si la nature y repugne, son travail sera inutile, & jamais il ne fera bien ce qui sera contraire à son inclination, dit Seneque. Saint Bernard nous fait entendre la même chose par des paroles dignes de remarque, je suis si miserable, dit ce devot Pere, que je ne vois point de fin à mon malheur, par ce que la volonté me rend inexcusable & la necessité me fait incorrigible.
Toutes les choses qui sont dans la nature ne produisent jamais des effets plus funestes que lors qu’elles sont dans la contrainte, c’est à dire hors de leur centre. D’où viennent les Tonnerres & les foudres qui font tant de bruit sur nos têtes ; Si ce n’est des exhalaisons & des vapeurs qui s’elevent de la Terre & de l’eau leur naturel & ordinaire sejour ; & lors qu’elles se trouvent dans des nuës chaudes ou froides qui les agitent & les combattent, elles font tous ces remuemens qui donnent de la crainte à tous les hommes. Et les tremblemens de Terre qui leur causent tant de frayeurs & de si grands dommages, qu’est-ce autre chose que des vens renfermez dans les cavernes & lieux soûterrains dont ils ne peuvent trouver la sortie, & c’est pourquoi ils causent ces secousses & ces terribles mouvemens à la terre. Ce qui fait dire à saint Thomas que le vent qui n’est en apparence qu’une foible vapeur produit de grands tumultes & d’éfroyables orages pour [126] se delivrer des tirans qui le retiennent ; puisque lors qu’il est enfermé dans un lieu souterrain qui l’empêche de courir dans l’air qui est le centre de son repos, il fait de si étranges remuemens, & cause à la terre de si rudes convulsions.
Les agitations que la contrainte cause dans l’esprit des hommes, sont incomparablement plus malignes & plus dangereuses ; par ce que cette imperieuse gouvernante donne souvent la naissance aux tempétes & aux orages des passions les plus pernicieuses. Elle fait les changemens & les troubles dans les familles, & renverse ordinairement l’ordre & la conduite qui doit être dans le monde. Il faut donc se garder de sa domination qui est plus à crainde [sic] que tous les renversemens de la nature, & que toute la contrarieté des elemens.
Les persones du beau Sexe, qui souffrent la privation des plus grands avantages d’une liberté morale & politique, se trouvent souvent accablées sous l’insuportable poid de la contrainte. C’est elle qui conduit leur jeunesse, qui regle leur condition, & & [sic] qui les accompagne toute leur vie. La plûpart du tems elles sont meuës & non pas mouvantes, & prenent autant de formes & de figures qu’on leur en veut donner. Qu’elles se souviennent des paroles de saint Jerôme, qu’aiant êté formées à l’image & ressemblance de Dieu ; c’est une extréme bassesse & infirmité si elles prenent d’autres figures : elles seroient au dessus d’une partie de leur contrainte, si elles sçavoient y resister, & n’être pas assez faciles & assez aveugles pour aider à former leur chaines. Mais bien loing de travailler à l’aquisition d’une sainte liberté, elles inventent tous les jours mille inventions qui ne servent qu’à les rendre plus captives ; même dans les choses où il semble qu’elles sont les plus libres.
L’affectation dans leurs complimens, la vanité dans leurs habits, la coquetterie dans leurs gestes, la feinte dans leurs complaisances ; & plusieurs autres manieres d’agir, qui se peuvent trés-justement appeller des contraintes puériles & étudiées sont des marques qu’elles se rendent ennemies d’elles mêmes & deleur [sic] propre liberté qu’elles enchainent si mal à propos. Il est vray que tous ces petits amusement [sic] ne servent d’appas qu’aux personnes mondaines, les femmes sages & judicieuses ne mettent pas en usage toutes ces bas-[127]sesses qui sont filles de la contrainte & ennemies de la vraye liberté.

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[127]
CHAPITRE XXIV.

De quelle maniere la contrainte se peut trouver dans le Cloître.

LEs esprits précipitez qui vont toûjours trop vite me condamneront d’abord au commencement de ce chapitre ; Mais le judicieux & prudent Lecteur qui se donnera la peine de bien considerer les choses prendra de plus justes sentimens : puisque ceux que je propose, sont appuyez de la verité, de la raison, & de l’autorité des sçavans.
S’il est vray que servir Dieu c’est regner selon les paroles du Sage, l’on ne sçauroit douter que la Religion qui est particulierement dediée au culte divin, ne soit une chose trés-sainte, sa fin êtant de glorifier Dieu. C’est un êtat eminent & parfait, à cause qu’il surpasse les maximes & les manieres de vivre des gens du monde. Le Prophete Ieremie qui nous apprend que c’est une bonne chose à l’homme de porter le joug dés son adolescence, nous enseigne en même tems qu’il doit demeurer solitaire & s’élever au dessus de soy-même dans un profond silence. Ces courtes paroles expriment merveilleusement bien la perfection de la vie Religieuse ; & les suivantes nous font connoître la grande précaution que nous devons observer pour faire un choix de cette consequence : Considerez vos voyes, dit ce Prophete, & les cherchez exactement ; parce que toutes personnes indifferemment n’y sont pas destinées. Ce sentier êtroit de la vie Evangelique n’appartient qu’à ceux qui sont appellez à cette condition sublime & qui possedent les qualitez necessaires pour y bien vivre : & c’est une illusion & une tromperie extréme de croire que par ce qu’un êtat est bon de soy-même, nous le devons embrasser sans en faire un judicieux discernement. Il y a une infinité de choses trés-saintes que Dieu demande des uns, & non pas des autres. [128]
Tout cela supposé, je soûtiens que la vie du Cloître est un état de contrainte pour toutes les personnes qui n’ont pas une véritable vocation, que l’on peut reduire à trois ; premierement des filles qui entrent en Religion à la sollicitation & par le mouvement d’autruy, secondement de celles qui s’y introduisent par leur propre conduite, sans être prevenuës & assistées des lumiéres du Ciel, & en troisiéme lieu des autres qui n’ont pas les talens & les qualitez nécessaires pour remplir leur devoir & s’acquitter de leurs obligations.
Donne-toy garde, dit le Seigneur, de sacrifier tes holocaustes indifferemment en tous les lieux que tu verras, mais en celui seulement que j’ay choisis, tu presenteras tes oblations & tes sacrifices. Il n’appartient qu’à Dieu seul de faire le choix des lieux où il veut qu’on le serve, & ce n’est pas aux parens, non plus qu’à toute autre personne, d’immoler des victimes innocentes comme bon leur semble ; soit pour la décharge de leur famille, soit pour satisfaire à leur ambition, soit pour contenter leur avarice, ou pour assouvir leur vengeance. Et ces Cloîtres qui ne doivent être le sejour que des ames choisies & uniquement attachées à Dieu, le sont trés-souvent de ce qui est le rebut & la malédiction du monde. Il ne faut pas s’étonner si le Seigneur s’en est plaint par son Prophete Evangelique, quand il dit, vous avez fais le conseil vous-même, & non par mon inspiration, vous avez tissu la toile sans la conduite de mon esprit, afin de vous rendre toûjours plus coupables en ajoûtant peché sur peché.
Ceux qui pensent faire une bonne œuvre de solliciter les personnes qui leur sont à charge d’entrer en Religion se trompent beaucoup. Il n’appartient qu’à Dieu de choisir ses domestiques, & c’est trés-mal-à-propos qu’on prétend de lui faire la loy. Et néanmoins c’est ce qui se fait tous les jours, car bien que l’on se couvre du manteau de piété, ce n’en est que l’apparence, qui ne trompe que ceux qui ne sçavent pas discerner, que par un malheur extrême la Religion sert ordinairement à la politique, & que des raisons humaines l’on en fait à tout moment des maximes de conscience : le mal ne se commettant jamais avec plus de liberté, que lors qu’il est appuyé du pretexte de Religion. Separez la chose pretieuse de celle qui ne l’est pas, & vous serez comme ma bouche, dit Dieu par un Prophete. Le monde ne s’en-[129]tend pas à cette separation, qui est trop delicate pour des esprits préoccupez de l’amour d’eux mêmes & de leurs propres interêts. La coûtume s’oppose à la raison, le mensonge à la verité, & le bien apparent au bien véritable.
C’est de ces personnes trompeuses & intéressées que l’on peut dire ces paroles du Roy Prophete, les pecheurs ont tendu leur arc, ils ont preparé leurs fléches dans leurs carquois, pour en tirer dans l’obscurité, contre ceux qui ont le cœur dur. Quelles plus épaisses ténébres & quelle plus grand obscurité que celles qui se trouvent dans ces esprits qui n’ont aucune lumiére ni connoissance des obligations & du merite de la vocation Religieuse ; parce que toutes ces choses ne peuvent être bien comprises, que par une pénétration qui est au dessus de la jeunesse des personnes que l’on engage dans cét état. Et c’est pourquoy l’on peut leur attribuër cette droiture, dont parle le texte sacré, étant dans une simplicité & innocence qui les empêchent de discerner l’état qui leur est propre. Il n’appartient qu’à Dieu, dit saint Augustin, de dresser les pas de l’homme & de luy marquer son chemin. Aussi Jeremie disoit à ce propos, ô Seigneur, c’est à vous de disposer de la fortune & de la condition des hommes, c’est à vous seul de les mettre en tel état que vous trouverez à propos, & non pas à eux de disposer injustement les uns des autres.
C’est une chose étonnante que la dureté de ces cruels parens, lesquels immolent souvent leurs enfans mal à propos, & par un zele indiscret ou malicieux les obligent à des choses qui surpassent leur capacité & qui seront cause de leur perte, semblables à Jepthé, qui retournant victorieux de la guerre des Ammonites, pour accomplir le vœu qu’il avoit fait avec tant d’indiscretion, sacrifia sa propre fille, avec plus de regret que sa victoire & bonne fortune ne lui donnoit de plaisir. Comme ses paroles le témoignent, j’ay ouvert ma bouche trop legerement, & j’ay fait au Seigneur une promesse inconsiderée & fort indiscrette.
Nous ne lisons pas dans l’Evangile, que jamais JESUS-CHRIST ait fait paroître tant de zele, que quand il chassa du Temple les gens qui vendoient & achetoient des colombes, parce qu’il renversa leurs tables & les fit promtement sortir en les frappant avec des foüets. Qu’est-ce que vendre des colombes, dit saint Gregoire Pape, que de recevoir dans l’Eglise & [130] dans la Religion les personnes pour le profit temporel & non pas à cause de leur vertu & de leur capacité. Le Sauveur a également chassé les vendeurs & les acheteurs, parce qu’ils meritent tous du blâme. Les parens qui donnent quelques sommes d’argent pour mettre leurs filles en Religion, afin d’éviter d’en debourser de plus grandes pour les établir dans le monde, & qui se déchargent à petit frais du soin qu’ils sont obligez d’en avoir, ne sont pas toûjours exemts de peché : & le peril de conscience des personnes Religieuses n’est pas moindre lors qu’elles se laissent plûtôt gagner par l’interêt que par la raison, étant plus ébloüies par l’éclat de l’or que par celui de la vertu.
C’est un malheur étrange que la nature & l’equité sont contraintes de ceder souvent à l’opinion, & que pour obeïr aux coûtumes du monde, l’on abîme son esprit dans l’erreur. C’est ce qui fait mettre en usage des moyens sacrez pour arriver à des fins profanes, & se servir des choses saintes pour parvenir à celles qui sont mauvaises. En un mot, c’est engager dans les Cloîtres des personnes qui n’en ont ny le desir ny la capacité pour avoir moyen d’en élever d’autres dans le luxe & dans l’abondance.
N’est-ce pas faire un marche-pied de la pauvreté Evangelique pour monter aux degrez d’honneurs, que l’ambition invente tous les jours, sans se mettre en peine du salut de ceux, qui sont engagez à des obligations si étroites & si mal-aisées à observer, comme s’il n’y avoit qu’à changer de lieu & d’habit, pour se revétir des qualitez & des vertus nécessaires pour mener une vie austere & penitente.
Que ces parens intéressez, & ces devots zelez se souviennent des paroles de saint Paul, que tous ceux qui sont en Israël ne sont pas Israëlites, mais seulement ceux qui sont dans la foy parfaite qu’ils doivent avoir aux promesses du Seigneur. Que jamais ils ne mettent en oubly celles de l’Angelique saint Thomas, que ce n’est pas assez d’être dans un état de perfection, si l’on ne travaille à se rendre parfait. Et que celles d’Aristote soient toûjours presentes à leur esprit, puisqu’il les assure que l’on peut faire des actions de justice sans être justes ; comme font tous ceux qui gardent les Loix & les Ordonnances par contrainte, ou ne sçachant pas ce qu’ils font, ou bien par quelqu’autre considération [131] que celle de la justice. Toutes les autoritez de ces grands Personnages leur feront connoître qu’en vain l’on fuit le monde quand on le porte en son cœur, & que trés-souvent les personnes du beau Sexe desirent plus ardemment, aussi-bien que les hommes, les choses dont elles-mêmes se sont interdites l’usage. A plus forte raison quand cét état n’est pas embrassé par un choix & une liberté entiére, mais par des sollicitations importunes qu’elles n’ont pas eu la force de repousser. C’est avec beaucoup de justice qu’elles peuvent dire à Dieu, Seigneur pourquoy se sont multipliez ceux qui nous affligent, & qui s’élevent contre nous.

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[131]
CHAPITRE XXV.

Suite du même sujet.

UN grand Philosophe d’Athenes, disoit un jour dans une assemblée publique ; qu’il s’étonnoit beaucoup, que dans les delibérations des Grecs, les Sages proposoient les affaires importantes, & que les fols les decidoient. C’est avec raison que je peux dire la même chose touchant le sujet dont je traite ; puisque l’Eglise comme une bonne mere, par le moyen de ses sages, qui sont les Sçavans, les éclairez & tous ceux qui ont charge de la conduite des ames, propose à ses enfans plusieurs différentes conditions & maniéres de vie, qu’elle laisse à leur volonté, & veut qu’ils soient absolument libres dans le choix qu’ils en peuvent faire : & néanmoins par une extrême folie, ils se méprennent bien souvent dans la preférence qu’ils font d’un état pour lequel ils n’ont aucune disposition ny capacité, & dont ils ne sçauroient avoir une véritable connoissance, si ce n’est par une longue pratique & par une expérience particuliére, qui demande un tems fort considérable. Et comme toutes ces choses leur manquent souvent, il ne faut pas s’étonner s’ils se trompent eux-mêmes dans cette importante affaire, où il s’agit du repos de leur vie & de leur salut éternel. Ce qui peut arriver en deux maniéres, ou par ignorance, ou pour être préoccupez de fausses idées. [132]

La connoissance n’est autre chose qu’une lumiére, qui découvre à nos esprits les objets comme ils sont en eux-mêmes, sans que le voile du déguisement serve d’obstacle à tout ce qui nous peut instruire des circonstances & particularitez de ce que nous entreprenons. Cette connoissance est si nécessaire, qu’Aristote assure, que les choses qui se font par ignorance ne sont jamais entiérement libres : & que celles qui sont accompagnées de douleur & de repentir, sont toûjours contraintes & forcées. De sorte que de s’engager dans une vocation sans la bien connoître, s’est se tromper soy-même, & se mettre en danger de transgresser les obligations de son état.
Il est impossible d’avoir des connoissances véritables, si l’esprit n’est parfaitement formé, & dans une maturité capable de grandes refléxions ; ce qui ne se peut trouver dans un âge foible & enfantin, comme celui où la plûpart des filles s’engagent à la Religion : à moins que Dieu par une grace extraordinaire ne prévienne de ses benédictions de douceur les ames qu’il a choisies pour cette vocation : ce qui passe tellement la régle commune, que l’on n’en doit tirer aucune conséquence. Et il arrive souvent que l’on se trouve aveuglé dans cette grande affaire ; d’autant que Dieu par un secret jugement retire son esprit & répand, comme dit saint Augustin des tenébres & des obscuritez, pour punir les convoitises & les desirs illicites que nous entretenons en nous-mêmes : car bien que ces dispositions criminelles ne viennent pas à la connoissance des hommes, elles ne laissent pas d’être exposées à découvert aux yeux de Dieu.
Il n’est pas moins dangereux d’être préoccupé de fausses lumiéres, que d’être privé de celles qui sont solides & véritables, & même il semble que le peril y est plus grand, à cause que par le défaut de connoissance nôtre esprit est seulement privé d’une certaine clarté & perfection, dont il est capable ; mais ces lumiéres trompeuses le gâtent, le corrompent & en le corrompant elles nous seduisent, nous troublent & nous perdent entiérement. Ce qui fait dire à saint Jerôme, que c’est en vain que les Eglises se vantent de leurs Sacrificateurs & de leurs anciens Ministres, quand elles ont perdu la vision, la loy & le conseil : parce qu’encore que l’on ne puisse jamais se méprendre dans [133] l’estime que l’on fait des ordres Religieux, à cause qu’ils ont été inspiré de Dieu, aux saints Patriarches qui les ont établis, & qu’ils sont approuvez de l’Eglise, qui est conduite par le saint Esprit ; néanmoins les personnes qui veulent embrasser cette condition se peuvent équivoquer en beaucoup de choses. Premierement, parce que les maximes & les pratiques de la Religion ne sont pas toûjours comme elles devroient être ; puisque par un sens opposé à celui du Prophete, l’on decline quelquefois du bien au mal, & par une corruption ordinaire à la nature humaine, l’on trouve souvent insupportables les mêmes choses que l’on s’étoit figurées trés-faciles. En second lieu, l’on ne se connoit pas encore bien soy-même, & quand on pourroit en assurer au tems present, il est impossible de pénétrer dans les sentimens & dans les dispositions que l’on peut avoir dans la suite des années.
Il ne faut jamais s’arrêter à quelques petites ferveurs passageres qui ne sont rien moins que des inspirations du Ciel & des sentimens d’une solide vertu, lesquels perfectionnent efficacement leur sujet. Mais il faut suivre la Doctrine de saint Jean Climaque, qui nous enseigne, que celui qui ne connoit pas encore Dieu par une familiarité toutes sainte, n’est aucunement propre à la vie Religieuse, & ne peut l’embrasser sans qu’il s’engage en même-tems dans une infinité de perils : car elle perd ceux qui n’ont pas l’expérience des choses de Dieu, à cause que n’ayant jamais gouté les douceurs Divines, ils passent leur vie dans des obscuritez d’esprit, des distractions, des langueurs, & des inquiétudes continuelles. La leçon que ce grand Solitaire fait aux personnes qui veulent prendre parti dans le Cloître, les oblige à se souvenir, que si tous les être corporels & sensibles qui se trouvent dans la nature, sont composez de la matiére des élemens, leur forme néanmoins vient du Ciel & des Astres. De même ce qui paroît à nos yeux des pratiques du Cloître, c’est seulement des choses extérieures qui n’en forment que de corps, que nous pouvons dire être sans ame, s’il n’est animé des inspirations & des graces celestes & favorisé des bienfaits & des misericordes de Dieu.
L’esprit humain se trompe souvent lui-même, & s’imagine qu’il fait les choses par une mouvemẽt tout spirituel lors qu’il n’agit que [134] par un sentiment d’amour propre. Il faut porter le fruit de la vocation religieuse quand Dieu le veut & dans le tems qu’il l’a resolu, & non autrement. JESUS-CHRIST n’est point allé de luy-même dans le desert, dit saint Iean Chrisostome ; mais il y fut conduit par le divin Esprit. Ce qui nous fait bien connoître que nous ne devons pas nous jetter de nous mêmes dans les tentations ; mais seulement les souffrir avec courage quand le Seigneur nous les envoye. Nous sommes toûjours en danger de perir, aussi bien dans la religion que dans la vie seculiére, lors que nous n’y sommes pas conduits par la volonté de Dieu. Le Prince des Apôtres saint Pierre nous donne un bel exemple de cette verité ; parce qu’ayant marché hardiment & à pied sec sur les eaux, quand JESUS-CHRIST l’eut appellé ; il fit quelque tems aprés un malheureux naufrage dans la maison de Caiphe, parce qu’il y vint de luy-même sans le commandement de son maître, qu’il nia & abandonna lachement. Le Roy Osias aprés avoir remporté de grandes victoires sur plusieurs nations ; voulant s’introduire lui-même dans le Temple pour presenter des Sacrifices en actions de graces, & offrir de l’encens au Seigneur ; fut frapé de lépre en la plus éminente partie du visage, qui lui demeura toute sa vie en punition de sa témérité, & étant chassé honteusement des lieux Saints, jamais depuis il n’y pût avoir l’entrée.
L’on ne doit pas s’étonner si tant de précautions sont necessaires, pour avoir une bonne & sainte vocation ; puisque l’éternité de ceux qui s’y engagent en depend, & que c’est le fondement de l’edifice de leur salut. Et comme toutes ces dispositions ne sçauroient être dans une personne, si elle ne possede beaucoup de lumiéres, & une fermeté d’esprit qui ne se peut acquerir que par de longues épreuves : il ne faut pas s’étonner si le grand Apôtre ordonne à son disciple Timothée, de ne recevoir aucune femme au service de l’Eglise devant l’age de soixante ans & qui n’eussent donné des marques de vertu & d’une sage & bonne conduite. L’Empereur Theodose fit une semblable loy à celle de saint Paul, pour les Diaconesses de son tems, qui se conservoient à l’Eglise ; & deffendit expressement qu’elles y fussent receuës avant le dit age de soixante ans, pour éviter les abus & les devotions indiscrettes de se distinguer des autres, & pour empêcher les repentirs qui suivent ordinairement les entreprises précipitées. [135]
Afin d’appuyer ce sentiment de l’autorité des Vicaires de JESUS-CHRIST, c’est assez de dire que Pie premier de ce nom, onziéme Pape depuis saint Pierre , qui mourut sous l’Empereur Marc Aurelle avoit expressement commandé, que l’on ne donneroit point le voile aux Vierges devant l’age de vingt cinq ans. Et comme la suite des tems fit connoître que l’excellence de cét état demandoit un âge plus fort & plus judicieux. Le grand saint Leon Pape fit un Decrêt par lequel il ordonna que l’on ne recevroit point les filles à faire les vœux de Religion qu’elles n’eussent atteint l’âge de quarante ans, & aprés avoir donné des preuves de leur vertu & de leur probité.
Pour venir à nôtre tems, Louïs quatorziéme, trés-Chrêtien, Roy de France à present regnant étant en son Conseil fit une Ordonnance que l’on ne recevroit point de Religieuses en tout son Royaume devant l’age de vingt cinq ans. Loy trés-juste & trés-necessaire pour le salut des ames ; ce grand & puissant Monarque ayant fait voir son admirable conduite en cette occasion aussi bien qu’en toutes les autres de sa vie pour le bien de l’Etat & de la Religion & nous pouvons dire avec verité que Dieu a donné ses jugemens & sa justice au Roy, qu’il a jugé son peuple équitablement & que son trône sera établi à perpetuité parce qu’il a fait justice aux petits. Il est vray que cette Ordonnance n’a pas été mise en exécution sa Majesté trés-Chrêtienne ayant jugé à propos d’en user ainsi pour quelque raison d’Etat, & pour ne point donner d’atteinte à la discipline presente de l’Eglise, qui permet les professions solemnelles à l’age de seize ans. Ce Souverain Monarque étant aussi pieux que sage, & aussi zelé pour la perfection Evangelique, que vigilant pour les interêts de son Royaume.
L’on ne peut opposer à tout ce que nous avons dit que le Concile de Trente qui permet les Professions aprés seize ans passez ; mais il faut considérer que c’est une tolerance & non pas un précepte, une permission & non pas une loy, comme l’on en peut facilement juger par les termes du Concile ; de maniere que nous devons penetrer dans son esprit, qui n’est autre que de porter les ames à une plus grande perfection, & d’empêcher les abus qui peuvent arriver dans une chose si importante ; comme le témoigne les deffenses expresses qui furent faites au sujet de ces [136] professions que l’on peut dire prématurées, pour en exclurre toutes les contraintes, qui n’étoient pas si ordinaires dans le tems que le Concile s’est tenu qu’elles sont à present, & neanmoins il ne laisse pas d’en faire une exclusion si exacte qu’il fulmine Anatheme à l’endroit des contrevenans. Et de plus il faut observer qu’il n’y avoit pas au tems de ce Concile une si prodigieuse quantité de de Monasteres de Filles comme il s’en trouve aujourd’huy. De sorte que nous devons demeurer fermes en cette creance que l’Eglise ne veut que le salut & l’avancement des Fideles & qu’elle n’a point d’autre intention touchant les personnes du Sexe qui épousent le Cloître que si elles n’ont pas assez de lumiere & de force à seize ans pour une si grande entreprise elles doivent attendre un age plus avancé.

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[136]
CHAPITRE XXVI.

Suite du méme sujet.

LE Cloître n’est pas seulement un lieu de contrainte pour les personnes qui s’y laissent conduire par la sollicitation & violence de ceux qui les gouvernent ; & pour celles qui n’étant pas appellées de Dieu à cét état ne laissent pas de s’y ingerer d’elles mêmes par caprice plûtôt que par vertu ; étant seduite par une stupide ignorance, ou aveuglées par de fausses lumiéres : mais il l’est encore pour toutes celles qui n’y sont pas propres, ayant des qualitez & des passions entiérement opposées à la sainteté de la vie Monastique. Le Cloître demande des ames divines, ou pour mieux dire divinisées par les continuelles approches qu’elles doivent avoir avec Dieu ; afin de n’être pas comprises dans ces paroles du Prophete Osée, Ephraïm a multiplié ses Autels, pour augmenter ses offenses.
Une action dit saint Thomas, peut être grandement difficile en deux manieres, en premier lieu par le manquement de volonté, chacun trouvant penible ce qu’il ne fait pas de bon cœur ; & secondement à cause de la grandeur de l’entreprise. Il n’y a personne au monde à moins que d’être privée de raison, qui puisse [137] jamais nier que de toutes les conditions la vie Religieuse ne soit la plus contraire aux sentimens de la nature, & par conséquent la plus penible : & lors que les sujets qui s’y engagent sont incapables d’y bien reüssir, & que la violence de leurs passions les rend inhabiles à cét état ; il est impossible de s’imaginer un plus grand malheur ni une contrainte plus dangereuse. Et c’est ce qui fait dire à un Pere de l’Eglise Grecque , que ceux qui embrassent la vie Religieuse ayant l’ame remplie de passions, sont semblables à ces personnes, qui étant dans un Vaisseau bien equipé se jetteroient dans la mer ; parce qu’elles croyent pouvoir arriver au port sur une petite planche. C’est en peu de paroles nous exprimer l’extrême peril qui se rencontre dans les choses les plus saintes ; Car vouloir surmonter son naturel, c’est par maniére de dire s’eloigner & se separer de soy-même.
Dans l’ancienne loy Dieu deffendoit non seulement de presenter en sacrifice l’Aigle, le Vautour, le Corbeau, & autres Oiseaux qui sont specifiez dans le Levitique, parce qu’ils étoient la figure de plusieurs vices & pechez, comme de la superbe, rapine, colere & impureté : mais encore les animaux qui avoient les pieds trop divisez & fendus comme les Lions, les Chiens & autres, & ceux encore qui étoient trop aquatiques & ordinairement dans les eaux ; à cause que les premiers sont d’une complexion trop chaude & trop seche, & les seconds l’ont trop froide & trop humide. Ce qui nous apprend non seulement que Dieu ne veut point de ces victimes qui sont entachées de vices & de pechez enormes, mais qu’il réprouve celles dont le tempérament trop fort ou trop foible pourroit dans la suite du tems faire de facheuses revoltes, ou dégénerer de la perfection de cét état, à cause de leur incapacité naturelle qui est souvent presque sans remede, si elle n’est surmontée par une grace toute puissante & victorieuse, ce qui fait voir que l’entrée dans le Cloître doit être dégagée des passions. Il n’y a point de condition dans le monde pour misérable qu’elle soit, où l’on ne se puisse consoler par l’esperance d’une meilleure fortune, le Soldat parmi la poussiere & les sueurs d’une penible campagne prétend d’avoir du repos en son cartier d’hiver, le Matelot au mileu [sic] des écueils & des orages de la mer espere la tranquilité quand il sera au port, le Marchand qui s’expose aux perils & dangers de plusieurs voyages, se réjoüit de re-[138] tourner bien tôt en sa maison pour profiter de son trafic, un Pupille n’attend qu’un peu d’âge pour sortir de tutelle. Une femme mal pourvuë par la société d’un mauvais mary en peut étre delivrée par la mort, ou par quantité d’accidens qui les separent l’un de l’autre. La seule condition des personnes qui s’engagent dans le Cloître ne peut jamais avoir de fin. Et pour empécher que l’on ne prene ce discours pour une hyperbole, il faut rapporter les paroles de saint Bernard, veritablement dit ce grand Abbé, c’est une captivité trés rude & fâcheuse que la condition dans laquelle les hommes sont nez ; mais bien davantage celle où ils se sont emprisonnez aux mêmes comme en un lieu austere pour y faire une rude penitence, mortifier leur propre volonté, & se mettre comme les fers eux pieds par une rigoureuse discipline. C’est une miserable servitude si elle n’est embrassée genéreusement & de bon cœur. Tout autre que saint Bernard seroit exposé à la censure s’il en avoit écrit autant ; par ce que les scrupules en matiére de Religion, peuvent beaucoup sur les esprits qui ne considerent que l’apparence des choses & n’en penétrent pas l’essence & l’interieur.
Ce que nous avons dit n’est pas le seul mal qui peut arriver dans ces lieux où la vertu doit être comme dans son centre. Les occasions de pecher qui en paroissent si eloignées y sont beaucoup plus ordinaires que l’on ne pense : par ce qu’une infinité de choses, qui sont à peine des pechez veniels pour les seculiers, deviennent mortels par les obligations des Cloître [sic], non pas qu’ils puissent changer de nature étant toûjours les mêmes, mais à cause du vœu & de la regle qui interdisent les actions & les pratiques, qui êtoient indifferentes avant que de s’étre engagez dans la Religion, où aprés elles sont renduës mortelles. Il ne faut pas croire que les personnes qui professent la perfection Evangelique soient impeccables & moins sujettes aux miseres & foiblesses humaines que les autres. Dieu en fait ses plaintes quand il dit par un Prophete, l’iniquité de la fille de mon peuple est devenuë plus grande que celle de Sodome, laquelle fut renversée en un moment. Ces Nazaréens êtoient plus blancs que la neige, plus reluisans que l’Or, plus vermeils que l’Yvoire, & plus beaux que le Saphir ; mais à present leur face est plus noire que les charbons, ils ne sont plus reconnus pour ce qu’ils êtoient auparavant. Chacun sçait qu’ancien-[139]nement les Nazareens êtoient des personnes consacrées à Dieu, comme le sont aujourd’huy celles qui vivent dans les monasteres. Et cette fille bien aimée dont les crimes surpassent ceux de ces infames citez, nous marque les ames choisies dont les pechez sont plus grands que ceux des gens du monde ; par ce qu’elles sont obligées à une vie plus sainte & plus reguliere.
Plusieurs marchent dans la voye de Dieu, dit saint Paul, qui sont ennemis de la Croix de IESUS-CHRIST, dont la gloire est leur infamie ; par ce qu’ils ont toûjours leurs pensées aux choses de la terre. Qui pourroit étre assez depourvû de jugement pour croire qu’une separation exterieure puisse faire la solitude des cœurs. Ceux des enfans d’Israël retournerent bien en Egypte, encore que la Mer rouge leur en fermât mieux le passage, que ne sçauroient jamais faire toutes les precautions des Cloîtres & des retraites les plus austeres, par ce que pour étre toûjours des signes de ce que l’on doit étre, ce n’est pas à dire qu’elles soient des marques assurées de ce que l’on est en effet. Et de plus c’est une malignité attachée à la nature humaine ; que les choses deffenduës lui causent plus d’empressement que celles qui ne le sont pas. Saint Augustin confirme cette verité quand il dit, que la deffense augmente le desir d’une chose illicite ; ce qui peut arriver lors que la convoitise du peché n’est pas vaincuë par l’amour de la vertu. Et saint Jerôme écrivant à sainte Eustoquie l’assure qu’une chose pour facile qu’elle soit ; devient mal aisée & insuportable, quand on la fait par contrainte & avec repugnance.
Il ne faut pas prendre une ferveur passagere pour un mouvement du saint Esprit, un foible desir pour une ardente devotion, & une essay de peu de tems pour une longue & forte épreuve. Ie sçay bien que la puissance de Dieu est aussi grande à present que dans les siecles passez, qui ont produit une infinité d’ames saintes, dont les exemples ont donnez tant d’exercices aux historiens. Ie n’ignore pas que la miséricorde divine peut faire les mêmes prodiges qu’autre fois ; si les sujets étoient parfaitement disposez & n’apportoient aucun obstacle aux graces du Ciel. C’est ici la difficulté & le point de la these. Comme nous devons avoir beaucoup d’estime & de respect pour la vie Religieuse, à cause que l’Eglise nous la propose comme un état de perfection ; [140] nous devons aussi avoir une grande prudence quand il faut nous engager nous mémes dans ce chemin étroit de la penitence, & demander à Dieu un rayon de lumiere pour nous éclaircir la veuë, & dissiper les nuages qui nous empéchent de voir & de connoître la verité.

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[140]
CHAPITRE XXVII.

Contrainte de l’état seculier.

DIeu dont la conduite est admirable sur les enfans des hommes, leur presente des moyens differens pour arriver au port de salut ; par ce que l’on ne sçauroit trouver de condition dans le monde qui ne puisse contribuer à leur santification ; pourveu qu’ils en fassent bon usage. Entre tous les états il n’y en a point de plus ordinaire parmi les hommes que celui du mariage par ce qu’il a eté institué de Dieu en la Loy de nature pour servir de supléement à la création, en la loy écrite pour étre un remede à la concupiscence, & en la loy de grace pour étre un Sacrement entre les Fideles, ausquels il peut servir d’un moyen de meriter, & de pratiquer plusieurs bonnes œuvres.
Il combat les affections indecentes & deréglées, il agrandit les êtats, multiplie les alliances, inspire le menage & la conduite ; aussi est-il recommandable selon les loix de la nature, de la politique, & de l’Evangile : par ce que la nature ne cherche qu’à perpetuer son espece par la production de ses semblables ; la politique qu’à se maintenir par les alliances & la societé ; & la vie Chrêtienne qu’à procurer l’augmentation du regne de la grace par la multitude des personnes qui servent Dieu.
L’on ne peut douter que le mariage ne soit saint & d’institution divine ; puisque Dieu a autorisé celui de nos premiers parens dans le Paradis Terrestre ; & JESUS-CHRIST, dans la Loy nouvelle a voulu honorer les nôces des Epoux de Cana Ville de Galilée. C’est un Sacrement qui nous represente l’union du Verbe divin avec la nature humaine, & celle du Sauveur avec l’Eglise, suivant les paroles de saint Paul, qui nous as-[141]sure, que c’est un grand Sacrement en JESUS-CHRIST, & en son Eglise. C’est à dire, qu’il a beaucoup plus davantages dans le Christianisme que dans la loy de Nature & dans la loy écrite, à cause que la grace sanctifiante qui se confére par les Sacremens, pour operer chacun leur effet dans nos ames, se donne à celui-ci pour produire des enfans & les élever en la crainte de Dieu, & pour rendre l’union des mariez inséparables, afin qu’ils se gardent une fidélité qui soit exemte de soupçon.
Bien que tous ces privileges se trouvent dans le mariage, il n’est pas néanmoins sans expérimenter de trés-grandes miséres ; ce qui peut arriver par le desordre & la corruption des hommes, qui ne se servent pas toûjours des choses permises selon la volonté de Dieu. C’est pourquoy la vraye liberté des enfans de la grace en est souvent bannie, & l’on trouve en la place une contrainte, qui est opposée à l’esprit du Christianisme. Cela ne manque jamais d’arriver, lors que l’on s’engage en cét état, plûtôt par ambition, par avarice & par volupté, que par un motif de plaire à Dieu qui destine les uns à cette condition, pendant qu’il en détourne les autres.
L’on ne s’étonnera peut-être que je donne le nom de contrainte à ces trois convoitises, qui sont si naturelles au cœur humain, qu’il s’y laisse emporter avec tant de facilité, que sa volonté au lieu d’en être maîtresse par une forte resistance, en demeure l’esclave. De sorte que j’ay raison de dire que pour sainte & libre que soit une chose, elle est toûjours contrainte & dangereuse, quand elle ne se fait pas selon les ordres de Dieu, & que l’on y laisse dominer ses passions, sur tout lors qu’elles sont fortes & violentes comme celles dont je prétens de parler.
Que l’ambition & l’avarice soient le plus ordinaire commerce des Mariages, la pratique en est si commune, que prétendre de soûtenir le contraire ce seroit combattre ouvertement la vérité. Puisque l’on n’y cherche que les charges & les emplois qui font eclat dans le monde, & que l’or & l’argent qui entretiennent le luxe & la vanité servent de prix à toutes choses. Si-tôt que l’on fait rencontre de ces deux avantages le reste n’est plus considéré, & l’on met en oubli ces paroles du Sage, que les richesses sont donnée des parens, mais que la femme prudente est un don de Dieu, que c’est le trésor & l’heritage de son mary , & [142] qu’entre les choses que le Seigneur estime & cherit beaucoup, l’union & la concorde du mary & de la femme sont des plus considérables. Néanmoins les Chrêtiens d’apresent considerent peu ces choses, lors que les commoditez temporelles en sont separées, & que les honneurs du siecle ne se rencontrent pas dans leurs alliances & dans leurs societez.
Il semble qu’en cela ils sont inférieurs à la vertu de plusieurs Payens, qui nous ont donnez des exemples que l’on ne sçauroit trop admirer. Lycurgue ce prudent Legislateur des Lacedemoniens n’avoit-il pas ordonné que les filles fussent mariées sans porter aucune dote à leurs maris, afin qu’ils ne les prissent pas pour leurs biens, mais seulement pour leurs bonnes mœurs & leurs belles qualitez. Pour cette raison il bannit de Sparte tous les fards & embellissemens artificiels. Et comme il s’en trouvoit parmi les Grecs qui ne pouvoient supporter que les Amans fussent en liberté de frequenter les filles, il étoit de contraire opinion, & vouloit que-ceux qui seroient épris de l’amour de quelques filles pour la beauté de leur esprit eussent tout pouvoir de les converser particulierement ; mais que s’ils étoient seulement passionez de la beauté de leurs corps, ils s’en devoient priver avec la même rigueur que le pere s’abstient de sa fille en ce qui est du commerce de la chair.
Solon fit dans Athenes de semblables Loix à celles de Lycurgue, & défendit expressement que les filles portassent aucune dote à leur mary, mais seulement quelques meubles de petite conséquence, parce qu’ils ne les devoient épouser que pour leur merite & leur vertu. Et autrefois parmi les Perses l’on ne permettoit jamais à un homme d’épouser une femme qu’il n’eût coupé la tête d’un ennemi de l’état. Ce qui fait bien voir que les personnes du Sexe ne sont pas si peu considérables que les hommes d’apresent le veulent persuader. Et même encore aujourd’huy dans la Chine, ceux qui ont beaucoup de filles sont estimez les plus riches, car il faut que ceux qui desirent les épouser les dotent & par maniere de dire les achetent. Mais au contraire dans l’Europe elles sont regardées comme des trés-grandes charges dans les familles, particuliérement en France, ou pour en marier une seule à la mode & selon les avantages du monde, il en faut mettre plusieurs dans le Cloître. Et ce qui [143] est de plus affligeant, c’est qu’aprés être revêtuës de la dépoüille de tant d’innocentes victimes elles n’en sont pas les maîtresses ; puisque tout demeure en la puissance d’un mary, qui pour l’ordinaire ne leur permet pas d’en disposer.
Martia fille de Caton, qui étoit une judicieuse & prudente veuve, étant interrogée pourquoy elle ne prenoit pas un nouveau parti, fit une réponse qui merite d’être bien considerée ? à cause dit-elle, que je ne trouve point d’homme qui ait plus d’amour pour moy que pour mon bien, donnant à connoître l’ordinaire convoitise des hommes, qui cherchent plus les richesses dans les femmes qu’ils épousent que l’esprit & la vertu. C’est par cette raison que cette illustre Romaine méprisoit tous les mariages, qui se font plûtôt par interêt & par ambition que par amitié, d’autant qu’elle les consideroit comme une véritable contrainte. Et en effet c’en est une trés-rude, selon la Doctrine de saint Paul, qui nous assure que ceux qui sont dans les liens du mariage sont tellement engagez, qu’ils sont esclaves ; mais que ceux qui peuvent éviter ses liens, joüissent d’une agreable liberté.
Saint Bernard dit avec beaucoup de raison, que les voyes des enfans d’Adam sont conduites par la necessité & par la convoitise. La seule différence se trouve en ce que la nécessité nous presse & la convoitise nous attire : la nécessité procede de l’infirmité de la chair ; mais la convoitise est l’affection d’un cœur préoccupé de passion. Ces deux voyes sont universelles à tout ce qu’il y a de créatures raisonnables dans le monde : le peché nous ayant tous rendus infirmes & sujets à desirer plusieurs choses qui nous font criminels devant Dieu. Il est vray que chacun se ressent fort inégalement de cette tyrannie domestique ; parce que la grace de JESUS-CHRIST nous donne les moyens de vaincre cette foible nécessité, qui n’est jamais victorieuse que de ceux qui lui adherent & se rangent de son côté. Et pour la convoitise d’un cœur deréglé, il n’en sera jamais quitte s’il n’est rempli du souvenir de Dieu, & de tout ce qui le peut degoûter des créatures.
Si en toutes les vocations les personnes du Sexe ont toûjours le plus mauvais partage, dans celle dont nous parlons leur souffrance surpasse tout ce que l’on sçauroit s’imaginer. Et c’est un parti qui seroit embrassé de trés-peu de filles ; si elles en pou-[144]voient pénétrer les disgraces & les infortunes. Sans doute qu’elles imiteroient ce sage Grec , qui disoit à ceux qui le pressoient de se marier en sa jeunesse qu’il n’étoit pas encore tems, & qu’une affaire de cette conséquence demandoit un âge plus avancé. Et quand il eu passé la fleur de ses années, il répondoit qu’il étoit trop tard pour s’engager dans un état qui demande de la force & de la vigueur, & qu’il ne faloit pas se rendre miserable sur la fin de sa vie. Les filles qui pourroient gagner sur elles-mêmes de passer le printems de leur âge, sans prendre aucun parti, auroient beaucoup avancé pour conserver le trésor de leur liberté, & pour se rendre heureuses tout le reste de leur vie ; parce qu’elles auroient trouver le moyen de conserver la tranquillité, le repos & la joye, qui sont les choses qui se perdent les premieres, deslors que l’on est sous la puissance d’un mary. Ils auront tribulation en la chair, dit le grand Apôtre . Belle leçon pour les personnes qui veulent s’engager dans le mariage.
Entre ceux qui expérimenteront les jugemens de Dieu avec moins de rigueur & de sevérité ; les personnes qui par un malheureux sort, on fait rencontre d’une mauvaise société, sont les premiéres en nombre ; étant trés-vray qu’un fâcheux mary est un penible & rigoureux Purgatoire, pour ne pas dire un véritable Enfer : puisque la haine, la fureur, & la discorde y sont ordinaires & que tous ces grands maux n’ont presque point de remede : la compagnie d’un mary fâcheux & peu raisonnable étant d’une trés-difficile separation. Car au sentiment du même saint Paul, elles n’ont pas la puissance de leur propre corps. Et bien que cette loy conserve le même droit pour les deux parties également ; les hommes en prennent toûjours plus facilement la dispense pour eux, & l’imperieuse autorité qu’ils exercent à l’égard des femmes, est fort opposée à la douceur qui devroit être dans leur societé. Le droit, qui est à la verité pour ceux du premier Sexe degénére ordinairement dans un trés-grand abus, par l’exercice d’une rigueur qui ne permet aucune deffense aux femmes, que celle de souffrir patiemment.
Les maux qui n’ont point de remede, doivent être les plus redoutables, dit saint Thomas, parce qu’ils sont jugez perpétuels dans leur antipathie & dans leur contrarieté. C’est bien un mal [145] sans remede que celui qui n’en n’a point d’autre que la mort. La presence continuelle d’un ennemi, dont on est inséparable, est entiérement opposée à la satisfaction de l’esprit, à la joye du cœur, au repos de la conscience & au contentement de la vie. C’est pourquoy ce Philosophe, dont parle Plutarque, n’avoit pas mauvaise raison de répondre à ceux qui lui demandoient en quel tems il étoit bon de se marier ? que c’étoit lors qu’on avoit envie d’avoir beaucoup de peine. Ce n’est pas que je prétende persuader que toutes personnes du Sexe doivent fuïr le mariage, & encore moins qu’il faille le mépriser, ce que j’ay dit au commencement de ce Chapitre, prouve bien le contraire. Mais il est à souhaitter que les filles qui n’y sont pas appellées de Dieu par une vocation singuliere, ne s’y engagent aucunement, & qu’elles évitent l’insupportable contrainte que souffrent celles que l’ambition & l’avarice on bien souvent mal placées. Et comme cét état est beaucoup plus penible pour elles que pour les hommes, elles doivent avoir plus de précaution & garder plus de mesure quand il est question de s’y engager.
C’est une grande foiblesse aux personnes du Sexe de se laisser surprendre par les titres d’honneur & de vanité dont le monde fait gloire ; & de préferer des biens perissables, aux veritables contentemens de l’esprit. Qu’elles apprenent à l’avenir à ne plus être comme cette Atalante, dont parle Ovide, qui ne s’étant jamais laissée surmonter à la course, le fut enfin pour s’être arrétée à ramasser la pomme d’or que son amant lui presenta & par ce moyen se rendit son vainqueur. Que la pluye d’or de Iupiter ne soit jamais capable de renverser la Tour de leur constance & fermeté. Et comme Romulus lors qu’il voulut conclure le mariage des Sabines qu’il avoit fait ravir, presenta un sacrifice au Dieu du Conseil, dont l’Autel étoit caché dans la terre pour apprendre comment il s’y devoit comporter : pareillement les filles doivent avoir recours au Dieu du Ciel dont les secrets sont trés-profonds & hors de la connoissance des hommes, pour lui demander l’esprit de conseil, qui les gardera de tout mal, comme dit le Sage, & les empéchera de manquer & de s’égarer dans un chemin si dangereux ; parce qu’il leur fera pénétrer dans ces voyes profondes & cachées, qui ne se peuvent découvrir que par les lumiéres du Ciel ; à la suite des années & à la faveur de divers [146] evenemens ; qui leur feront connoître qu’elles ne se doivent jamais arrêter aux trompeuses apparences des hommes.

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CHAPITRE XXVIII.

Suite du méme sujet.

IL y avoit autrefois des peines ordonnées entre les Spartes pour ceux qui ne se vouloient point marier, ou qui le faisoient trop tard & sur le declein de leur âge, ou qui ne recherchoient que les avantages de la fortune, & non pas l’alliance des gens d’esprit & de vertu. L’on ne sçauroit nier que les deux premiers articles de cette loy ne fussent tout à fait injustes, laissant à part les raisons particuliéres qui étoient de la connoissance du Legislateur ; parce qu’elles contrarioient entiérement la liberté humaine, qui peut choisir cette condition, ou ne la choisit pas, ou ne s’y engager que bien tard ; selon la diversité des sentimens & dispositions des hommes, qui sont variables & sujets au changement. Mais pour le troisiéme l’on ne sçauroit jamais douter de son équité, ceux qui ne s’engagent dans le Mariage que pour l’amour des richesses, & des plaisirs qui flattent les sens, plûtôt que pour la vertu & le merite des femmes qu’ils épousent étant dignes de la punition qui étoit ordonnnée par ces anciens sages. Et si cette loy avoit lieu en ce tems, il faudroit souvent preparer des châtimens lors que l’on fait des mariages : puisque ceux qui n’y sont pas conduits par l’ambition, ou par l’avarice, y sont souvent attirez par les attraits de la volupté.

L’amour profane & sensuel est si puissant sur l’esprit des hommes, qu’il s’en rend le maître & le vainqueur, de maniére qu’il enchaine leur liberté, & en fait ses esclaves. Et c’est ce que l’Ange Raphaël dit à Tobie, que le Demon a du pouvoir sur ceux qui ne prenent leurs femmes que par volupté & non pas pour obeïr à Dieu & afin de produire des enfans pour son service ; étant comme des brûtes sans esprit & sans jugement ; car ils se rendent contraires à la loy Divine, qui veut que l’ame use de puissance sur les choses inférieures & non pas qu’elle se laisser dominer par elles. [147]
L’amour est une passion si naturelle qu’encore qu’il n’y ait point d’écôle où il s’apprene, ni de maître qui en fasse des leçons, chacun néanmoins est si sçavant en cét art ; qu’il ne faut pas s’étonner si cette maligne contagion penetre insensiblement les cœurs & les corps de ceux qui ne s’en donnent pas garde. C’est pourquoy saint Paul écrivant aux Thessaloniciens, les exhorte de posseder leurs corps avec honneur & sanctification, par une conduite pure & sans taché, & de se traiter eux-mêmes, & les autres außi avec honnêteté & respect ; afin de ne pas être comme les gentils qui ne connoissent point Dieu, & se laissent emporter à leur concupiscence & paßions déreglées.
Dieu pouvoit aussi facilement peupler la terre de plusieurs millions d’hommes, qu’il a fait le Ciel d’une infinité d’Anges ; & c’est ce qu’il n’a pas voulu faire pour des raisons qui sont connuës à lui seul, & pour nous apprendre combien la condition du mariage est sainte & honorable, lors que l’on vit en sa crainte & dans l’observance de ses commandemens. Ce qui fait dire à saint Augustin, Seigneur vous l’avez établis suivant les divins projets de vôtre Providence, pour être un Sacrement de vôtre Eglise : & pour servir de remede à ses piquantes épines qui nous restent de la desobeissance d’Adam. Ce qui porte vôtre bonté à cette amoureuse condescendance, c’est que vous ne voulez pas tout à fait vous éloigner de nous, dans le tems même que nous ne pensons à vous.
C’est une chose si ordinaire d’epouser les sentimens des personnes que l’on aime, qu’anciennement Dieu deffendit à Moïse l’alliance des peuples etrangers ne voulant pas que les Israëlites prissent leurs filles pour femmes, crainte qu’elles ne les incitassent d’adorer leurs faux Dieux. Pour cette même raison lors qu’Isaac commanda à son Fils Iacob d’aller en Mesopotamie ; il lui deffendit de prendre une femme de la race des Chananéens ; mais lui ordonna de choisir pour Epouse une des filles de Laban frere de sa Mere. Et au livre des Iuges il est remarqué que les enfans d’Israël ayant épousez des filles Chananéennes, Amorrhéennes, Iebuséennes & autres Nations ennemies de Dieu, ils furent si aveuglez qu’ils adorerent leurs fausses Divinitez ; dont le Seigneur étant irrité il les abandonna souvent à la puissance de leurs ennemis. Ce qui nous fait bien connoître qu’il est trés-dangereux de suivre le penchant d’une inclination aveugle & deréglée ; à cause que tout de même que le cœur anime le [148] corps & le fait vivre, pareillement l’amour donne le branle & le mouvement à toutes nos actions qui se conforment toûjours aux sentimens de l’objet que nous aimons. Puisque saint Paul nous enseigne, que le mary infidelle & vitieux sera converti & sauvé par la femme prudente & vertueuse ; L’on peut tirer une conséquence opposée, que si le peché & quelque passion desordonnée se trouve parmi-les personnes de cette societé elles peuvent facilement se causer la perte l’une à l’autre, & se donner des occasions continuelles de transgresser la Loy de Dieu ; & passer leur vie dans un trouble de conscience, aussi bien que dans un engagement de liberté.
L’on ne sçauroit douter que cette convoitise sensuelle ne serve de contrainte à l’esprit & à la raison ; puisque saint Jerôme nous apprend que Dieu a mis en l’homme le plaisir de la volupté pour la seule production des enfans ; & que si tôt qu’il passe les justes bornes & limites il devient criminel, cherchant à se satisfaire par une fureur brutale que la nature corrompuë lui inspire, plûtôt que d’accomplir la Loi du Seigneur qui devroit faire toute sa joye. Et saint Gregoire confirme cette verité par les paroles suivantes, bien que le mariage soit trés-bon, dit ce grand Pape, à cause que Dieu l’a institué pour la propagation du genre humain, il arrive néanmoins que plusieurs n’y cherchent pas tant l’effet de sa fecondité ; que la satisfaction de leurs desirs sensuels de sorte qu’une chose bonne & juste en elle-même, devient souvent mauvaise & criminelle.
Les loix qui tendent toûjours à l’abaissement des femmes, ont permis aux hommes en plusieurs rencontres de les repudier ; mais il n’en a jamais été de même d’elles, c’est ce qui est marqué dans l’ancien Testament, & JESUS-CHRIST même en a fait mention dans le nouveau lors qu’il dit aux Juifs, Moïse vous l’a permis pour la dureté de vôtre cœur. Et entre les Ordonnances que Romulus fit aux Romains il y en avoit une trés-rude qui donnoit permission au mary de repudier sa femme pour des choses importantes ; mais n’accordoit point ce pouvoir aux femmes. Il est vray que si les hommes les repudioient legerement & sans de pertinentes raisons la moitié de leurs biens étoit à elles, & l’autre au Temple de la Déesse Cerés. Cette puissance & liberté des hommes se pratique encore aujourd’huy en plusieurs endroits du monde. [149]
De tout ce que nous avons, dit-il, est trés-facile de conclure que le Mariage est beaucoup penible & onéreux pour les personnes du Sexe, parce qu’elles sont exposées aux mépris & aux mauvais traitemens des hommes facheux & sans raison. Et même les plus moderez les tiennent souvent dans le dedain & dans l’indifférence. Il semble aussi que le commandement du grand Apôtre n’a aucun pouvoir sur eux, quand il leur ordonne en des termes si forts, que chacun aime sa femme comme soy-même & comme IÉSUS-CHRIST aime son Eglise. Mais que la femme honore & craigne son mary ; c’est qu’ils font observer à la lettre. Il est vray qu’ils n’ont pas grande peine d’en venir à bout, étant plus facile aux femmes de les craindre que de les aimer.
Les sages profanes ont beaucoup recommandé l’amour & le respect des hommes envers leurs femmes. Et un ancien Philosophe dit à ce propos qu’ils les doivent plus revérer que toutes les personnes du monde ; & que leur chambre nuptiale leur doit être une école d’honneur & de chasteté ; autrement qu’elle sera un sejour d’intempérance & d’infamie. Il s’en trouve un grand nombre qui ne s’entendent pas beaucoup à estimer les femmes, dont les moindres demarches leur donnent souvent à matiére de soupçon : étant aussi promts à condamner la fidelité du Sexe, qu’ils sont faciles à transgresser la leur. Et si le Sage mêt une femme défectueuse que l’on a prise en mariage au rang des choses qui sont trembler la terre, l’on peut dire qu’elle est entiérement desolée par les maris fâcheux & ridicules que l’on voit tous les jours.
C’est pourquoy les filles qui sont libres se doivent maintenir en cét état, pour éviter les miséres de celles qui n’ont pas sçeu connoître leur bonheur : que la soûmission que l’on doit à un mary, sa bigearerie, ses emportemens, ses dedains, sa mauvaise foy & plusieurs autres raisons les en dégoûtent. Qu’elles n’oublient jamais ces paroles du saint Esprit, que de se confier en l’infidel, c’est être comme une dent pourrie qui tombe lors qu’on y pense le moins, & qu’au tems de la nécessité on se verra sans secours & sans appuis. Que le soin d’une famille, de nourrir & d’éléver des enfans, de conduire des domestiques & mille autres peines qui sont inseparables du mariage, les en éloignent efficacement. Et comme il se trouve des occasions où les pour-[150]suites sont pressantes, & la raison un peu foible pour y resister, qu’elles se donnent bien garde de s’engager par caprice & par legéreté d’esprit. Et pour cét effet, il faut éviter sur toutes choses la precipitation qui ne produit jamais rien de bon. Et par ces moyens elles seront preservées des disgraces qui accompagnent toûjours un mauvais choix, & de la contrainte qui est inséparable d’un état permanent, où il faut demeurer, quelques peines que l’on endure.

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CHAPITRE XXIX.

De l’incertitude dans nos desseins & entreprises.

L’Incomparable saint Augustin nous rapporte en son livre de la Cité, que les Romains étoient si addonnez à la superstition & à l’idolatrie, qu’ils adoroient des Dieux, sous quantité de titres differens : & même il y en avoit qu’ils nommoient des Dieux certains, & d’autres des Dieux incertains. Nous pouvons tirer de belles conséquences des erreurs de cette aveugle gentilité ; car si le Dieu que nous adorons est immuable, sage, éternel & permanent, les hommes qui lui rendent leurs hommages sont le joüet de l’inconstance, de l’instabilité & de l’incertitude. Et pour suivre toûjours la Doctrine du même Saint, ne nous apprend-t-il pas, que toutes les choses terrestres sont sujettes à de continuels changemens. Mais laissant à part tout ce qui peut être compris dans ce genre d’instabilité ; je m’arrêteray seulement à mon sujet pour faire voir que les esprits incertains, sont toûjours flottans entre le desir, l’espérance & la crainte, qui se persuadent continuellement que ce qu’ils souhaittent prend toûjours la fuite, & que les choses qu’ils apprehendent s’approchent sans cesse pour les accabler. C’est le premier effet de cette malheureuse contrainte, dont je parle à present.
Les pensées des hommes sont mal-assurées, dit le Sage, & leurs desseins sont remplis d’incertitude. Ces dangereuses & penibles dispositions qui se trouvent en tous les enfans d’Adam, ne sont pas également dans les deux Sexes. C’est ce que nous apprend [151] saint Thomas, quand il dit, que la fin de nos premiers parens fut de s’élever par-dessus leur condition & de se détacher de l’Empire de Dieu par le mépris de son precepte, ce qui fit naître dans l’homme le désir d’experimenter des choses qui surpassoient son pouvoir, & dans la femme l’incredulité & l’incertitude en tous ses desseins. Bien que ce saint Docteur veut dire qu’Eve ne fût pas soûmise aux paroles de Dieu & qu’elle n’obeït pas à ses commandemens étant incertaine dans la soûmission qu’elle leur devoit rendre : cela se peut étendre plus loin en nous donnant à connoître que les personnes du Sexe ne peuvent être certaines & determinées en leur conduite, parce qu’elles ne sont point maîtresses de leurs actions qui sont entiérement soûmises à la disposition d’autruy : leur volonté n’étant puissante qu’en desirs donne toûjours naissance à de nouvelles douleurs, à cause des oppositions continuelles qui se presentent dans la plûpart des choses qu’elles entreprennent. Et comme elles n’ont aucun pouvoir, c’est avec beaucoup de raison qu’elles peuvent dire aprés le Roy Prophete, nous sommes faites comme des personnes qui n’entendent point & qui n’ont aucune replique en bouche, & si-tôt que nos pieds font la moindre demarche, nos ennemis disent de grandes choses contre nous. Comme ce peut s’entend n’avoir point de parole en bouche, sinon être sans resistance & sans contrariété en toutes les choses ausquelles on les destine, & de quelle maniere se peuvent expliquer ces pas & ces demarches exactement observées, si ce n’est que jamais les personnes du Sexe ne font aucune entreprise qui surpasse tant soit peu leur ordinaire maniere d’agir, qu’elles ne soient exposées aux plaintes, aux murmures & aux calomnies du monde, & sur tout aux persécutions & traverses de leurs ennemis.
Le Sage, dit Seneque, en tout ce qu’il entreprend ne le fait jamais qu’avec cette condition, que rien n’arrive qui contrarie & qui s’oppose à ses justes desseins, parce qu’il connoit le pouvoir de l’ignorance & de l’erreur, qui préviennent ordinairement les hommes, dont les entreprises sont tellement incertaines qu’une infinité d’evenemens traversent leurs conseils & empêchent l’exécution de leurs desseins. Le même Philosophe nous assure qu’il n’y a rien de si fâcheux, que d’être long-tems incertain & dans le doute. Plusieurs aimeroient mieux être [152] refusez d’abord, dit-il, que de souffrir les ennuis d’une attente continuelle, d’autant qu’il n’y a point d’homme de si peu de sens qui n’aime beaucoup mieux tomber une seule fois à terre, que d’être toûjours suspendu en l’air. C’est ce qui faisoit dire à Cesar, qu’il aimoit mieux mourir une fois que de craindre la mort si souvent.
L’incertitude & la crainte qui sont inséparables des esprits contraints & genez, se trouvent fort bien décrites dans le vingtiéme degré de l’échelle spirituelle de saint Jean Climaque, où il dit, que c’est une prévoyance & une apprehension des perils soit véritables ou imaginaires qui nous menacent continuellement, ou bien un tremblement de cœur causé par l’idée qu’il a conceüe de quelques malheurs, qui tourmentent & affligent nôtre esprit, & lui ôtent toute assurance dans les choses mêmes les plus assurées. C’est le malheur déplorable de ces ames qui choisissent d’elles-mêmes un certain genre de vie sans consulter si c’est la volonté de Dieu. Car comme dit trés-bien saint Bernard, de tous les empêchemens qui retardent l’homme au chemin du Ciel. Le plus dangereux, c’est nôtre ignorance ; parce qu’en la plûpart de nos affaires, nous sommes incertains de ce que nous devons embrasser : & ce n’est que parce que nous ne connoissons pas bien ce qui nous est propre, que nous-nous égarons fort souvent.
L’incertitude des personnes du Sexe, est presque inévitable, à cause que si elles sont engagées, ou pour mieux dire embarrassées dans le monde, elle ne peuvent jamais former aucun dessein, que par la permission de leur mary, & à l’heure méme qu’elles se proposent quelques bonnes œuvres pour le service de Dieu & l’assistance du prochain, elles sont obligées de se donner au soin d’un ménage & avoir de la complaisance pour ceux qui les dominent. Si leur sort les a placées dans le Cloître, elles peuvent encore moins faire des entreprises & inventer de nouvelles pratiques, puisque tous leurs momens sont reglez, & que l’on n’y peut apporter de changement que par des volontez étrangeres, contraires & opposées à la leur propre. Et si autrefois un Sage étant interrogé pourquoy ses desseins lui reüssissoient si mal, puis qu’il étoit si judicieux & si prudent à les entreprendre, fit cette agréable réponse, c’est parce que je suis maître de mes [153] pensées & de mes paroles, mais le Roy & la fortune disposent toûjours des affaires comme il leur plaît. Les personnes du Sexe qui ne manquent jamais de bon sens, de raison, ni d’artifices pour former & inventer de nouvelles entreprises, & avec tout cela n’avancent jamais rien, ont sujet de dire que le manquement de pouvoir, & l’impuissance où elles sont reduites, les empêchent de paroître ce qu’elles sont en effet. Le défaut des occasions fait que la vertu des plus braves demeure oysive, & ne sçauroit se discerner d’avec la foiblesse des personnes lâches & sans cœur ; comme au contraire, les affaires & les grandes actions reveillent les plus endormis, & donnent quelquefois des forces & de l’hardiesse à la timidité même. Le peu d’assurance & de resolution, que l’on prétend être dans les filles, vient faute d’exercice & par les engagemens de leurs conditions, ce qui le tient toûjours dans la crainte & dans l’incertitude, qui sont de terribles obstacles à tout ce que l’on peut faire de grand & de genéreux.
Si la variété & les changemens continuels que l’on voit dans les êtres font une partie de la beauté de l’Univers ; c’est tout le contraire dans la morale, rien n’étant plus opposé au bon reglement de la vie & à la perfection de l’esprit, que d’être toûjours flottant & embarrassé dans une multitude de sentimens & d’opinions contraires, sans avoir la puissance de se servir de ses propres lumiéres, lesquelles pour être plus naturelles & plus certaines en ce qui nous concerne, nous sont aussi les plus propres & les plus utiles ; bien que la phantaisie du monde, qui est une source d’erreur & de tromperie tienne souvent le contraire. Que les personnes du beau Sexe apprennent à profiter de tout, & sans perdre courage pour les mépris, dont elles sont traitées, qu’elles tâchent de connoître les choses en elles-mêmes sans les mesurer à l’opinion de ceux qui n’en auront jamais aucune qui ne leur soit desavantageuse. Et que de tous les maux la contrainte qui produit dans leur ame cette incertitude, qui les rend toûjours flottante & irresoluës, soit le sujet de leur aversion. Qu’elles se souviennent des paroles du texte sacré, que le desir promtement éxécuté est un arbre de vie, mais que l’espérance différée tourmente l’esprit & donne la mort. Encore qu’il se trouve des necessitez inévitables, & des contrarietez que l’on ne peut sur-[154]monter à cause qu’il est impossible de disposer des occasions comme l’on voudroit : il y a pourtant des difficultez & des rencontres fâcheux, dont l’esprit & l’adresse des femmes les rendent souvent victorieuses ainsi que plusieurs l’ont fait connoître en mille rencontres, je suppose pour tant que cette adresse ne soit pas opposée ni à la loy de Dieu, ni à celle de la droite raison ; car il voudroit mieux vivre dans la contrainte & dans la peine que dans le crime & le peché.
Le seul exemple de cette illustre Dame nommée Arétaphile peut servir de preuve touchant la capacité des personnes du Sexe. Par ce que celle-cy étant jeune, belle, d’un grand esprit & trés-éclairée dans les affaires d’état & de politique, elle ne se servit de tous ses avantages, que pour donner la liberté à son païs, dont le tiran Nicocrate avoit usurpé l’autorité avec tant de violence qu’il en fit mourir les principaux habitans. Le mary d’Arétaphile étant compris dans cet malheur commun, cét injuste usurpateur en devint si passionnement amoureux, qu’il lui donnoit part au gouvernement des peuples : Mais cette genéreuse femme meprisant dans son cœur tous ces bien-faits de la fortune, & menageant avec beaucoup d’adresse l’esprit de cét homme aveuglé ; aprés s’étre instruite de ses secrets, elle lui suscita plusieurs ennemis qui le firent mourir, & delivra par sa mort la ville de Cyrene de sa tirannique domination, & comme on lui offrit d’en étre la gouvernante elle refusa genereusement cet honneur, voulant passer le reste de sa vie en repos avec ses parens & amis, & fit connoître à tout le monde qu’en procurant la liberté de sa patrie, elle avoit conservé celle de son cœur & de son esprit.
L’on ne sçauroit dire que cét exemple soit unique, puis que la ville de Cumes nous en fournit un pareil en la personne de Xenocrite, qui étant tendrement aimée du tirant Aristodemus, qui affligeoit beaucoup ses Citoyens, elle leur inspira par ses paroles hardies & resoluës, un tel courage qu’ils conspirerent contre la vie de ce tiran, & ayant par son moyen entrée auprés de lui, ils le tuerent facilement. De maniere que cette cité fut delivrée de toutes les miseres que la servitude attire aprés elle, c’est-là l’effet de la vertu & genéreuse resolution d’une femme qui étant maîtresse d’elle même aussi bien que de la bonne fortune des au-[155]tres refusa tous les honneurs & tous les avantages qui lui furent offerts, acceptant seulement le choix que l’on fit de sa personne, pour étre Prêtresse au temple de Ceres.

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[155]
CHAPITRE XXX.

Du trouble de l’esprit, second effet de la contrainte.

LE terme de trouble renferme une signification si ample, qu’il s’étend aux choses méme les plus insensibles. C’est pourquoi l’on s’en sert pour exprimer l’obscurité de l’air, lors que le Soleil aprés avoir fait son cours se retire de nôtre Hemisphere, & nous rameine peu à peu la nuit que sa presence avoit bannie. Nous donnons encore le méme nom à l’air, quand les nuées qui se forment en sa moyenne region, nous ôtent l’agréable veuë des rayons de ce bel-Astre. De plus nous appellons trouble une chose qui est mélangée d’une autre, qui lui est inferieure & de moindre valeur ; c’est ainsi que l’eau des riviéres & des fontaines perd beaucoup de sa pureté, & devient trouble par le mélange de la terre qui est au fond. De même un verre, un cristal & autres choses transparentes perdent beaucoup de leur clarté lors que la poussiere s’y attache, qui en ternit l’éclat. Ce mot se prend aussi dans un sens moral & spirituel, de sorte que nous pouvons definir le trouble un desordre intérieur qui cause l’obscursissement de la raison, & une continuelle agitation de pensées diverses & inquiétantes.
Job se plaint de ce mal beaucoup plus que de tous les autres qui l’ont affligé, il faut seulement l’entendre parler pour concevoir la grandeur de ce cruel supplice, si je m’endors, dit-il, je dis aussi-tôt quand me leveray-je, & étant levé je me dis en moy-méme mon lit me consolera, & m’entretenant avec mes pensées je me reposeray sur ma couche, je seray tourmenté par des songes & troublé par d’horribles visions, je m’entretiendray dans l’amertume de mon ame, & je parleray dans l’affliction de mon esprit. Je suis renfermé dans une prison comme une Baleine dans les eaux. Quelque recherche qu’on puisse faire, on ne [156] sçauroit jamais trouver une description plus achevée que celle de ce miroir de patience, parce qu’elle contient les différentes parties, la diversité des tems & tous les accidens, qui sont inséparables d’un esprit agité de trouble & d’inquiétude.
Les uns sont tourmentez de ces penibles dispositions par leur foiblesse naturelle n’étant jamais satisfaits de ce qu’ils possedent & de l’état où ils sont ; les autres s’en trouvent agitez par des passions violentes qui les attachent trop à eux mêmes, & aux créatures, dont l’amour ou la haine, le mepris ou les persécutions, les tiennent toûjours dans l’inquiétude. La plus grande partie des hommes se laissent troubler par l’aprehension d’un malheureux succés qui les peut reduire dans la pauvreté, leur causer de l’infamie & même les conduire à la mort. Tous ces accidens & plusieurs autres sont capables de donner de la terreur aux personnes les plus courageuses & les plus resoluës : mais entre toutes les choses qui peuvent le plus inquiéter l’esprit humain, la contrainte où l’on se trouve engagé dans une état de vie dont on ne peut soutenir les obligations, soit pour être trop rudes & trop étroites, soit parce que nous sommes trop foibles & trop imparfaits ; soit enfin à cause que l’on s’y tient à regret, dautant que le choix n’en a pas été libre ni fait avec discernement. La contrainte dis-je, est le tourment le plus difficile à supporter, & le plus capable de troubler l’esprit humain. C’est ce qui fait dire à un Prophete parlant de ces sortes de personnes, ils mangeront leur pain avec trouble & boiront leurs eaux avec desolation ; parce que la terre sera troublée de sa multitude, & de l’iniquité de ses habitans.
Ces maniéres de vies où l’on ne s’est pas engagé par l’esprit & par la volonté de Dieu, peuvent être comparées à la descente aux Enfers dont parlent les Poëtes ; qui nous representent quatre grands Fleuves, dans lesquels les habitans de ces tristes demeures payent le tribut de leur mechanceté. C’est une représentation naïve d’une ame renfermée dans la prison du corps, chargée de plusieurs obligations trés-étroites & rigoureuses, agitée de passions violentes, & pour comble de malheur privée de l’espérance de pouvoir jamais obtenir un sort plus heureux. C’est l’impetuosité de ces Fleuves qui renverse la constance des forts esprits qui sont plongez dans les douleurs & dans les inquiétudes [157] qui les tourmente sans cesse il n’y a personne de content, dit Seneque, que celui qui vit sans crainte & sans trouble. La vie est miserable si elle est accompagnée de crainte & de soupçon ; parce que ces dispositions bannissent le repos de l’esprit de ceux qui en sont agitez.
Ce n’est pas sans sujet que le trouble est comparé aux tenebres, puisque la raison est en eclipse si tôt qu’elle en est preocupée ; la liberté de ses opérations étant comme suspenduë par l’ennuy & le chagrin où elle se trouve. Et comme dans un état le trouble n’est autre chose qu’une revolte & sedition des sujets qui le composent : de même dans la petite republique de l’ame si-tôt que l’inquiétude s’en est emparée, tout y est aveugle & sans discernement ; le desordre ne manque jamais de s’y trouver & l’on se range souvent du côté le plus dangereux, parce que l’esprit n’est pas assez eclairé ni assez libre pour choisir ce qui est le plus expedient & le plus utile. Une barque exposée sur une mer agitée des vents ; environnée de précipices, tourmentée des flots, & dans une continuelle attente de son debris & de sa perte, est la vraye representation d’une ame dans le trouble. Aussi saint Jerôme écrivant à Rustique lui dit ces mots, bannissez de vôtre esprit toutes les inquiétudes ; parce que si elles s’emparent une fois de vôtre cœur elles vous conduiront dans le desordre. Et le Roy Prophete, confesse de lui-méme qu’étant dans le trouble, son ame étoit tellement preoccupée qu’il en perdoit l’usage de la parole.
L’epine qui est un arbre rempli de pointes aiguës qui blessent ceux qui le touchent sans y prendre garde, n’est point selon l’intention de la nature aux sentimens d’un grave Auteur ; parce qu’elle ne veut point que les arbres soient picquans & épineux pour nuire aux hommes. Nous en pouvons dire autant de la grace, qui ne produit jamais ces pointes malignes & pernicieuses qui affligent les cœurs ; son principal dessein n’étant que de les rendre paisibles ; parce que rien n’est plus contraire aux choses spirituelles & celeste que le trouble & l’inquiétude de l’esprit. Un grand Solitaire nous assure que c’est un desordre de l’ame, une deffaillance du cœur, & une [sic] éloignement de la vie intérieure. Le malheur de la condition humaine étant si terrible que souvent sans aucun sujet de trouble, nous sommes ennuyez par nôtre propre état, étant insuportables à nous mêmes. A quelle extrémité [158] sommes nous reduits, lors que tant de maux nous accablent, que nous n’avons pas le pouvoir d’y resister, dit Seneque. Le repos dont les momens sont remplis de facheries n’est pas un repos, mais une lacheté & langueur d’esprit. Et la diligence qui prend plaisir à se tourmenter n’est pas diligence ; mais agitation d’une ame inquiéte. Le discours de ce Philosophe se doit entendre de l’infirmité & foiblesse humaine qui se trouble quelquefois pour peu de chose ; & non pas des traverses & afflictions pressantes, qui sont trés-souvent de justes motifs pour causer du trouble dans les esprits, si une force surnaturelle & une grace particuliére ne vient au secours.
Le Prince des Medecins Hypocrates nous apprend que si le dormir travaille & inquiéte le malade, c’est un signe mortel, parce que la chaleur naturelle est tellement affoiblie qu’elle ne peut surmonter les humeurs billieuses qui sont la cause du mal ; comme au contraire si le dormir lui profite & le soulage, c’est une marque evidente de guerison. De toutes les miseres spirituelles qui affligent le cœur humain il n’y en a point qui le menacent davantage de la mort que ce trouble & cette agitation qui l’empéche de jouïr du repos intérieur : ce sont des simptomes qui ne presagent rien que de funeste ; & ce qui est encor plus dangereux, c’est que l’on experimente ce mal en tous les tems comme s’en plaignoit le saint Homme Job, ainsi que je l’ay déja remarqué : il nous distrait en nos priéres, nous sert d’absinthe dans nos repas, rend nos joyes pleines d’amertume, nôtre travail insupportable, & nôtre repos toûjours interrompu. C’est un malheur qui nous accompagne en tout lieu, aussi bien à la ville qu’à la campagne, il ne respecte aucun endroit & se fait sentir à toute heure & à tout moment ; parce qu’étant dans nous mêmes, & dans le plus intime de nos ames, il ne peut être surmonté que par une grace trés-puissante.
La vie de ceux qui ont oubliez le passé, qui méprisent le present, & qui sont toûjours en crainte pour l’avenir, est la plus courte & la plus remplie de miséres, dit un Sage. Pour remédier à ces desordres il faut éviter les occasions & les engagemens qui peuvent donner naissance à l’inquiétude, & remarquer que s’il se trouve des sujets capables d’en causer par leur importance, il y en a une infinité d’autres, desquelles l’on peut surmonter le [159] trouble & la crainte comme ces choses viennent d’ordinaire ou de foiblesse d’esprit, ou d’une grande delicatesse ou enfin d’oisivété, & de peu d’experience, il ne faut pas s’étonner si l’on en fait le partage des femmes, parce que la nature les a fait naître dans la contrainte & dans la dependance ; ce qui fait souvent le sujet de leurs inquiétudes, leur repos qui dépend en partie de ceux qui les dominent étant ou interrompu ou bien traversé. Et de plus leur inutilité & le defaut d’emploi qui tient leur esprit oisif & incapable de s’occuper de quelque chose de solide & important, le remplit de sujets peu considérables & le travaille pour des choses de petite conséquence. Car tout de même que les vents au rapport d’Aristote, quand ils sortent de la terre, sont trés-foibles, & deviennent forts par les vapeurs & les exhalaisons qui s’assemblent en l’air : aussi les personnes du Sexe sont troublées & agitées par des choses trés-legeres en elles mêmes ; à cause que trouvant leur esprit vuide comme l’air elles le remplissent des fumées & de la poussiére de l’inquiétude.
Tous ces discours desavantageux aux femmes ne leur portent de préjudice que dans les sentimens des hommes, qui ne peuvent en rien diminuer leur merite, non plus que la ferme tranquillité de leur esprit : ainsi que nous en assure le Sage quand il dit, que celles qui sont judicieuses & spirituelles sont des colomnes de repos dans les familles, & des aides qui servent d’affermissement à la crainte & timidité des hommes foibles. Comme il se voit en la Mere de Samson, à qui l’Ange du Seigneur s’adressa pour lui annoncer la naissance de son Fils la preférant à son mary ; auquel elle fit voir ce Messager celeste, dont il demeura tellement épouvanté qu’il tomba par terre de frayeur & de crainte, disant ces paroles, nous mourrons bien-tôt car nous avons vû le Seigneur ; pendant que cette femme plus tranquille & plus hardie lui fit cette admirable réponse pour le rassurer, si Dieu nous vouloit faire mourir il n’auroit pas reçeu nos Sacrifices, & ne nous auroit pas fait voir de si grandes merveilles, en nous revelant les secrets des choses à venir.

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CHAPITRE XXXI.

De la tristesse. Troisiéme effet de la contrainte.

IL semblera d’abord que le trouble de l’esprit, dont nous venons de parler, soit une qualité semblable à la tristesse, dont nous traitons à present, parce qu’il y a quelque rapport dans leurs effets, & dans les dispositions du sujet, où l’un & l’autre se trouvent : quoyque l’on y puisse remarquer des differences essentielles, en ce que l’inquiétude est turbulente, toûjours dans l’agitation & dans le mouvement, & que la tristesse demeure dans la consternation & dans la stupidité. De plus la tristesse est un certain genre qui contient diverses especes, parce que s’il y a des tristesses mauvaises & préjudiciables, il y en a aussi d’utiles & de salutaires ; mais dans le trouble & dans l’inquiétude, l’on n’y rencontre jamais aucune espece de bonté, tout y est malin & dangereux.

La division que les Sçavans font de la tristesse, étant fort étenduë ; pour ne pas tomber dans la confusion, je la considereray seulement en trois différentes manieres, dont l’une est naturelle, l’autre spirituelle, & la troisiéme est causée par les disgraces de la vie humaine. Et c’est à cette derniére que je m’arrêteray le plus, comme étant propre à mon sujet, qui me l’a fait considerer comme l’un des effets de la contrainte.
Nous pouvons dire avec les Philosophes, que la tristesse est une douleur de l’appetit irascible causée par le sentiment de quelque mal, & une aversion de l’ame à l’égard des choses qui lui arrivent malgré elle. C’est encore une passion de l’appetit raisonnable, qui afflige le cœur par la représentation des choses penibles & ennemies de son bien, & par la privation de ce qui le peut contenter & satisfaire. Et selon saint Thomas, c’est une douleur intérieure qui provient d’un mal present, d’un mal avenir & d’un mal passé ; bien qu’il ne soit plus en être & ne subsiste que dans le cabinet de la memoire. En un mot la mauvaise tristesse prive l’ame de conseil, de resolution & de courage ; [161] elle lui ôte la douceur intérieure & la rend presque percluse en toutes ses opérations : elle prive de raison, à cause des craintes deréglées, & au rapport du Sage, elle en fait perir plusieurs, & l’on ne peut trouver en elle aucune utilité.
Qu’il y ait une tristesse naturelle, Hypocrates nous l’enseigne, quand il dit, qu’aux maladies mélancholiques l’endroit ou l’humeur s’arrêtera, est trés-dangereux, parce que c’est un signe d’apoplexie, de convulsion & même d’aveuglement, à cause que cét humeur empêche & occupe les chambres du cerveau, principalement dans un âge avancé. Un ancien Auteur traitant de la melancholie nous assure, que c’est une suspension de l’ame qui nous est causée par des peurs & des craintes excessives, quelquefois par trop d’étude & d’application & même par la corruption de l’air, ou par celle des humeurs du corps. Selon tous les Medecins, la tristesse ou melancholie naturelle est un mal trés-dangereux au corps, parce qu’il épuise les esprits vitaux, desséche l’humidité radicale, qui entretient la vie de l’animal ; la ratte qui est le siege de la melancholie attirant la gresse du corps humain, le mine & le détruit insensiblement. Cela se doit entendre d’une melancholie deréglée, qui passe les bornes d’un bon tempéramment ; mais lors que cette humeur est dans la modération & dans la justesse d’une disposition qui s’éloigne de tout excez, l’on peut dire que ces personnes sont du nombre de celles, dont parle Aristote, quand il nous apprend, que tous les grands Hommes sont ordinairement sujets à la melancholie, comme on été Socrates, Platon, Hercules & autres personnages illustres pour leur esprit, leur science & leur vertu. Plutarque nous en donne la raison, quand il dit, qu’elle rend les personnes capables des belles connoissances, serieuses dans l’entretien, raisonnables & judicieuses en toutes choses ; que ce juste temperamment les rend prudentes, & les fait paroître naturellement sages, la discretion qui est un ouvrage de longues années leur étant comme naturelle.
S’il est vray que la melancholie bien reglée produit tant de bons effets dans les personnes qui sont de ce temperamment moderé ; il ne faut pas s’étonner si la sainte tristesse opere tant de merveilles dans les ames, qu’elle leur donne un dégoût & une aversion sensible des plaisirs & divertissemens du monde. [162] C’est ce qui obligeoit le grand Apôtre de se réjoüir avec les Corinthiens de ce qu’ils avoient été attristez : parce que cette tristesse les avoit porté à la pénitence ; & qu’ainsi elle opere le salut & la vie de l’ame, pendant que celle du monde donne la mort. Cette amertume intérieure n’est jamais sans douceur, c’est un charme divin qui cause la vie abstraite, & qui fait trouver du plaisir dans les plus fâcheuses douleurs. Saint Augustin qui en avoit fait l’expérience au tems de sa conversion, en parle en ces termes, ce qui m’avoit autrefois donné de la crainte me cause à present de la joye, parce que je souffre avec plaisir une privation que je ne pouvois regarder sans frayeur : & la douceur que je ressentois en versant des torrens de larmes est le plus precieux de tous les sacrifices que l’on peut presenter à Dieu. Et au livre de la vraye Penitence le même Saint dit ces paroles, que le Penitent s’attriste de son peché & qu’il se réjoüisse de sa tristesse. Il ne faut pas s’étonner si elle nous fait rentrer en nous-mêmes & produit la joye dans nôtre cœur ; puisque les Stoïciens, ces Philosophes severes estimoient que le sage ne pouvoit souffrir aucun trouble ni tristesse, parce que n’ayant que la vertu pour tout bien, il n’avoit pas sujet d’apprehender de rien perdre, ni de recevoir la confusion & l’infamie d’une mauvaise action. C’est trop m’écarter de mon sujet, qui n’est autre que de traiter de la tristesse que nous ressentons pour les divers accidens de la vie humaine.
Ce que la tigne est au vétement & le ver au bois, la tristesse est au cœur de l’homme, dit le Sage. C’est exprimer en peu de mots la nature & les effets de la tristesse dereglée, qui consume incessamment le cœur. Il n’y a rien de plus contraire à la bonne disposition de l’ame & du corps que cette humeur triste & accablante, qui diminuë les jours & ameine la vieillesse devant le tems. Mais comme les maux & les souffrances qui nous environnent de toutes parts sont presque infinis, & que la providence Divine ne les distribuë pas également aux hommes : il est facile de connoître que la tristesse est plus ou moins grande, selon les sujets qui la font naître. C’est pourquoy les uns sont plus tourmentez de ses atteintes que les autres, parce qu’ils sont plus affligez : & si quelquefois ils croyent d’être victorieux de cette amere passion, ils connoissent dans la suite qu’ils sont entié-[163]rement maîtrisez. Aussi les amis de Job lui en faisoient reproche, par ces pressantes paroles, vous en avez enseignez plusieurs & avez fortifiez les foibles & rassurez ceux qui étoient tremblans & incertains ; mais à present que la playe est venuë sur vous, & que vous en êtes frappé, vous êtes triste & avez perdu courage : où est vôtre force, vôtre patience & la perfection de vos voyes? il semble que tout cela devient invisible, si-tôt que vous êtes affligé. Cét exemple nous montre bien, que pour fermes que soient les resolutions d’un homme, & pour grande que soit sa constance, il succombe quelquefois aux épreuves, lors qu’elles sont trop rudes : parce qu’encore que l’ame soit immaterielle & spirituelle de sa nature ; elle devient pesante sous le poid de la tristesse, qui l’abat de telle sorte qu’elle n’a pas le libre usage de ses puissances, pour chercher les moyens de se consoler.
Ce n’est pas néanmoins qu’il n’y ait plusieurs occasions où la tristesse nous surmonte plûtôt par foiblesse & par infirmité, que la par la grandeur des peines & des souffrances. Comme peut être une perte de bien qui n’incommode pas beaucoup, quelques legers mépris & injures, qui nous peuvent rendre abjets devant le monde & non pas criminels devant Dieu, l’absence des amis & autres semblables accidens que l’on experimente continuellement dans la vie : toutes ces choses, quoyque penibles se pouvant supporter courageusement, sans permettre que la tristesse nous maîtrise. Mais il faut demeurer d’accord qu’il y a des accidens si funestes & des occasions si tragiques, que les regrets & la tristesse ne sont jamais en nôtre pouvoir. C’est à ce poinct-là que nous reduit une pauvreté, qui nous met dans l’extrême misere, des opprobres & des calomnies qui nous perdent de reputation, des maladies, dont la douleur, la violence & la durée ruine la santé du corps, un engagement perpétuel dans une condition qui sert de supplice à l’esprit & de torture à la conscience, & enfin les injustices & les mauvais traitemens que l’on reçoit des personnes qui sont particulierement obligées de nous assister & de nous secourir dans nos besoins. Toutes ces choses sont des afflictions pressantes qui desolent entierement le cœur.
Saint Bernard, tout mortifié ou plûtôt tout mort au monde qu’il étoit, fut beaucoup affligé de la perte d’un de ses freres, [164] qu’il aimoit tendrement ; il en exprima sa tristesse par ces tendres paroles, ma force n’est pas comme celle des pierres & ma chair n’est pas dure comme le fer, ma douleur se presente toûjours à mes yeux, & celui qui me punit pour mes pechez ne me pourra accuser d’être dur & insensible, comme étoient ceux, dont il est dit, je les ay frappez & ils n’ont pas ressentis mes coups. Car il faut avoüer qu’il y a des disgraces si terribles, que l’on ne sçauroit s’empêcher d’en être sensiblement touché, à moins que de changer de nature, & de quitter l’humaine pour se revétir de l’Angelique, ou bien se dépoüiller des sentimens des hommes, pour épouser l’insensibilité des pierres. Car se trouver souvent entre le marteau & l’enclume, sans être brisez de coups, cela surpasse l’état de la vie presente.
Saint Augustin remarque que les Platoniciens ont mis trois differences entre les Dieux & les hommes, les uns étãt trés-hauts, immortels & bien-heureux & le partage des autres n’étant que la bassesse, la mortalité & la misere. L’experience continuelle que nous avons du malheureux sort des mortels ne nous permet pas de douter qu’ils ne soient souvent dans les larmes & dans la tristesse ; puisque non seulement la mort les moissonne tous les jours avec sa faux impitoyable, mais encore le peu de vie qu’ils ont sur la terre est accompagnée de tant de miseres, que s’ils ressentent quelquefois de legeres satisfactions, il ne faut que les souffrances d’une heure pour leur faire oublier le plaisir de plusieurs années. Et comme il n’y en a point de plus sensible & de plus naturel que l’amour d’une liberté juste & bien reglée, parce que c’est le plus grand privilége de la créature raisonnable ; nous devons aussi regarder sa perte, comme le sujet le plus capable de nous attrister, & de nous priver de la joye intérieure. Lors que Dieu prédit au peuple de la Judée qu’il seroit mené en captivité, il dit ces paroles par son Prophete Jeremie, je vous ôteray de ce lieu & je feray cesser en vos jours & à vos yeux tous les cris de joye & tous les chants de réjoüissance. Et quand ceux de cette même nation étoient auprés des fleuves de Babylone, ils disoient avec gemissement, nous avons pleurez & nous avons suspendu nos instrumens de musique, disant à ceux qui nous tenoient captifs, comme pourrions-nous chanter le Cantique d’allegresse dans une terre étrangere, étant éloignez de la sainte Cité de Sion. [165]
C’est veritablement une terre étrangere à l’esprit humain, lors qu’il n’est pas dans son centre naturel, qui n’est autre que sa franchise & liberté, sans laquelle au sentiment d’Aristote, il ne peut avoir aucune satisfaction ; toutes les choses contraintes etant toûjours accompagnées de douleur & de tristesse. Ce qui fait dire à Seneque, que rien n’empêche tant le discernement de l’esprit que la contrainte, qui ne permet pas de bien distinguer les choses profitables d’avec les dangereuses. Et même il arrive quelque fois que les grands maux inspirent certaines fureurs si indignes de l’homme qui les absorbent & bannissent tout sentiment de joye, & ne donnent lieu qu’à la tristesse. C’est ce qui obligea le Poëte de feindre que la Reyne Hecube, avoit été changée en Chienne, à cause du prodigieux renversement de sa fortune, qui étoit capable d’aliener son esprit & de ne lui permettre que les cris, les plaintes & les gemissemens.
Mais que dirons nous des femmes dont le temperamment a beaucoup moins de chaleur & plus d’humidité que celui des hommes ; ce qui les rend plus disposées à la melancholie. Et si nous ajoûtons à cette humeur ou panchant naturel, les sujets particuliers qui peuvent entretenir la tristesse, comme toutes les contraintes, ignorances, & autres miseres qui sont inséparables de leur Sexe ; ne faut-il pas avoüer que cette passion qui est la plus penible de toutes leur peut faire une cruelle guerre, & que ses fâcheuses atteintes leur donnent souvent occasion de dire avec le Roy Prophete, Seigneur, jusques à quand nous ferez-vous manger le pain des larmes, jusques à quand nous ferez-vous boire avec mesure l’eau de nos pleurs. C’est pourquoy un bel esprit a dit trés pertinemment, que les armes des femmes sont leurs larmes & leurs plaintes ; puis qu’en tous leurs maux elles n’ont point d’autres deffenses. S’il est dangereux de faire long-temps la guerre à un méme ennemi, combien est grand le peril d’en avoir une continuelle, & encore avec ses maîtres. Et s’il est vray ce que dit un Sage de la Grece , que la necessité est la chose du monde la plus forte, elle seule étant invincible ; ne faut-il pas demeurer d’accord que celle qui soûmet les personnes du Sexe est affligeante, & souvent plus nuisible que salutaire.
L’on ne sçauroit nier qu’entre les personnes du beau Sexe, il [166] ne s’en trouve plusieurs qui se relevent de leur abaissement, & qui sçavent bien profiter des choses qui semblent leur étre les plus desavantageuses. Ce tempéramment melancholique leur sert à aimer la retraite, & à pratiquer la penitence ; & il seroit presque autant impossible de sçavoir le nombre des femmes qui ont vêcu dans la solitude du corps & dans celle du cœur, que de compter les étoiles du Ciel. Autrefois elles ont habité les deserts, & à present il s’en trouve un nombre infini qui remplissent les monasteres & les lieux de retraites ordonnez de l’Eglise pour leur servir de demeure sans parler de celles qui s’enforment tous les jours elles mêmes de particulieres ; ni des autres qui dans les siecles passez ont inventez des lieux écartez pour y passer leur vie comme les Saintes Thaïs & Pelagie : dautant que celle-ci ayant été convertie par le saint Evêque None, aprés avoir distribué toutes ses richesses aux pauvres, & mis ses esclaves en liberté sortit d’Antioche, & s’étant revetuë en habit d’homme s’en alla sur la montagne des Olivets, où elle s’enferma dans une étroite celule pour y passer le reste de sa vie dans une rigoureuse penitence sous le nom du Solitaire Pelage, & se rendit l’admiration de tous les peuples de la Palestine.
Thaïs un autre exemple de retraite, & de solitude, ayant été convertie par le saint Abbé Paphnuce, aprés avoir amassé son argent & ses meubles en fit un sacrifice à Dieu mettant le feu à toutes ces choses qui lui avoient servis de moyens pour l’offenser, aprés quoy elle se retira dans un lieu écarté, où ayant passé le reste de sa vie elle mourut saintement. Sa beauté étoit si attirante qu’un trés grand nombre d’hommes ayant prodiguez leurs biens pour l’amour d’elle se virent reduis à une extréme pauvreté. A ces deux exemples l’on en pourroit ajoûter quantité d’autres pour prouver que la melancholie du Sexe est une source de penitence & de sainteté, & non pas un principe de réverie & d’extravagance : Le silence & la retenuë des femmes judicieuses & prudentes ne devant point passer pour l’effet, d’une tristesse fâcheuse & importune.

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CHAPITRE XXXII.

La contrainte est dangereuse.

QUe la contrainte soit dangereuse on le peut facilement connoître, en ce qu’elle est contraire aux sentimens de la nature, opposée aux lumieres de la raison, & rebelle aux mouvemens de la grace. En premier lieu elle est contraire à tout ce qu’il y a de plus naturel au cœur humain, qui est la liberté, par le moyen de laquelle toutes choses sont renduës aisées, & Plutarque nous assure, qu’il n’y a rien de plus facile & de plus agreable que ce qui est conforme à la nature ; de maniere que l’on ne sçauroit soutenir longtems tout ce qui lui est contraire. Et puisque les hommes se lassent bien souvent des voluptez & des delices, ne pouvant subsister long-tems dans une même disposition à cause de leur changement continuel ; il ne faut pas s’étonner si les choses penibles & onéreuses leur donnent bien souvent de la peine & du chagrin.

Les Theologiens remarquent deux sortes de peines, l’une d’intention qui expose sa gravité & sa violence & l’autre d’extension qui en designe la durée. Cette gravité de peine & longueur de tems se trouvent dans celle dont je parle ; d’autant qu’il ne s’agit pas de certaines petites contraintes qui passent legerement, mais d’une stabilité d’état qui ne finit qu’à la mort : & pour la grandeur de la peine l’on n’en trouve point qui la surpasse. C’est le sentiment de saint Thomas que le propre de tous les appetits naturels, sensitifs & raisonnables, est d’employer toute leur vertu & activité pour repousser les maux qui s’opposent à leur inclination, la douleur sensible & violente attirant à soy toute la force de l’ame : afin de pouvoir resister au mal qui l’afflige. La contrainte est inséparable du danger, & l’extrémité de la peine ne peut garder de justes mesures.
Le mal de la contrainte est encore plus grand en ce qu’il s’oppose aux lumieres de la raison ; parce qu’elle est le principe & le siége de la liberté, & l’homme ne seroit pas libre s’il n’étoit rai-[168]sonnable ; la perfection de sa liberté étant celle de sa raison, & si-tôt qu’elle est éclairée elle sçait fort bien discerner les moyens qui la peuvent garantir de la contrainte par le choix qu’elle sçait faire d’une vocation qui lui est propre : autrement il est fort aisé de s’y méprendre, & de tomber dans le précipice dont parle Isaie, quand il menace d’un extréme malheur, ceux qui disent que le mal est bien, & que le bien est mal, qui déguisent les vices pour leur donner l’apparence des vertus, & corrompent les vertus pour les mettre au rang des vices. [Ch.5.] Malheur à vous dit encore ce Prophete, qui ne sçavez pas separer le jour de la nuit, ni la lumiére des tenebres, comme s’il disoit malheur à vous qui applaudissez les mechans & obscurcissez la gloire des Sages. C’est par le flambeau de la raison que nous pouvons faire ces justes discernemens ; pourveu qu’elle ne se rende pas contraire à elle même par une preoccupation qui la portera au choix d’une chose bonne en apparence laquelle pour avoir été utile à d’autres, ne laissera pas de lui être préjudiciable.
Comme le venin est tout à fait contraire à la complexion humaine, à cause qu’il corrompt les humeurs & les esprits vitaux, s’empare du cœur, penetre le cerveau, affoiblit les sens, brule la substance du foye & de toutes les parties nobles, & éteint le sang & toute la chaleur naturelle : de même ce pernicieux poison de la contrainte cause la perte des personnes qu’elles [sic] tient captives, tout l’interieur en est deréglé, parce qu’il est tourmenté de mille passions qui l’agitent & le corrompent. Ce malheureux venin cause une extréme froideur pour toutes les choses spirituelles, & donne beaucoup d’empressement pour tout ce qui est exterieur & mondain ; parce que l’objet deffendu est toûjours le plus fort pour emouvoir la puissance, & l’on s’attache plus passionnement aux choses moins usitées & dont l’acquisition est difficile.
Si la contrainte s’oppose à la raison, elle ne resiste pas moins aux mouvemens de la grace, qui n’est jamais dans une ame qu’elle n’introduise avec elle une sainte liberté, parce que c’est le veritable caractere de ses enfans ; rien ne lui étant plus contraire que les dispositions d’une contrainte qui n’agit que par les ressors d’une puissance étrangere, & non par la douceur de l’esprit de Dieu. Surquoy il faut remarquer qu’outre le secours surnaturel que nous recevons de la grace justifiante qui nous est confé-[169]rée au batême, nous avons encore besoin d’un secours special & particulier qui nous assiste & nous fortifie pour bien vivre dans la vocation où nous sommes appellez : je dis appellez de Dieu, & non pas introduits par les créatures ; car deslors la vocation n’étant pas un ouvrage de la grace ; mais plûtôt une resistance qu’on lui fait en agissant par d’autres mouvemens que les siens, il ne faut pas s’étonner si l’on n’en reçoit pas les aides necessaires pour arriver à la perfection de son état : ceux la seulement etant justifiez qui ont été appellez & prevenus des mouvemens de la grace divine selon la doctrine du grand Apôtre.
La contrainte n’est pas seulement dangereuse par les raisons que je viens de dire ; mais encore pour trois pernicieux éffets qu’elle produit ordinairement. Car en premier lieu elle fait que l’on peche avec plus de passion & d’emportement que l’on ne feroit étant libre ; secondement elle rend l’esprit ingenieux en malice ; & enfin elle fait naître la presomption & la témérité.
Il a y des crimes atroces contre lesquels plusieurs sages ont jugé qu’il n’étoit pas à propos de faire des loix pour les deffendre parce que c’est enseigner qu’ils sont possibles ; puisque l’on se sert des armes de la deffense pour les interdire : car c’est elle qui reveille l’esprit pour mal penser & pour mal faire, encore que le Legislateur aît des fins toutes opposées. C’est par la même raison que l’on se débauche volontiers quand on sort d’une grande contrainte, le libertinage ayant plus d’attraits pour ceux qui n’ont jamais gouté une honnête & juste liberté : außi le Sage nous assure que les eaux derobées sont les plus douces, & que le pain mangé en cachette est le plus agreable & savoureux.
L’on profite toûjours avec beaucoup d’empressement des occasions qui sont rares, & que l’on trouve avec peine, à cause que l’on aprehende de ne les plus retrouver, ou au moins de n’en pouvoir jamais rencontrer de plus favorables ; la corruption du cœur humain étant si grande qu’il est toûjours plus sensible pour les choses qu’il peut le moins posséder. C’est ce qui obligea le Concile de Trente d’enjoindre aux penitens de s’accuser de tous les pechez mortels pour cachez & interieurs qu’ils puissent être ; ayant seulement été commis contre les deux derniers commandemens, parce que souvent ils blessent le cœur plus dangereusement que ceux qui se commettent à la veuë de tout le monde. [170] Raison trés-pertinente & trés-judicieuse, qui nous fait bien connoître que quoy que l’on soit juste devant les homems on ne l’est pas neanmoins toûjours devant Dieu, & qui nous apprend encore que les plus grandes sevéritez ne sont pas des remedes bien assurez pour reparer ou empécher les saillies & les emportemens de la fragilité humaine.
Ceux qui conduisent les ames peuvent beaucoup les aider dans la voye du salut par une prudente modération & douce tolérance plûtôt que par une rigueur qui les jette dans un abysme de difficultez, & les met dans le chemin de perdition plûtôt que dans celui de la perfection : parce que voulant quelquefois remedier à un mal apparent & trés-leger en effet, ils causent de grands desordres & donnent occasion aux pechez que commettent les personnes qui ne sont pas assez fortes pour supporter un joug si penible. Chacun sçait que les choses les plus salutaires, étant prises à contre tems, & mal à propos, causent incomparablement plus de mal que de bien, & de perte que de profit.
Seneque a dit fort judicieusement que l’Empereur Auguste, ayant confiné & banni sa propre fille parce qu’elle étoit si débordée, que l’on ne pouvoit plus supporter ses impudicitez, découvrit par ce moyen les infamies qui se passoient dans sa maison, & qu’il devoit plûtôt ensevelir dans le silence, que de les faire connoître pour s’en vanger. Une secrette modération, dit le même Philosophe, auroit été plus utile, & le sçandale n’auroit pas été si grand. Il n’y a point d’ennemi qui soit tant à craindre, que celui auquel la necessité inspire du cœur & du courage, l’extrémité du danger nous donnant beaucoup plus de vigueur & de force, que ne fait la vertu ni la valeur. Une ame desespérée entreprend des chose ausquelles un grand courage n’oseroit penser, parce que dans ces extremitez les passions sont toûjours emportées & ne peuvent jamais se reduire à la mediocrité, elles sont toûjours dans l’excez lors que la misére & la contrainte sont dans leur dernier degrez ; la crainte n’ayant pas le pouvoir de retenir ceux qui sont si misérables qu’ils ne sçauroient l’étre davantage.
Entre toutes les chose qui donnent des lumieres, rien n’ouvre tant les yeux que l’affliction. C’est peut être ce qui a fait dire au saint homme Job ces remarquables paroles, Prenez garde de ne [171] vous point laisser aller à l’iniquité, car vous avez commencé de la suivre aprés que vous étes tombé dans la misere. En effet, ce piege en fait tomber une infinité, & rien ne nous rend plus subtiles, que quand les voyes communes & ordinaires nous sont derobées pour arriver à ce que nous souhaittons ; c’est ce qui oblige de rechercher tous les moyens imaginables pour y reüssir, & lors qu’on ne le peut par ceux qui sont en usage, l’on invente mille artifices pour en venir à bout. L’on compare les exemples passez avec ceux d’apresent ; si quelqu’un se rapporte à nos desseins, nous sommes consolez par l’esperance de les exécuter ; si nous n’en trouvons point qui les favorisent, nous travaillons pour en former de nouveaux, nous persuadant que toutes les choses les plus difficiles ayant eu leurs premiers Auteurs, nous le pouvons être encore de celles que nous entreprenons.
Bien souvent l’impuissance où nous sommes de faire avec liberté les choses permises, & qui ne sont point criminelles, nous fait naître l’envie de commettre celles qui sont mauvaises. La fiction d’Ovide dans la Fable de Pirame & de Thisbé en est une marque évidente, parce qu’étant contraints & empêchez dans leurs recherches legitimes par la trop grande severité de leurs parens, ils tomberent dans les infames poursuites qui les conduisirent à leur dernier malheur : les fortes murailles de leur maison ne purent separer leurs cœurs, lesquels étant passionnez trouverent le moyen de surmonter les resistances & les empêchemens, tant du lieu que de leurs proches.
Saint Jerôme nous donne un exemple tout-à-fait surprenant, en la personne de son Diacre Sabinien, qu’il corrige & reprend en ces termes, quoy misérable vous avez eu l’assurance d’entrer en cette grotte où le fils de Dieu est né dans le dessein de commettre une mauvaise action : vous entrez dans la chambre de la Vierge, pour corrompre & débaucher une autre Vierge : les pleurs de l’enfant & les soûpirs de la mere ne vous sçauroient-ils donner de la crainte : les Anges chantent, les Bergers accourent, un Astre paroit au Ciel, les Mages adorent, Herode est épouvanté, & la ville de Jerusalem est dans la confusion, & cependant vous seul sans remord & sans apprehension, recherchez les moyens pour l’éxécution d’un si grand crime. Et par un long discours où ce saint Docteur particularise une infinité de [172] circonstances, il nous fait bien connoître qu’il n’y a point de détours, d’inventions & de souplesses qui soient inconnuës à l’esprit des hommes, lors qu’ils prétendent d’exécuter un mauvais dessein, & qu’il n’y a point de lieu, pour sacré qu’il puisse être, où ils ne tombent dans de grands & énormes pechez ; parce qu’en vain l’on travaille pour les empêcher d’offenser Dieu s’ils ne sont les gardiens d’eux-mêmes. Et quand bien l’on pourroit prendre d’assez fortes mesures pour servir d’obstacles aux desordres extérieurs qui peuvent arriver, l’on ne sçauroit jamais s’opposer à mille pechez secrets & intérieurs, qui déplaisent souvent beaucoup plus à Dieu que les deréglemens qui paroissent devant les hommes.
Que la contrainte soit ingenieuse en malice & en méchanceté, il n’en faut point douter, puisqu’elle ne renferme pas seulement ses pratiques dans les choses dont elle peut avoir l’exécution ; mais encore elle les fait passer dans le desir & dans la volonté, dont le crime, bien qu’il ne soit que dans la pensée, ne laisse pas de donner la mort à l’ame, parce qu’il est certain qu’un peché imaginaire & en idée, passe devant Dieu pour effectif, lors que la volonté y donne son consentement. Plusieurs se sont perdu & souffriront éternellement dans les Enfers pour des seuls pechez de cette nature, qui sont plus dangereux en deux maniéres ; premiérement, parce que le nombre en est infini & se multiplie continuellement par la vivacité de l’esprit humain, qui n’est jamais oisif, étant toûjours dans l’action & dans le mouvement, & lors qu’il est préoccupé d’une chose, il travaille sans cesse pour se contenter, ce qu’il fait toûjours par ses pensées quand il ne le peut autrement, & comme ses pratiques sont inconnuës à tout le monde, elles ne peuvent être corrigées de personne, lui seul aidé de la grace y peut apporter du remede : & en second lieu, c’est que tous les tems & tous les endroits sont propres & commodes à cette espece d’offense spirituelle, rien n’étant capable de lui servir d’empêchement. Les choses extérieures, qui en apparence semblent s’opposer à son commerce lui font naître dans l’intérieur plus d’empressement pour se contenter lui-même. Et je ne sçay ce que l’on doit penser de ces paroles de saint Jerôme, que l’on trouve sans comparaison plus d’hommes dans le monde qui se privent des plai-[173]sirs sensuels, dont ils ont une fois goûté, que de ceux qui sont demeurez dans une perpetuelle continence.
Un saint Personnage disoit autrefois, que l’on ne guerit jamais un homme en lui faisant du mal, mais qu’en lui rendant le bien pour le mal on surmonte sa malice par un effet de bonté. Les maux qui sont excessifs dans leur rigueur & dans leur durée sont toûjours suivis de trés-pernicieux effets : & entre ceux que produit la contrainte, l’audace & la temérité ne sont pas les moindres ; car d’autant plus qu’elle est rigoureuse, d’autant plus ses productions sont malignes & desesperées. Nous voyons des exemples dans les choses naturelles qui nous confirment cette verité, en ce que les morsures des bêtes mourantes & à l’extrémité sont plus perilleuses que celles des autres, & les efforts des ennemis les plus oppressez sont les plus redoutables & les plus dangereux. C’est ce qui fit dire à Joab dans une bataille sanglante qu’il soûtenoit pour deffendre les interêts de David contre Abner, qui avoit établi Isboseth Roy sur Israël, seras-tu si cruel de ne point desister que tout ne soit mis à mort, ne sçais-tu pas que le desespoir est dangereux. Ces paroles nous apprennent que dans l’extrêmité l’on tire souvent des forces de sa foiblesse : & encore qu’il soit difficile de surmonter ses ennemis, lors que le combat est rude & de longue durée : Saint Augustin nous assurant, que la victoire en est trés-rare ; l’hardiesse & la temérité se rangent souvent de ce parti, à cause qu’il est trés-mal-aisé aux personnes contraintes & misérables de se tenir dans la modération. L’on ne sçauroit jamais s’accommoder au tems, lors qu’on est accablé de persécutions : & c’est un abus inconcevable de croire que dans les choses de conscience & de politique, l’on pourra reüssir par la violence & par la rigueur ; tout ce qui se fait par la contrainte ne pouvant être de durée, à moins que de surpasser les routes ordinaires des choses humaines.
Pretendre d’introduire par la contrainte les maximes de JESUS-CHRIST qu’il n’a établies que par la douceur, sont des entreprises bien perilleuses. La severité, dont les Evêques d’Orient traiterent autrefois les Solitaires de l’Egypte & de la Palestine, qui soûtenoient la Doctrine d’Origéne, nous en est un exemple : parce qu’ayant employé l’autorité des Gouverneurs [174] & de tout le bras seculier, on leur donna tant de crainte qu’ils ne trouvoient point de sureté en quelques lieux qu’ils pussent se retirer. Severe Sulpice, qui en décrit l’Histoire, la finit par ces mots, soit que le sentiment de ceux qui deffendoient Origene fut un égarement, ou une Herésie ; non seulement il ne put être reprimé par la condamnation des Evêques : mais il n’auroit jamais pû se repandre comme il a fait, s’il ne se fut accru & fortifié par cette persécution. Celle des Conciles de Constance & de Basle, quoyque trés-juste dans le supplice de Jean Hus & de Jerôme de Prague, n’eut pas le succés que les Peres s’étoient promis, croyant que par le retranchement qu’ils feroient de ces membres infectez, ils pourroient sauver le corps de l’Eglise, mais il arriva tout le contraire, & au lieu de soûmettre ceux de leur parti à la raison, ils les irriterent d’avantage. Le nombre des Hussites s’accrut de telle sorte, que pendant l’espace de plusieurs années ils continuerent les guerres dans le Royaume de Boheme & dans la plûpart des Provinces du Septentrion qu’ils desolerent entierement. Tous ces grands maux ont eu de foibles principes, & leurs commencemens, bien que trés-petits, furent suivis d’un progrés si fâcheux, que l’impétuosité n’en est point encore appaisée.
Aprés toutes les raisons, autoritez & exemples, dont je viens de parler ; on pourra tirer des conséquences en faveur des personnes du Sexe. Que la contrainte leur étant beaucoup plus penible qu’aux homes, leurs défauts en sont plus excusables, & leur vertu en est plus forte, parce que les épreuves en sont plus rudes. Et qui ne sçait pas qu’en toutes sortes de vocations leur maniere de vie est plus étroite & plus exacte que celles des hommes, parce qu’en en étant les maîtres ils sont bien souvent trés-indulgens en ce qui les concerne. Et c’est sans doute la raison pour laquelle nous voyons regner quelquefois certains abus, dont l’on auroit lieu de se plaindre si la trop grande severité, dont l’on useroit dans ces sortes de rencontres par la reforme que l’on en feroit ne donnoit bien souvent lieu à une infinité de desordres beaucoup plus à craindre.
Les seules Loix qui ne s’addressent qu’aux personnes du beau Sexe, ne reçoivent point de favorables interpretations, qu’elles soient dans le mariage exposées à commettre plusieurs [175] pechez pour étre en la compagnie d’un mauvais mary, dont les mépris, les injures, les debauches, les dereglemens, & manieres ridicules leur donnent mille occasions d’offenser Dieu ; il ne se trouve personne qui les favorise & qui approuve leur separation. [sic] qu’elles soient dans un Cloître sans avoir une veritable vocation, engagées à des observances qui demandent une vertu consommée, par ce que c’est un état saint & parfait, qui veut des ames toutes angeliques pour en bien remplir tous les devoirs, & que neanmoins elles ressentent des sentimens & des dispositions contraires & opposées à cette condition : C’est un mal sans remede, puisque la seule pensée de s’en delivrer passe pour un crime, & que c’est une opinion ordinaire aux gens du monde, que la sainteté du lieu doit faire celle des personnes, bien que saint Jerôme nous apprenne le contraire, & que l’experience ne nous permette pas d’en douter. La seule consolation qu’on donne aux femmes, c’est celle qui est commune à tous les miserables qu’il faut avoir patience ; & cette regle d’équité qui veut que l’on suive plûtôt l’intention du legislateur que ses paroles bien souvent n’a pas de lieu pour elles. Et encore que dans une infinité d’occasions les loix souffrent de l’interprétation & de la dispense ; elle n’est pas toûjours observée à l’égard des personnes du Sexe.

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[175]
CHAPITRE XXXIII.

La différence qu’il faut remarquer entre la liberté
& le libertinage.

SEneque au traité de la vie bien heureuse nous enseigne que la vertu est excellente, haute & invincible ; & que tout au contraire la volupté est basse, servile, lâche & foible ; que sa demeure est dans les lieux de débauche, qu’elle ne cherche que les tenebres & l’obscurité étant molle & efféminée sans force & sans vigueur, nageant dans le vin, & ne se plaissant que parmi les odeurs & les delices. Cette description convient à mon sujet comme les effets à leur cause, les ruisseaux à leur source, & [176] comme tous les étres conviennent à leur principe : par ce que la liberté est une mere feconde qui donne naissance à toutes les vertus, tout de même que le libertinage est le funeste pere qui produit le vice & la volupté. Car comme les perfections & les défauts qui se trouvent dans les effets sont renfermez dans leurs causes, nous pouvons dire que ces execellences [sic] & sublimités que le Philosophe Romain attribuë à la vertu, appartiennent aussi à la liberté, qui en est proprement l’origine : Tout de même que la bassesse, la volupté & l’inconstance se trouvent necessairement dans le libertinage qui en est la source & le principe. C’est pourquoi ceux qui confondent l’une avec l’autre se méprennent fort, la liberté étant opposée au libertinage par tant d’endroits & en tant de choses qu’il est imposible [sic] de les renfermer toutes ici, je me contenteray d’y faire remarquer trois principales differences quoy qu’à en juger par les termes, il semble qu’il y peut avoir quelque rapport & analogie.

Si j’ai dit au chapitre precedent que la contrainte est opposée à la droite raison, je peux assurer en celui-ci que la sainte liberté lui est entierement conforme ; & que le libertinage n’est autre chose qu’une privation de raison. Et comme cette raison est une lumiere naturelle que Dieu donne à l’homme pour se conduire en toutes ses voyes ; la liberté qui suit toûjours la direction de cette sage gouvernante trouve sa perfection & son merite dans les justes regles qu’elle lui inspire. Et si par malheur elle vient à s’en écarter elle degenere de sa noblesse par son égarement ; & alors elle change de nom & prend celui de libertinage dont le penchant est toujours porté aux actions criminelles ; & c’est à ceux qui suivent ses routes malheureuses que le sage met ces paroles en bouche, nous nous sommes lassez dans la voye d’iniquité & de perdition, nous avons marchez dans des chemins difficiles & avons ignoré les voyes du Seigneur ; mais que nous on profité les plaisirs, les richesses & les honneurs, toutes ces choses sont passées comme l’ombre.
Pour concevoir que la conduite des libertins est onereuse & penible, il faut seulement considerer les transports d’esprit, les courses continuelles, les empressemens & les insomnies d’un voluptueux passionné de l’amour de quelque creature, les agitations & les iniquiétudes d’un superbe qui recherche les charges [177] & les dignitez les soins & le menage d’un avare qui vend son ame à l’argent & au commerce des biens de ce monde ; tous ces gens là qui ne retiennent point d’autres sentimens de Religion & de pieté que ceux qui peuvent servir à leurs interets ; passent miserablement leur vie dans la voye epineuse de la perdition. Que sçauroit t’on s’imaginer de plus des raisonnable, que de chercher sa perte avec tant de travaux & tant de peines ; pendant que ceux qui sont libres de la veritable liberté marchans dans un chemin plus doux & plus facile profitent de toutes choses, & se rendent utiles celles qui sont prejudiciables aux libertins. C’est d’eux que saint Paul parle quand il dit, que toutes choses sont pures à ceux qui sont purs, mais que rien n’est pur pour les ames souillées & infidelles.
La seconde différence qui se trouve entre ces deux sortes de personnes est trés-grande ; par ce que les libertins n’envisagent que les choses presentes & temporelles, & ceux qui sont libres ne regardent que les éternelles : ils sont comme la colombe qui cherche les lieux solitaires, à cause qu’étant portez sur les aîles de leur liberté & de leurs desirs ils penetrent dans les choses à venir & font peu d’état des presentes. Estant comme le passereau dont parle le Roy Prophete, qui n’est plus dans les pieges des chasseurs, parce qu’il a rompu leurs lacets. Et comme il n’y a point de mouvement plus agreable ny de penchant plus naturel que celui qui nous porte au souverain bon-heur ; les ames libres qui le sçavent discerner des biens faux & apparens, y mettent toutes leurs pensées, n’ignorant pas que celui qui est au Ciel ne soit le témoin de ce qui se passe dans leur cœur ; & comme toutes les choses de la terre sont perissables, elles en voyent par avance leur esprit dans l’éternité. Mais au contraire les libertins n’ont en veuë que les choses presentes, & les plaisirs de la vie les preoccupent tellement, qu’en étant comme possedez ils ne sont capables d’aucune reflexion pour l’avenir ; & si quelquefois ils y donnent quelques legeres pensées, ce n’est que pour gouter par avance leurs folles delices & leurs insatiables voluptez. Le libertinage est incapable de prevoyance ; & c’est ce qui a obligé Moïse le Legislateur des Hebreux de faire ce souhait, plût à Dieu qu’ils deviennent sages, & qu’en prevenant leur fin derniere ils quittent leur mauvaise voye, & semettent [sic] au bon chemin. [178]
La troisiéme différence qui se trouve entre les hommes libres & les libertins regarde leur conduite exterieure. Ceux qui ayment la liberté la cherchent en toutes choses, s’ils ne sont point engagez dans une profession qui soit inséparable de la contrainte ils prennent garde de ne s’y point mettre legerement ; s’ils ont épousé un état ils travaillent à l’accomplissement de leurs obligations sans se contraindre ni captiver aucunement : ils sont francs en leurs paroles sans être dissolus, joyeux & de bonne humeur sans étre scandaleux. Ils observent les devoirs & les exercices de leur condition avec douceur & avec paix ; si quelque fois elles paroissent un peu trop severes, ils les sçavent bien addoucir : par ce qu’ils se souviennent de ce que leur dit le grand Apôtre, mes freres vous êtes appellez à un état de liberté ayez soin seulement que cette liberté ne vous serve pas d’occasion pour vivre selon la chair. C’est ce que ceux qui sont parfaitement libres évitent en toutes choses, afin que la tirannie du corps & le commerce des sens ne soient pas la ruïne de leur sainte liberté.
Saint Thomas nous assure que la loy de l’Evangile est appellée une loy de grace & de liberté, non seulement par ce que la charité étant repanduë dans nos cœurs, nous donne le principe intérieur pour pratiquer librement & justement les choses salutaires ; mais aussi par ce que le Redempteur a reformé la liberté, & lui a retrenché tous ses pernicieux usages & toutes ses habitudes criminelles. C’est-à quoy nos Athelettes s’appliquent de tout leur cœur, afin de se conformer aux intentions de JESUS-CHRIST, & que sa grace ne soit pas inutile en eux. Ils bannissent tout ce qui s’oppose à la loy de Dieu sans se mettre en peine des sentimens des hõmes, qui condamnent ordinairement ce qui n’est pas conforme à leur phantaisie ; & celui qui s’arréteroit à leur estime & à leur approbation seroit à tout moment privé de la liberté intérieure, de sorte que pour la conserver ils meprisent entiérement les opinions du monde, ils conversent indifferemment avec ceux qu’ils connoissent, ils se soûmettent généreusement à toutes les puissances de la terre & ne s’étonnent jamais pour aucun accident : par ce que toutes les manieres d’agir qui portent avec elles les marques & le caractere de la contrainte & de la foiblesse sont indignes de leur courage. [179]
Le libertinage au contraire n’a aucun respect pour les Loix divines, & ne rend point de soumission aux humaines s’il n’est animé de son propre interêt. Le peché ni l’Enfer ne lui donnent point de frayeur, les debauches sont ses pratiques ordinaires, par ce que les libertins n’ont que de l’impudence dans leurs actions & dans leurs paroles, ils sont impies en ce qui concerne la Religion, la delicatesse & la bonne chere tiennent lieu de pieté aux uns, le luxe & la vanité servent d’Evangile aux autres, l’insolence & la dissolution sont des regles à plusieurs, il s’en trouve qui se laissent surprendre par de fausses opinions tant en matiére de foy qu’en ce qui concerne les mœurs. Et tous n’ont point d’autre loy que leur emportement & leur caprice.
Toutes ces sortes de gens peuvent passer pour libertins & non pas ceux qui s’ecartent en apparence d’une vie commune & approuvée dans les sentiments du monde, lors que c’est dans le dessein d’en mener une meilleure, bien qu’elles ne s’attirent pas l’estime & l’aplaudissement des hommes ; parce qu’ils sçavent trés-bien ce que dit Isaïe, que le Seigneur les jugera dans la justice & les reprendra dans l’equité, & non pas selon les pensées & la connoissances des mortels ; & les sçandales dont parle JESUS –CHRIST, quand il assure qu’il est impoßible qu’il n’en arrive quelquefois dans le monde ; ne sont pas de ceux que prétendent les zelez & les ignorans, qui ne sçavent peut être pas encore qu’il y a des sçandales pris & des sçandales donnez ; ceux-cy se font par la transgression des Loix divines, & dans les choses où la droite raison & la charité du prochain se trouvent offensées ; ceux-là n’ont point d’autre source que le caprice des hommes, & les sentimens teméraires où intéressez des particuliers. Et c’est à eux que s’adresse la malédiction du Sage, quand il dit, que celui qui justifie l’impie & celui qui condamne le juste sont tous deux abominables devant Dieu. Car il semble en cette misérable vie que les honneurs, les richesses & les plaisirs ne sont que pour les heureux & pour les libertins ; & la pauvreté le mépris & l’affliction pour les innocens & les justes. La voye des pecheurs est delicieuse & agréable, & la plupart sont estimez honnetes gens à cause qu’ils sont dans l’abondance & dans la prosperité : pendant que les vertueux & les Sages passent bien souvent pour libertins, parce qu’ils sont pauvres, miserables & delaissez. [180]
Puisque tous les plus grands excez de jurement, de blaspheme, d’impieté, de simonie, d’injustice, de vol, de meurtres de débauche & d’yvrognerie qui sont les plus ordinaires effets du libertinage ; ne se commettent jamais ou tres-rarement par les personnes du beau Sexe, il semble que la raison veut qu’on laisse passer ce chapitre sans rien dire contre elles, étant une chose trés-veritable que la plus grande partie des femmes vivent dans une modération si grande qu’on ne peut avec justice les traiter de libertines : qui est une qualité à laquelle elles doivent toûjours renoncer pour prendre celle de libres. Car bien que les hommes qui sont les ainez de la nature humaine, se soient emparez des meilleurs & des plus honorables titres qui se trouvent dans les Archives du monde ; n’ayent pas oublié celui de libres qu’ils prétendent de posseder avant tous les autres comme étant le plus avantageux : il est pourtant trés-juste que les personnes du Sexe ne soient pas privées de liberté, puisqu’elles renoncent au libertinage.

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[180]
CHAPITRE XXXIV.

Reponse à une premiere objection que le Mariage étant établis
de Dieu, & les ordres de Religieux approuvez de l’Eglise
qui est conduite par le saint Esprit, l’on ne sçauroit encourir
aucun danger dans le choix qu’on en peut faire.

APrés avoir suffisamment prouvé dans plusieurs Chapitres que ces deux grands états & manieres de vie qui renferment la plûpart du genre humain, sont trés-justes, trés-saints & remplis de moyens trés-efficaces pour servir Dieu & faire son salut ; & que pour satisfaire à la verité j’ay fait voir que les vocations les plus parfaites peuvent être mauvaises à ceux qui ni sont pas destinez de Dieu, ou qui n’en font pas bon usage, changeant par leurs abus la medecine en poison : il faut à present répondre à ceux qui soutiennent le contraire, & disent que l’on y ny peut être exposé dans aucun peril pour l’affaire de son salut, & sur [181]tout dans le Cloître qui a receu son institution de l’Eglise. Mais avant que de répondre à cette objection, il est à propos de montrer par quel titre l’Eglise est la maîtresse & la conductrice de ces deux grandes conditions.

Chacun sçait que le premier de ces états qui fut institué de Dieu au Paradis terrestre ne reçoit aucune contrarieté ; tant à cause de la souveraineté de son auteur, que parce que les hommes s’y portent sans resistance, étant conforme au sentiment de la nature humaine. Pour le second son établissement dans les formes differentes que nous le voyons vient de l’institution des hommes qui peuvent manquer, & par consequent ils pourroit [sic] bien recevoir de la contrarieté, si ces mêmes hommes n’étoient ceux qui conduisent l’Eglise, que JESUS-CHRIST lui-même a établie, & qu’il cherit comme son Epouse bien aimée, qu’il conduit par les inéfables lumieres de son esprit, la rendant par ce moyen tellement infaillible que l’on ne peut se separer d’elle sans s’eloigner de lui.
Que l’Eglise est le siege de la verité, pour en être persuadé, il ne faut qu’entendre le Prophete Amos quand il dit, que le Seigneur rugira du haut de Sion & qu’il fera retentir sa voix du milieu de Ierusalem. Si dans le sens litteral ces paroles s’entendent de la Sinagogue ; dans le sens mistique & allégorique elles appartiennent à l’Eglise militante ; qui est la vraye Sion à laquelle Dieu a declaré ses grands mysteres, & la Jerusalem pacifique où sa voix se fait entendre, comme étant la depositaire du trésor de ses secrets. Isaïe nous confirme cette verité lors qu’il nous assure, que Sion est la Cité de nôtre force, & que le Sauveur en sera lui-même la muraille & le boulevar. C’est le Seigneur trés-juste qui fera sa demeure en elle pour y garder la verité. Cette Prophetie nous marque si clairement l’état present de l’Eglise par les termes du tems à venir dont s’est servi ce Prophete, que l’on n’en peut point faire l’application à celui de la Sinagogue. Saint Bernard nous en donne la raison quand il dit, qu’aprés que le voile de la lettre qui tuë a été brisé à la mort de JESUS-CHRIST ; l’Eglise se va rendre hardiment jusque dans ses plus secrets cabinets : & ayant pour guide l’esprit de liberté, elle prend la place de la Loy ancienne, & comme elle est reçeuë pour Epouse elle entre en possession de l’esprit du Seigneur, qui n’est autre que celui de la ve-[182]rité ; qu’il promit de lui donner, lors qu’étant sur le point de quitter la terre pour monter au Ciel il dit à ses disciples, Ie prierai mon Pere & il vous donnera un autre consolateur l’esprit de verité pour demeurer avec vous eternellement. Dieu dit le grand Apôtre a donné JESUS-CHRIST pour chef à toute l’Eglise, qui est son corps mistique & l’accomplissement de ses divines promesses. Ce chef adorable & invisible pour l’avancement & perfection de ses membres qui sont les Chrêtiens leur a donné son Lieutenant sur la terre dans la personne des Souverains Pontifes, qui est le Chef de l’Eglise, d’où viennent toutes les veritez que nous devons croire, parce qu’elle les a toutes reçeuës de son divin Maître, & les tire incessamment du trésor des écritures. C’est dans son sein que se trouvent toutes les lumiéres de la Theologie ; sa gloire & sa dignité n’ayant point d’autre source que la volonté de Dieu qui l’a choisie pour en être la fidelle dispensatrice. Et saint Augustin dit à ce propos, qu’il ne croiroit pas à l’Evangile, s’il n’étoit emeu à le faire par l’autorité de l’Eglise. Saint Jérôme écrivant au Pape Damase l’assure que ne reconnoissant point d’autre Chef que JESUS-CHRIST, il s’attachoit inséparablement à la Chaire de saint Pierre ; parce qu’il sçavoit trés-bien que cette Eglise a été fondée sur cette pierre ferme & inébranlable, que celui qui mange l’Agneau hors de cette maison est profane, & que ceux qui ne sont point dans cette Arche de Noë periront dans les eaux du déluge.
C’est la montagne sainte, & Dieu aime les portes de Sion par dessus tous les Tabernacles de Jacob c’est la Cité du Seigneur de laquelle on raconpte des choses admirables ; & l’on n’en peut rien dire de plus grand, sinon que le Fleuve merveilleux qui réjoüit la maison de Dieu l’arrouse continuellement : puisque de même que le premier Adam fut mis dans le Paradis terrestre pour le garder ; le second qui est JESUS-CHRIST est au milieu de l’Eglise comme dans un Iardin delicieux pour sanctifier les Chrêtiens & prendre ses plaisirs avec les enfans des hommes. De cette source inépuisable de lumiére & de connoissance sont sortis tant de grands & illustres personnages, lesquels par leur Doctrine ont éclairé toute la terre, qui est remplie de leurs sçavans écrits : & depuis que le monde est crée il n’y a jamais eu de Religion plus sçavãte & mieux expliquée que la Religion Catholique. [183] La multitude innombrable de livres qu’elle possede, les Predicateurs qui tonnent si souvent dans les Chaires, les Controverses, Disputes & Conférences, tant publiques que particulieres qui se font tous les jours en sont des marques évidentes : & personne ne peut nier qu’elle ne possede la verité dans son lustre & qu’elle est plus éclatante chez elle que les rayons du Soleil.
Si l’Eglise est infaillible & ne peut errer en ce qui est de la foy, elle est aussi incorruptible par la sainteté de ses mœurs & la perfection de ses maximes. Allons à la montagne du Seigneur, dit un Prophete, & à la maison du Dieu de Iacob, il nous enseignera ses voyes & nous marcherons dans ses sentiers, parce que la loy sortira de Sion, & c’est en elle que Dieu jugera les peuples & reprendra les Nations puissantes. La vertu, l’integrité & la justice ont pris de si fortes racines dans le corps universel de l’Eglise, que ceux qui s’en éloignent ne meritent pas le nom de ses enfans, parce que l’unité & assemblée de plusieurs ames qui la composent, sont veritablement un peuple Saint, comme nous l’apprend le Prince des Apôtres S. Pierre, une Nation éluë & choisie. Si l’on considere la durée des siecles qu’il y a que cette Eglise subsiste, l’on n’en trouvera pas un seul qui n’ait produit une infinité d’ames saintes, dont le merite est en venération à tout le monde. Dans sa ferveur primitive elle a produit des millions de Martyrs que la persécution des Tyrans mettoit à l’épreuve de toutes sortes de supplices : & si-tôt que la contrariété des Gentils & des Idolâtres a pris fin, celle des Hérétiques & des libertins lui a succédé ; de sorte que cette Eglise sainte & mere de tant de Saints pour corriger l’erreur des uns & reformer les mœurs des autres, a produit un nombre infini de Sçavans pour confondre les ennemis de la verité, & des Confesseurs, des Solitaires & des Vierges sans fin pour les opposer à la vie libertine des pecheurs. L’Eglise est une épouse sans tache, & s’il se trouve que ceux qui font profession du vice se glorifient de l’avoir pour maîtresse, c’est injustement & à faut titre, puisque ses preceptes & sa doctrine combattent leur vie.
Je previens par avance ce que l’on me peut opposer, que l’esprit du Sauveur n’étant autre que celui de pauvreté, d’humilité, de penitence & d’abaissement ; l’on a sujet de s’étonner que bien souvent l’on n’apperçoit que de l’avarice, de l’ambition & [184] de la vanité en la plûpart de ses Ministres : & que même saint Jerôme, cét homme intrepide, qui ne pouvoit dissimuler la verité, dit hardiment, que l’Eglise s’étant accruë, augmentée & fortifiée par les persécutions & le sang des Martirs, qui lui a servi de triomphe & de couronne, depuis que ses richesses & son autorité se sont accruës par les liberalitez & les bienfaits des Empereurs, des Roys & des Princes Chrêtiens, elle a beaucoup diminué de ses vertus & de ses merites.
Je réponds à cela, que ce saint Docteur n’entend pas de blâmer l’Eglise par ses paroles, ny d’improuver les dons que les Grands de la terre lui ont fait, mais seulement de donner à connoître qu’elle ne s’est établie que par la seule puissance de Dieu, celle des hommes n’ayant de rien servi à son accroissement, que pour les biens & les richesses, dont l’Eglise est revétuë, l’abus ne s’y peut trouver que dans le mauvais usage qu’en peuvent faire les particuliers ; parce que non seulement elles sont d’un grand secours dans les besoins qui arrivent, mais encore elles sont absolument necessaires pour reprimer l’insolence des incredules & des rebelles, & pour servir d’attraits à la timidité des foibles, qui ne se contentent que de la pompe & du brillant des choses exterieures, n’ayant pas la force de penétrer dans l’essence & dans l’interieur du Christianisme. C’ést pourquoy trés-mal-à-propos les Herétiques de ce tems lui attribuent ces paroles, elle est tombée la grande Babylone & toutes les images taillées de ses Dieux sont renversées par terre. Ils veulent que la gloire, les richesses & la puissance qu’elle possede sur toutes les Nations qui adorent JESUS-CHRIST soient des presens de ce Dragon infernal duquel il est parlé en l’Apocalipse, dont la magnificence n’est autre que la vanité & la corruption du monde formellement opposée à l’abaissement & pauvreté du Sauveur. Et par une insolente temerité ils la comparent encore à cette grande Courtisane, laquelle étant revêtuë de pourpre, parée d’or & de pierres pretieuses tenoit en sa main une coupe pleine de ses abominations, étant toute enivrée du vin de ses débauches.
Mais ces fléches envenimées que les impies lancent contre l’épouse de JESUS-CHRIST ne lui sçauroient porter de dommage, & elle sera toûjours victorieuse à leur confusion : & pour [185] grand que soient tous les desordres des particuliers qui s’écartent de sa droite regle, jamais tout le corps de l’Eglise ne viendra à manquer. Les Protestans & Calvinistes ne gagneront pas le procés qu’ils prétendent lui faire par cette grande distinction qu’ils mettent entre l’ancienne Eglise de Rome & la nouvelle, qu’ils soûtiennent être aussi differente l’une de l’autre, que le jour de la nuit, parce que c’est à la premiere que saint Paul adresse cette admirable Epître, qui est à ce qu’ils disent la condamnation du Pape & de ceux qui suivent son parti : mais il sera toûjours le plus fort, quelques outrageuses que puissent être leurs calomnies, l’Eglise & son Chef visible ne devant pas avoir de fin que celle des siecles.
Nous devons donc hardiment soûtenir que la verité de la foy & la sainteté des mœurs de l’Eglise Catholique, doivent être accompagnées d’une fermeté inébranlable. Les fondemens de son édifice sont stables & elle est permanente. JESUS-CHRIST lui-méme s’est engagé de ne la point abandonner, mais d’être avec elle jusqu’à la fin du monde. L’effet de sa divine parole s’est déja manifesté par une si longue suite d’années qu’il est facile de connoître que c’est veritablement l’ouvrage de Dieu. Toute autre puissance que la sienne n’auroit pas été suffisante pour maintenir une succession de plus de deux cents quarante-six Papes, qui ont occupé le siege Apostolique, depuis saint Pierre jusqu’à present. Car bien que cette Eglise se soit souvent veuë persécutée & malheureusement agitée par plus de vingt-quatre Schismes, & par une infinité de revolutions & de changemens, tant de la part des Infidelles, que des Herétiques ; elle a toûjours resisté à toutes ces furieuses attaques, & soûtenu les guerres & les persécutions, que plusieurs Roys & Princes lui ont suscitées, qui se sont opposez à la domination des Papes par des raisons d’état & de politique. Parmi tant d’oppositions & de contrariétez l’Eglise est toûjours demeurée ferme, comme une maison bâtie sur la pierre & le rocher inébranlable de la parole de Dieu, à la force duquel toutes les puissances de la terre ne peuvent resister. Aussi l’épouse du sacré Cantique la compare à la Tour de David, qui est munie de forts Bastions & garnie au dedans de mille boucliers & de toutes les armes des hommes vaillans, parce qu’elle est toûjours preparée [186] pour se deffendre des attaques de ses ennemis, & pour se maintenir malgré tous les efforts de leurs resistances.

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[186]
CHAPITRE XXXV.

Suite du même sujet.

APrés être entierement persuadé que l’Eglise militante est établie de Dieu & conduite par son esprit qui la rend infaillible dans sa creance, sainte dans ses mœurs, & permanente en sa durée : il faut par une conséquence nécessaire conclure, que toutes les choses qui se font par son ordre & par ses decrets sont de foy trés-justes & meritent beaucoup de venération ; de sorte que d’avoir des sentimens contraires, c’est être ennemi de Dieu & indigne membre de son Eglise. Le Concile de Basle tenu il y a deux cent cinquante ans, condamna pour cette raison les partisans de Viclef & les Hussites qui soûtenoient plusieurs articles contraires aux pratiques & coûtumes de l’Eglise, & qui s’opposoient entre-autres choses à l’établissement des Ordres Religieux, particulierement à ceux des Mendians, qu’ils assuroient être de l’invention du Demon ; puisque dans l’ancienne Loy les Patriarches & les Prophetes, & même dans la nouvelle, JESUS-CHRIST & les Apôtres n’avoient point formé de pareils Instituts. Mais les Peres assemblez dans ce Concile soûtenant toûjours le parti de la Religion, répondirent, que nôtre Seigneur ayant laissé son esprit à l’Eglise, elle n’avoit pû manquer dans l’approbation qu’elle avoit donné à tous les différens ordres Religieux, qui lui servent d’un trés-grand ornement, tant par leur diversité, que par les services continuels qu’ils rendent à Dieu & au prochain.

Quoyque les Decrets, Canons & Ordonnances de l’Eglise soient des regles de justice & de sainteté, selon lesquels tous les Chrêtiens sont obligez de vivre ; il faut néanmoins observer, que les Loix des Papes & des Conciles, faites pour la conduite des fidelles ne peuvent être proprement nommées des loix Divines, mais improprement & en quelque maniere ; [187] parce que le droit Divin ne reçoit jamais aucune dispense ni changement, il est toûjours le même & d’une absoluë necessité, comme nous l’enseignent les Theologiens : il n’en n’est pas de même des Ordonnances Canoniques, lesquelles pour être établies, par l’inspiration du saint Esprit, ne sont pas néanmoins immuables ; mais elles changent selon les tems & les particuliéres circonstances des choses qui arrivent, à cause que les divers inconveniens donnent naissance à des Loix & a des Coûtumes différentes, ce qui se voit dans plusieurs occasions ; certaines Fêtes étant commandées en des tems & abrogées en d’autres. L’Eglise permet des choses en certains lieux, qu’elle deffend expressément ailleurs. Au Concile général tenu à Constantinople contre les Monothelites qui nioient deux Volontez & deux Natures en JESUS-CHRIST, le Mariage fût permis aux Prêtres de la Grece, & non pas à ceux de l’Eglise Latine. Et cette interdiction du Mariage aux Prêtres de l’Occident vient dans l’opinion de plusieurs, de Gregoire septiéme Religieux de Cluny ; mais d’autres tiennent que ce fut long-tems auparavant dans un Concile de Bithinie : & bien qu’il s’en trouve qui estiment cette Loy dangereuse, parce qu’elle est un sujet aux Ecclesiastiques de chercher des libertez deffenduës pour remedier à la foiblesse humaine. C’est pourtant une chose trés-veritable qu’elle est sainte & juste, parce que c’est une marque de la pureté que l’Eglise veut dans ses Ministres.
Et pour ce qui regarde les Ordres des Religieux, l’Eglise y change souvent ce qu’elle juge à propos selon les occurrences. C’est ce qu’on a vû du tems de saint Charles, où Pie cinquiéme éteignit entiérement l’Ordre des Humiliez, à cause de leurs débauches & de leur libertinage. La mitigation des uns, la reformation des autres & les changemens continuels que l’on y voit sont des preuves suffisantes que leur Institution n’est pas de droit Divin, parce que jamais celui-ci ne peut souffrir de dispense ni de changement, ce qui ne peut appartenir qu’au droit Ecclesiastique, qui est variable à cause que les actions humaines que ses Loix conduisent sont dans une agitation & instabilité continuelle.
C’est une verité trés-assurée, que les Apôtres ont instituez plusieurs choses qui ne sont pas de droit Divin, bien qu’ils ayent [188] fait leurs Ordonnances par le pouvoir qu’ils avoient receu de JESUS-CHRIST. Pareillement leurs Successeurs qui se sont rendus participans de la même puissance disposent selon qu’ils jugent à propos de la direction des Fidéles. Et comme dans ce grand corps de l’Eglise il se trouve des sujet particuliers qu’elle protege plus que les autres, parce qu’elle les tient d’une façon plus reguliere, comme toutes les personnes Religieuses, tant de l’un que de l’autre Sexe, il semble que le plus infirme éprouve sa plus grande sevérité, d’autant que sans avoir aucun égard à la foiblesse des femmes, elle les oblige à des regles & des observances qui surpassent la force de l’esprit des hommes.
Tout le monde doit tomber d’accord, que la maniere de vivre des filles qui sont dans le Cloître, est incomparablement plus penible & plus rigoureuse que celle des Religieux les plus austeres. La soûmission & dépendance que l’on exige d’elles est beaucoup plus exacte & plus labourieuse. La peine de supporter les défauts les unes des autres dans une societé continuelle & inseparable, reçoit des difficultez sans nombre, à cause des antipathies & des contrarietez qui se rencontrent dans leur retraite. Leur pauvreté est plus sévére & plus degagée des biens de la terre. Et pour leur Clôture, il est certain, que la plus grande retenuë & moderation des hommes ne peut approcher de cette sévérité. Que peut-on dire pour justifier un procedé, qui paroit autant extraordinaire, que si l’on mettoit un poids de cent livres sur le dos d’un jeune enfant, & une charge fort legere sur celui d’un homme robuste.

RÉPONSE.

Pour satisfaire à tous ces raisonnemens & défendre le tres-juste procedé de l’Eglise : je diray en premier lieu qu’il se faut tenir ferme à cette proposition, qu’étant établie de Dieu & conduite par son esprit, elle ne peut manquer en ce qu’elle ordonne. Cela doit être receu sans aucune difficulté, & tout ce que la raison humaine peut alléguer de contraire, doit passer pour déraisonnable. En second lieu, l’on doit être persuadé, que l’Eglise ne contraint personne aux choix de cette vocation, au contraire elle veut absolument, que chacun soit entierement libre : ainsi que le témoignent les Canons & les Decrets, tant des Conciles, [189] que des Papes & s’il arrive que plusieurs personnes du Sexe qui s’engagent en cét état se trouvent dans le repentir & dans le mecontentement ce n’est point la faute de l’Eglise ; mais c’est la leur propre, celle de leurs parens, & de ceux qui les reçoivent : parce qu’il est certain qu’étant dépourveuës des lumiéres necessaires pour connoître toutes les choses qui dependent d’un engagement si perilleux, & n’étant pas revétues des qualitez requises pour le remplir, elles n’y sont pas destinées de Dieu & n’y feront jamais leur devoir.

Il faut encore observer une chose trés-importante dans la conduite de l’Eglise, que nous ne devons pas l’envisager dans cette pompe & magnificence extérieure qui ébloüit les yeux, ni nous arréter à cette rigueur & sevérité qui étonne la raison : mais nous devons penétrer dans ses intentions toutes saintes & toutes favorables : il faut entrer dans son esprit pour connoître ses desseins, qui ne sçauroient être que ceux de JESUS-CHRIST même qui veut le salut de tous les hommes. C’est pourquoy donnant à saint Pierre la charge de son Eglise, il lui commande expressement de paitre ses brebis & de leur donner une nourriture & une maniere de vie qui les conduise au port de la felicité eternelle. Et comme il n’y a point de chemin pour y arriver que celui de la doctrine qu’il nous a enseignée dans l’Evangile ; il est tres-facile de conclure que toutes les vocations du Cloître qui n’ont pour principe que l’ambition, les respects humains, la contrainte, l’ignorance, ou la precipitation, ne peuvent être selon Dieu puisqu’elles ont d’autres motifs que celui de son amour ; & par conséquent qu’elles ne sçauroient être conformes aux intentions de l’Eglise qui n’en peut avoir d’autres que celles de son divin maître JESUS-CHRIST : par ce qu’étant son chef invisible, elle ne doit agir que par ses lumieres & suivre en toutes choses les mouvemens de sa grace.
Toutes ces raisons avancées & solidement établies, l’on peut soutenir hardiment que tous les états & conditions que l’on embrasse quelques Saints & éclatans qu’ils paroissent, s’ils ne sont entrepris dans l’esprit de l’Evangile ne sçauroient être conformes à IESUS-CHRIST, ni selon les volontez de l’Eglise, qui ne peut avoir comme je viens de dire d’autres sentimens & dispositions que celle de son adorable Epoux ; autrement elle ne seroit [190] pas l’Epouse fidelle & legitime. Et par une conséquence qui ne doit point recevoir de replique, tout ce qui n’est pas selon JESUS-CHRIST & selon l’Eglise : ne peut être qu’une politique humaine : c’est l’ouvrage de l’interêt & de la foiblesse mondaine, qui n’ont point de commerce avec la grace. Et ce tour de rolle que l’on tient dans les familles, de mettre les uns en Religion pour avancer les autres dans le luxe & la pompe du siecle ; je le dis encore une fois, n’est pas de l’intention de l’Eglise, non plus que de celle de JESUS-CHRIST. De sorte qu’il ne faut pas s’arréter à l’ecorce des Ordonnances, qui n’est autre que la lettre qui tuë comme dit le grand Apôtre ; mais il faut entrer dans l’esprit de la Loy qui vivifie. C’est pourquoy les personnes du Sexe doivent apprendre à ne point favoriser le parti du monde, & à suivre les sentimens de l’Eglise. Ce qu’elles ne pourront faire qu’en se rendant hardies afin de ne se pas laisser surprendre par les autres, & éclairées pour ne se pas tromper elles-mêmes.

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[190]
CHAPITRE XXXVI.

Reponse à une seconde objection que la Clôture est necessaire
aux Filles, pour la conservation de la chasteté.

CEux qui disent que la Clôture des Religieuses est trés-saintement ordonnée par les Canons & Decrets de l’Eglise Romaine, témoignent le respect qu’ils ont pour les sentimens de cette commune Mere des Chrêtiens : les autres qui assurent que les Roys & les Souverains en ont fait des Loix & des Edits avec beaucoup de considération & de sagesse font bien connoître par leur politique qu’ils reverent les puissances de la terre : mais ceux qui disent & assurent qu’elle est d’une necessité absoluë pour la garde & la conservation de la chasteté des filles, raisonnent & parlent aussi injurieusement que déraisonnablement. Ce que je pretens prouver par trois raisons trés-pertinentes, la premiére parce que la pudeur est comme naturelle aux personnes du Sexe, la seconde à cause qu’elles n’ont rien tant en recommandation ni qui leur soit plus cher que l’honneur, & en troisiéme lieu parce que [191] la vertu doit avoir sa racine dans l’intérieur de l’ame pour en produire des fruits qui soient de durée, & non pas tirer son principe de quelques formalitez extérieures qui n’en peuvent jamais être une veritable cause.

Quoy que j’ay avancé que la pudeur & la chasteté soient comme naturelles aux filles, je n’ignore pourtant pas que le plus sçavant de tous les hommes a fort bien connu que l’on ne peut être continent si Dieu n’en donne la grace ; & qu’en cela même se trouve la sagesse de sçavoir que la chasteté est un don du Seigneur. C’est pourquoy dit ce grand Prince je l’ay demandée de toute mon ame & avec beaucoup de persévérance. Et dans l’Ecclesiastique il nous assure que la fille est une veille secrette au Pere & à la Mere, & que l’inquietude qu’elle donne, empéche souvent le sommeil, de crainte qu’elle ne fasse faute en sa jeunesse. Toutes ces veritez que l’on ne peut contrarier, à cause qu’elles nous sont enseignées par l’organe du saint Esprit ne s’opposent point à ma proposition ; que la pudicité est le plus naturel ornement des filles. Elles sont appellées Vierges, dit un sçavant personnage, parce qu’elles doivent être pures comme la prunelle de l’œil ; la pudeur étant une qualité qui leur est si agreable, que les plus licentieuses observent exactement d’en conserver au moins les apparences dans leurs actions, crainte de s’exposer au mépris des plus debauchez & dissolus : l’honnêteté étant une chose si loüable que ceux mêmes qui la persécutent dans leur conduite & mauvaise vie, l’estiment dans les autres ; & par une perfidie ordinaire aux hommes ils font plus d’état de celles qui les méprisent & leur resistent, que des autres qui se soumettent à leur pernitieuse volonté.
Pour donner aux filles la pureté comme titre naturel, je ne prétens pas de les faire passer pour insensibles ; mais seulement de soutenir qu’elles la cherissent uniquement, & que de tous les pechez le deshonnête étant celui qui leur cause le plus de confusion & d’infamie, c’est celui dont elles se deffendent avec le plus d’empressement. Et l’on voit tous les jours que la plûpart des femmes se mettent fort peu de peine de passer pour avares & ambitieuses, & que même elles en font trophée ; comme étant un effet de leur menage & bonne conduite, est un engagement de leur condition qui les oblige de conserver le rang [192] que la naissance leur donne dans le monde : mais si-tôt qu’il s’agit de toucher à leur honneur & vertu, elles veulent toutes passer pour impéccables, & rien n’est plus propre à les desoler que de les rendre suspectes en ce Poinct. Commes les Heros & les Conquerans n’ont rien de plus sensible que le courage & la valeur, pareillement les personnes du beau Sexe tirent leurs plus grands avantages de la pudeur & de l’honneteté.
Tertullien veut que la chasteté soit une trés-forte muraille pour empêcher que l’on ne blesse & que l’on ne soit blessé par les yeux. Il appelle cette vertu la Prêtresse du Temple de Dieu, il en fait le plus bel ornement des femmes & ne veut pas qu’elles se servent d’autres parures pour se rendre agréables aux yeux du monde. Ce zele qu’il a eu pour cette Angelique vertu l’a fait passer pour Herétique, ayant blâmé les secondes nôces, contre l’usage & le sentiment de l’Eglise Catholique.
Il semble méme que les Poëtes par leurs fictions donnent cette vertu aux filles, comme en heritage ; en ce qu’ils nous representent une Nimphe aimée d’Apollon, laquelle pour éviter ses poursuites & se délivrer de ses importunitez se changea en Laurier, qui est un arbre dont les branches & les feueilles conservent une éternelle verdure. Ce qui est un presage à toutes les filles de la gloire immortelle qu’elles reçoivent en conservant la fleur de leur virginité contre les recherches de ceux qui sous pretexte d’amour leur font sentir les effets d’une haine cruelle par les malheurs où ils les exposent.
C’est de tout tems que le beau Sexe aime la chasteté. Plutarque dit, que l’honnêteté des femmes & des filles de son païs, étoit si grande, que dans l’espace de plus de sept cent ans, l’on ne remarqua jamais qu’aucune femme mariée fût soupçonnée d’infidelité, ni qu’aucune fille fût tombée dans quelque faute contre la pudeur. Et ce qui est à remarquer, c’est que les personnes du Sexe de ce lieu-là, sont fort libres pour converser avec les étrangers, qui peuvent traiter familierement avec elles, du consentement de leurs maris ; encore qu’elles soient tres-accomplies, & que cét endroit soit fort agreable, & propre à se licencier, & à vivre delicieusement. Le même Philosophe rapporte qu’une Lacedemoniene êtant interrogée quel châtiment l’on donnoit aux Adulteres, & aux filles impudiques [193] dans Sparte, repondit pertinemment que Licurgue n’avoit fait aucune Loy pour les punir à case qu’il n’y en avoit point parmy elles de cette façon : toutes les richesses, les fards, & les embellissemens y êtant méprisez ; parce qu’ils servoient d’attraits à l’impureté. Et saint Augustin parlant de l’affront que Tarquin le jeune fit à Lucrece, dit ces paroles ; ils ont été deux, & un seul a commis adultere. Le desir de l’un étoit soüillé & corrompu, & l’autre avoit son ame nette & sa volonté trés-chaste : parce que dans cette vertu il faut plus prendre garder à la diversité des cœurs, qu’aux approches des corps.
Les personnes du Sexe ne sont pas seulement passionnées de l’amour de la chasteté par un penchant & une inclination naturelle ; elles le sont encor pour la crainte du deshonneur. Et comme la honte est un effet de la raison, & l’une des grandes différences qui se trouvent entre l’homme & la brute : les femmes & les filles, dont les sentimens sont fort tendres à tout ce qui la peut causer, s’en font une forteresse où elles se rangent pour fuïr & éviter tout ce qui paroit vicieux & méchant dans l’opinion des hommes. Cette pureté est proprement l’honneur de leurs corps & le caractere de leur esprit, qui perfectionne sa vivacité par la separation des objets grossiers & impurs, & non par une insensibilité qui tient de la bête & ne remporte jamais le parfait triomphe de la chasteté : parce qu’elle n’est vertu, qu’autant qu’elle combat le vice & le surmonte genéreusement : personne n’étant loüé avec justice pour être dans l’impuissance de faire le mal. Et saint Basile dit à ce propos, que ceux qui conversent continuellement avec des personnes d’un Sexe différent, & disent qu’ils n’en ressentent aucune atteinte, ne participent pas à la nature humaine, mais sont de trés-grands prodiges.
Le desir de l’honneur est si sensible aux filles, que pour le conserver elles surmontent tous les charmes qui les pourroient attirer au peché. Et comme par la tempérance qui est une qualite qui denomme son sujet, l’on retranche les excez de la bonne chere & de la volupté, parce qu’il n’y en a point qui fasse plus de peine & de honte à la raison, nous étant communes avec les bêtes : de même les personnes du Sexe tirent de cette retenuë & modération le titre honorable de sages & d’honnêtes ; quand bien elles auroient d’autre côté de trés-grands défauts. [194] Surquoy il faut observer la foiblesse du monde, qui se contente des apparences & juge souvent, soit en bien, soit en mal des choses, dont l’on ne peut avoir de connoissance certaine. C’est à ce propos, que saint Jerôme dit, que les hommes peuvent porter jugement de la vertu des autres hommes, comme de la prudence, de la force, de la justice & autres vertus : mais que chacun seulement peut juger de sa pureté, les yeux des autres étant trop foibles pour pénétrer si avant dans le secret des consciences, si ce n’est que certaines gens se donnent assez à connoître, lorsque comme des brutes, ils s’addonnent à toutes sortes de voluptez, leurs desordres étant si visibles que l’on ne peut s’empêcher de les sçavoir.
La reserve qui paroit en la plus grande partie des personnes du Sexe, devroit imposer silence aux médisans, aux calomniateurs & à ceux qui sont animez d’un faux zele, & leur apprendre à ne point mesurer les autres à l’aune de leur floiblesse, parce que plusieurs ayant des corps & des ames, qui prenent feu comme le soulfre aux approches des moindres étincelles ; ils croyent que personnes ne sçauroient vivre sans brûler, si l’on a pas le moyen de se satisfaire pour éteindre ses flâmes. De sorte qu’ils préviennent par une criminelle anticipation des pechez énormes, à quoy celles du Sexe n’ont jamais pensé. Qu’ils apprennent du Philosophe Romain, que c’est une chose extrêmément injuste d’étre accusé sans avoir commis aucun mal, & qu’il est impossible de connoître la foiblesse & la folie d’une personne par un seul peché, puis qu’aucun n’en est exemt , & que Caton même a manqué de temperance, Ciceron de force & de courage, & plusieurs autres grands Hommes ont été sujets à quelques manquemens particuliers, qui ne les ont pas empêchez de se rendre recommandables par des vertus dans lesquelles ils ont excellez.
Je peux dire avec verité, que le plus grand nombre des femmes & des filles ne sont jamais sans pudeur & sans honnêteté, & que si l’amour de la chasteté n’étoit pas assez puissant pour les obliger à la pratique de cette vertu, celui de l’honneur auroit toûjours le pouvoir de les conserver dans la retenuë & dans la bienseance convenable à leur Sexe. S’il s’en trouve par malheur qui s’en écartent, c’est une entre dix mille, dont [195] il ne faut point tirer de conséquence au desavantage des autres, parce que si l’on en fait bruit dans le monde, cela ne vient que de la corruption des hommes qui publient un mauvais exemple, pendant qu’ils negligent d’en observer une infinité de bons & de vertueux.
Quoyque les personnes du Sexe soient comprises dans toutes les peines que la prévarication du premier homme a merité, comme étant descenduës de sa tige, & que la revolte de la chair en soit une des plus grandes, l’on peut soûtenir néanmoins qu’elle est moins violente en elles, que dans les hommes, dont la continence au sentiment de Tertullien est incomparablement plus penible & laborieuse que celle des femmes, desquels les passions sont plus faciles à surmonter, ayant moins d’emportement & plus de retenuë que ceux du premier Sexe. Qui ne sçait pas que la pudeur imprime de l’aversion pour tout ce qui est infame, & que la volupté est une chose basse, honteuse & méprisable, & que nos corps trouvent souvent dans ces plaisirs des fins funestes & malheureuses. Les delices de la chair ne sont pas agréables d’elles-mêmes, dit Aristote, & ne le peuvent être qu’à ceux qui sont dans de mauvaises dispositions, comme le doux & l’amer ne sont pas tels, pour l’être au goût des malades.
Si quelquefois les sentimens de la volupté se reveille & que les filles qui n’ont pas la raison bien ferme se laissent emporter au desir des choses, qui semblent agréables, l’honneur comme un fidel Pédagogue les avertit aussi-tôt de s’éloigner promtement de tout ce qui lui peut être contraire. Et si par malheur son pouvoir n’est pas assez fort, la conscience se met de son parti & les fait souvenir des paroles de la chaste Susanne, il vaut beaucoup mieux mourir innocente que de pecher en la presence du Seigneur. Soit que la tentation vienne du dehors ou qu’elle soit en nous-même, elle peut toûjours être surmontée par cette pudeur qui est naturelle au Sexe, & par ces deux puissantes raisons de l’honneur & de la conscience, qui sont plus fortes & plus universelles, que toutes les plus severes précautions que l’on pense leur être necessaire, pour les conserver dans leur pudeur & integrité.

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[196]
CHAPITRE XXXVII.

Suite du méme sujet.

CEux qui assurent que la Clôture est d’une necessité absoluë pour conserver la chasteté des filles, ne leur font pas seulement outrage en les dépoüillant de la pudeur qui leur est naturelle, & en leur ôtant l’honneur qu’elles cherissent sur toutes choses ; mais encore en les privant de la liberté qui est le principe interieur, qui doit être la source & l’origine de toute leur conduite, & s’il vient à manquer toutes les formalitez exterieures ne les rendront jamais épouses du Seigneur ; puisqu’il n’est pas seulement offensé par les pechez extérieurs & visibles, mais bien d’avantage par le deréglement interieur des affections desordonnées. De sorte que Seneque a eu raison de dire, que l’on peut trés-justement mettre au nombre des femmes, qui font tort à leur honneur celles qui gardent leur chasteté plus par crainte de la confusion que par l’amour d’elle-mêmes [sic].

Combien se trouve-t-il de personnes qui n’ont jamais sçû ce que c’étoit que le commerce des sens, & ont même toûjours ignoré la pratique de la volupté dans la conversation & l’entretien des autres, & on trouvé en eux-mêmes la perte & la ruïne de leur chasteté, par leurs pensées impures, leur mollesse & leur incontinence : étant trés-vray que la corruption des cœurs est plus dangereuse que celle des corps, qui n’en est qu’un effet & une marque apparente. Cette malheureuse contagion est d’autant plus pernicieuse qu’étant inconnuë elle ne peut être guerie, & que rien ne sçauroit s’opposer à son cours. Car tout de même, que par une expérience journaliere & domestique, nous voyons que le feu n’est jamais de plus longue durée, que lors qu’il est caché sous la cendre, qui retenant son activité naturelle l’empêche de se consumer si promtement ; il en est ainsi des passions qui paroissent ensevelies sous un habit de penitence & d’austerité, qui ne se dissipent pas si facilement que l’on pense, & souvent la trop grande contrarieté qu’elles souffrent les irrite [197] d’avantage puisque dans le sentiment de saint Augustin la volupté est plus violente en ceux qui sont dans l’impuissance de la pouvoir satis-faire.

L’amour n’est pas toûjours dans les Sales d’un louvre
Le feu dure longtems quand la cendre le couvre.

Donne l’occasion au Sage, dit le S. Esprit, & il sera encore plus sage. Ces paroles font le procés à tous les critiques qui ne sçauroient assembler l’honnête liberté avec la vertu, & qui veulent que l’innocence soit inséparable des grilles, parce que l’on ne peut raisonnablement soutenir ni l’un ni l’autre parti, puisqu’il est trés-veritable que la sagesse consiste dans le bon usage d’une liberté exemte de contrainte, & que l’on ne sçauroit dire que les Cloîtres produisent l’innocence, & encore moins qu’ils en soient des signes certains & indubitables, bien que trés-assurement ils soient des moyens établis par l’Eglise pour servir Dieu avec plus de perfection, mais cependant cette perfection ne se trouve dans les sujets particuliers qu’autant qu’ils s’en rendent dignes par leur reformation interieure, & si une fois elle vient à manquer, tout l’extérieur ne servira qu’à sauver les apparences, qui sont seulement propres pour contenter les esprits mondains, lesquels se laissent aveugler par ces lumiéres apparentes, sans être capables de pénétrer plus avant.
Il est donc trés-constant que les personnes du Sexe qui possedent en elles mêmes les dispositions & les sentimens de l’honnéteté seront sages par tout autant lors qu’elles seront libres que quand elles seront renfermées : comme au contraire si ce principe interieur de vertu leur manque, jamais elles n’auront la sagesse qui leur est tant necessaire, quand même elles seroient environnées de mille clôtures, & veillées par des argus à cent yeux. La corruption se trouve par tout, & Dieu s’en plaint par Isaïe quand il dit ces paroles, il [sic] ont mal vécu dans la terre des Saints, ils ne verront point la gloire du Seigneur. Ce qui ne doit pas nous étonner, puisque le saint homme Job nous apprend, que ceux qui servent Dieu ne sont point stables, & qu’il a trouvé de la malice jusques dans ses Anges.
C’est la condition des choses humaines que les bons & les mauvais passent leur vie ensemble, sans que la différence des [198] lieux puisse empêcher ce mélange. Il arrive même trés-souvent que des meilleures choses se changent en de trés-méchantes, ce qui étant vray pour le regard des choses naturelles, il l’est encore plus au sujet des saintes & des spirituelles. Ils m’ont provoqué dans le Desert, dit le Seigneur, & n’ont pas marché dans la voye de mes commandemens, ils ont violé mes Sabaths & ont méprisé mes jugemens. L’on ne sçauroit douter que les Monasteres ne soient les Deserts de l’Eglise, où ceux qui prétendent à la terre promise de l’éternité passent leur vie, de même qu’autrefois les Israëlites passerent ceux de Cades & autres, dont il est fait mention en l’Ecriture , pour arriver à celle de Chanaan, dont ils ne furent pas les possesseurs, étant tous morts en leur voyage, parce qu’ils avoient murmurez contre Moïse & s’étoient rendus incredules à ses paroles. Et de tout ce peuple innombrable, Josué & Caleb furent les seuls qui entrerent en cette terre de benediction. Aprés cét exemple, qui seroit assez téméraire pour se prévaloir de la sainteté du lieu de sa demeure, puisque c’est bien souvent un sujet pour recevoir de Dieu une condamnation plus severe, lors que l’on n’est pas soûmis à ses divines volontez.
Tous les hommes sçavent trés-bien que la volupté n’est autre chose qu’une inclination forte & pressante, qui nous porte à l’amour des choses de la terre & sur tout aux plaisirs du corps. Et c’est ce sentiment ou desir de ce qui est agréable aux sens, que le bien-aimé Disciple appelle concupiscence de la chair, qui est tellement contraire à la vie penitente du Cloître, que l’on n’y peut jamais remplir son devoir, si toutes les approches de l’impureté n’en sont jamais bannies : parce que l’amour déréglé de quelque chose que ce puisse être, dit saint Thomas, est une fornication spirituelle, encore bien que ce ne soit pas un amour impur de la chair & du sang. C’est ce qui oblige saint Bernard de dire, que la generation chaste est trés-belle, lors qu’elle est animée de la charité. Cela s’entend, que si cette multitude & répetition continuelle d’exercice de piété ne sont accompagnées d’un trés-pur amour de Dieu, c’est bien peu de chose, puisque sans la charité il n’y a point de merite à garder la continence.
Il ne faut pas s’imaginer que les Cloîtres rendent insensibles les personnes qu’ils enferment, & que leurs seules approches puissent exemter de ces pointes épineuses qui blessent les cœurs [199] & les corps de tous les hommes. Qui ne sçait, dit saint Jerôme, que nous avons tous été formez d’une même terre, que nous avons tous la même origine, & que la même concupiscence regne sous la foye & sous le drap : n’ayant point de respect pour la pourpre des Roys, ni de mépris pour la bure des pauvres. Elle épargne moins les lieux sacrez que ceux qui sont destinez à la débauche, dit encore ce grand Docteur, parce qu’étant servie dans ces derniers à sa mode & selon ses desirs, elle n’a pas besoin de livrer de rudes combats.
Comme la chasteté est un devoir de l’homme envers Dieu : qui lui en a fait un precepte, & que s’il en fait à lui-même un commandement, il redouble les liens qui l’engage à cette vertu ; le Demon ennemi du bonheur d’un homme chaste, travaille autant qu’il peut à le faire tomber dans l’abîme du peché, & il inspire dans le celibat les passions, les soucis & les chagrins de la vie seculiere, la volupté paroissant toûjours plus agreable, lors qu’elle est d’une acquisition plus difficile. Nos premiers parens nous ont bienfait connoître cette verité, en ce que méprisant toutes les autres delices du Paradis terrestre, ils s’attacherent seulement au fruit qui leur étoit deffendu. Leurs enfans ont profité de cét exemple, parce qu’ils ne souhaittent jamais plus les choses, que quand ils sont dans l’impuissance de les posseder. Les fruits dit Seneque, ne sont jamais si agréables que quand la saison s’en passe ; la jeunesse ne paroit jamais si belle, que lors que l’âge tire à son declin : & tout ce que la volupté a de plus agréable elle le reserve quand on est privé, & la vie même nous plaît davantage quand elle approche de sa fin.
Ceux qui se persuadent que pour être chaste, c’est assez de se renfermer dans une retraite severe, doivent entendre parler saint Jean Chrysostome, qui s’interroge & se répond lui-même sur cet article. Vous me demanderez, dit-il, que voulez-vous que nous fassions pour être sages, irons-nous sur les Montagnes pour nous rendre Religieux? c’est cela même qui m’afflige, dit cét éloquent Pere, que vous pensez qu’il faut être Solitaire pour être chaste. Les Loix que JESUS-CHRIST a établies sont communes à tous les hommes ; & lors qu’il nous enseigne, que si quelqu’un voit une femme avec un mauvais desir, il est déja adultere : il ne parle pas à un Solitaire, mais à celui qui est [200] engagé dans le monde : puis qu’il n’y avoit sur la Montagne, où il donnoit ses loix Divines, que des personnes seculieres. C’est un raisonnement digne de l’esprit de ce grand Homme, étant certain que les pechez que l’on commet par le mauvais usage des choses corruptibles ne viennent pas des [sic] ces choses materielles & perissables, mais ce desordre de l’homme est produit par son propre deréglement, d’où il s’ensuit que c’est le même qui se rend coupable par ses actions desordonnées.
A toutes ces raisons, il en faut encore ajoûter une autre qui n’est pas moins forte que les precédentes, c’est que l’on fait injure à l’époux des Vierges de soûtenir que les filles qu’on lui destine pour être ses épouses doivent être renfermées de murailles & de grilles pour être chastes & pures. Qui seroit l’homme mortel tellement privé de raison & si dépourveu de bon sens, qui voulût aimer une épouse à laquelle il faudroit de si fortes gardes pour l’obliger à lui être fidelle. Le moindre de tous les hommes s’en tiendroit offensé & prendroit cela pour un trés-grand outrage. C’est pourquoy, il ne faut pas douter que le Seigneur, qui est appellé dans l’Ecriture un Dieu jaloux, ne desaprouve les injustes & teméraires discours que l’on fait de ses épouses. Il seroit beaucoup plus à propos pour se conformer à ses intentions, & pour rendre l’honneur à celles qui se consacrent à ce lui, de dire que leur Clôture & leur retraite sont les effets & les marques de leur vertu, pureté & innocence : que d’assurer comme l’on fait qu’elles sont entiérement necessaires pour la conservation de leur chasteté.

***
[201]
CHAPITRE XXXVIII.

Sur le méme sujet.

SAint Jérôme est admirable lorsqu’il parle de Vigilance qui suivoit l’herésie de Iovinian, ces deux herésiarques blamoient la virginite, qu’ils appelloient la source & la semance de l’impureté ; plusieurs Evêques même étoient de leur parti & ne vouloient pas conférer l’ordre du Diaconat ny celuy de la Prêtrise à personne qui ne fut marié ; se persuadant que l’on ne pouvoit être chaste dans le celibat : ce saint Docteur en dit ces mots, ils font bien connoître quelle est leur maniére de vivre, par la mauvaise opinion qu’ils ont de celle des autres. Sans offenser personne nous en pouvons dire autant de ceux qui se persuadent que la chasteté des filles est bien douteuse, si elles ne sont renfermées & qu’il faut de necessité leur donner ou des grilles ou des maris. L’exemple d’un si grand nombre de personnes du Sexe que l’on voit tous les jours vivre dans le monde avec une parfaite retenuë & une modestie singuliere fait bien voir que leur vertu ne depend pas de la sevérité des Cloîtres ; mais de leur sage & bonne conduite, dont la force est plus grande que celle de la pierre & du fer. De sorte qu’elles sont au dessus des pretendus attraits des hommes, & pour être exposées à leurs médisances & calomnies, elles n’en sont ny plus licentieuses ni plus sujettes aux passions, mais ils font connoître leur corruption par l’injustice de leurs mauvais sentimens.

Si les mondains & les voluptueux tiennent des discours au desavantage du Sexe, il les faut mepriser comme des gens aveuglez qui sont incapables de juger des voyes de l’esprit. Si les devots & les spirituels sont entêtez de pareilles opinions, ils sont trés-humblement priez de se souvenir des paroles de saint Augustin, que la chasteté du corps doit proceder de celle du cœur, & qu’il n’y a pas de moyen plus propre pour rendre les choses desirables ; que de les couvrir du voile [202] de la deffense, qui les fait paroître plus charmantes & plus agreables qu’elles n’étoient auparavant. Et qu’ils considerent que Loth & ses filles qui avoient été trés-chastes au milieu des impudicitez de Sodome, tomberent dans le plus honteux de tous les incestes quand ils furent écartez dans la montagne & la retraite de Segor. Qu’ils se souviennent encore que le severe chatiment que les Romains exercerent autrefois à l’égard de leurs vestales en les enterrant toutes vives lors qu’elles avoient fait quelque breche à leur honneur, n’a pas eu le pouvoir d’empécher que Porphirie, Sextile, Minutie, Emilie & Sylvia ne soient tombées dans le desordre. Ce qui nous apprend que les plus grandes rigueurs ne sçauroient nous rendre sages ; si nous ne travaillons nous mêmes à nôtre reformation.
Surqouy il faut remarquer que dans les païs & Royaumes où les femmes sont enfermées & tenuës comme des esclaves il s’y commet de plus enormes pechez témoins celles des Indes & de la plûpart des Provinces du Levant ; où les Maris ne les laissent point voir aux autres hommes ; mais les tiennent dans des chambres & lieux retirez ; & nonobstant de tant précautions, elles inventent mille intrigues par le moyen de leurs Servantes, pour parler à leurs Amans : bien qu’en plusieurs endroits on les punit de mort, quand elles sont convaincuës d’adultere par le témoignage de trois ou de quatre témoins. Les Turcs observent aussi une trés-grande rigueur à l’endroit de leurs femmes, qui sont separées des hommes, jusque dans leurs Mosquées & lieux de prieres ; & tout cela ne sert qu’à inventer de plus infames pratiques. Et dans l’Europe peut-on trouver une Nation plus jalouse de leurs femmes que celle des Italiens qui les tiennent dans une contrainte qui tient plus de la tyrannie que de la retenuë ; & neanmoins cela n’empéche pas que la dissolution & le libertinage n’y soit en regne, les maisons de débauches & de scandales y étant frequentes & familieres.
Comme au contraire la liberté que les femmes & les filles ont en France de voir & d’être veuës, les ordinaires & familiéres conversations qui leur sont permises entre elles, & avec les hommes, bien loin de les porter à la licence ; elles en sont plus retenuës & plus reservées : la franchise de la Nation ne servant qu’à leur inspirer du mepris pour les choses dont le desir [203] tourmente ordinairement celles qui sont dans la contrainte. Et ce qui est le plus à remarquer, c’est qu’au rapport de ceux qui nous on fait part de ce qu’ils ont veu dans les voyages qu’ils ont fait dans les païs & Nations étrangeres, ils nous assurent que les femmes en France surpassent en beauté & en esprit toutes celle qu’ils ont vû ailleurs. Ce qui nous fait bien voir que souvent la liberté produit la retenuë, & que la deffense sert de pointe à l’esprit pour le solliciter au mal ; de sorte que l’on ne doit point blamer Romulus & Solon qui ne voulurent jamais faire de loix contre les parricides, parce qu’un si grand crime ne s’étant pas encore commis, ils apprehendoient que la Loy ne fit connoître qu’il se pouvoit commettre en donnant un secret avertissement par la peine dont elle menaceroit les contrevenans.
L’une des raisons que l’on allegue pour mettre les filles si jeunes dans le Cloître c’est qu’il faut empécher que la malice du siecle ne s’empare de leur cœur ; mais c’est mal raisonner, puisque la corruption est en nous mêmes, & que nous la portons par tout. Et de plus l’on ne connoit jamais mieux le merite de la vertu que par la difformité du vice, qui lui peut servir de miroir pour paroître avec plus d’eclat ; parce qu’il n’y a point de glace plus fine & plus polie pour faire voir la beauté d’une chose, que la laideur de ce qui lui est contraire. Et ce fut sans doute la raison qui obligeoit les anciens Spartes qui étoient des peuples les plus éclairez de la Grece, pour donner à leurs enfans de fortes impressions de vertu & de sagesse, de faire venir leurs esclaves aux Fêtes solemnelles & de boire avec excés afin que quand ils seroient remplis de vin jusques à n’en pouvoir plus, ils parussent dans leurs banquets & assemblées ; pour inspirer par leurs exemples aux jeunes gens l’aversion d’un vice aussi honteux que celui-là ; & les porter par ce moyen à l’amour de la sobrieté & de l’abstinence ; dont ils faisoient une particuliere profession.
Si l’on pouvoit penetrer dans les horreurs du vice & le découvrir dans sa nudité ; il ne seroit pas nécessaire de faire des Loix pour le deffendre : ceux qui le commettent pouvant servir d’instruction aux ames bien nées, les deréglemens des autres leur donnent une si grande aversion du crime qu’elles ne se [204] sentent jamais plus portées au bien, que lors qu’elles voyent commettre le mal, à cause qu’il paroit beaucoup plus odieux par les effets & la pratique, que par tous les discours que l’on peut voir dans les Livres, ou entendre de la bouche des Predicateurs. Et une seule action fait plus d’impression sur les esprits que toutes les paroles du monde.
Comme il y a deux sortes de vertus, l’une veritable qui attire le cœur de Dieu, & une autre apparente qui satisfait la foible opinion des hommes : de même il faut observer deux sortes de pechez. Il y en a de spirituels, qui selon la Doctrine de saint Thomas se commettent contre Dieu, ou qui vont directement contre nos ames ou contre nôtre prochain : & il y en a de charnels qui se commettent dans le corps & contre le corps : lequel étant le moindre des biens qui regardent la charité, il est évident que ces sortes de pechez ne sont pas si considerables, que les premiers qui offensent Dieu & le prochain, qui sont des objets infiniment relevez au dessus du corps, dont les pechez entraînent plus sensiblement l’inclination que le peché spirituel : ce qui les rend plus excusables étant moindre dans leur malice, quoyque devant les hommes, ils soient plus honteux & produisent une plus grande infamie. Le saint Docteur ne prétend pas par ces raisonnemens signifier que les pechez charnels ne soüillent pas les ames, à cause qu’ils se commettent seulement dans les corps, puisque les desordres de ceux-cy rendent celles-là criminelles, aussi-bien que les pechez spirituels & interieurs : mais il nous veut apprendre que se commettant presque toûjours par la violence des passions & la force du temperamment qui surmontent la foiblesse humaine, ils sont moins desagréables à Dieu étant moins volontaires que les autres qui offensent Dieu & le prochain, mais pourtant qu’il faut toûjours les fuïr, non tant à cause de l’infamie qui les accompagne, que parce qu’ils sont contraires à la Loy du Seigneur.
Jugez aprés cela du soin que nous devons avoir de ne pas commettre les pechez spirituels, c’est à dire ceux qui se consomment au dedans de nous-mêmes par les opérations de l’entendement & de la volonté & qui ne sont pas exposez aux yeux des hommes : puisque non seulement ils sont desagréables [205] à Dieu, mais qu’ils sont encore opposez au veritable honneur qu’on ne peut acquerir, que par la pratique de la vertu & par la possession de la sainteté & de la justice : au lieu que celui du monde est apparent faux & trompeur, n’étant appuyé que sur les regards & sur l’opinion des hommes qui ne voyent pas le fond du cœur. On ne peut assez s’étonner de l’aveuglement du monde qui se met fort peu en peine que les personnes du beau Sexe ayent le cœur dechiré d’aversion, de haine & de vengeance, que l’ambition, l’avarice & la vanité préoccupent leur esprit, & que leur ame soit possedée de l’amour des créatures, pourveu que cét honneur apparent subsiste, le reste est trés-peu de chose selon leur sentiment. Et si l’on consultoit la pensée de la plûpart des gens du monde qui sont chargez de la conduite des filles, l’on trouveroit qu’ils preférent en quelque façon l’estime des hommes à celle de Dieu, & qu’ils aimeroient beaucoup mieux qu’elles fussent coupables de plusieurs pechez devant la Majesté Divine que d’un seul qui leur causeroit de l’infamie devant le monde, qui les peut seulement mépriser, mais non pas les juger & encore moins les condamner.
Que celles du Sexe évitent autant qu’elles pourront ce que la commune reputation a coûtume de blâmer, parce que Dieu en est offensé & ne veut pas que l’on scandalise le prochain ; mais que sur toutes choses elles s’attachent au témoignage de leur propre conscience sans se rendre captives des opinions populaires & trop humaines. Aprés cela que le monde murmure, que les hommes parlent, qu’elles soient critiquées des uns, censurées des autres, & que toute la terre les blâment, Elles [sic] n’en doivent pas être moins constantes, lors qu’il s’agit de s’engager à des obligations qu’elles ne pourroient soûtenir. Car être parfaitement pure, c’est representer dans un corps naturel & corrompu l’ordre & l’état des esprits Celestes, dit un Pere Grec, & jamais l’on ne recevra au nombre des Vierges que celles qui auront suivi l’Agneau & porté son nom écrit en leur front, c’est à dire gravé & imprimé dans leur esprit & dans leur cœur. C’est l’abregé de la perfection, & sans les dispositions intérieures leur solitude est plûtôt une dissipation qu’une retraite. La chasteté est commune à toutes [206] les honnêtes filles qui vivent dans le monde, sans qu’il soit necessaire de les renfermer, comme suppose la calomnie ; mais le Divin époux demande une pureté intérieure & toute Angelique de celles qu’il a choisi pour être ses Amantes.

Fin de la Premiere partie des Privations du Sexe.

[207]
TABLE
DES CHAPITRES,

 

Contenus dans la Premiere Partie.

O
Raison Dedicatoire.
Preface Generale.
Avant-propos de la premiere Partie.
CHAPITRE I. Definition de la liberté.
CHAP. II. Suite du même sujet. pag. 7
CHAP. III. Differentes sortes de libertez. p. 11
CHAP. IV. Liberté de condition. p. 16
CHAP. V. Liberté d’état & de profeßion. p. 22
CHAP. VI. De la conduite que l’on doit avoir dans le choix d’une vocation. p. 26
CHAP. VII. Liberté du lieu. p. 32
CHAP. VIII. Le sejour des païs éloignez, sert beaucoup à l’instruction de l’esprit, & à la
correction des mœurs. p. 38
CHAP. IX. Liberté d’esprit. p. 46
CHAP. X. Suite de même sujet. p. 51
CHAP. XI. Sur le même sujet. p. 60
CHAP. XII. Liberté du cœur. p. 65
CHAP. XIII. Suite du même sujet. p. 72
CHAP. XIV. Sur le même sujet. p. 77
CHAP. XV. Liberté de conscience. p. 80
CHAP. XVI. Suite du même sujet. p. 84
CHAP. XVII. Sur le même sujet. p. 93
CHAP. XVIII. De la deliberation. p. 96
CHAP. XIX. La liberté rend l’execution de nos entreprises aisée & facile. p. 103
CHAP. XX. De la tranquilité. p. 109
CHAP. XXI. De la joye, quatriéme, effet de la liberté. p. 114
CHAP. XXII. Plusieurs exemples des personnes du Sexe qui ont [208] apportez beaucoup de
fruit & d’utilité par leurs voyages. page 117
CHAP. XXIII. Description de la contrainte. p. 122
CHAP. XXIV. De quelle maniere la contrainte se peut trouver dans le Cloître. p. 127
CHAP. XXV. Suite du méme sujet. p. 131
CHAP. XXVI. Sur le même sujet. p. 136
CHAP. XXVII. Contrainte de l’état seculier. p. 140
CHAP. XXVIII. Suite du même sujet. p. 146
CHAP. XXIX. De l’incertitude dans nos desseins & entreprises. p. 150
CHAP. XXX. Du trouble de l’esprit, 2. effet de la contrainte. p. 155
CHAP. XXXI. De la tristesse, 3. effet de la contrainte. p. 160
CHAP. XXXII. La contrainte est dangereuse. p. 167
CHAP. XXXIII. La difference qu’il faut remarquer entre la liberté & le libertinage. p. 175
CHAP. XXXIV. Réponse à une premiere Objection, que les deux états du Cloître & du Mariage,
étant établis de l’Eglise, qui est conduite par le saint Esprit, l’on ne sçauroit encourir
aucun danger dans le choix qu’on en peut faire. p. 180
CHAP. XXXV. Suite du même sujet. p. 186
CHAP. XXXVI. Réponse à une seconde Objection, que la Clôture est necessaire aux filles pour
la conservation de leur chasteté. p. 190
CHAP. XXXVII. Suite du même sujet. p. 196
CHAP. XXXVIII. Sur le méme sujet. p. 201

Fin de la Table de la Premiere Partie.